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La Maraîchine Normande
14 novembre 2012

LE BRUTUS VENDÉEN

 

 

On lit l'anecdote suivante dans "le Vendéen", journal du Poitou :

"Un de ces combats terribles qui épuisaient la Vendée militaire sans l'épouvanter, venait de finir.

De temps à autre on entendait, comme un écho qui expire, les derniers coups de fusil qui, retentissant dans le Bocage, frappaient sur la lisière des landes ou au fond des bois quelques républicains que la déroute n'entraînait pas assez vite.

Le Te Deum de la reconnaissance s'élançait de tous les coeurs vendéens, car Charette venait encore de triompher. Les soldats de l'armée catholique et royale s'étaient pris corps à corps avec ces redoutables sans-culottes que Mayence vomissait sur la Vendée, et maintenant ils fuyaient, dans un triste désordre, ceux que la liberté armait contre des populations inoffensives.

Mais, au milieu de ces chants de victoire que le camp royaliste faisait monter jusqu'aux cieux, on entendait des gémissemens, on voyait répandre des pleurs. Hélas ! le sang de plus d'un martyr coulait sous les yeux mêmes de ses frères, qui demain peut-être étaient réservés au même sort. Plus d'une épouse, les cheveux épars et l'oeil plein de larmes, entourait de sa sollicitude et de ses derniers soins le héros dont une mort prématurée tranchait la noble vie. Plus d'un fils pleurait sur le cadavre inanimé d'un père, et ce spectacle de désolation qui frappait les regards, tout en attendrissant les coeurs, n'ébranlait pourtant pas les courages. Ceux qui avaient pris part à cette guerre glorieuse s'étaient dévoués au martyre. Ils mouraient comme ils avaient vécu, pleins de foi et de résignation. Souvent même, sur leurs lèvres livides et contractées par la souffrance, on vit errer des mots sans suite, de ces paroles sublimes dont les mourans seuls ont le secret, triste et dernière consolation que ceux qui vont mourir aujourd'hui lèguent aux soldats que le plomb doit frapper demain.

C'était donc un jour de fête et une heure de deuil. Chacun comptait ses morts. On sondait les blessures de ses amis ; puis des prêtres, errant au milieu de ce camp où l'hymne de bonheur se mêlait aux chants de la tristesse, faisaient vibrer aux oreilles des agonisans d'ineffables paroles. Leurs doigts, d'où ruisselait encore l'huile sainte, montraient les cieux ; et calmes comme des hommes qui n'ont plus rien à demander à la terre, blessés et mourans, tous abandonnaient la vie sans regrets, et, les yeux fixés sur le ciel, ils semblaient déjà habiter le séjour où il n'y a ni combats, ni douleurs, ni persécution, ni sacrifice.

Un vieux soldat de l'armée catholique, le front caché dans ses mains ridées, pleurait seul au pied du chêne où quelques paysans venaient de déposer le cadavre d'un fils. C'était un homme d'une figure presque sauvage. Sa taille gigantesque déguisait sans effort la courbe que son dos voûté par l'âge dessinait. Quelques rares cheveux blancs tombaient sur un cou nu que plus d'une honorable cicatrice avait marqué. A son côté pendait un large sabre, et sur ses pieds, que contenaient à peine d'immenses souliers, on voyait encore les taches d'un sang noir. Qui l'avait versé ? D'où sortait-il ? Le vieux chrétien seul peut-être aurait pu répondre, mais à coup sûr, dans ce dernier combat, comme dans tous les autres, le sang républicain avait coulé sous ce bras que les Vendéens eux-mêmes redoutaient, et peu importait à Jacques Joly que le sien fût confondu dans la mêlée avec celui des ennemis de son Dieu et de son roi.

Pourquoi donc cet homme encore vert, malgré le poids des ans, verse-t-il des pleurs ? Que lui ont fait ses compagnons d'armes et ses amis, pour que sa main, agitée comme par un mouvement convulsif, repousse toutes les consolations et toutes les espérances qui lui sont offertes ? Hélas ! le coeur du père a été frappé dans ses affections les plus chères, dans sa seule ambition, dans son unique félicité. Jacques Joly, l'aide-de-camp de Charette, le premier chef qui, au milieu des bois de la Vendée, arbora le drapeau blanc et fit retentir le cri de guerre, vient de voir tomber à ses côtés, au plus fort de la mêlée, l'enfant qui, jeune encore, soutenait la gloire de son nom roturier. Ce fils enseveli dans son triomphe est là, gisant sous les yeux du vieillard. Il a combattu pendant cinq heures, et, au moment de voir la victoire couronner sa valeur, le brave jeune homme est tombé. Son père n'a pas recueilli son dernier soupir. On l'a vu serrer dans ses bras crispés par la douleur, étreindre sur son sein frémissant le cadavre inanimé ; puis, de ses yeux gris qui n'avaient peut-être jamais versé de larmes, un torrent de pleurs s'est échappé, lorsqu'il cherchait, à force de caresses, à ressusciter ces débris mortels qui ne sont plus qu'une masse informe défigurée par les balles républicaines et sillonnée en tous sens par le sabre des bleus : le pauvre père a usé toutes ses forces. Lui, qui, dans sa vie agreste, qui avec ses moeurs rudes, n'a eu ni le temps, ni la volonté peut-être de laisser son coeur s'affadir par le spectacle des douleurs communes, le voilà anéanti sous le coup qui le frappe. Chaque jour il donnait la mort. A chaque heure, il se créait une volupté secrète en l'affrontant sous toutes les formes, à la tête des nobles paysans qui, comme lui, inconnus encore au monde, révélaient tout-à-coup un courage sublime et cette grandeur d'âme qui fait les grands hommes. Il avait même, abnégation glorieuse dont tant de Vendéen alors donnèrent l'exemple ! entraîné avec lui, au milieu des dangers, le pauvre enfant qui était son dernier appui. Son âme paternelle ne s'était jamais arrêtée sur les dangers auxquels s'exposait le jeune homme. Pour lui, vieillard à cheveux blancs, il rêvait bien la mort, mais jamais un autre triste pressentiment ne vint occuper ses esprits, et la mort tout d'un coup lui ravit cette espérance. Sur les lèvres d'un fils il apprit, dans un seul instant, à connaître tous les malheurs ensemble, puis il voulut mourir lui aussi.

