LE SEIGNEUR DE SAINT-PAL ♣ Dans sa Vie Privée et Publique ♣ 2ème partie ♣ Déboires conjugaux
Le séjour à Mareuil ne fut pas des plus attrayants ; on fit croire sournoisement à la noble prisonnière qu'elle avait toute liberté d'aller et venir : on la vit à la messe, sous les halles, converser avec diverses personnes ; néanmoins, elle était étroitement surveillée, et ses geôliers connaissaient absolument toutes ses démarches, à la maison et dans le bourg. Dès le premier soir, avait éclaté une scène conjugale. Madame n'avait pas voulu coucher dans la même chambre que Monsieur, quoiqu'il y eut deux lits préparés ; elle avait menacé sa belle-soeur de passer la nuit sous son foyer, si celle-ci ne voulait pas partager sa couche ou lui envoyer une femme. Cette dame dut, le lendemain, satisfaire à la même exigence, et cette comédie menaçait de se prolonger encore, si l'on retardait plus longtemps de donner satisfaction à Madame de Saint-Pal ; on cède donc à sa demande. Le dimanche matin, on part pour Luçon, afin d'aller chercher l'une de ses filles et la ramener à Mareuil. Espérait-elle ainsi s'échapper ou trouver quelque ruse pour rester dans son couvent ? Le projet est fort probable, mais on lui en rendit l'exécution difficile, en lui composant une escorte respectable, disposée à tout oser pour s'opposer à sa réalisation. Mmes Lasnonnier et Descravayat furent du voyage, ainsi que le mari de cette dernière et, naturellement, le principal intéressé, le pauvre délaissé. Tout se passa sans incident, ar on ne la laissa pas seule un instant ; il ne lui fut pas permis de pénétrer dans le couvent, et Mademoiselle Henriette arriva, avec sa mère, le dimanche soir, à la maison Lasnonnier. Aucun fait notable et nouveau n'est signalé comme s'étant passé avant le jeudi suivant. Madame avait pu coucher avec sa fille.
Le sieur de Saint-Pal, trouvant qu'il était temps de quitter Mareuil, avait formé le projet de partir ce jour-là et de regagner Le Tablier avec sa femme et sa fille. Il avait commandé des chevaux à ce sujet ; mais le matin, il faisait un temps affreux, il pleuvait à torrents. Il offrit galamment, à la dame de Rorthays, de repousser le voyage jusqu'à ce que la pluie cessât, mais toujours de mauvaise humeur, elle ne voulut rien entendre. Evidemment, elle se sentait trop surveillée dans un pareil milieu ; elle avait hâte, puisqu'il fallait se résoudre, de revenir au logis, de se débarrasser enfin de ces complices trop importuns et plus sévères que son mari lui-même. Il fallut cependant les supporter encore pendant le petit voyage de Mareuil au Tablier, faire contre mauvaise fortune bon coeur et dissimuler adroitement des sentiments d'aversion, sous des aspects de soumission complète et de résignation. Le trajet eut lieu dans les meilleures conditions possibles, vu les chemins défoncés et la mauvaise saison. Mme de Saint-Pal, sa fille à califourchon derrière elle, escortée de son mari, de Mme Lasnonnier et de M. et Mme Descravayat, parcouraient à cheval et de bon matin, la petite route boueuse et accidentée, qui, passant par Rosnay, se dirigeait vers son ancienne résidence. Un domestique, Jacques Bouard, qui avait amené un cheval du Tablier, suivait à pied la caravane et tenait par la bride la monture de Madame.
On avait fait de grands préparatifs dans cette petite localité pour recevoir dignement la transfuge rapatriée. Le sieur de Saint-Pal avait donné des ordres pour que le retour de sa femme fut accompagné de réjouissances champêtres susceptibles de produire sur elle une bonne impression et de lui faire oublier ses récents déboires. A une petite distance du but du voyage, dans les environs de La Girardière, le domestique, triste chevalier d'occasion, demande à sa dame l'autorisation de se détacher en avant pour courir au bourg annoncer l'arrivée, réunir tous les habitants sur la place de l'église et, de là, se rendre devant l'habitation de la dame de Rorthays où avait été dressé un feu de joie. Muni de cette permission, Bouard, crotté et mouillé jusqu'aux os, court à toutes jambes au Tablier, achève les derniers préparatifs et, quand Mme de Saint-Pal apparaît, le feu crépite déjà et les paysans en liesse lui font le plus joyeux et le plus bruyant accueil. On l'accompagne jusqu'à sa porte, décorée d'un modeste arc de triomphe ; on apporte du vin et les chants retentissent encore plus forts, dès que la dame franchit le seuil de la maison. Au bout de quelques instants, afin de témoigner sa satisfaction, elle fait même inviter ses bonnes gens à manger et boire dans la cuisine, tandis qu'elle se rend au dîner préparé dans une autre pièce, pour elle et ses compagnons de voyage.
