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La Maraîchine Normande
8 mai 2013

DEUX SABOTS FONT LA PAIRE

DEUX SABOTS FONT LA PAIRE

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Les Vendéens n'eurent jamais ni uniforme, ni même un équipement proprement dit. Chacun s'habillait et se chaussait selon ses goûts et ses ressources. Aussi tous les rassemblements offraient un assemblage curieux, où les costumes les plus bizarres se voyaient sans étonnement. Une seule chose était inconnue : c'était le luxe, sous une forme quelconque.

Au commencement, un certain nombre avaient des souliers ; mais bientôt les cordonniers, et le cuir surtout, devinrent presque introuvables. A moins qu'on n'eût des souliers enlevés aux républicains, il fallait aller nu-pieds, ou marcher en sabots.

Il résultait de cette nécessité plus d'un inconvénient. Outre qu'ils sont fatigants pour la marche, les sabots ¤nt le désavantage de se casser facilement : un choc un peu violent, un effort du pied, les fait fendre ou les brise tout à fait. Il était plaisant, et triste tout à la fois, dans les expéditions vendéennes, de voir le plus grand nombre de soldats qui avaient perdu leurs chaussures ou les traînaient péniblement, au risque de se blesser les pieds.

Aussi c'était un talent très-apprécié que de savoir adapter prestement une ployette à un sabot fêlé, et celui qui avait le bonheur de posséder un fil de fer dans son fourniment, était sûr de se faire plus d'un ami, dans une marche un peu longue.

René Gauthier était un jeune homme de taille médiocre, mais bien prise. Il était leste, vigoureux, très-agile, très-brave et pas sot du tout.

Après chaque expédition, il rentrait chez lui et se reposait un jour ou deux, quand l'appel n'était pas tr¤p pressant. Durant ce temps, sa mère passait en revue les boutons de ses habits et racommodait les déchirures avec du fil blanc. Il en résultait des lignes bizarres qui se détachaient sur la couleur brune de l'étoffe et qu'il appelait ses chevrons. Pour lui, il inspectait la batterie de son fusil, sa cartouchière, et ses sabots surtout. Puis il changeait de chemise, mettait du pain dans son havre-sac, et il commençait une nouvelle campagne.

Il était parti pour la Haute-Vendée, cherchant l'occasion de tuer quelques bleus ou de se faire casser la tête. Son expédition ne fut pas heureuse : après avoir battu beaucoup de terrain et fort peu d'ennemis, il prit le parti de rentrer dans le département de la Vendée. Pour comble de malheur, il cassa un de ses sabots. Ayant vainement essayé de le consolider, il le jeta dans un champ, et continua sa route chaussé d'un seul pied.

Comme il traversait la Sèvre, sur le pont de la Pommeraye ou de Saint-Amant (j'ai oublié lequel), il aperçut un jeune homme qui venait à sa rencontre chaussé exactement comme lui. Aussitôt Gauthier entonna une chanson, bien connue alors :
Un pied chaussé et l'autre nu,
Pauvre soldat, d'où viens-tu ?

L'autre se mit à récorder sans hésitation. Ils se donnèrent une poignée de main et tous les deux s'assirent sur le parapet du pont. Ils se mirent à dégoiser sur les affaires du temps et à se raconter leurs campagnes, dont l'histoire était longue.

Au milieu de la conversation, Gauthier s'interrompit tout à coup : "Dis-donc, l'ami ! il me vient une pensée." - "C'est possible ; laquelle ?" Tu as un sabot du pied gauche, et moi du pied droit." - "Tiens ! c'est vrai ; et après ?" - "Mais après ? c'est que nous ferions une paire de sabots à nous deux, et celui qui les aurait, marcherait plus à son aise, tandis que l'autre n'en irait pas plus mal." - "Tu veux que je te donne mon sabot ?" - Oh ! non ! ce ne serait pas loyal ; car tu aurais le même droit à me demander le mien ; mais nous pouvons tirer à la courte-paille." - "Je le veux."

L'un d'eux prit dans sa main deux bûchettes d'inégale longueur, et l'autre en tira une. Le sort favorisa Gauthier, il eut les deux sabots. Il les mit dans ses pieds, et, malgré une différence de forme assez notable, il s'y trouvait à l'aise.

Il ajouta, en guise de conclusion : - "Si nous avions du vin sous la main, je t'en offrirais un verre pour te consoler ; mais il n'y a là que l'eau de la Sèvre, et nous faisons assez souvent usage tous les deux d'une pareille boisson." - "Tu ne me dois rien, reprit l'autre, tu as été plus heureux que moi ; c'était justice, car tu as plus de chemin à faire."

Là-dessus, les deux amis d'un moment se donnèrent une nouvelle poignée de main, et chacun d'eux continua sa route.

ABBÉ AUGEREAU
Revue de Bretagne, de Vendée & d'Anjou
1878

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