DE LA TRICOTEUSE DE MARAT
Les révolutions font toujours surgir sur la scène de ce monde certains acteurs ou actrices qui seraient restés éternellement et heureusement ignorés, si les circonstances ne les avaient fait se mettre eux-mêmes au grand-jour. Nous avons aujourd'hui une de ces actrices sortie du bourbier social, accueillie avec enthousiasme dans tous les foyers de trouble et d'agitation, où elle prend des attitudes masculines dans toutes les excentricités politiques qui s'y produisent. On ne s'en préoccupe nullement, convaincu de la vérité du dicton populaire : quand une femme a jeté son bonnet par dessus les haies ou dans la rue, rien ne l'arrête plus. Mais ce n'est pas de cette femme dont nous voulons nous occuper, nous n'en avons parlé que pour arriver à cette autre figure féminine qui l'a précédée, qui elle aussi, dans son temps, en 93, a fait tout ce que le pouvoir de son mauvais génie lui a permis de faire. Il est curieux d'apprendre comment ces malheureuses dévoyées, avant de sortir de ce monde, finissent quelquefois la vie de désordres de toute nature qu'elles y ont menée.
Ici nous quittons la plume pour laisser parler l'historien. Cet historien, dont nous allons transcrire littéralement le récit, est le médecin qui lui a donné des soins dans sa dernière maladie, et qui, l'assistant jusqu'à son dernier moment, a recueilli tous ses gestes et toutes ses paroles. Nous prévenons d'avance le lecteur que le récit de notre confrère se ressent un peu des idées phrénologiques dont il était partisan, avec de sages modifications d'ailleurs :
"Il nous serait facile, dit-il, de prouver qu'après une agonie, il y a vingt chances contre une, que le sujet, s'il en revient, deviendra meilleur. L'agonie et les visions de la mort improvisent de terribles leçons : en voici un exemple.
Une femme de 60 ans gisait mourante, et nous fûmes mandé pour la soigner. On avait profité d'un moment de délire pour nous appeler, tant, disait-on, elle voulait mourir sans médecin ni sans prêtre : elle n'avait jamais cru ni aux uns ni aux autres. Jamais face de mégère ne nous avait paru plus hideuse que celle-là ; il y avait tous les excès empreints sur son masque, et, comme toujours, son crâne était des mieux caractérisés pour les mauvaises passions et la tendance aux meurtres. Nous apprîmes, sans en être étonné, qu'elle avait été d'une forte vie, enfin qu'elle s'intitulait encore, la veille de notre visite, la tricoteuse de Marat. Pendant qu'on préparait nos remèdes, nous nous obstinâmes à découvrir son rêve d'agonie ; le croirait-on, elle ne cessait de marmoter le mot de brute. Nous ne savions qu'en penser, lorsque le nom de tyran et de Brutus sortit distinctement de sa bouche. Ainsi la malheureuse rêvait de Voltaire et de la tragédie qui rappelle la fin de César.
Le soir, il y eut du mieux, et comme on lui avait dit qu'elle avait passé pour morte, et que sa résurrection était notre ouvrage, nous fûmes accueilli avec quelque intérêt. "Mais, disait-elle, mon temps est fini ; j'ai attendu la république incorruptible, et il faut enfin me décider à aller pourrir ma chair dans un cul de basse fosse. - Ma bonne mère, nous pourrissons tous, mais notre âme rajeunira, et ce qu'il y a de mieux, c'est que nous pouvons lui préparer un bonheur sans fin. - Notre âme ! Demandez à ce bonnet s'il y a une âme dans ma tête", et alors elle prit sous son chevet le classique bonnet phrygien dont elle se coiffait tous les soirs en se couchant, et je suis en devoir de me gratifier d'une représentation de ce qu'elle avait du être, lorsqu'on la promenait par toute la ville en costume de déesse, et qu'on s'enivrait d'hommages aux cris de vive la liberté. Alors vous eussiez vu comme moi cette face parcheminée devenir pourpre d'exaltation : Ses petits yeux dardèrent un feu sombre, ses joues flasques, se tendirent sur ses pommettes larges et arquées ; il s'agita un moment sur cette figure naguère agonisante tant d'impiété et d'audace, que j'en fus honteux pour moi même. - "Vous n'êtes pas du tout belle comme ça, ma vieille femme, et si vous continuez le jeu, vous pourriez bien, ce soir, écumer le pot au feu du diable en coiffure de déesse." Ces mots portèrent d'aplomb sur le point fixe de cette vanité femelle : pour la première fois, peut-être, et sans retour de vengeance, on insultait la déesse : avoir été le symbole de la liberté absorbait encore tout cet être misérable, un mot de fatalité qu'elle comprit avait dissipé l'illusion de sa jeunesse et de ses vieux ans. Je la vois toujours de sa maigre et tremblante main cherchant son diadème crasseux sous ses cheveux rares et d'un gris blond, le prendre et le fixer non sans dégoût, et le rejeter avec dédain comme un vieux linge.
Cette femme célèbre par ses cruautés, ses galanteries et son républicanisme, consenti, quelques jours après à recevoir un prêtre. Son mal devenu chronique et devant se terminer par une mort inévitable, avait donné à son âme tout le feu des passions haineuses qui la consumaient. Cette âme s'amollit enfin à la chaleur des instructions chrétiennes, et lui valut la sollicitude de toutes les bonnes dames de l'endroit. Chose singulière ! elle ne voulut jamais consentir à recevoir la communion. Là-dessus elle fut jusqu'à la fin inabordable et obstinée. Je voulus en savoir la cause, et à mon tour je l'exigeai au nom de la sainte et inaltérable amitié qu'elle avait pour moi. - "Non, me dit-elle enfin, je ne puis jusque-là me moquer d'un homme ; mes remords d'avoir tant péché me font cent fois mourir avant de mourir. Je préfèrerais la croix du bon Dieu au coing que j'ai sur l'estomac. Après tout, sainte Magdeleine n'a pas communié ; si Dieu veut me pardonner, il me verra du même oeil que ma patronne" ; elle mourut enfin, cette femme : la société l'avait prise dans le bel âge de la vie, au milieu de nos discordes civiles, sans mère, libre d'elle-même, et avec un coeur bouillant et sans frein. Sur sa figure dévastée, racornie, la mort ne mentait pas à la vie, et l'âme, qui au moment de l'agonie, avait oublié, comme toujours, d'effacer les stigmates des passions basses et homicides qui avaient creusé des idées choquantes sur les lèvres et le front de ce cadavre. La face d'un mort est hideuse ou sublime."
Il est à désirer que celle qui joue aujourd'hui le même rôle ait la même fin.
Dr GAUDON
Revue du Centre - Châteauroux