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La Maraîchine Normande
6 octobre 2012

UN LAONNOIS GUILLOTINE AVEC LES VIERGES DE VERDUN

 

Saint-Rémy-à-la-Place était, au XVIIIe siècle la première paroisse de Laon. Les plus vieilles familles de la magistrature préféraient les petites maisons alignées en rangs pressés dans les rues étroites de ce vieux quartier aux vastes hôtels que le goût du jour élevait du côté de Saint-Martin. Elles restaient fidèles au centre de la ville, à cette rue du Bloc qui joignait la cathédrale, résidence du chapitre le plus nombreux du royaume, au palais royal, qui abritait le premier bailliage de France. La rue, dont le pavé sonnait rarement sous le poids des attelages, était sillonnée dès l'aurore par les allées et venues de ses habitants affairés ; conseillers et avocats en robe, se rendant à l'audience, après avoir entendu la messe dans le temple élégant élevé par leur zèle, ecclésiastiques gagnant la cathédrale, l'évêché ou le séminaire, ménagères ouvrant leur maison et demeurant sur le seuil pour se conter les nouvelles de la ville. Tous ces gens menaient, depuis de longs siècles, la même vie intime, que des alliances venaient souvent resserrer. Leurs occupations les rapprochaient à chaque instant de la journée. Ils assistaient aux mêmes offices ; ils pouvaient se donner rendez-vous sous les dalles de leur église, où ils venaient dormir leur dernier sommeil, pendant que les bancs où ils s'étaient agenouillés étaient, comme leurs maisons, occupés par leurs héritiers.

L'arrivée de nouveaux venus devait être un évènement dans ce petit monde très fermé. Le nom de Croyer apparaît sur les registres de Saint-Rémy-à-la-Place en 1743. Cette famille, originaire des bords de la Meuse, n'avait aucune attache héréditaire avec la paroisse, ni même avec la ville, mais ses principes et son genre de vie s'harmonisaient trop avec la société du Bloc pour qu'il n'y eut pas bientôt fusion complète. C'étaient des Bourgeois vivant noblement, servant le Roi, lorsque la grâce n'en faisait pas des serviteurs de Dieu.

François-Abraham Croyer, né à Sedan le 20 janvier 1712, était le fils de François Croyer, marchand drapier, et de Marie-Anne Rotisset. Il avait épousé à Rethel (26 avril 1735) Geneviève-Nicole Billaudel, et le désir de se rapprocher de son beau-frère, le conseiller Mahieu, l'avait sans doute attiré à Laon, après la naissance de son fils aîné. Il remplissait à Versailles, durant le dernier trimestre de l'année, l'office de porte-fauteuil et de table-bouche du Roi, aux gages de 400 livres, et ces fonctions, assez honorifiques, ne l'empêchaient pas de résider à Laon la plus grande partie de l'année. Le 11 novembre 1749, on le vit assister à la prise d'habit de sa demi-soeur Elisabeth, qui venait, à vingt ans, rejoindre au couvent de la Congrégation, une aînée, Félicité, qui y décéda le 26 novembre 1752. François-Abraham mourut lui-même le 20 mars 1783 et reçut sa sépulture dans l'église de Saint-Rémy-à-la-Place.

Fromage de Longueville, qui nous a conservé un curieux tableau de la société Laonnaise en 1764, où chaque figure de l'époque revit sous un nom d'emprunt, trace de la famille Croyer cette esquisse bienveillante :

"Cette femme qui vient de changer de place, a beaucoup plu par la figure. Cléantis (Mme Croyer) a de l'esprit, elle remplit ses devoirs de mère de famille ; elle a une fille aisnée très jolie et très spirituelle ; Cléantis a deux fils qui sont déjà placés, l'un dans l'église, l'autre dans les armes. Tous ses enfants lui font honneur. Son mary est officier chez le Roy. C'est un homme très honnête."

