JERSEY BASE ACTIVE DE LA CHOUANNERIE
De 1790 à 1815 Jersey va rappeler aux autorités françaises sa position géographique exceptionnelle dans la Manche en servant de base opérationnelle pour le soutien aux émigrés français et en étant une position avancée anglaise face aux défenses côtières bretonnes.
En 1789, Jersey a environ 20 000 habitants, sa population profite d’une large activité maritime. Plusieurs chantiers navals construisent des navires de tous tonnages, le commerce avec l’étranger et les colonies est prospère, les armateurs de l’île embarquent annuellement comme dans la baie de Saint-Brieuc environ 1500 hommes pour Terre-Neuve. Enfin se perpétue par certains commerçants une activité de contrebande fort lucrative entre la France et l’Angleterre.
La langue est encore le français et la presse locale très développée publie quotidiennement des journaux et gazettes en français reproduisant les dépêches reçues de Londres sur tous les événements qui vont agiter l’Europe.
Jersey vit heureusement mais a néanmoins souffert comme les ports français de la guerre de Sept ans ( 1755-1763) et la guerre d’Amérique (1778-1783) qui ont désorganisé le trafic maritime et généré une activité de guerre de course dont Jersey profitera d’ailleurs en octroyant 38 lettres de marque en 1778.
Une terre de refuge pour les émigrés bretons et normands
La proximité des Iles anglo-normandes, un pays de langue française, des relations traditionnelles avec la France (ainsi avant l’extension du port de Saint-Hélier, de nombreux navires de Jersey hivernaient dans le port de Saint-Malo mieux protégé) vont faire de l’Ile une terre de refuge idéal pour les premiers émigrés bretons et normands.
Les civils vont constituer la première vague suivie en 1792 d’une deuxième vague constituée par les prêtre s réfractaires. Ce flux de réfugiés culminera à 11 000 hommes dont environ 800 prêtres. (une centaine à Guernesey). Parmi ceux-ci se trouvent Charles, Auguste Brajeul, recteur de Saint-Quay, Carré, recteur de St-Quay, Allain, prêtre d’Etables, Charmois, curé d’Etables, Duval, recteur de Tréveneuc. Ce surcroît de population va créer une gêne considérable pour les habitants des deux îles dont la population totale dépasse tout juste les 30 000 âmes et poser un problème politique aux autorités anglaises.
En effet, l’approvisionnement devient vite insuffisant, les prix montent et certains craignent que les émigrés prennent le pouvoir; quant à la hiérarchie religieuse locale, elle voit dans ces étrangers une menace pour le culte protestant.
Tout ce climat va brusquement s’aggraver à la déclaration de guerre de la France contre l’Angleterre le 20 Avril 1792 et Jersey qui subissait les événements va devenir un des pions avancés de l’Angleterre dans le conflit maritime et dans l’aide aux royalistes. Jersey va pendant un quart de siècle entrer en résonance avec la vie politique française en prenant une part active aux événements qui vont se dérouler dans les Côtes du Nord.
Philippe d’Auvergne, Duc de Bouillon. Celui qui va tout orchestrer de Jersey
Cet homme qui a eu un destin fabuleux est le personnage clé dans le rôle joué par Jersey dans sa relation avec le France.
Né à Jersey en 1754, Philippe Dauvergne, issu d’une ancienne famille normande établie dans l’île depuis le XV° siècle, était entré dans la marine à 16 ans. De par son éducation, il était bilingue ce qui sera un grand avantage dans son aventureuse existence. Il participe comme officier de marine en 1773 à une expédition marine au Spitsberg à 25 milles du Pôle Nord, se bat contre les “Yankies” et la flotte de l’amiral d’Estaing en 1778. De retour en Europe, affecté à une frégate anglaise qui naufrage au cours d’un combat naval près de Molène , il est fait prisonnier par les Français à Carhaix en Bretagne.
Or, à cette époque, Godefroy, Charles, Henri, de la Tour d’Auvergne, Duc de Bouillon âgé de 60 ans cherche un héritier car il possède la terre de Bouillon à la frontière franco-belge et qui a encore le statut de principauté indépendante. Le Duc informé de la présence d’un Dauvergne à Carhaix l’invite dans son château de Navarre en Normandie et envisage d’adopter cet officier de 25 ans. Ce projet bien que confirmé par des écrits ne sera jamais concrétisé. mais Philippe Dauvergne fera désormais orthographier son nom “d’Auvergne” et cherchera jusqu’à sa mort mais sans succès à faire légaliser son titre de Duc et reconnaître sa qualité d’héritier.