Telles étaient ses pensées, lorsqu'un homme, enveloppé dans un large manteau bleu, s'arrêta en face du pauvre père. Cet homme, à qui l'habitude du commandement et peut-être aussi la conscience de ce qu'il valait dans les combats et dans les conseils, avaient donné un air de gravité dont son âge aurait pu le dispenser encore, avait la tête couverte d'un chapeau noir qu'entourait une cravate blanche. Ses traits, beaux dans leur ensemble, mais déjà flétris par la guerre et par les passions, étaient animés comme au sortir d'une bataille. Quelque chose d'inspiré éclatait sur son front et étincelait dans ses yeux. Il y avait, dans ce corps amaigri, de l'homme faible et du héros, car l'histoire, qui ne peut mentir, même pour ceux qu'elle célèbre, ne doit rien cacher. Il tendit au vieux Joly une main encore agitée des convulsions du combat, puis, après une étreinte douloureuse et un long regard jeté sur ce cadavre que les larmes d'un père ne pouvaient plus animer, le général Charette croisa sur son étroite poitrine ses bras que couvraient, dans plus d'une parties quelques bandelettes sanglantes, et il dit :

"Mon pauvre Joly, j'apprends à l'instant votre malheur et je viens pleurer avec vous l'enfant dont les regrets de toute l'armée attestent les vertus et la bravoure. Il est tombé comme peut-être nous-mêmes, un jour, nous n'aurons pas le bonheur de tomber."

Et un profond soupir s'échappa de la poitrine du général. On eût dit qu'alors une affreuse idée préoccupait ses esprits ; puis il continua : "Vous savez si je partage vos peines. Mais il vous reste un fils, et, quoique soldat de la république, ce fils peut encore, dans les jours plus heureux, consoler votre coeur." A ces mots, le vieillard bondit. Un geste de mépris, un frémissement involontaire s'échappent à la fois : "Général, s'écria-t-il avec une voix tonnante dont souvent les bleus s'effrayèrent, ne me parlez plus de lui. Je l'ai maudit, lorsque, abandonnant son père et son frère, il courut se ranger sous un drapeau qui n'était pas le nôtre, et cette malédiction qui l'a frappé, je la renouvelle ici sur ce cadavre que ses balles peut-être ont contribué à déchirer." Et le vieillard ne pleurait plus. Un feu sombre brillait dans ses yeux, et sur sa figure, ridée moins par l'âge que par des fatigues inouies, venaient se peindre tour-à-tour les plus violentes passions.

Charette, qui connaissait depuis longtemps les âpres vertus de l'homme étonnant que la Vendée appelait le vieux Joly, ne chercha pas à calmer une irritation dont il approuvait le principe. Appelé par ses occupations, il se retira laissant le Vendéen en proie à sa douleur. "Un fils ! il me reste un fils ! murmurait-il en pressant ses lèvres gonflées par le désespoir sur ses gencives dépouillées de dents ; je n'ai plus d'enfant. Je n'en reconnais plus. Un bleu pourrait-il, sans effroi, venir, en présence de ce mort, réclamer un nom qui sera tout mon héritage ?" Puis, en mots entrecoupés, en phrases décousues que la colère et le chagrin lui arrachaient tour-à-tour, le vieux Joly épanchait les divers sentimens dont son âme impressionnable était pleine. Fatigué de ces poignantes émotions, il s'assit enfin à côté du cadavre dont il ne pouvait détourner les yeux. Sa main tremblante s'appuya encore sur le coeur froid, sur les lèvres crispées de son fils. Un instinct de père le poussait à sonder toutes les plaies encore saignantes. Il en mesurait la profondeur, et quand il vit que ses espérances étaient vaines, quand il eut rassasié ses yeux de ce spectacle de désolation, le Vendéen se souleva avec peine ; puis s'approchant de quelques chrétiens qui priaient à l'écart pour le jeune enfant dont la mort avait fait sa conquête : "Venez, dit-il avec un accent plein de terreur. Aidez-moi à ensevelir dans le même tombeau les deux fils que le ciel m'avait donnés. L'enfer en garde un qui vit encore, mais moi je n'en ai plus."

