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La Maraîchine Normande
2 mai 2020

MONTAUBAN (82) - 1670 - CURIEUX PROCÈS A PROPOS D'UN CHAT

A PROPOS D'UN CHAT

Voici un procès curieux, terminé par l'officialité de Castres, et dont il nous a paru utile de faire connaître les diverses phases, à titre de renseignements sur les moeurs et coutumes du XVIIe siècle.

chat blanc 4 z

L'abbé Fraisse, prêtre et hebdomadier du chapitre de Montauban, avait une superbe chatte blanche, une Isabelle, qu'il n'aurait voulu donner pour rien au monde. Il ne lui reprochait qu'un seul défaut, la gourmandise, et c'est un vice assez ordinaire dans la race féline ; mais la chatte de notre abbé était surtout friande de pigeons, et elle dépeuplait tous les pigeonniers du voisinage. Chaque matin elle faisait sa ronde de chasse pour la provision de la journée, et, aussi rusée que gourmande, elle savait échapper à tous les pièges qu'on lui tendait. Mais enfin le chirurgien Donzieu résolut de se débarrasser de ce voisin incommode : un matin, donc, il s'arme d'un fusil, se place à la lucarne de sa maison, et, au moment où Isabelle rentre avec la proie qu'elle venait de lui dérober, il l'ajuste et la tue ... La pauvre bête alla tomber sur le toit de son maître.

C'était le 21 avril 1670. Le délit fut, le jour même, dénoncé à l'hôtel de ville ; mais il n'y eut aucune poursuite. L'abbé Fraisse était donc en proie au plus vif ressentiment, lorsque traversant la place publique, quelques jours après l'évènement, il aperçut Donzieu occupé à préparer, sur une des tables de la boucherie, la pâture de son chat. Il l'aborde : Je n'ai plus, lui dit-il, à m'occuper de pareils soins. - Ah ! fit Donzieu. - Non, répliqua l'abbé, car vous avez tué ma chatte. - Pourquoi, répondit tranquillement Donzieu, mangeait-elle mes pigeons ? - Ce calme exaspérant Fraisse, il donna deux soufflets à son adversaire, le prit au collet et s'armant d'un bâton qu'il trouva dans la boutique, il l'aurait assommé, sans l'intervention de trois personnes qui assistaient à cette scène de violence.

L'affaire s'aggravait. Donzieu, qui ne pouvait pas rester sous le coup d'une insulte publique, fit constater ses blessures ; mais il était protestant, et la qualité de l'auteur de l'insulte lui imposait l'obligation de demander justice à l'official, car à cette époque les ecclésiastiques n'étaient pas justiciables des tribunaux ordinaires. Cependant il dépose sa plainte, l'official lance un décret de prise de corps, et le 7 mai une sentence ordonne la confrontation des témoins.

L'abbé, qui sans doute ne s'attendait pas à cette décision, récrimina contre ses pairs, alléguant contre eux plusieurs griefs, et il appela de leur jugement au tribunal de la métropole. Sur cet appel, le procureur fiscal de Toulouse donna ses conclusions le 25 juin : "Le fait est bien constaté, dit-il, il est grave et il serait à craindre que l'impunité ne causât du scandale, à cause de la religion de l'adversaire ; cependant si l'emportement de Fraisse est blâmable, il peut s'expliquer par la raillerie de Donzieu ; je ne crois donc pas qu'il y ait lieu à confrontation et une légère pénitence doit suffire". Deux jours après, une sentence, prise en conformité de ces conclusions, déclarait l'instance mal jugée par l'official de Montauban, retenait l'affaire et mettait les parties hors de cour et de procès, dépens compensés.

Ainsi la mort de la pauvre Isabelle avait déjà occupé trois tribunaux. Donzieu, qui considérait la sentence de Toulouse comme un déni de justice, n'hésita pas d'en appeler du métropolitain à la cour de Rome, et le 26 août un bref du Pape commît pour connaître de cette importante affaire les évêques d'Albi, de Castres, de Lombez ou leurs officiaux. Ce bref fut présenté à l'official de Castres qui le reçut ; les sacs de la procédure lui furent remis et il se chargea de dire droit aux parties.

