LES ATELIERS D'ARMES A GAP PENDANT LA REVOLUTION
Par Edmond Hugues
Le 13 septembre 1793, an deuxième de la République Française, une et indivisible, le Comité de Salut public de la Convention nationale avait pris la décision suivante, intéressant spécimen du style de l'époque :
"Le Comité de Salut public,
considérant 1°qu'il faut fabriquer des armes de toute espèce pour chasser l'ennemi du territoire de la République et détruire les tyrans et les esclaves qui font la guerre aux droits de l'homme ;
2° qu'il faut du cuivre, de l'étain, du métal de cloches, du fer, de l'acier, du plomb, etc., pour fabriquer des canons, des fusils et des balles ;
3° que le ministre de la guerre est obligé d'acheter à des prix énormes les matières de première nécessité pour la fabrication des armes ;
4° qu'il existe de ces matières en quantité considérable dans les maisons des émigrés, devenues maisons nationales, et autres propriétés nationales ;
5° que ces matières sont achetées à vil prix dans les adjudications par des accapareurs qui ne les revendent qu'à des prix excessifs au département de la guerre ;
ARRETÉ :
1° que les plomb, cuivre, étain, fer, acier, fonte, métaux de cloches, qui sont dans les maisons nationales, celles des émigrés et celles de la ci-devant liste civile, serviront à la fabrication d'armes et seront mis à la disposition du ministre de la guerre ;
2° que les commissaires envoyés pour les cloches seront chargés de recueillir ces matières et de les envoyer dans les lieux qui leur seront indiqués par le ministre de la guerre ou la commission des armes ;
3° que le ministre de l'Intérieur et celui de la Guerre sont chargés de l'exécution du présent arrêté.
Signé : THURIOT, CARNOT, C.-A. PRIEUR, ROBESPIERRE, PRIEUR DE LA MARNE, JEAN BON SAINT-ANDRÉ."
Le 13 du même mois, il avait été décrété que "sous aucun prétexte les personnes employées aux manufactures d'armes depuis plus de trois mois ne pourraient être détournées de leurs travaux tant qu''elles resteraient attachées à leurs ateliers" et, le premier octobre, un arrêté, applicable seulement à Paris, avait requis tous les ouvriers en état de travailler à la fabrication des armes.
Ces prescriptions étaient la conséquence des terribles évènements au milieu desquels se débattait le gouvernement de la République.
On sait que, quelques mois après l'exécution du Roi, la France fut attaquée par une effroyable coalition à la fois sur tous les points, au Nord, sur le Rhin, aux Pyrénées, sur les Alpes, sans parler de la guerre de Vendée, de toutes peut-être la plus acharnée.
Il ne saurait entrer dans le cadre de ce travail de faire le récit de ces luttes gigantesques. Rappelons seulement en quelques mots les principaux évènements militaires qui se produisirent non loin de notre frontière à l'époque où furent organisés et où fonctionnent les ateliers de fabrication et de réparation d'armes de Gap, destinés, avec les autres de la région, à ravitailler les armées des Alpes et d'Italie.
Durant l'été de l'année 1793, tandis que Toulon se rendait aux Anglais, les Piémontais, ayant franchi les montagnes, débouchaient dans les vallées de la Savoie. Kellermann les repoussait en Maurienne et en Tarentaise.
Pendant les années qui suivirent, les armées françaises commandées par Kellermann, Augereau, Masséna, luttèrent sur la frontière du Sud-Est, avec des fortunes diverses, contre les Piémontais et les Autrichiens.