Que fut ce repas ? Les nerfs contractés de part et d'autre se détendirent-ils ? On ne trouve pas trace, dans les témoignages recueillis, des conversations échangées à cette occasion. Il est simplement raconté qu'aussitôt après le dîner, la jeune Anne-Henriette courut à la cuisine pour prier les 15 à 16 personnes qui s'y trouvaient, de passer au salon, d'y continuer les chants et de danser avec "la compagnie". Sa mère seule ne prit pas part à cette manifestation campagnarde, qui fut très goûtée des assistants, et ne fit qu'y demeurer jusqu'à l'approche de la nuit, auquel moment, fuyant tout ce tapage et songeant aux choses positives, elle alla, avec une des domestiques, visiter les pièces hautes, où elle constata avec grand plaisir que ses meubles n'avaient pas été vendus pendant son absence, comme elle le craignait et comme lui avaient raconté certaines personnes intéressées à prolonger la séparation des deux époux. Elle ne put cependant s'empêcher de déclarer à la fille Morin, qui l'accompagnait : "Si je suis venue au Tablier, c'est mon "grand regret".
Sans entrer dans les détails domestiques trop intimes, il est permis de dire cependant, que M. et Mme de Saint-Paul habitaient deux chambres contiguës "dont les portes étaient "dépourvues de serrures et de verrous", que la dame de Rorthays put jouir, pendant tout son séjour au Tablier, d'une liberté absolument complète, sans aucune surveillance, le mari étant presque tous les jours à la chasse ou à s'occuper de démarches qui l'intéressaient sans doute, mais qui n'étaient assurément pas faites pour consolider le nouveau régime que la France s'était donnée. Elle va à la messe de Saint-Florent, le curé du Tablier étant constitutionnel : il est de bon ton de ne pas assister à ses offices.
Parie un certain jour avec sa fille et un domestique pour rendre visite au sieur de la Jolivetière (métairie de la commune de Saint-Florent-des-Bois, sur la limite de celle de Nesmy, sur le bord de l'Yon, appartenait à un des membres de la famille Espinasseau), où elle doit rester quelques jours, elle revient dès le premier soir, sous prétexte que les jeunes filles de la maison sont malades ; on la voit deux fois à Linaudière, sa propriété, qu'elle propose à son mari d'habiter l'été, tandis qu'ils passeraient l'hiver au Tablier. Enfin, elle prend part à tous les devoirs domestiques qui sont l'apanage d'une bonne maîtresse de maison.
Comment, à première vue, concilier avec une telle manière de faire, cette idée fixe qu'elle nourrissait au fond de son coeur et les paroles qu'elle répétait sans discernement à chaque instant et à tout venant, de ne pas habiter avec son mari ? Une des causes agissantes est facile à trouver et en lui donnant le conseil de rester au foyer conjugal, un brave homme, Louis Martineau, laboureur à La Vergne-Duval, toucha très juste, car il lui observait timidement : "qu'elle était bien mieux là que de faire manger le bien de ses filles". Il sera question, plus loin, de l'autre mobile qui avait son importance pour une femme de coeur.
On avait su, en effet, accaparer à Luçon le caractère de cette femme assurément bonne, mais faible, changeante et un peu fantasque, qui, sans doute, n'avait pas eu que de beaux jours dans son existence, mais à qui on exagérait assurément la grandeur de ses peines : un mysticisme étroit ne faisait qu'aggraver l'état d'esprit de cette épouse qui eut le malheur de trouver, sur son chemin, un mari dissipateur et peu sérieux, plus qu'occupé de chasse et d'intrigues politiques ou autres, que de bonheur domestique. Encouragée et mieux guidée, elle eut obtenu peut-être de son époux ce qu'elle était en droit d'exiger et cela sans démarches longues et ruineuses. A une personne qui lui demandait "si son procès était à bout" et si elle s'arrangerait avec son mari, elle fit savoir "qu'effectivement, M. de Saint-Pal lui avait dit, un soir : arrangeons-nous, madame, point de procès, et qu'elle avait répondu qu'elle le voulait bien, à condition qu'il lui payât tout ce qu'il lui devait, et qu'il lui avait répliqué qu'ils s'arrangeraient comme elle voudrait ; et elle ajouta qu'il l'avait tant attrapé de fois qu'elle ne se fierait pas à lui ..."
Un autre jour, elle répliquait au notaire André Martineau, "qu'à moins qu'il y eut un acte ou une sentence qui déclarât la séparation, elle ne resterait jamais avec son mari et qu'elle exigerait encore de lui une obligation de ce qu'il lui devait, montant à plus de dix mille francs. Et que si, après cela, elle avait deux bouchées de pain, elle en donnerait une à son mari, disant que le parti qu'elle prenait était pour l'intérêt de ses deux filles et qu'il n'y avait que cela qui la faisait agir".
