LE BOULET DANS LA MARMITE
Sous Napoléon, les maréchaux, généraux et colonels se dédommageaient le mieux qu'ils pouvaient des fatigues de la guerre par la délicatesse et la somptuosité de leur table et d'ordinaire les cuisiniers n'étaient pas les hommes qu'ils choisissaient avec le moins de soin. A Badajos, année 1810, le général Léry en avait un qui attirait chez lui tous les gourmands de l'état-major du maréchal Soult. Mais cet artiste culinaire était tellement préoccupé de ses compositions gastronomiques, qu'à peine daignait-il avoir le sens commun pour le reste. Aussi, malgré les éminens services qu'il leur rendait, apprêtait-il souvent à rire aux nombreux "loustics" de l'armée.
Le cuisinier n'était pas muni d'une grande dose de courage. Il n'était pas soldat, lui ! et les coups de canon lui faisaient peur. Un jour qu'un éclat d'obus était tombé près du bivouac où il manipulait ses excellens produits, il courut effrayé prier son maître de mettre sa cuisine hors de la portée des bombes. Le général avait bien autre chose à faire que d'écouter ses doléances, et le pauvre diable s'en retourna piteusement sous le feu de l'ennemi. Pendant son absence, un plaisant, qui voulait s'amuser de sa frayeur, avait introduit un boulet de quatre dans sa marmite de fonte. Notre cuisinier ne s'aperçut de la présence du projectile qu'au moment de servir le boeuf ... Il est impossible de retracer son effroi ... A peine ose-t-il retirer de sa marmite le malencontreux boulet. Enfin il se hasarde à le toucher, et le tenant dans sa main, il vient, pâle encore de peur et tremblant de tous ses membres, le présenter au général Léry et à ses nombreux convives. "Voilà, dit-il d'une voix entrecoupée, voilà bien une preuve frappante des dangers que je cours dans le lieu maudit où vous voulez laisser mon laboratoire. Ce boulet est tombé dans ma marmite. Quel eût été mon sort, si j'avais écumé le potage en un pareil moment !"
Je laisse au lecteur à se figurer les rires et les plaisanteries qui accueillirent ce discours. Les convives félicitèrent surtout le bon cuisinier de ce que le boulet n'avait pas défoncé sa marmite, et ils ne manquèrent pas de regarder cette circonstance comme un phénomène unique dans les fastes de la guerre ! ...
Chevalier SARDIN
Journal des anecdotes anciennes, modernes et contemporaines