L'aîné de la famille est le héros de cette notice. François-Abraham devint chanoine et sous-trésorier de la cathédrale. La jolie Anne-Marie-Félicité, née le 11 février 1745, ne se maria qu'à 28 ans ; elle épousa (le 30 novembre 1773), un jeune officier de la garnison, gentilhomme breton, qui avait son âge. Hyacinthe-François de Bedée était sous-aide-major au régiment de Colonel-général dragons ; il appartenait à une vieille race celtique qui s'honore de compter, dans une de ses branches, la mère de Chateaubriand. La fortune fut sans doute étrangère à ces noces, car la fille qui en naquit, plus riche d'aïeux que d'argent, dut soliciter, au début de la Révolution, son entrée à la maison de Saint-Cyr. La fille cadette, Jeanne-Françoise-Geneviève Croyer, née le 15 janvier 1746, demeura fille. François-Elisabeth, né le 11 juin 1747, mourut jeune. Jean-François-Félicité Croyer de Reuille, né le 31 juillet 1749, fut nommé curé de Royaucourt en 1821 et mourut à l'ombre de la belle église de Saint-Julien, le 29 mai 1823.

Henri-François Croyer était né à Laon le 30 janvier 1743 ; baptisé le lendemain à l'église de Saint-Rémy-à-la-Place, il eut pour parrain le receveur des décîmes du diocèses, Henri Fabus, qui mourut le plus riche particulier de Laon, anobli par la charge de secrétaire du Roi ; la marraine était la tante de l'enfant, Marie-Françoise Billaudel, mariée en premières noces à Jean-François Mahieu, conseiller au bailliage et siège présidentiel de Laon et assesseur en la maréchaussée. Dès qu'il eut la force de porter une arme, Croyer songea à se faire soldat. Le voisinage de l'école de La Fère l'engageait à suivre la carrière de plusieurs de ses compatriotes et à entrer dans un corps dont chaque campagne soulignait le rôle grandissant. A seize ans, il fut reçu aspirant d'artillerie (16 juin 1759). Six mois plus tard (23 janvier 1760), il était admis parmi les cinquante élèves de l'école. Les habitants de la rue du Bloc purent admirer l'uniforme d'artillerie qu'il portait sans épaulettes ; l'habit bleu à collet rabattu, parements, veste culotte et doublure rouges, boutons en laison, le tricorne de feutre crânement posé sur la tête, galonné d'or, relevé d'une cocarde noire.

La guerre de Sept ans éprouvait alors cruellement nos armées, et les jeunes gens étaient heureux de pouvoir écourter leurs études. Au bout de vingt mois, Croyer passa l'examen de sortie devant un membre de l'Académie des Sciences et rejoignit en Allemagne le régiment de La Fère, avec l'épaulette de sous-lieutenant (17 octobre 1761), fut promu lieutenant le 27 août 1762, et garçon-major le 3 avril 1763.

Mais le travail acharné que récompensait cet avancement rapide avait compromis la santé du jeune officier, il dut solliciter un congé de trois mois, le 1er août 1763, puis une prolongation de six mois sans appointements ; toutefois son chef de brigade, M. de Saint-Auban, lui fit obtenir une gratification. Sous aide-major depuis le 15 octobre 1765, Croyer obtint enfin le grade de capitaine le 6 novembre 1771 et remplit les fonctions d'aide-major à dater du 1er octobre 1772. Six ans plus tard, on lui donna le commandement actif, en l'affectant comme capitaine en second à la campagnie d'ouvriers placée à la suite du régiment de Metz (9 mai 1778).

Le corps royal de l'artillerie comptait à cette époque neuf compagnies d'ouvriers, fortes de soixante hommes chacune. Leur uniforme comportait un habit gris de fer à revers rouges, une veste et une culotte bleues ; le port de l'épaulette n'y était autorisé que depuis l'ordonnance de 1774. L'habit de Croyer s'égaya de la croix de Saint-Louis le 18 juin 1786. Depuis quelque temps, il se faisait appeler : de Croyer de Reuille ; nous ne savons où était situé le fief dont il prenait le nom.

