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La Maraîchine Normande
14 juin 2012

La guerre aux «patois» sous la Révolution (1789-1799)

Ce mouvement de patriotisme s'étendit aussi au domaine de la langue. Pour la première fois, on associa langue et nation. Désormais, la langue devint une affaire d'État: il fallait doter d'une langue nationale la «République unie et indivisible» et élever le niveau des masses par l'instruction ainsi que par la diffusion du français. Or, l'idée même d'une «République unie et indivisible», dont la devise était «Liberté, Fraternité et Égalité pour tous», ne pouvait se concilier avec le morcellement linguistique et le particularisme des anciennes provinces. On aurait pu s'attendre, au contraire, que la Révolution puisse se montrer ouverte aux patois, aux usages non normalisés et aux variétés «basses» de la langue. Ce n'est pas ce qui s'est passé. 

Les individus qui ont fait la Révolution étaient le produit de l'Ancien Régime. Ils disposaient d'une solide éducation classique et ils savaient s'exprimer oralement. Lorsqu'il était temps de parler en public, ces bourgeois instruits ont su puiser dans la littérature des Lumières les idées, les mots, les phrases et les éléments de discours qu'il leur fallait pour impressionner les foules. Pour ce faire, ils ont eu recours à l'éloquence, que ce soit dans les discours de contestation, de dénonciation ou de revendication. Alors que le XVIIIe siècle monarchique et absolutiste avait muselé la parole des individus, la Révolution permettait aux révolutionnaires de la libérer, suivant en cela le modèle des parlementaires britanniques et des assemblées américaines, ces dernières aboutissant à la Révolution à partir de 1776. En même temps, la marque de la langue anglaise sur le vocabulaire français se fera de façon plus insistante, car les institutions britanniques et américaines ont exercé une fascination certaine chez les Français.

La «tour de Babel» dialectale

Le 14 janvier 1790, sur proposition du député François-Joseph Bouchette (1735-1810), l'Assemblée nationale française décidait de «faire publier les décrets de l’Assemblée dans tous les idiomes qu'on parle dans les différentes parties de la France». Et le député Bouchette de dire: «Ainsi, tout le monde va être le maître de lire et écrire dans la langue qu’il aimera mieux.» C'est à partir de Paris qu'on rédigea des traductions des différents décrets destinés à la population. Des bureaux départementaux, par exemple en Alsace, en Lorraine et en Bretagne, furent créés pour traduire sur place divers textes. En novembre 1792, la Convention chargea une commission afin d'accélérer les traductions. De cette façon, la République croyait qu'il fallait recourir au multilinguisme parce que toutes les langues de France avaient droit de cité. Toutefois, la traduction fut rapidement abandonnée devant les coûts financiers et l'absence réelle de vouloir conserver les langues régionales. Aussitôt, les patois devinrent l'objet d'une attaque en règle ! Les révolutionnaires bourgeois ont même vu dans les patois un obstacle à la propagation de leurs idées.

Bertrand Barère (1755-1841), membre du Comité de salut public (8 pluviôse an II), l'organe de gouvernement révolutionnaire mis en place par la Convention nationale en avril 1793, déclencha une véritable offensive en faveur de l'existence d'une langue nationale :

La monarchie avait des raisons de ressembler à la tour de Babel; dans la démocratie, laisser les citoyens ignorants de la langue nationale, incapables de contrôler le pouvoir, c'est trahir la patrie... Chez un peuple libre, la langue doit être une et la même pour tous.

Chez un peuple libre, la langue doit être une et la même pour tous ! Il ne suffisait pas seulement de favoriser le français, mais aussi de supprimer toute autre langue parlée par les citoyens. Dans certains pays, un politicien qui tiendrait de tels propos en public aujourd'hui se ferait certainement rabrouer, à défaut de se faire lyncher. On imagine mal aujourd'hui, par exemple, un président de la Confédération suisse, un premier ministre belge ou canadien, ou un président de la République finlandaise faire de telles affirmations à ses concitoyens.

Dans son Rapport du Comité de salut public sur les idiomes (voir le texte complet) qu'il présenta devant la Convention du 27 janvier 1794, Bertrand Barère s'exprimait ainsi au sujet des «jargons barbares» et des «idiomes grossiers» : 

Combien de dépenses n'avons-nous pas faites pour la traduction des lois des deux premières assemblées nationales dans les divers idiomes de France! Comme si c'était à nous à maintenir ces jargons barbares et ces idiomes grossiers qui ne peuvent plus servir que les fanatiques et les contre-révolutionnaires!