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En 1796 et 1797, Bonaparte entreprit dans la haute Italie ces campagnes magnifiques qui constituent l'une des plus belles pages de notre histoire militaire. Il suffit de rappeler la conquête du Piémont et de la Lombardie, les batailles de Montenotte, du Pont de Lodi, la paix imposée au Piémont par laquelle, entr'autres avantages, la France obtenait la cession de la Savoie et du comité de Nice, l'occupation de Comi, de Tortone, d'Alexandrie, le démantèlement de Suse, etc., puis les victoires d'Arcole, de Rivoli, de Roveredo, l'invasion du Tyrol, la prise de Trente ; enfin la marche militaire "la plus hardie dont l'histoire fasse mention", écrit Thiers. En effet, en quinze jours, Bonaparte, secondé par Masséna, malgré la résistance opposée par l'archiduc Charles, remontait les vallées de l'Isonzo et du Tagliamento, enlevait et franchissait le sol de Tarwis ; ensuite il marchait sur Vienne par delà les Alpes et imposait à l'Empereur le traité de Campo-Formio.
Plus tard, en 1799, les armées Françaises, sous les ordres de Schérer, de Moreau, de Joubert, luttèrent avec moins de succès dans la haute Italie contre les forces très supérieures des Autrichiens et des Russes commandés par Mélas et Souvarow.
Il est facile de se rendre compte de l'importance des besoins d'armes auxquels il fallait subvenir et de la nécessité qui s'imposait au gouvernement d'avoir, le plus près possible des régions où opéraient nos armées, des ateliers de fabrication et de réparation.
Aussi adressait-il des appels réitérés aux autorités locales pour en obtenir la création.
Les représentants du district et de la ville de Gap se hâtèrent de se conformer patriotiquement à ces ordres.
Dès le 30 frimaire an II, le citoyen Beauchamp, représentant du peuple, pouvait prendre l'arrêté suivant par lequel il était organisé à Gap un atelier national d'armes :
"Au nom du peuple Français ...
Le citoyen Claude Rougier, armurier de la ville d'Embrun, mis en réquisition pour la réparation des armes, sera chargé de la direction des ateliers. Il sera payé à raison de dix livres par jour, à compter du jour de son départ d'Embrun, plus la somme de 60 livres par forme d'indemnité, à raison du déplacement de son atelier ...
Il sera payé au citoyen Leydet, de Sisteron, armurier, aussi mis en réquisition, à compter de ce jour, la somme de sept livres par chaque jour de travail, et aux ouvriers qui travaillent avec les susnommés, à chacun la somme de cinq livres par jour, non compris ceux qui dérouillent, qui sont Magallon et ses enfants, auxquels il sera payé par jour quatre livres pour tous.
Le citoyen Rougier fournira tous les outils nécessaires au travail et pour raison de ce, il lui sera payé sur les mandats du département la somme de cent livres. Quant aux fournitures que le citoyen Rougier pourra faire en pièces et armes qui peuvent manquer, le département les lui fera payer sur le mémoire qu'il en fournira, après une estimation.
Gap, le 30 frimaire an 2me de la République, une et indivisible.
Le représentant du peuple, J. Beauchamp.
Collationné : LACHAUD, FARNAUD."
Cette organisation de l'atelier ne fut-elle pas immédiatement portée à la connaissance du gouvernement ou bien la lettre d'avis ne parvint-elle pas ou parvint-elle tardivement à son adresse, ou bien encore oublia-t-on d'en informer le Comité de Salut Public ?
Quoi qu'il en soit, le 28 pluviôse an II, ce comité prenait l'arrêté dont la teneur suit :
"Le Comité de Salut Public,
Considérant qu'il a écrit le 8 nivôse au district de Gap pour avoir l'état des fabriques d'armes et des ateliers de réparation qui sont dans son arrondissement et qu'il l'a chargé de remplir le tableau ci-joint sans en avoir obtenu de réponse.
... Que cette négligence à répondre aux demandes du Comité de Salut Public peut devenir très-préjudiciable dans le moment actuel où il faut donner une action révolutionnaire à toutes les parties du gouvernement, où il faut une grande activité dans toutes les mesures de fabrication d'armes pour anéantir tous les efforts de nos ennemis,
Que l'agent national du district de Gap enverra au Comité de Salut Public, dix jours après la réception du présent arrêté, l'état des manufactures d'armes et des ateliers de réparation qui existent dans l'arrondissement de son district, conformément au tableau joint au présent arrêté et qu'il sera personnellement responsable de son exécution.