Les principes révolutionnaires, qui ne tardèrent pas à ébranler l'armée royale, trouvèrent en Croyer un adversaire résolu. Lorsqu'il vit leur triomphe assuré, il ne songea plus qu'à se retirer. Il quitta le service, le 1er juin 1791, gratifié d'une pension de retraite.

 

Il se retira à Verdun, où il s'était marié. Trois enfants égayaient sa maison de ville et sa campagne de regret : deux filles et un fils en bas âge (Croyer avait eu six enfants, mais trois d'entre eux ne vivaient plus au moment de la révolution). Croyer devait mener un certain train, puisque son procès révèle l'existence d'un carrosse. Le goût de l'étude survivait chez l'ancien officier qui avait appartenu pendant trente-deux ans à une arme savante. Il avait fait graver pour ses chers livres un ex-libris qui portait son blason : d'azur à un chien d'argent ; au chef d'or, chargé de deux canettes au naturel, soutenu par deux lévriers et timbré d'une couronne de comte. Cette vignette cessa un beau jour de lui plaire et il la remplaça, par une autre qui portait d'autres armoiries de sa composition : de gueules au chevron d'or, accompagné en pointe d'une bure de sanglier d'argent ; le petit-fils des bourgeois de Sedan ne craignit pas de sommer cet écu piriforme d'une couronne ducale. Les livres qui portent ces ex-libris furent confisqués, comme tous ses biens, à la suite de sa condamnation ; quelques-uns d'entre eux sont encore conservés à la bibliothèque de Verdun.

Croyer ne tarda pas à être troublé dans sa retraite par un bruit qui lui était familier, le grondement du canon. Les Prussiens, enhardis par la prise de Longwy, apparaissaient devant Verdun le 30 août 1792, et sommaient la place de se rendre. Elle n'était pas en état de se défendre. Aussi, le conseil de guerre décida-t-il, dès le 2 septembre, après quelques heures de bombardement, de capituler, malgré les protestations du commandant Beaurepaire, qui se fit sauter la cervelle.

La population ne vit pas d'un mauvais oeil une reddition qui mettait fin à la tyrannie des jacobins et lui rendait son évêque et ses prêtres légitimes. Le vétéran de la guerre de Sept ans dut souffrir de ces luttes morales que connut toute âme loyale : il se réjouissait du triomphe de ses convictions, mais les faciles victoires de ses anciens ennemis devaient accroître sa haine contre la révolution qui les avaient permises. Il ne voulut pas du moins s'associer à cette humiliation et il se retira, avec sa famille, dès le début du siège, au village de Regret, sur les côtes de la rive gauche de la Meuse, à trois quarts de lieue de la ville. Il se contenta de visiter le camp prussien, comme la plupart des bourgeois. Cette curiosité devait lui coûter la vie.

La chute de Verdun produisit à Paris une impression profonde d'épouvante chez les nouveaux maîtres de la France, de joie chez leurs victimes. L'annonce seule du danger avait provoqué les journées de septembre. Lorsque la nouvelle fut confirmée, l'Assemblée législative ne se contenta pas de suspendre, dès le 14 septembre, pour la ville coupable, le bénéfice de la loi relative au remboursement des offices. On voulut tirer de ce désastre une éclatante vengeance ; mais il manquait encore à la "justice" un organe docile et expéditif. Après une enquête menée au lendemain de Valmy par la commission municipale provisoire, la Convention décida, dans sa séance du 9 février 1793, sur le rapport de Cavaignac, de renvoyer devant le tribunal criminel de la Meuse, séant à Saint-Mihiel, les Verdunois qui avaient participé directement ou indirectement au mouvement contre-révolutionnaire.

L'accusateur public du tribunal ne signa l'acte de mise en accusation que le 19 novembre 1793 ; il écrivit ensuite à Paris pour demander que, par économie, étant donné le nombre des prévenus, la cour se réunit à Verdun. Le ministre lui répondit, le 21 décembre, en ordonnant, malgré les termes exprès du décret de la Convention, de traduire les coupables devant le tribunal révolutionnaire. L'accusateur public dut se rendre à Verdun avec son président, pour enquêter sur les faits incriminés et préparer ainsi la besogne de Fouquier-Tinville.