L'intervention malencontreuse et fortuite des parents de son mari, qui vinrent encore ranimer par deux fois son aversion, durant son séjour au Tablier, n'était pas faite pour aplanir les difficultés et faciliter une réconciliation. Il y a souvent, autour des mariages peu unis, un tas d'importuns, qui, par maladresse ou intérêt, ne font que ranimer le brasier mal éteint.
Enfin, vers la fin du mois de novembre ou les premiers jours de décembre, la dame de Rorthays demande à son mari de faire un petit voyage à Luçon, pour achever sa confession et ramasser les hardes qu'elle y avait laissées ; elle doit revenir sous peu "mais pas avant les fêtes de Noël, parce qu'elle ne saurait où aller à la messe." De Saint-Pal, qui croît naïvement à la sincérité de sa femme, et qui répondait à ceux qui lui conseillaient de ne pas la laisser partir si vite "je n'ai pas peur qu'elle y reste", s'empresse d'accorder l'autorisation demandée ; et le lendemain, la mère et la fille partent pour la ville épiscopale, en emportant divers objets, des provisions de bouche et notamment une bécasse.
Des nouvelles, des correspondances, de petits cadeaux, même des compliments et des voeux s'échangèrent pendant les premiers temps de cette séparation. Tout semblait donc à tous se passer le mieux du monde. Trois semaines s'écoulent, le sieur de Saint-Pal dépêche quelqu'un prendre des nouvelles de sa femme ; elle lui fait savoir que sa confession n'est pas terminée. Quelques jours plus tard, elle répond à un nouvel émissaire qu'elle ne peut encore revenir, car elle a pris une médecine.
A l'abri des murs de son couvent, sous la domination des personnes qui l'avaient abritée, la dame de Rorthays finit par faire savoir à son mari qu'il ne doit plus compter sur elle et que le procès engagé va suivre son cours. La contrariété fut grande, comme on le pense, au Tablier, à la nouvelle de cette décision subite et inattendus ; le mari venait d'être habilement joué à son tour par sa femme qui prenait sa revanche ; l'entreprise du mois de novembre devenait ridicule et il fallait se résigner, renoncer à toute entente, s'en rapporter à justice. Dans ces conditions, un séjour plus prolongé du sieur de Saint-Pal au Tablier, devenait difficile pour son amour propre.
Dès le mois de janvier 1792, en effet, il quitte le bourg. Il a soi-disant affermé sa maison à sa première domestique, Martiale-Marguerite Bouard, dite "Goton", qu'il avait depuis plus de trois ans et demi près de lui. C'est du moins ce qu'affirme cette fille dans sa déposition. Ne serait-ce pas la conduite de ce témoin à la maison conjugale, et ses relations avec son maître, qui auraient inspiré à Mme de Saint-Pal une certaine réponse faite à son mari pendant son dernier séjour avec lui "qu'il pourrait, si elle restait, y avoir du changement dans la maison, et qu'elle ne voulait point être l'auteur de la sortie de quelque domestique ..." Dans une autre occasion, elle pose encore au même une question qui laisse bien présumer les dessous de cette affaire : "Pourquoi, Monsieur, ne m'avez-vous pas prise plus tôt que vous ne l'avez fait, vous saviez bien où j'étais ? ..."
Il est inutile d'insister davantage, M. de Saint-Pal n'était pas seulement dépensier et grossier, peut-être brutal ; il se montrait mari infidèle et peu difficile dans ses amours avec Goton.
Les pourparlers à distance se prolongèrent-ils longtemps ? La longue enquête, entreprise le 6 août 1792 par le juge de paix de Mareuil, est muette à cet égard. Il est impossible, en outre, d'après les pièces connues, de dire comment se termina cette affaire et de connaître si un accord intervint ou si la séparation fut ordonnée, ainsi que le demandait la plaignante. Il est fort possible que le procès n'eut aucune solution et que les terribles évènements qui survinrent dans les premiers mois de l'année 1793 en arrêtèrent complètement le cours déjà bien lent. De Saint-Pal, très occupé par d'autres ambitions, put oublier ses chagrins domestiques, si la solution qui intervint peut-être ne lui fut pas favorable ; la vie plus qu'agitée, qu'il mena pendant plusieurs années, le détourna sans doute de ses préoccupations de famille.
Quand à sa fille Anne-Henriette, elle se maria en septembre 1801, à Honoré-Benjamin de Morisson de la Nollière, comme il appert par le contrat de mariage passé à la date du 21 du même mois, devant Martineau, notaire au Tablier. (Revue du Bas-Poitou, 1902, p.180 d'après Edmond Bocquier).
... à suivre ...
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