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La Maraîchine Normande
24 mai 2019

TOURS (37) - 1815-1816 - L'EXIL DE JOSEPH BERNAZAIS

L'exil de Bernazais
par Pierre Massé

La réaction thermidorienne n'entraîna point, dans le département de la Vienne, de représailles sévères. Les terroristes ne connurent pas longtemps les rigueurs de l'emprisonnement et purent échapper à la loi du talion que réclamait contre eux l'ancien accusateur public Motet. A Poitiers même ils demeurèrent sur place, prêts à reprendre le pouvoir et conservant entre eux un étroit contact. Le Cercle constitutionnel de l'église Saint-Paul, sous le Directoire, fut la dernière tentative de regroupement des forces révolutionnaires en vue d'une action commune.

A quel moment ces hommes, que ni la chute de Robespierre, ni les arrestations thermidoriennes n'avaient découragés, jugèrent-ils la partie perdue ? L'équipe est dispersée au début du Consulat. Depuis longtemps Fradin a tenté de se refaire une réputation avec un poste de professeur à l'École Centrale. Ayant échappé à la déportation, Planier s'est réfugié en Charente-Inférieure, chez Bernard de Saintes. L'ex-prêtre Piorry a jugé prudent de quitter Poitiers, ainsi que Chennevière, l'ancien comptable du Comité de Surveillance. Qu'est devenu, dans cette débâcle, le plus actif et le plus fougueux, le plus jeune et peut-être le plus convaincu, l'orateur du groupe : JOSEPH BERNAZAIS ?

De toutes les entreprises de cette époque fertile en mutations brusques, c'est un évènement d'importance secondaire à nos yeux qui a le plus impressionné les disciples d'Ingrand. Les élections de l'an VI, pour lesquelles ils avaient mené une campagne acharnée, ne leur avaient apporté qu'un échec retentissant. Alors que déferlait sur le pays une nouvelle vague jacobine, la Vienne était restée obstinément fermée, rejetant de son sein tous ceux qui avaient plus ou moins trempé dans la Terreur. C'était le triomphe des modérés, du type Creuzé-Latouche, élu à la fois par l'Assemblée-mère et par les scissionnaires, cependant que le Directoire, par son coup d'État du 22 floréal, marquait son intention de barrer la route aux agités de l'an II. Voyant les hommes de son parti jugulés dans tout le pays, se voyant lui-même battu dans la Vienne à plate couture, Bernazais put croire que les temps étaient révolus. C'est alors qu'il prit, comme Planier, la décision de quitter le département où un plus long séjour offrait désormais trop d'inconvénients pour sa sécurité.

La retraite qu'il choisit ne devait point le dépayser. Son père, avant la Révolution, avait occupé les fonctions de Principal du collège de Richelieu. Bernazais avait-il conservé des relations dans la région ? Ou usa-t-il des amitiés révolutionnaires, telles que les hommes du même clan savaient alors les pratiquer ? Ainsi Planier pouvait accepter l'hospitalité offerte par Bernard de Saintes. Or, la foi jacobine, autant qu'en Charente-Inférieure, était restée vivace en Indre-et-Loire. C'est là que Bernazais, après un départ discret qui ressemblait à une disparition, vint définitivement s'installer.

Demeura-t-il découragé par son échec électoral au point d'abandonner la scène politique ? Le regretté Doyen Henri Carré, qui s'était penché, à la fin de sa vie, sur maint problème de l'histoire régionale et s'intéressait au cas Bernazais, avait réussi à retrouver une piste que l'on pouvait supposer perdue. Le résultat de ses recherches tenait en une dizaine de lignes particulièrement suggestives en ce qu'elles soulignaient l'activité persistante du personnage et laissaient deviner de nouvelle vicissitudes. Citons les quelques éclaircissements qu'elles apportaient :

"Le coup d'État du 18 brumaire venant à se produire, Bernazais ne vit plus de place à solliciter que dans la procédure. Le tribunal de Tours le présenta au premier Consul, pour une place d'avoué, et, durant tout l'Empire, il demeura en possession de sa charge, mais en 1815, après Waterloo, la chambre des avoués délibéra deux fois, le 8 et le 12 août, sur un cas Bernazais, et, en possession des procès-verbaux de celle-ci, le tribunal de Tours suspendit l'avoué pour vingt ans ; comme il avait alors quarante ans, cela revenait à le destituer. Le frappa-t-on pour fautes professionnelles, ou tint-on compte de son ancienne réputation de Terroriste ?"

Ce n'est pour ni l'un ni l'autre de ces motifs que Bernazais fut destitué. Une fois de plus, nous allons retrouver la vie de cet homme en liaison étroite avec les évènements de l'époque, comme si rien d'important ne devait se passer en France sans qu'elle en portât la répercussion.

