GAUDIN Duc de Gaëte A VIC-SUR-AISNE
Le bourg de Vic-sur-Aisne a été doté en 1893, de plaques indicatrices pour ses rues et de numéros d'ordre pour ses maisons. La municipalité a qui revient l'honneur de cette amélioration a voulu profiter de la circonstance pour rappeler aux habitants de la localité, le souvenir de quelques-uns de ses bienfaiteurs. Pour atteindre ce but elle a dû changer la dénomination de certaines rues, telles que les rues Brûlée, de la Porcherie et du quai Gaudin, dénommées aujourd'hui rues Dubarle, de Pomponne et de Gaëte.
Pour cette dernière le but recherché n'a pas été atteint, car si tous les habitants de Vic-sur-Aisne connaissent le nom de M. Gaudin, au contraire, beaucoup ignorent qu'il porta le titre de duc de Gaëte. Aussi cette rue est-elle toujours généralement appelée quai Gaudin, et non autrement.
A propos de ce grand ministre des finances, il nous a paru intéressant de réunir sur lui quelques détails biographiques, et de les faire connaître aux habitants du bourg, où il était venu chercher un asile pendant la première Révolution, et où il a laissé une mémoire fort honorée.
Martin-Michel-Charles Gaudin, naquit à Saint-Denis, en 1756, d'un avocat sans fortune. Il entra, à dix-sept ans, dans l'administration des finances, sous le ministère Necker ; à vingt deux ans il fut nommé premier commis, grade qui équivaut aujourd'hui à celui de chef de division ; en dépit des changements, renversements, désorganisation de service, il conserva sa place ; à la Révolution, il l'occupait encore.
En 1789, il fut nommé par Louis XVI l'un de ses six commis dirigeant la Trésorerie ; dans cet emploi, il eut, trois jours avant la captivité du Temple, une entrevue avec le Roi pour le paiement de la liste civile.
Parmi les six employés, Gaudin fut le seul comptable qui put comprendre et faire exécuter le travail apporté par les délégués de l'Assemblée nationale. Malgré sa capacité le désordre des affaires publiques ne tarda point à amener la création des assignats.
Gaudin se retira devant la Convention, plutôt par lassitude que par crainte ; et, durant la Terreur, il vint se réfugier à Vic-sur-Aisne, où il passa trois ans et demi, chez une de ses amis, - et non une tante comme on a voulu le dire - Mme Marie-Marguerite de Lachaud, veuve de Prudent Hévin, ancien chirurgien de la Reine, jouissant dans cette retraite d'une indépendance qu'il n'avait jamais connue.
C'est à Vic-sur-Aisne que les principes financiers qui régissent encore aujourd'hui, en partie, notre budget national furent fixés ; c'est là que furent tracés les plans du remarquable travail sur le cadastre, des impôts directs et indirects, le monopole des tabacs, oeuvre personnelle de Gaudin.
Mis en relations avec les tribuns républicains, il resta en bons termes avec presque tous bien qu'il fut hostile à leurs principes.
Il fut arraché à sa retraite de Vic-sur-Aisne, en l'an VI (1798), par le président du Directoire. Il reçut une lettre qui l'invitait à se rendre à Paris pour "y conférer d'objets qui ne pouvaient se traiter par écrit."
Le futur ministre s'achemina alors vers la capitale, monté dans un vieux cabriolet, traîné par un vieux cheval, emportant dans sa bourse les trois uniques pièces d'or qu'un de ses amis avait pu lui prêter. Le lendemain il était devant le Directoire qui voulut le nommer ministre des finances ; mais il répondit "que là où il n'y avait ni finances, ni moyens d'en faire, un ministre était inutile."
On créa, pour le retenir à Paris, à cause de la modicité de sa fortune, l'emploi d'intendant général de la poste aux lettres et aux chevaux.
Le lendemain du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), il fut mandé au Luxembourg, Sieyès, qui l'y avait devancé, le fit entrer par une porte dont les batants ouverts lui montrèrent le général Bonaparte donnant des ordres.
Dès l'entrée de Michel Gaudin, celui-ci lui adressa la parole :
- Vous avez longtemps travaillé dans les finances ?
- Pendant vingt-cinq ans, général.
- Nous avons besoin de votre concours et j'y compte ; allons, prêtez-moi serment, nous sommes pressés ; rendez-vous au ministère dans deux heures pour en prendre possession et donnez-moi le plus tôt que vous pourrez un rapport sur notre situation, en même temps que les mesures nécessaires pour rétablir le service qui manque partout.
Ce fut ainsi que, séance tenante, Gaudin fut nommé ministre de la République consulaire.
Les méditations économiques de son séjour à Vic-sur-Aisne trouvèrent leur application ; il créa des combinaisons de métier que l'Empereur n'eut pu découvrir.