Signé : ROBESPIERRE, CARNOT, COUTHON, R. LINDET, C.-A. PRIEUR, BARERE, BILLAUD-VARENNE, JEAN BON SAINT-ANDRÉ, et COLLOT-D'HERBOIS."
L'atelier dirigé par le citoyen Claude Rougier fut tout d'abord installé dans "la maison des ci-devant capucins" où se trouve actuellement l'hospice civil.
Il y fonctionna depuis le mois de frimaire an II jusqu'au mois de brumaire an III. A ce moment on eut besoin de ce local pour l'établissement d'un hôpital militaire et l'atelier fut transféré dans la maison que Rougier possédait à Gap, rue des Basses-Alpes. Elle était occupée par un locataire, le citoyen Chevalier, ingénieur en chef du département. Rougier lui fit sommation de déguerpir dans les vingt-quatre heures offrant de lui rembourser ce qu'il pouvait avoir de payé d'avance à titre de loyer. Mais celui-ci ne s'exécutant pas, les administrations du district durent prendre un arrêté lui enjoignant de partir dans le délai d'une décade et moyennant une indemnité à fixer de gré à gré ou par experts.
Plus tard, au mois de pluviôse an V, Rougier ayant fait connaître qu'il ne pouvait plus faire les réparations d'armes chez lui "faute de solidité dans sa maison", le Chef de brigade, Directeur d'artillerie, invita l'Administration Centrale du département à lui "prêter le local du dépôt" afin qu'il pût y finir les réparations qu'il s'était engagé de faire.
Divers états permettent de se rendre un compte approximatif de l'importance qu'eut cet atelier et de la nature des travaux qu'on y exécutait.
En prairial an II, l'atelier comptait douze ouvriers y compris le Directeur. Le Conseil général du district de Grenoble, auquel on s'était adressé en vue de l'augmentation du personnel, écrivait qu'il ne pouvait en ce moment détacher des ouvriers employés aux services des armées des Alpes pour les envoyer à Gap.
Au mois de fructidor an III, Rougier était à la tête de 32 ouvriers. Ce nombre ne semble pas avoir été dépassé.
Le travail consistait surtout à réparer des fusils. On réparait aussi des sabres et des pistolets pour la cavalerie et on fabriquait des bayonnettes.
Une lettre, datée du 19 floréal an II, émanant de l'Administration générale des armes portatives et adressée aux administrateurs du district de Gap contient le passage suivant :
"Nous avons reçu votre lettre, en date du 5 floréal, par laquelle vous nous marquez que, possédant un atelier dans votre district, vous allez vous livrer à la fabrication des bayonnettes. Nous nous empressons non seulement d'applaudir à votre zèle, mais encore nous vous engageons à en redoubler pour hâter la prompte fabrication d'une arme dont nous avons le plus grand besoin aujourd'hui."
A cette lettre étaient joints des modèles et des indications de prix. Les bayonnettes étaient tarifées à 3 et 4 francs la pièce.
Les administrateurs du district de Gap avaient poussé le zèle jusqu'à demander d'employer à cette fabrication le fer de la grille d'une ci-devant église de la commune (lettre de l'agence des armes portatives du 7 prairial an II).
D'après un état daté de fructidor an III, il y avait à ce moment dans l'atelier 1 318 fusils ancien modèle réparés et 2 782 à réparer, 135 fusils nouveau modèle réparés et 706 à réparer, 100 bayonnettes réparées et 2 092 à réparer, en tout 4 941 fusils et 2 192 bayonnettes ; Ce serait peu à notre époque où les armées sont innombrables ; mais c'étaient des quantités appréciables en un temps où cinquante mille hommes constituaient une armée importante. Bonaparte n'en avait pas davantage lorsqu'il entreprit, à travers les Alpes Noriques, la campagne de 1797 dont nous avons parlé.