Alors les sacs se remplissent de productions nouvelles. Fraisse ne nie pas avoir frappé Donzieu, mais il dit qu'un attentat commis à son préjudice, sur le toit de sa propre maison, méritait punition, quia domus sua unicuique tutissimum refugium et receptaculum est ; que le chirurgien qui a constaté les prétendues blessures ne peut être cru, en justice, parce qu'il est protestant et ami de l'adversaire ; que deux des trois témoins produits sont aussi protestants, et que ce sont personnes ignorantes, de basse condition ; enfin, il prétend que l'accusation portée contre lui, prêtre, par un hérétique, n'est pas admissible : infames et hœretici homines bonœ famœ accusare non possunt ; il ajoute que le bref qui ouvre une nouvelle instance à été surpris au Saint-Père, qui n'aurait pas appelé un protestant "son cher fils", et il conclut à la confirmation pure et simple de la sentence du métropolitain.

Donzieu fait ressortir, dans sa réponse, la gravité du délit : il a été frappé sur le visage qui est le siège de l'honneur et qui doit être respecté même en la personne d'un condamné, et l'offense est d'autant plus grave qu'elle a été faite par un prêtre. La constatation des blessures a été admise par les juges précédents sans aucune difficulté, et il n'est pas nécessaire que les témoins soient gens de condition et instruits, pourvu qu'ils soient probes. Quant aux reproches sur la diversité de religion, il s'étonna que l'adversaire ait osé les articuler, car les édits et les ordonnances défendent expressément aux sujets du roi de se provoquer, de fait ni de parole, à ce sujet et autorisent formellement les protestants à appeler en justice les ecclésiastiques. L'adversaire, dit-il, fait injure à Sa Sainteté en supposant qu'elle eut refusé le bref si elle eut su que le demandeur était protestant, qu'elle eut considéré la qualité des personnes et non leur droit, et il termine en demandant condamnation.

Le 26 février 1671, l'official de Castres ordonna, comme l'avait déjà fait celui de Montauban, l'audition des témoins. Donzieu s'empressa de les faire assigner pour le 21 mars, et il se rendit à Castres avec eux ; mais c'était un jour de fête ; le juge ne siégeait pas, et le lendemain était un dimanche. Comme un plus long séjour lui aurait occasionné de grandes dépenses, il présenta requête pour être autorisé à faire entendre ses témoins sur les lieux, ce qui lui fut accordé, et il reprit la route de Montauban.

Mais de nouvelles difficultés devaient surgir ; et d'abord il était difficile que les parties s'entendissent sur le choix du commissaire-enquêteur, qui devait être un gradué : celui-ci prétendit qu'il s'agissait d'un gradué ecclésiastique, celui-là d'un gradué laïque, si bien qu'après de longues contestations, chacune des parties se retranchant dans ses prétentions, il y eut deux enquêtes. L'enquête ecclésiastique, entravée par Donzieu, n'aboutit pas ; l'autre, ouverte le 9 avril, fut signifiée le 29 à la partie adverse, et le délai de rigueur expirait le 30.
Enfin, le juge va-t-il prononcer la sentence ? - Non ! il faut encore subir les dires et les répliques sur les confrontations. Écoutez l'abbé Fraisse menaçant son adversaire d'un châtiment semblable à celui dont Dieu a, suivant lui, frappé certains persécuteurs d'un saint : "Non-seulement, dit-il, Donzieu tua mon chat ; mais il m'injuria, et il devrait avoir plus de respect et de retenue pour un prêtre, sans le fâcher ni injurier. Les excès qui se commettent à l'encontre des prêtres sont grandement punissables, et Notre Seigneur ne punit pas seulement les personnes qui ont fait quelques outrages aux prêtres, mais encore il punit et châtie ceux qui les ont commis à l'encontre des bêtes qui leur appartiennent. Un des plus signalés prodiges que Notre Seigneur fit à la gloire et honneur de Saint Thomas de Cantorbery, durant sa vie, c'est que passant un jour dans un bourg, les habitants coupèrent la queue de son cheval, par dérision ; mais Notre Seigneur ne voulut pas laisser ce crime impuni ; il permit par un juste jugement, que ceux qui descendaient de ces impies vilains naquissent avec des queues de bêtes brutes. L'adversaire devrait appréhender pareil châtiment, car il ne se contenta pas de tuer mon chat, il lui coupa la queue et la donna à son petit enfant."

Enfin, le 12 juin, le promoteur de l'évêché de Castres déposa ses conclusions, et l'abbé Fraisse fut condamné à trois cents livres envers Donzieu, à trente livres pour oeuvres pies, et aux dépens.

Pauvre Isabelle, voilà où ta gourmandise devait conduire ton maître ! ... 

Ainsi voilà un délit dont la procédure a duré près de deux ans, et qui a occupé les consuls d'une ville, plusieurs gradués, deux officialités épiscopales, un tribunal métropolitain et le Pape lui-même.

 


Revue historique, scientifique et littéraire du Tarn - Premier volume - 1877.

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