Barère, membre du Comité pour le salut public, n'était pas le seul à penser ainsi. La plupart des membres de la classe dirigeante développaient des idées similaires. L'un des plus célèbres d'entre eux fut certainement l'abbé Henri-Baptiste Grégoire (1750-1831). Devant le Comité de l'Instruction publique, l’abbé Grégoire déclarait, le 30 juillet 1793: 

Tous les jours, rentrés dans le sein de leur famille, dans les longues soirées des hivers surtout, la curiosité des parents et l'empressement des enfants, de la part de ceux-ci l'avidité de dire, de la part de ceux-là le désir d'entendre, feront répéter la leçon et retracer des faits qui seront le véhicule de la morale ; ainsi l'émulation acquerra plus de ressort, ainsi l'éducation publique sera utile, non seulement à ceux qui font l'apprentissage de la vie, mais encore à ceux qui ont atteint l'âge mûr ; ainsi l'instruction et les connaissances utiles, comme une douce rosée, se répandront sur toute la masse des individus qui composent la nation, ainsi disparaîtront insensiblement les jargons locaux, les patois de six millions de Français qui ne parlent pas la langue nationale. Car, je ne puis trop le répéter, il est plus important qu'on ne pense en politique d'extirper cette diversité d'idiomes grossiers, qui prolongent l'enfance de la raison et la vieillesse des préjugés. Leur anéantissement sera plus prochain encore, si, comme je l'espère, vingt millions de catholiques se décident à ne plus parler à Dieu sans savoir ce qu'ils lui disent, mais à célébrer l'office divin en langue vulgaire.

Soulignons le terme «extirper» appliqué aux «idiomes grossiers» qui prolongent «l'enfance de la raison» et «la vieillesse des préjugés». Ce sont là des termes extrêmement forts destinés à dévaloriser les patois. L'abbé Grégoire commença une enquête sur les patois le 13 août 1790; il reçut seulement 49 réponses qui se sont étalées jusqu'en 1792. Deux ans plus tard (1794), il remettait un rapport de 28 pages sur «la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française»: Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française. Il dénonçait la situation linguistique de la France républicaine qui, «avec trente patois différents», en était encore «à la tour de Babel», alors que «pour la liberté» elle formait «l'avant-garde des nations». Il déclara notamment:

Nous n'avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms.

Peut-être n'est-il pas inutile d'en faire l'énumération : le bas-breton, le normand, le picard, le rouchi ou wallon, le flamand, le champenois, le messin, le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon, le bressan, le lyonnais, le dauphinois, l'auvergnat, le poitevin, le limousin, le picard, le provençal, le languedocien, le velayen, le catalan, le béarnais, le basque, le rouergat et le gascon ; ce dernier seul est parlé sur une surface de 60 lieues en tout sens.

Au nombre des patois, on doit placer encore l'italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l'allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces deux idiomes y sont très-dégénérés.

Enfin les nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d'idiome pauvre comme celui des Hottentots, comme la langue franque, qui, dans tous les verbes, ne connaît guère que l'infinitif.

Avec une sorte d'effarement, l'abbé Grégoire révéla dans son rapport de juin 1794 qu'on ne parlait «exclusivement» le français uniquement dans «environ 15 départements» (sur 83). Il lui paraissait paradoxal, et pour le moins insupportable, de constater que moins de trois millions de Français sur 25 parlaient la langue nationale, alors que celle-ci était utilisée et unifiée «même dans le Canada et sur les bords du Mississipi». À la suite de son rapport (voir le texte complet), la Convention adopta le décret suivant :

Décret

La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité d'instruction publique, décrète :

Le Comité d'instruction publique présentera un rapport sur les moyens d'exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau de la langue française. Il présentera des vues sur les changements qui en faciliteront l'étude et lui donneront le caractère qui convient à la langue de la liberté.

La Convention décrète que le rapport sera envoyé aux autorités constituées, aux Sociétés populaires et à toutes les communes de la République.

Cependant, le décret n'a jamais été appliqué. Comme quoi il est plus facile de changer de régime politique que la règle des participes passés. Puis le Comité de salut public réaffirma la nécessité de supprimer les «dialectes»: «Dans une République une et indivisible, la langue doit être une. C’est un fédéralisme que la variété des dialectes [… ], il faut le briser entièrement.»