Ces armes étaient, en principe, envoyées à Vienne (Isère), où se trouvaient les principaux magasins de l'armée des Alpes. Quelquefois cependant elles étaient expédiées à Embrun, à Briançon, sur les demandes qu'en faisaient les généraux.
Enfin, c'était naturellement dans cet atelier que se fournissaient les milices locales et les compagnies organisées dans le pays. C'est ainsi que des reçus de fusils furent délivrés à Rougier par Callandre, capitaine de la compagnie de Gap, Baréty capitaine de la compagnie du Nord-Ouest, Clément, capitaine de la compagnie du Sud, Ruelle, capitaine de la compagnie de l'Ouest, Thomé, capitaine du bataillon de la garde nationale qui se rendait à la frontière, Reynier, lieutenant de la compagnie de gendarmerie et par le commandant du bataillon provisoire des conscrits.
L'atelier dirigé par Rougier fut incontestablement le plus important, mais ne fut pas le seul qui fonctionnât à Gap à cette époque.
En l'an II, il existait également dans notre ville un atelier pour la fabrication des poignées de sabres, dirigé par Vaillant, fondeur, qui avait passé avec un commissaire du Comité de Salut Public un traité par lequel il s'engageait à en fournir cinq mille dans un délai de six mois.
Il y avait aussi un atelier de salpêtre pour la fabrication de la poudre.
Enfin Gap renfermait un arsenal dans lequel existait un atelier d'armes. Cela résulte d'une note du 26 messidor an III, émanant du citoyen Alary qui se qualifie de chef d'atelier des réparations d'armes à l'arsenal de Gap et donne un avis qui lui avait été demandé sur une réclamation formulée par Rougier à l'encontre de l'Administration. C'est probablement ce "local du dépôt" dont il a été plus haut et où Rougier se transporta lui-même quand il dut quitter sa maison dont la solidité était menacée.
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Si, à diverses époques, certains marchands et industriels ont réalisé sur les fournitures militaires des bénéfices plus ou moins scandaleux, le citoyen Rougier ne paraît pas avoir mérité ce reproche.
Il se trouva, au contraire, constamment en butte à de sérieux embarras pécuniaires et, par suite sans doute des difficultés financières au milieu desquelles se débattait le gouvernement, éprouva beaucoup de peine à tenir son atelier ouvert et à rentrer dans ses fonds.
Le 3 fructidor an II, il écrivait aux administrateurs du district de Gap : "Malgré mes sollicitudes, les subsistances de bouche ayant manqué à deux ouvriers capables de perfectionner les fusils de tout genre, ils viennent de déserter l'atelier et, par surcroît, les autres ouvriers viennent de m'annoncer qu'ils étaient dans les mêmes sentiments, si bientôt on ne leur procurait leur nécessaire à la vie. Il est instant que votre autorité y pourvoie ..."
Mise au courant de cette situation, la Commission de commerce et approvisionnement de la République adressa, le 9 frimaire an III, aux citoyens administrateurs du district de Gap la lettre qui suit :
"La Commission des armes et poudres et exploitation des mines de la République, par sa lettre du 25 brumaire, nous a instruits, citoyens, que les ouvriers travaillant à l'atelier de réparation d'armes de Gap se trouvent dans un dénuement presque total de subsistances et elle nous a invités à faire cesser cette pénurie.
L'arrêté du Comité de Salut Public du 4 prairial vous charge, sous votre responsabilité, de pourvoir à l'approvisionnement des ouvriers employés dans les forges, usines et ateliers établis dans l'étendue de votre district. Nous vous recommandons la prompte exécution de cet arrêté en faveur des ouvriers travaillant à l'atelier de réparations d'armes de Gap et de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser leurs besoins et empêcher le préjudice qui résulterait de la cessation de leurs travaux dont vous seriez responsables. Vous voudrez bien nous instruire du succès de ces mesures. Salut et fraternité."