Avril 1794- L’état de guerre est proclamé. Philippe Dauvergne rejoint son île natale
Il est nommé commandant d’un vieux batiment le Nonsuch avec pour mission de prendre la mer aussitôt pour assurer la défense des île anglo-normandes et désorganiser le commerce ennemi local. Une flottille de canonnières lui est affectée: le Lion, le Scorpion, le Bulldog , le Tiger, l’Eagle et le Repulse. La flottille existe bien sur le papier mais les navires ne sont pas en état de naviguer d’après leur commandant.
Ils sont alors remplacés en Août par des bâtiments d’une autre qualité: le Bravo, le Plumper, le Seaflower. Sont également employés le Daphné( 150 Tx, 22 canons, 85 hommes) l’Aristocrat, le Royalist.
Dauvergne a une mission bien définie par le War office:
1/ commander une division de navires armés pour la défense des îles
2/ ouvrir des communications avec le continent pour obtenir les premières informations sur tous les mouvements hostiles de l’ennemi
3/ maintenir les communications avec les insurgés dans les provinces françaises de l’Ouest
4/ distribuer des secours aux émigrés français dans les îles.
Il sera donc l’homme qui se trouve face au contre-amiral français Cornic et ses navires vont pendant plusieurs années contrôler en partie la navigation le long des côtes Nord de Bretagne et particulièrement dans la baie de Saint-Brieuc. Dauvergne va brillamment s’acquitter de toutes ses tâches et sa réussite l’opposera quelquefois à son cousin Philippe Fall, gouverneur de l’île qui accepte mal la présence d’un officier de marine recevant directement ses instructions de Londres.
Le fournisseur d’armes et de munitions aux Chouans
Si le gouvernement anglais de Pitt se montre réservé pour aider les royalistes au début de la Chouannerie, le ministre de la guerre, Windham, y voit rapidement un avantage dès la déclaration de la guerre. Dauvergne avait entre autres pour mission de financer les royalistes. En 1796, il précise à Puisaye, émigré responsable des actions royalistes qu’il recevait par mois 30 000 livres dont la moitié pour lui, l’autre moitié pour Charette, Stofflet et Scepeaux.
L’approvisionnement en armes et munitions était aussi considérable. En Février 1795, sont débarqués à Jersey par l’Argo 7800 mousquets, 500 fusils, 600 sabres, 136 selles, 100 demi-tonneaux de poudre et 150 demi-tonneaux de cartouches, 1500 paires de chaussures, 100 paires de bottes, une presse à imprimer et des fournitures médicales. Le même jour, l’Amazone et le Concorde livrent une cargaison analogue.
Tout cet armement devait ensuite être débarqué clandestinement en évitant les navires garde-côtes. Certaines opérations se déroulent avec succès comme en Mars 1795 où 2000 équipements d’armes sont livrés, mais en Avril une fourniture de 2 000 mousquets et 100 000 cartouches échoue. Je suis très préoccupé relate Dauvergne que les Chouans n’aient pas été exacts au rendez-vous. Mes navires sont restés près de la côte pendant deux jours sans que le signal prévu soit perçu. Dans une autre note à Puisaye, il lui reproche qu’une tentative de déchargement ait été un échec et accuse de trahison l’un des prêtres émigrés venant de Londres et lui demande d’être plus prudent avec des individus de ce genre.
Quant à Puisaye, insatiable il demande encore plus d’armes et insiste sur les besoins en poudre. “ Une livre coûte 24 F mais elle est introuvable, il serait préférable d’avoir 100 livres de poudre que 100 livres sterlings et aussi des pistolets et des sabres.”
Puisaye pour encadrer les groupes de chouans enrôlait des anciens officiers émigrés qu’il faisait passer par Jersey pour être débarqués sur les côtes de France. Dauvergne se plaint du nombre d’officiers venant de Londres et qu’il est obligé de recevoir, souvent pour plusieurs jours ou semaines, avec pour conséquence des factures de vin qui dépassent de 2/3 son allocation globale.