Les soldats accoururent. Une fosse fut creusée sous le chêne où les restes mortels du défunt avaient été déposés ; puis, lorsque ce dernier devoir fut accompli, Jacques Joly le premier jeta quelques pierres sur cette tombe entr'ouverte, sur ce cadavre qui y descendait ; et, accompagné de ceux qui avaient travaillé et prié avec lui, il se mit en marche pour Léger (Legé), dont la dernière victoire venait de leur ouvrir les portes. Seul, la tête baissée, il avançait dans un effrayant silence, lorsque, au détour d'un sentier, quelques soldats vendéens frappent sa vue. Ces hommes accablés de fatigue, ne pouvaient qu'avec peine contenir cinq ou six prisonniers républicains qu'ils venaient de faire et qu'ils conduisaient au camp.

Depuis le commencement de la guerre, les bleus avaient donné un triste exemple. Tous les malheureux qui tombaient entre leurs mains étaient fusillés sur-le-champ. Pendant deux ans, la Vendée recula devant des représailles terribles ; mais enfin ses généraux, pour essayer d'arrêter tant de barbarie, prirent eux aussi la même résolution, et, s'il faut tout dire, l'inflexible Joly n'avait pas peu contribué à la faire prendre. A l'aspect de ces prisonniers, le soldat sexagénaire s'arrête, frappé d'une pensée soudaine ; ses yeux rouges de larmes sortent de leur orbite ; son front plissé par la douleur s'éclaire tout d'un coup. Une pensée de vengeance pénètre dans son âme ; et, d'un bond, il est au milieu des républicains captifs, quand une voix se fait entendre : "Mon père ! s'écrie un jeune homme avec un accent déchirant, mon père ! sauvez votre fils."

A ces mots dont le vieux Joly comprend toute la portée, il recule, comme à l'aspect d'un serpent. Le jeune homme s'échappe des mains de ceux qui veulent le retenir ; il tombe aux pieds du vieillard ; il embrasse ses genoux, il les couvre de larmes ; ses bras s'attachent aux jambes chancelantes du Vendéen. "Père, ne me reconnaissez-vous plus ? répète-t-il en se traînant dans la poussière ; je suis votre fils, celui que vous avez tant aimé. Grâce pour moi. Je vous demande la vie au nom de ma pauvre mère." Et le vieux Joly hochait la tête, et ses lèvres blanches de colère ne laissaient échapper que ces mots terribles : "Je n'ai plus de fils. La république les a tués tous les deux."

Par un violent effort, il s'arrache à l'épreuve cruelle pour laquelle il n'était point préparé, puis il rejoint ceux qui lui prêtèrent secours sous le chêne où nous l'avions trouvé. Un des soldats vendéens s'approche alors de lui : "Que faut-il faire, dit-il, de nos prisonniers ? - Qu'on les fusille tous !" répond le malheureux père. Il continue sa route, et quelques minutes après, un feu de peloton se fit entendre. Le vieux Joly ne détourna pas la tête.

Courage surhumain que notre faiblesse d'homme ne nous permet d'admirer qu'en frémissant ! Il avance dans les rangs pressés des Vendéens que la stupeur rend immobiles. On le voit pénétrer dans la maison qu'occupait Charette : "Général, lui dit-il d'un ton froid et plein d'une sombre dignité, nos soldats avaient fait cinq ou six prisonniers ; l'un d'eux se disait mon fils. Tous sont morts." Et à ces mots, Jacques Joly essuyait une sueur glacée qui tombait de son front. Charette le contempla avec une pitié mêlée d'horreur. "Joly, s'écria-t-il, le rôle de Brutus ne convient pas à un Vendéen." Puis le vieillard sortit, et au premier combat qui se livra, on le vit, plus audacieux que jamais, affronter les balles et défier la mort. Il ne put la trouver. Quelques jours s'écoulèrent encore, et une patrouille de Vendéens se présenta au camp de Léger (Legé), rapportant sur un lit de feuillage le cadavre mutilé d'un vieux soldat. C'était Joly. Qui avait pu lui donner la mort ? qui avait défiguré son visage à coups de sabre ? personne ne put le savoir. Seulement quelques Vendéens, qui voulaient rendre guerre pour guerre, se pressèrent autour de leur premier général. On l'ensevelit dans le tombeau que ses mains avaient creusé pour l'enfant de son coeur. Des larmes coulèrent sur ce cercueil, et la Vendée entière, tout en déplorant un semblable sacrifice, conserva long-temps le souvenir de cet homme étonnant que les anciens eussent déifié, et qui, parmi les chrétiens, ne trouva que quelques stoïques admirateurs.

J.C.J. - Journal des anecdotes anciennes, modernes et contemporaines.

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