Le procédé consistant à prendre un arrêté et à rejeter sur d'autres le soin et la responsabilité de pourvoir à l'alimentation du personnel était commode et économique : mais le moindre grain de mil aurait mieux fait l'affaire des administrateurs du district et surtout des malheureux ouvriers de l'atelier.
Aussi la situation n'alla-t-elle pas en s'améliorant, à tel point que, le 11 frimaire an IV, Rougier en était réduit à écrire ce qui suit aux administrateurs du département des Hautes-Alpes :
"Il est de mon devoir de vous prévenir, citoyens, que cinq des ouvriers travaillant à l'atelier que je dirige m'ont annoncé que dès demain ils discontinueraient leurs travaux et partiraient pour retourner dans leur pays.
Je leur ai fait toutes les observations pour les détourner d'un projet d'autant plus préjudiciable aux intérêts de la République que je me suis engagé envers le citoyen d'Hélis, commandant l'artillerie des Hautes-Alpes, de lui fournir sous un bref délai un nombre considérable de fusils réparés, engagement que je ne pourrais pas tenir à moins que l'Administration ne prenne des mesures pour arrêter la désertion de ces ouvriers qui, sous peu de jours sans doute, seraient suivis d'un plus grand nombre, ce qui retarderait beaucoup les réparations ; d'autant mieux que ces cinq ouvriers sont des mieux en état de travailler.
La cause de cette désertion, je dois le dire, tient à ce que ces ouvriers avec les assignats qu'ils reçoivent pour leur solde journalière éprouvent mille difficultés pour se procurer des vivres et pourvoir à leur entretien. Je leur ai dit là-dessus tout ce que m'a suggéré mon attachement pour les intérêts de la République. Je n'ai rien pu obtenir d'eux si ce n'est : qu'on nous paye en numéraire et nous resterons.
Je prie l'Administration de s'occuper de ma réclamation et d'éviter la désertion de ces cinq hommes qui entraînerait la dissolution de l'atelier, si elle n'est pas réprimée. Salut et fraternité. Rougier."
Le 15 nivôse, le ministre de la guerre s'adressant aux administrateurs du département leur disait : "Je m'en rapporte entièrement à votre prudence et à votre économie pour les sommes que vous croirez devoir être accordées aux ouvriers et employés de l'atelier de Gap. Les mesures que vous pourrez adopter à cet égard ne doivent avoir pour but que de gagner du temps pour attendre l'arrivée du citoyen d'Hélis et surtout pour empêcher la dissolution d'un établissement aujourd'hui nécessaire au service des armées des Alpes et d'Italie."
Le citoyen d'Hélis arriva et proposa une combinaison consistant à allouer aux ouvriers des rations de grains et de comestibles, telles qu'elles étaient délivrées à l'infanterie en garnison, à charge par eux d'en tenir compte au moyen de retenues faites sur leurs salaires. Mais le général de brigade, Milet-Mureau, déclara que la loi du 14 ventôse an IV, s'opposant formellement à la distribution du pain à d'autres personnes qu'aux militaires en activité de service, le Ministre ne pouvait consentir à cette demande.
Comme l'exode des ouvriers menaçait de continuer, le même Milet-Mureau écrivit le 25 floréal an IV aux administrateurs du département :
"Le Ministre me charge de vous prévenir qu'il est informé que plusieurs ouvriers employés dans les manufactures et ateliers d'armes, sous différents prétextes, abandonnent ces établissements.