Trois points de débarquement existaient à l’est de Saint-Brieuc. Un des trajets était Moncontour, la forêt de Loudéac puis Pontivy.
Le plan Puisaye: un débarquement dans la baie de Saint-Brieuc
De nombreuses notes ont été rédigées par tous les émigrés qui ont participé soit d’Angleterre soit de Jersey aux tentatives de soulèvement des chouans dans l’Ouest de la France. Les premiers plans de débarquement de troupes d’émigrés ont privilégié la côte Nord de Bretagne et en particulier la baie de Saint-Brieuc pour des raisons de logistique. Puisaye appuie fortement pour un débarquement de 6 000 à 7 000 hommes en trois points de la baie de Saint-Brieuc appuyé par une troupe de 12 000 anglais. Le plan est ambitieux et inclut la prise de Saint-Brieuc puis de Rennes.
En ce début d’année 1795,les passeurs sont très actifs pour débarquer les agents et chefs émigrés; le 13 Février, le Contre-amiral Cornic informe le commissaire de la Marine Dalbarade que 4 à 5 émigrés de Jersey allaient descendre à Saint-Quay-Portrieux pour rejoindre les chouans de Boishardy. En fait, la jonction n’aura pas lieu.
Le 16 Février 1795, un débarquement plus important est prévu à Jospinet au fond de la baie de Saint-Brieuc. Deux navires participent à l’opération: le Phoenix où sont embarqués Boisbaudron, Bellefond, Chateaubriand, d’Urville, Vasselot, La Roque, Canan, de Pange, Frotté, tous jouant un rôle de premier plan dans la chouannerie des Côtes du Nord.
S’y ajoutent 12 hommes d’équipage et 14 passagers et 3 chouans.L’autre navire est le lougre, Le Royaliste. C’est le lieutenant Danowen qui représente Dauvergne et qui est responsable de l’opération.
Erreur de navigation ou autre raison, le débarquement d’une partie des émigrés se fait près d’Erquy, 4 hommes gagnent la terre: Larosière, Depange, Boisbaudron et Vasselot. Mais ils sont capturés ainsi que de nombreux documents . Parmi ceux-ci semble-t-il est le projet de débarquement à Quiberon d’après la thèse de M..J.C.Menes dans son livre:” La mer et les Chouans. Quiberon trahi par Erquy”.
Le projet Puisaye ne faisait pas l’unanimité, le cabinet anglais était contre, de nombreuses réticences se manifestaient en soulignant les difficultés de l’opération en cas de mauvais temps et de vents forts.
Néanmoins, une tentative aura lieu le 4 Mars 1795 sous les ordres de M. de la Vieuville qui quitte Jersey par vent de Sud-Ouest. La flottille arrive le Vendredi après-midi près de Saint-Quay où toutes les conditions adverses sont réunies: brouillard, pas de signaux de réponse et trois navires républicains en vue. La mer devient grosse aussi toute l’expédition regagne Jersey. Tel est le bref compte-rendu des responsables de cette tentative de débarquement qui correspond au combat de la Ville Mario à Saint-Quay-Portrieux. Cet échec n’arrête pas l’activité des agents émigrés et deux d’entre eux de Lavieuville et d’Andigné sont débarqués par le cutter le Phoenix le 12 Mars 1795 près de Saint-Quay-Portrieux. En Avril 1795, Puisaye aurait pris une autre option, modifié ses plans et opter pour un débarquement principal dans le Morbihan, ayant réalisé que les forces locales sont plus nombreuses et mieux organisées que dans le Nord de la Bretagne.
Cette opération est organisée par le Marquis de Dresnay. Les émigrés de Jersey vont constituer deux régiments qui doivent se joindre au corps expéditionnaire. Ils seront sauvés du désastre du débarquement à Quiberon en Juillet 1795 car le premier convoi arriva à Quiberon le lendemain de la bataille et le second quitta Jersey le même jour.
Devant les insuccès des Chouans, la dérive du soulèvement vers le brigandage, les autorités anglaises devinrent plus réticentes pour aider les chouans, d’autant plus que de l’armement et des munitions fournis à ceux-ci étaient maintenant entre les mains des Républicains à la suite des diverses trêves signées avec eux.