C'est alors que Croyer, dont le nom ne figurait pas dans le décret de la Convention, fut dénoncé par des paysans d'un village voisin de Regret, Belleville, où il possédait des vignes. Le 24 décembre, les citoyens Antoine Schiltz, masson, Louis Lamare, aubergiste, et Jacques Bréda déposèrent devant les magistrats instructeurs, précisant qu'ils ne faisaient que répéter ce qu'ils avaient entendu dire par Dambraine, l'ennemi le plus acharné de Croyer. Le 16 janvier 1794, un laboureur de Regret, Jean-Baptiste Colson, déclara que, le jour de la reddition de la place, dix ou douze volontaires ou bourgeois armés sortaient de la ville ; à l'ancien officier d'artillerie qui leur demandait pourquoi ils n'avaient pas mis bas les armes, ils avaient répliqué que la capitulation les autorisait à conserver leurs armes ; Croyer, voulant absolument les voir désarmés, avait couru prévenir un détachement de hussards prussiens ; les patriotes n'eurent que le temps de se jeter dans le Bois de la Ville, et faisant face aux cavaliers, il cassèrent le bras à l'un d'eux. Un autre cultivateur, François Souhault, confirma cette déposition.

Le lendemain, les commissaires entendirent le principal dénonciateur, Dambraine, vigneron de Belleville que Croyer employait à la journée et qui lui devait de l'argent. Il déclara avoir vu l'ancien officier amener un capitaine prussien dans son carrosse pour lui faire visiter ses vignes et goûter son raisin. Après la capitulation, Croyer lui avait demandé ce qu'il faisait pendant le bombardement, et il avait répondu "qu'il était couché avec beaucoup de crainte derrière le cimetière de Verdun, de peur que les obus et les bombes ne tombent sur luy". Puis l'ouvrier ayant posé la même question, celui-là avait raconté qu'il était à Regret avec sa famille et ajouté quelques propos favorables à l'ennemi. Or, Dambraine avait précédemment attesté par écrit, devant cinq témoins, qu'il n'avait jamais entendu dire à Croyer qu'il avait été à la batterie prussienne ; ce certificat ne l'embarrassa pas. Il s'excusa, en déclarant qu'il était débiteur de Croyer et que son créancier l'avait menacé de poursuites s'il ne signait pas ce papier. On le crut sur parole, bien que ses variations rendissent suspect son témoignage.

Le 22 janvier, un vigneron de Regret, Nicolas Bernard, attesta qu'il avait vu Croyer prêter sa lunette à un officier prussien, qui examinait les positions de la ville ; cet officier monta ensuite à cheval en emportant la lunette. Un autre vigneron, Toussaint Pierson, affirma que le prévenu avait crié à un piquet de cavalerie ennemie de venir désarmer un détachement qui sortait de la ville, disant qu'on ne laissait jamais sortir une troupe avec ses arms. Au dire de Madeleine Lainé, veuve de Nicolas Menu, laboureur, la femme de Croyer était arrêtée avec ses trois enfants devant la maison du citoyen Dominique Rouyer, ex-lieutenant général d'épée, quand un officier prussien demanda en passant à qui appartenait ces beaux enfants, la mère répondit : "Les pauvres enfans demandent toujours quand est-ce que nos bons amis viendront". Un gardeur de Regret, Jean Amant, avait vu Croyer et Rouyer porter du vin aux Prussiens quand ils passaient devant leur porte. Jean-Baptiste Lajoux, vigneron à Verdun, dénonça la joie qu'ils manifestaient tous deux, avant le bombardement, du succès prochain de l'ennemi. Marguerite Adam, femme de Nicolas Pierson, aperçut, le jour du bombardement, Croyer avec sa famille chez son ami Rouyer, entouré d'officiers prussiens. Deux autres habitants de la ville, François Paquin et Nicolas Galavaux, ont vu, ce même jour, l'ancien capitaine d'ouvriers donner sa lunette au général prussien, distribuer des cocardes blanches et demander à un détachement de hussards rouges de désarmer les gardes nationales patriotes.