Il vous observe que le Comité de Salut Public voulant prévenir cette désertion a pris, le 12 thermidor de l'an III, un arrêté dont l'article premier porte qu'aucun de ces ouvriers ne pourra abandonner ses travaux sans avoir obtenu un congé du directeur de l'établissement dans lequel il travaille. Par l'article deux, il est défendu à tous particuliers ou entrepreneurs d'établissements quelconques d'employer ceux des ouvriers mentionnés en l'article précédent qui ne seraient pas munis du congé prescrit."
Rougier, de son côté, ne parvenait pas à se faire rembourser ses avances et payer son travail. Il ne cessait d'adresser plaintes sur plaintes, réclamations sur réclamations et sous divers prétextes, les règlements étaient différés. On avait même recours à toute sorte d'expédients pour couvrir les dépenses de l'atelier.
C'est ainsi que, le 19 thermidor an IV, le citoyen d'Hélis écrivait aux administrateurs du district : "Je voudrais bien, sur les fonds provenant des blés du département, rembourser la somme de 124 033 livres que vous avez bien voulu avancer pour les besoins de l'atelier qui, sans vos secours, multipliés, n'existerait plus ; mais le manque de fonds où je me trouve, n'ayant pas reçu le million que le ministre m'a annoncé, me met dans l'impossibilité de satisfaire à votre juste demande."
Le 15 pluviôse an V, le chef de brigade d'artillerie déclarait aux citoyens composant l'administration centrale du département que "le Ministre comptait sur la rentrée des cuivres et fers pour solder les dépenses des différents ateliers de la direction d'artillerie."
Le 9 brumaire an VI, il leur disait : "J'ai reçu, citoyens administrateurs, votre lettre du 2 brumaire par laquelle, en me dépeignant la triste position du citoyen Rougier, vous m'invitez à suspendre l'évacuation de son atelier et à joindre mes sollicitations aux vôtres auprès du Ministre de la guerre pour lui faire rendre la justice qui lui est due. Je m'empresserai d'appuyer votre demande auprès du Ministre par le premier courrier ..."
Malgré ces excellentes intentions Rougier, dont l'atelier était fermé vers cette époque et qui n'exécuta plus que quelques travaux sur soumissions particulières, ne parvenait pas à toucher son solde et dut se contenter longtemps encore de bonnes paroles.
Le 18 ventôse de la même année, en effet, le Ministre de la guerre dans une lettre à l'Administration Centrale du département s'exprimait ainsi : "Par votre lettre du 2 du présent mois, vous m'annoncez, citoyens administrateurs, que le citoyen Rougier, ci-devant entrepreneur de l'atelier supprimé de Gap, est dans une position compatissante (sic) et qu'il éprouve des retards funestes dans un paiement de 2 501 l. qui doit lui être fait pour le montant de ses fournitures et réparations d'armes par le directeur d'artillerie de Bayonne.
Ce directeur n'a pu encore être porté sur les états de distribution pour la totalité des fonds mis à sa disposition et sur lesquels il devait acquitter cette somme, mais comme il paraît instant de venir au secours du citoyen Rougier, dont vous peignez l'état affligeant, je vais le charger de déployer toutes les ressources qui sont en son pouvoir pour terminer le paiement de cette créance le plus tôt possible en l'invitant à vous informer de l'époque où il pourra l'effectuer."
Le 18 fructidor an VII, Championnet, alors général en chef de l'armée des Alpes, écrivait d'Embrun : "Je sens, ainsi que vous, citoyens administrateurs, la justice des réclamations du citoyen Rougier.
N'ayant pas en ce moment des fonds disponibles pour cet objet, je vous autorise à faire vérifier par un officier d'artillerie les fers qui sont en dépôt chez ce citoyen et lui donner en paiement ceux qui sont réputés vieux fers, d'après l'estimation qui en sera légalement faite, ou les faire vendre à l'enchère pour le montant lui en être délivré."