Napoléon n'a jamais cherché à empiéter sur le domaine de son ministre ; aussi, quand on lui attribua l'honneur du cadastre, il s'en défendit noblement et en reporta le mérite à Gaudin, qui resta à la tête du département des finances pendant toute la durée de son règne.
Pendant cette longue association, il ne s'éleva qu'un seul nuage entre lui et son maître, nuage causé par l'envie et la jalousie.
Sous le Consulat, la lecture de son rapport sur la situation des finances, au Conseil d'Etat, dura trois heures sans fatiguer l'attention et fut accueilli par une approbation générale. Rentré dans son cabinet, le premier Consul dit, en s'adressant à ceux qui l'entouraient : "Il faut pourtant convenir que le compte rendu du ministre des finances est un bel ouvrage et soutient bien des détails." Il se retourna en disant ces derniers mots.
Gaudin, extrêmement ému, répondit les larmes dans les yeux : "Général, voilà ma plus douce récompense et le dédommagement de bien des chagrins."
- "Ah ! vous étiez là ! Eh bien je suis charmé que vous m'ayez entendu ; faites remettre demain quarante exemplaires de votre compte rendu au ministre des relations extérieures (M. de Talleyrand), afin qu'il les envoie tout de suite en Angleterre. Il faut que ces gens-là, qui nous croient si mal dans nos affaires, voient où nous en sommes et le chemin que nous avons fait en trois ans, malgré la guerre et la situation dans laquelle nous avons trouvé la France."
"Depuis ce jour, dit M. Gaudin dans ses Mémoires, je retrouvai Napoléon ce qu'il avait été pour moi dans les premiers temps, ce qu'il a continué d'être jusqu'au dernier moment."
Quand l'Empereur créa des duchés et institua une noblesse, il informa confidentiellement Gaudin de cette détermination, lui promettant, s'il se mariait, le titre de duc et l'assurant que le mariage était un état très doux. Le ministre qui vivait toujours dans l'intimité de Mme Hévin, s'excusa, préférant renoncer à cette faveur plutôt que d'aliéner sa liberté. Malgré ce refus, l'Empereur le fit duc de Gaëte, en 1809, avec de riches donations à l'étranger.
Il avait acheté, en commun avec Mme veuve Hévin, une propriété à Vic-sur-Aisne, où il venait passer quelques jours seulement chaque année et où il fit exécuter de grands mouvements de terrains, dans le but d'occuper les ouvriers. On donnait à ces travaux le nom d'ateliers de charité. Il amoindrit ainsi la pente inclinée du coteau qui domine la vallée pour obtenir une belle terrasse, fit planter un parc, et creuser de 1806 à 1808 un canal pour former une île qui communique à la terre ferme par une passerelle en bois. A force d'art, il est arrivé à créer une des plus charmantes propriétés du pays.
On donnait le nom de Quai Gaudin (aujourd'hui la rue de Gaëte) au chemin qui conduit à l'église, parce que l'ancien ministre a contribué à en refaire l'empierrement et à bâtir un mur d'appui. Le jour de l'inauguration de ce quai, le duc offrit un grand dîner aux ouvriers et fit une distribution de vivres aux pauvres de la commune. Dans la soirée, à la fin du repas, pauvres et ouvriers parcoururent les rues de Vic-sur-Aisne, en chantant à tue-tête : Vive Gaudin ! J'ai le ventre plein ! La rime n'est pas riche, mais ce cri du coeur, ou plutôt du ventre, fut un agréable remerciement qui fit plaisir au duc.
Au retour de l'île d'Elbe, Napoléon l'appela à la Chambre des pairs. Il se tenait à l'écart, se contentant de s'occuper encore des finances publiques, quand il fut nommé député du département de l'Aisne, en 1815. Il siégea sur les bancs du parti constitutionnel.
Gaudin se maria sous la Restauration avec Marie-Marguerite de Lachaud, veuve Hévin, son amie.
En 1820, il accepta les fonctions de gouverneur de la Banque de France, dont il avait préparé le pacte statutaire ; il les conserva jusqu'en 1834.
Gaudin est mort au château de Gennevilliers, le 5 novembre 1841, dans sa 86e année. Il fut inhumé au Père-Lachaise. Quant à Mme Hévin, elle avait acquis, le 22 mai 1793, la ferme du Châtelet à Montigny-Lengrain et, après son mariage avec Gaudin, revendu avec lui, vers 1825, la propriété de Vic-sur-Aisne, à M. Paillet, ancien notaire de Soissons, né au château de Bitry (Oise), et père du célèbre avocat Alphonse Paillet. Elle est morte peu de temps après ; car, en 1826, la ferme du Châtelet était passée à sa fille et héritière. Marie-Marguerite-Prudence Hévin, alors veuve de Pierre Delavessière, propriétaire à Bordeaux.
Emile GAILLIARD
Bulletin de la société historique de Haute-Picardie
1926