Le 23 janvier, Antoine Loyal, de Regret, confirma la déposition de la femme Pierson. Croyer avait conversé avec des officiers prussiens et des émigrés ; mais le témoin n'avait pu saisir le sens de leurs paroles. Jean-Baptiste Dubeaux, maître d'écriture à Verdun, qui ne déposa que le 10 février, était présent quand Dambraine signa l'attestation qui lui était demandée ; il n'avait entendu aucune menace de la part du créancier.

Ces charges semblèrent suffisantes aux commissaires pour lancer contre Henri-François Croyer, le 14 mars 1794, un mandat d'arrêt, où le signalement est resté en blanc. Ils le firent comparaître devant eux le 18 et ne lui posèrent que deux questions. Le prévenu répondit à la première qu'il n'avait rien fait pour hâter la reddition de la place, ajoutant qu'il ne pouvait dire si quelqu'un l'avait tenté. Sur le second chef d'accusation, il avoua s'être rendu au camp de Regret, mais se défendit d'y avoir parlé à personne ; il n'avait jamais entendu dire que le roi de Prusse ait été harangué ; quant aux dragées offertes à l'ennemi par les jeunes filles, il n'avait connu le fait que par le bruit public. Il signa l'interrogatoire et fut réintégré dans la prison de la ville.

Le lendemain, le tribunal criminel de la Meuse arrêtait la liste des Verdunois traduits devant le tribunal révolutionnaire "pour crime de lèse-nation" ; cette liste comptait trente-trois noms (on leur adjoignit à Paris quatre nouveaux inculpés dont l'affaire n'avait aucun rapport avec celle de Verdun) : c'étaient des officiers, comme le commandant de la ville et le capitaine de gendarmerie, des membres de la municipalité, des gendarmes, des marchands, un vigneron, des prêtres, sept femmes et sept jeunes filles de seize à vingt-six ans. Plusieurs d'entre eux, dont était Croyer étaient accusés de s'être en attroupement à la maison commune pour presser la reddition" et d'avoir été "au camp de Bar haranguer le tyran prussien".

Les prévenus quittèrent Verdun en plusieurs groupes. Un premier convoi prit la route de Paris, dès le 10 mars ; il emmenait une des deux survivantes de ce drame, qui en a laissé pour sa fille un récit émouvant. Nous lui emprunterons quelques détails, car le voyage de Croyer dut se passer dans des conditions à peu près semblables. Les prisonniers montèrent dans des chariots découverts, encadrés d'une forte escorte de gendarmes. "Le voyage se fit assez gaiement. Les gendarmes, pendant la route, se conduisirent envers tous les prisonniers avec autant d'égards et d'humanité que la crainte de se compromettre et de nous compromettre nous-mêmes le permettaient. Quelquefois, lorsqu'ils étaient assurés qu'aucun danger ne nous menaçait, ils nous laissaient sortir pour nous délasser de la fatigue que nous occasionnaient les cahots des charriots sur lesquels nous étions montés. Comme tous les jours, on en changeait, nous ne trouvions jamais de paille pour nous asseoir. Quelques-unes étaient assises sur les petits paquets qui renfermaient le peu de linge que nous avions emporté ; mais les autres étaient obligées de rester droites et seulement appuyées sur les côtés des charriots. Cependant nos conducteurs faisaient ce qu'ils pouvaient pour nous ; mais tout le monde sait qu'en Champagne, il est difficile de se procurer du fourrage, surtout au printemps". A Sainte-Menchould, des officiers d'un régiment de carabiniers parti la veille de Verdun voulurent délivrer les prisonniers ; il y eut une escarmouche, quelques militaires furent pris, puis relâchés par les gendarmes sur la prière des prisonniers. Ce fut le seul incident d'un voyage qui dura quatorze longues journées.