Le 25 brumaire de l'an VIII, l'Administration centrale du département adressait au Ministre de la guerre une lettre suppliante en faveur de Rougier :
"... il a attendu patiemment jusqu'à ce jour, y est-il dit, mais le retard qu'éprouve dans son payement ce malheureux père de famille et la misère où il est réduit le forcent à recourir de nouveau à votre justice."
A quoi le Ministre répondait le 13 frimaire : "Il n'y a point eu, citoyens, de distribution de fonds pour les fournitures et réparations d'armes depuis la lettre qui vous a été adressée le 14 vendémiaire dernier (il s'agit d'une lettre signée Dubois Crancé dans laquelle le Ministre de la guerre faisait connaître qu'il avait ordonné le paiement de la somme due à Rougier et qu'elle lui serait payée quand il y aurait des fonds pour acquitter les dépenses arriérées.)
Le citoyen Rougier qui est très recommandable par le zèle qu'il a toujours montré pour la chose publique ne sera point oublié dans la première répartition de fonds qui aura lieu incessamment."
Espérons pour notre zélé et recommandable concitoyen qu'il en fut effectivement ainsi et qu'il n'y eut pas trop loin, cette fois, de la coupe aux lèvres.
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Sous la Révolution, la guerre eut ses répercussions économiques. Jamais même peut-être la situation ne fut à cet égard plus désastreuse, parce que les Anglais nous fermaient les mers et parce que le malaise était aggravé par les complications de la politique intérieure.
Dans chaque document du dossier des ateliers d'armes à Gap, on retrouve la trace de ces préoccupations d'ordre économique.
Déjà nous avons signalé les difficultés provenant de la rareté de la monnaie, de la dépréciation des assignats et de la cherté des subsistances.
Le charbon et les métaux faisaient également défaut.
Voici le texte d'une assez curieuse pétition adressée aux citoyens administrateurs du district de Gap par les chefs d'ateliers d'armes :
"Les chefs d'ateliers d'armes établis dans la commune de Gap,
Représentent que les armes qu'ils sont tenus de faire réparer ou de faire à neuf sont nécessiteuses (sic) aux défenseurs de la patrie et, malgré l'activité que mettent les exposants dans cette fabrication qui doit participer à l'entière destruction des tyrans de la République, ils voient avec regret que le manque de charbons les mettrait bientôt dans le cas de ralentir leurs opérations, si l'administration ne prenait pas de promptes mesures pour leur procurer cette matière première sans laquelle leurs ateliers ne peuvent être en activité.
Les exposants viennent proposer à l'Administration un moyen sûr pour avoir le charbon utile à alimenter les besoins des ateliers ainsi que les forges des autres ouvriers forgerons également utiles aux besoins de la République.
Vous savez, citoyens administrateurs, que la montagne de la ci-devant Chartreuse de Durbon fournit une forêt immense de gros arbres de toute espèce dont partie sont tombés par terre de vétusté et pourrissent sur place sans profiter à rien du tout. Cependant, il est des personnes qui, de ces bois atterrés et morts sur place, formeraient des magasins de charbon suffisants non seulement pour les forgerons, mais encore pour toute autre utilité publique sans contredit à bas frais et sans avoir besoin de couper ni arracher aucun arbre sur plante. C'est à ces fins que les chefs d'ateliers vous présentent leur pétition pour que vous y ayez l'égard que de raison.
A Gap, le 28 floréal, deuxième année de la République une et indivisible et démocratique.
Signé ; ROUGIER, VAILLANT, et "illisible"."
Ce troisième signataire était vraisemblablement le directeur de l'atelier de salpêtre ou celui de l'atelier de réparation d'armes à l'arsenal.
En ce qui concerne les métaux, nous avons déjà reproduit au début de cet article l'arrêté du Comité de Salut Public en date du 13 septembre 1793.
Il y est parlé des commissaires envoyés pour les cloches qui devaient recueillir tous les métaux se trouvant dans les maisons nationales, celles des émigrés et celles de la ci-devant liste civile et les faire servir à la fabrication des armes.