La Gazette de Jersey du 9 Avril 1796 publie une note datée du 5 Mars à Saint-Brieuc” L’état du département des Côtes-du-Nord est très critique. Les Chouans commettent de nombreux ravages, les prêtres jurés, les amis connus de la Révolution, les acquéreurs de biens nationaux sont successivement pillés et assassinés.”
Le service d’espionnage de P. Dauvergne
Dauvergne ayant eu pour mission officielle d’établir des communications avec le continent pour recueillir les premières informations sur les mouvements de l’ennemi organise un remarquable service de renseignements sur tous les points stratégiques de Bretagne et de Normandie.
Des centaines de rapports furent ainsi établis et transmis aussitôt à M. Dunday, Secrétaire à la guerre . Les sommes versées par Dauvergne pour payer ses indicateurs sont même mentionnées dans les archives de 1795 à 1799. Les autorités anglaises avaient donc des rapports complets sur les forces navales à Brest et furent informées des projets de débarquement français en Irlande (1796)en Angleterre (1797) et à nouveau en Irlande (1798).
Certaines informations étaient même diffusées dans la presse locale: la Gazette de l’Ile de Jersey-Samedi 14 Mars 1795.
“Une personne partie de Brest le 14 Février est arrivée à Plymouth le 24, rapporte que quand elle a quitté Brest, la flotte y était rentrée en mauvais état, que 2 vaisseaux de 84 et 2 de 74 avaient coulé dans un coup de vent et qu’on craignait le même sort pour un vaisseau à trois ponts qui n’était pas rentré. Elle assure qu’il n’y aurait aucune discipline parmi les équipages qui sont très mauvais, que la marine manque de cordages et voiles, que tout est à Brest dans un abandon et dans une confusion dont on ne fait pas idée.”
Mais les informations peuvent a ussi être orientées. Ainsi la Gazette de l’Ile de Jersey du Samedi 9 Mai 1795 publie une dépêche de Londres du 22 Avril:”Nous avons le nouvelle certaine que les royalistes chouans ont remporté un avantage sur les patriotes près de Saint-Brieuc, trois cents républicains sont restés sur le champ de bataille. C’est la meilleure réputation qu’on puisse donner de tous les rapports qui ont été faits sur leur compte.”
Dauvergne distributeur de faux assignats
Les émigrés avaient eu l’idée de faire fabriquer de faux assignats pour affaiblir la monnaie républicaine. 18 imprimerie avaient été mises à contribution et étaient en mesure de produire un million d’assignats par jour. En sus de toutes ses tâches, Dauvergne contrôlait également la distribution de cette fausse monnaie en Bretagne et en Normandie. Il rapporte en 1796 qu’une somme de 2 millions vient d’être débarquée et quelqu’un note que les caves de Montorgueil, le fort de Jersey, sont remplies d’une montagne d’assignats.
La paix d’Amiens signée en Mars 1802 met fin à toutes ces activités officielles et clandestines à partir de Jersey, mais elle sera brève et les hostilités reprennent en 1803.
Poursuite du blocus des côtes françaises
Dès la rupture de la paix, Dauvergne reçoit le même commandement et remonte son réseau de renseignements. La qualité de ses services lui vaut d’être nommé contre-amiral en 1805 et de terminer sa carrière en 1814 comme vice-amiral.
Jusqu’à la paix, ses navires combattront les vaisseaux français, de nombreuses escarmouches auront lieu avec capture et destruction de deux cotés. Il semble néanmoins que la baie de Saint-Brieuc connut peu d’engagement entre navires pendant cette période car la flotte anglaise était de plus en plus efficace dans le contrôle des côtes.
Quant aux émigrés, leur activité ne sera plus que sporadique car depuis le 26 Avril 1802 ils sont amnistiés, peuvent rentrer en France et récupérer leurs biens s’ils n’ont pas été vendus.
La guerre de course, par contre se poursuivra avec un tribut très lourd payé par les marins puisqu’à Saint-Malo sur les 9400 officiers et matelots embarqués à bord des navires de course, 3 400 ont péri en 10 ans.Jersey aura également souffert puisqu’en deux ans de guerre seulement (1793-1794) 43 navires totalisant 3 300 Tx ont été capturés et 800 hommes ont été faits prisonniers.