En arrivant à Paris, les convois étaient dirigés sur la Conciergerie. Le tribunal révolutionnaire entama la procédure le 1er avril. Croyer subit son interrogatoire le 7, à deux heures et demie. Il se défendit à nouveau d'avoir été à Verdun pendant le siège ; il était alors à Regret, où il n'eut aucune relation avec les officiers prussiens ou d'autres ennemis de la république.

Ce fut le 24 avril 1794 (5 floréal an II) que le tribunal, après un jugement sommaire, rendit l'arrêt destiné à terroriser les populations de la frontière. La composition de la salle était celle des grands jours ; derrière les juges, des femmes riaient et ricanaient, mais le public paraissait ému. Des deux côtés de la barre, la bataille avait été chaude. L'enquête avait établi que Verdun ne pouvait se défendre ; elle prouvait aussi que les habitants n'avaient pas donné de bal en l'honneur du roi de Prusse ; si certaines de leurs femmes et leurs filles s'étaient rendues au camp ennemi, montées sur une charrette - non sur un char -, ce n'était pas pour offrir aux vainqueurs des compliments et des dragées, mais par simple curiosité. Fouquier-Tinville fut obligé de s'avouer vaincu, mais il se vengeait en insultant ses victimes. "On vous a dit, s'écriait-il, que ce char n'était autre chose qu'une misérable charrette ouverte de tous côtés, un char à fumier. Eh bien ! en appréciant à leur juste valeur ces femmes rampantes, montées dans leur voiture à fumier, je dis que jamais cette charrette n'en voitura tant que lorsque ces femmes allèrent visiter le tyran".

Le jury n'en prononça pas moins trente-cinq condamnations à mort, et Croyer fut du nombre, malgré l'éloquence de son défenseur, le citoyen Lafleuterie "qui avait accoutumé de faire payer cher ses services et improvisait une défense piteuse, lorsqu'il ne trahissait pas ses clients". Deux jeunes filles, qui avaient dix-sept ans à peine, échappèrent seules à la mort ; elles se virent infliger une peine de six heures d'exposition sur l'échafaud et de vingt ans de réclusion. L'arrêt fut accueilli par les applaudissements d'une partie de l'assistance, notamment au banc des témoins.

 

Les trois demoiselles Watrin, âgées de 22 à 25 ans, se joignirent à ces démonstrations, puis les autres accusés se levèrent, rapporte une des survivantes de ce drame, applaudissant et "se livrant à je ne sais quels transports".

Les trente-cinq condamnés furent exécutés le jour même, à sept heures du soir, sur la place de la Révolution (place de la Concorde).

Le procès de Verdun marque une date dans l'histoire de la Révolution ; c'est la première des grandes hécatombes qui devaient ensanglanter le deuxième trimestre de 1794. Trente-cinq victimes, appartenant à l'élite d'une ville, étaient traduits devant un tribunal d'exception, en violation d'un décret qui ordonnait leur comparution devant leurs juges naturels. Elles étaient condamnées à mort pour des crimes dont la preuve ne put être faite. Elles montèrent sur l'échafaud sans qu'une protestation ait osé se manifester. La responsabilité de leur mort ne retombe-t-elle pas sur toute une époque et sur les fils de cette génération ? Cette pensée obsédait un tout jeune poète, vingt-cinq ans plus tard, quand, voyant en songe le cortège de ces victimes, il s'écriait :

"... Quels sont ces trois tombeaux ?

J'entends des chants de mort ; j'entends des cris de fête.

Cachez-moi le char qui s'arrête ! ...

Un fer lentement tombe à mes regards troublés ;

J'ai vu couler du sang ... Est-il bien vrai, parlez,

Qu'il ait rejailli sur ma tête ? (Victor Hugo)

 

MAXIME DE SARS

Bulletin de la Société historique de Haute-Picardie

1927

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La Maraîchine Normande
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