La terreur linguistique

À partir de 1793, les révolutionnaires s’attribuèrent le droit d'éliminer leurs concitoyens au nom du progrès pour l’humanité. Ce fut la politique soumise au principe de la fin justifiant les moyens. Un discours se développa dans lequel le terme langue restait l'apanage exclusif du français appelé «notre langue». Tout ce qui n'est pas français devait s'appeler patois ou idiomes féodaux. La Révolution fit tout pour s'approprier les symboles de l'unité nationale. Le 8 août 1793, la Convention nationale supprimait toutes les académies et sociétés littéraires officielles, dont la célèbre Académie française (fondée en 1635 par Richelieu) qui sera transformée en un Institut national en 1794. Il en fut ainsi de l'Académie de peinture et sculpture (fondée par Mazarin en 1648), de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (fondée par Colbert en 1664), de l'Académie des sciences (fondée par Colbert en 1666), de l'Académie de musique(fondée la même année) et de l'Académie d'architecture (fondée en 1671).

Deux ans auparavant, Talleyrand avait proposé le décret suivant:

Art. 1

Les Académies et sociétés savantes entretenues aux frais du Trésor public, les chaires établies à Paris au Jardin du roi, au Collège royal, à celui de Navarre, à l'Hôtel des Monnaies, au Louvre, au Collège des Quatre-Nations, pour l'enseignement de la littérature, des mathématiques, de la chimie et de quelques parties de la physique, de l'histoire naturelle, et de la médecine, seront supprimées, et il y sera suppléé comme il suit.

Art. 2

Il sera établi à Paris un grand institut, qui sera destiné au perfectionnement des lettres, des sciences et des arts.

[...]

Finalement, l'article 1er du décret de 1793 se lira comme suit: «Toutes les académies et sociétés littéraires patentées ou dotées par la nation sont supprimées.»

Par la suite, la Révolution se vit dans la nécessité d'imposer le français par des décrets rigoureux à travers toute la France, par la force si nécessaire. Sous Robespierre, le décret du 2 thermidor, an II (20 juillet 1794) sanctionna la terreur linguistique. À partir de ce moment, les patois locaux furent pourchassés. Cette loi «linguistique» nous donne par ailleurs une bonne idée des intentions des dirigeants révolutionnaires: 

Article 1er

À compter du jour de la publication de la présente loi, nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire de la République, être écrit qu'en langue française.

Article 2

Après le mois qui suivra la publication de la présente loi, il ne pourra être enregistré aucun acte, même sous seing privé, s'il n'est écrit en langue française.

Article 3

Tout fonctionnaire ou officier public, tout agent du Gouvernement qui, à dater du jour de la publication de la présente loi, dressera, écrira ou souscrira, dans l'exercice de ses fonctions, des procès-verbaux, jugements, contrats ou autres actes généralement quelconques conçus en idiomes ou langues autres que la française, sera traduit devant le tribunal de police correctionnelle de sa résidence, condamné à six mois d'emprisonnement, et destitué.

Article 4

La même peine aura lieu contre tout receveur du droit d'enregistrement qui, après le mois de la publication de la présente loi, enregistrera des actes, même sous seing privé, écrits en idiomes ou langues autres que le français.

Après avoir fait guillotiné plus de 17 000 opposants à son régime, Maximilien de Robespierre lui-même fut mené à la guillotine lors d'un coup d'État contre-révolutionnaire. En raison de la chute de Robespierre, le décret fut suspendu quelques semaines plus tard (en septembre), jusqu'à la diffusion d'un nouveau rapport sur cette matière par des «comités de législation et d'instruction publique». D'autres décrets remplacèrent celui de juillet 1794. Quoi qu'il en soit, ces mesures répressives ne furent jamais efficaces.

Cela étant dit, une politique linguistique qui se donne comme objectif de faire changer la langue de plusieurs millions de personnes ne peut espérer aboutir à un résultat satisfaisant en quelques années. De fait, la pression que les autorités révolutionnaires tenteront d'exercer sera revue à la baisse pour revenir aux pratiques anciennes. Il faudra attendre au XIXe siècle et des décennies d'instruction obligatoire pour mettre en œuvre les politiques proposées par l'abbé Grégoire.

http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/francophonie/HIST_FR_s8_Revolution1789.htm

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