En 1815, à la démoralisation d'ordre militaire s'ajoutait une démoralisation d'ordre politique. Le changement de régime, concrétisé par des changements de drapeau et de cocarde, ne fit qu'accentuer le malaise, et ce furent des régiments en débandade, décimés par les désertions et minés par la révolte, qui arrivèrent bientôt devant Tours dans la deuxième quinzaine de juillet.

Les sentiments républicains de Bernazais, à cette époque, étaient depuis longtemps défunts. Quand il n'utilisait pas son éloquence à la défense des causes criminelles où il avait acquis quelque réputation, l'avoué mettait ses dons oratoires au service de la cause bonapartiste. Il s'était lié, de façon très étroite, avec le sous-préfet de Loches, Chalmel, jadis député aux Cinq-Cents, avec Japhet, juge au Tribunal de Tours. Aux Cent-Jours, il avait organisé une fédération particulièrement active pour galvaniser le pays et y maintenir la foi en l'Empereur. L'arrivée de l'armée de la Loire lui fournit l'occasion d'un nouveau regain d'activité.

tours gravure z

Dès le 12 juillet, alors que tout semblait calme, une sourde fermentation s'opérait parmi les troupes qui avaient vu d'un très mauvais oeil un cortège officiel se rendre à la cathédrale pour y chanter un Te Deum en l'honneur du retour du Roi. Bernazais, qui n'avait pas paru en ville depuis le 9, se tenait en liaison étroite avec les officiers bonapartistes. L'agitation ne fit que croître dans la soirée pour éclater le lendemain.

Le 13 juillet vit se déchaîner une émeute organisée selon les meilleures traditions révolutionnaires. S'étant portées en masse à la mairie, les troupes y arrachèrent le drapeau blanc qu'elles remplacèrent par le tricolore, puis se répandirent par la ville, en poussant les clameurs d'usage, pour enlever des édifices tous les étendards royalistes qui s'y trouvaient. Le tout se termina par la mise à sac des maisons où gîtaient les partisans du Roi. Le sieur de Villeneuve, ex-inspecteur de la librairie à Tours, qui se tenait prudemment à l'écart de ces violences, en rendait ainsi compte à Fouché :

"Au moment où je vous écris, on bat la générale pour s'appeler au pillage que fait une troupe française d'au-delà de la Loire ; six maisons sont pillées déjà. Le Maire et un certain avoué Bernazet excitent le désordre, l'un par faiblesse et l'autre par ses discours et émissaires. Tout ce qui n'est pas sous les armes est barricadé dans sa maison. Ceux qui avaient abordé la fleur de lys sont désignés par la canaille qui conduit la troupe au pillage."

Les énergumènes en uniforme se calmèrent un peu les jours d'après. Néanmoins, la situation demeurait difficile, et c'est en ces termes que le conseiller de préfecture qui dirigeait alors l'administration départementale s'adressait à son tour au même Fouché le 20 suivant :

"La Ville de Tours, Monseigneur, est dans un état de crise bien alarmant. Les soldats sont dans une insubordination complète, et ils sont excités par des hommes dangereux qui cherchent à soulever la populace. Malheureusement, je n'ai pas une force suffisante pour les faire enlever, car ils me sont bien connus. L'autre nuit, un de ces agitateurs fut rencontré par une patrouille de garde nationale. Si celui qui la commandait eût été plus adroit, il se serait saisi de cet individu qui a parcouru la même nuit plusieurs quartiers de la ville. Cet homme est d'autant plus dangereux qu'il a beaucoup de moyens. Il s'appelle BERNAZAIS et est avoué au Tribunal civil de Tours. Très certainement, on lui fournit des fonds pour salarier les agents qu'il emploie, car il n'est pas en état de faire des avances, mais je n'ai encore pu découvrir de qui il les reçoit."

Comme s'il avait eu vent des accusations portées contre lui, Bernazais, après cette période agitée, se terra complètement. On le pensait retiré à Chinon, où il avait des propriétés. Ce n'est que le 6 août qu'il reparut à Tours pour y recommencer ses intrigues. Les milieux militaires semblaient l'attirer particulièrement. Sa maison, devenue le rendez-vous des officiers, ne désemplissait pas. De nouvelles émeutes n'étaient-elles pas à craindre ? Le préfet Destouches se décida, par un arrêté en date du 9 août, à interrompre une carrière de conspirateur si brillamment menée, et à faire incarcérer Bernazais en tant qu'individu "notoirement connu et unanimement désigné comme le centre de toutes les intrigues tendant à entraver l'action du gouvernement, à provoquer des troubles et à entretenir la discorde ou semer la zizanie parmi les citoyens."