C'est le citoyen Boutay qui fut délégué dans le district de Gap en qualité de commissaire pour les cloches.
Il paraît avoir déployé beaucoup de zèle dans l'accomplissement de cette mission de confiance.
Il convient de dire que ses appointements devaient être prélevés sur les fonds envoyés dans le département pour subvenir aux dépenses de la fabrication des armes (lettre des commissaires de la trésorerie nationale du 26 pluviôse an II). - Le 30 prairial an II, le citoyen Jacques, receveur du district de Gap, recevait l'ordre de verser au citoyen Boutay la somme de 1 172 livres à lui due, savoir : 500 livres pour ses appointements d'un mois et 672 livres pour frais de route, suivant l'état qu'il en avait remis certifié. Même s'il fut réglé en assignats, qui avaient alors 40 0/0 de leur valeur nominale, c'était un assez joli denier pour l'époque et il ne semble pas que le citoyen Boutay ait éprouvé pour se faire payer autant de difficultés que Rougier et ses ouvriers.
Aussi n'est-il pas surprenant que le commissaire du Comité de Salut Public ait adressé le 28 prairial an II aux administrateurs du district de Gap la lettre qui suit :
"Je vous notifie, citoyens administrateurs, un arrêté du Comité de Salut Public de la Convention nationale, daté du 13 septembre dernier (vieux style), lequel met à la disposition du ministre de la guerre et aujourd'hui à celle de l'Administration centrale des armes toutes les matières métalliques propres à leur fabrication qui peuvent se trouver dans les maisons devenues nationales ou par l'émigration ou par la rébellion.
Je vous invite à en assurer l'exécution dans le ressort du district que vous administrez.
...
Je dois peut-être, citoyens administrateurs, vous rappeler la loi du 23 juillet 1793 (vieux style) qui ne concerne qu'une seule cloche dans chaque paroisse, loi pour l'exécution de laquelle j'ai été envoyé dans le département. Dans le cas où elle serait encore à exécuter en quelques communes éloignées et peu accessibles, vous êtes invités, au nom des représentants du peuple composant le Comité de Salut Public, à prendre les mesures les plus actives pour que les cloches vous soient envoyées sans retard.
Vous éprouvez sûrement, comme tout républicain, une profonde horreur en songeant aux maux qu'a causés le fanatisme. Vous savez que le voeu du peuple français est généralement prononcé pour son entière extinction ; ainsi tous les temples fermés, soit pour l'expression de ce voeu, soit pour des décrets ou arrêtés de nos représentants, doivent être dégarnis de ce qui servait au culte.
Les objets en matières métalliques, propres à la fabrication des armes, seront de suite transportés dans votre dépôt pour y être tenus à la disposition du Comité de Salut Public ou de la commission des armes ...
Salut et fraternité ..."
En exécution de ces ordres, un grand nombre de cloches furent descendues et transportées à Gap. Citons notamment celles de Jullien-la-Montagne (nom révolutionnaire de Saint-Julien-en-Champagne), du Noyer, de Romette, de Poligny, de La Bâtie, etc.
Des mandats de paiement furent délivrés à divers habitants de ces localités pour enlèvement et transport des cloches et le sieur Bain, peseur de la commune de Gap, toucha vingt livres dix sous pour les avoir pesées ...
Il est juste de reconnaître que le citoyen Boutay recherchait aussi d'autres métaux. C'est ainsi qu'il signalait le 27 prairial aux administrateurs du district l'existence de huit quintaux de plomb chez le citoyen Trichon, négociant à Gap, et les invitait à en payer la valeur et à faire remettre en dépôt la marchandise et celle de dix quintaux environ de cuivre dans la maison de la Grande-Rue, habitée par des chaudronniers connus sous le nom de frères Piémontais.
Bulletin de la Société d'études des Hautes-Alpes