Une perquisition domiciliaire, et l'information qui fut ouverte, n'apportèrent cependant rien de concluant quant à la participation directe de l'avoué aux émeutes des 12 et 13 juillet. Mais la prise était trop bonne pour qu'on la laissât échapper. Si jamais mesure de haute police s'imposait au nouveau régime, c'était bien celle-là. Plus encore qu'une accusation en règle, c'est le sentiment qui transparaît, tout au long de la lettre adressée, le lendemain même de l'arrestation, au ministre de la police, par le préfet. Ce fonctionnaire demandait moins une sanction contre un coupable qu'une détention préventive. Il exprimait le désir que l'emprisonnement durât au moins un mois, et qu'à sa libération, Bernazais fût mis en résidence surveillée dans quelque ville à trente lieues de Tours.

Des arrestations politiques, Bernazais avait une vieille expérience, soit par celles qu'il avait lui-même provoquées ou ordonnées vingt ans auparavant, soit par celles qui s'étaient appliquées à sa personne. Il n'ignorait pas qu'en pareil cas le silence de l'inculpé équivaut à un aveu, et que tous les arguments sont bons pour échapper à la paille humide des cachots. Deux personnages tenaient son sort entre leurs mains : le préfet de Tours et le ministre de la police. Bannissant toute vaine dignité, il s'empressa d'écrire à l'un et à l'autre.

Au premier, il exposa que son intention était, depuis longtemps, de quitter le département d'Indre-et-Loire d'où il s'offrait à partir dans les huit jours si l'on voulait bien lui rendre la clef des champs. Au second, il se donna pour "un citoyen paisible, constamment soumis aux lois". On m'a arrêté, ajoutait-il, "à l'instant où j'allais exécuter le projet de transporter mon domicile dans un autre département pour y vivre en paix et loin des passions".

Il ne demandait d'ailleurs sa liberté que pour aller habiter Paris. De la sorte, concluait-il, je pourrai "placer ma personne sous votre protection, mes actions sous vos regards".

Le pli envoyé à Fouché, "à luy seul" comme le mentionnait l'adresse, fut examiné par les bureaux, ainsi que les rapports du préfet, avec un souci d'objectivité dont s'étonneront seuls ceux qui connaissent mal l'esprit de la Restauration. La réponse officielle fut la suivante : ou bien Bernazais est reconnu responsable des désordres commis par l'armée de la Loire le 13 juillet, et il faut, dans ce cas, le mettre à la disposition du juge d'instruction et laisser l'affaire suivre son cours sur le terrain judiciaire ; ou bien il n'est pas inculpé, et l'on se contentera de l'éloigner du département. "Quoique ce particulier, concluait avec sagesse la note ministérielle, ne jouisse d'aucune considération et n'en mérite aucune, j'ai de fortes raisons de penser que sa détention prolongée produirait un mauvais effet". D'ailleurs, le chef de la Division du Nord, au département de la Police, ne pensait pas qu'il y eût un inconvénient à laisser Bernazais habiter Paris et donnait un avis favorable à cette solution si l'agitateur venait à être relâché.

En attendant son élargissement qui tardait à venir, Bernazais reprit sa plume et son écritoire pour protester à nouveau de sa bonne foi auprès du ministre. Le 24 août, il envoyait un long panégyrique exhalant une parfaite odeur de sainteté. "Toujours soumis aux lois, disait-il, quelle que fût l'autorité qui me commandât l'obéissance, mes discours n'ont respiré que l'amour de la paix et n'ont eu pour but que l'union des citoyens". Il ne savait même pas pour quels motifs on l'avait arrêté, lui, Bernazais, alors qu'au mois de juillet précédent il avait sauvé la vie à un jeune homme menacé par la foule pour avoir crié : "Vive le Roi" ! et qu'il s'était exposé, à cause de ce manifestant, aux plus graves dangers. Il s'engageait enfin, de façon formelle, à ne plus faire jamais parler de lui pourvu qu'on le remît en liberté. "Je vous promets, précisait-il, de ne penser à la chose publique que pour me rappeler que je dois acquitter les charges de l'État." Désormais, il ne descendrait dans la rue que pour aller payer ses impôts.

C'est du juge d'instruction que devait venir le mot décisif. Ayant étudié le dossier avec impartialité, le magistrat estima que les dépositions recueillies contre Bernazais n'étaient pas suffisamment probantes pour donner lieu à une mise en accusation. On sait qu'entre temps la Chambre des Avoués s'était prononcée, sur le plan professionnel, pour une suspension équivalant à une destitution. Renseigné sur l'avis du juge d'instruction, Bernazais reprit sa plaidoirie, le 31 août. "Aujourd'hui, écrivait-il au Ministre, je lis dans les journaux que, d'après vos ordres, le préfet de l'Hérault met en liberté tous les citoyens contre lesquels il n'existe aucun corps de délits." Pourquoi cette mesure ne lui était-elle pas appliquée, dès l'instant qu'il sortait blanc comme neige de l'affaire des pillages de Tours ? Avec persévérance, il revint à la charge, le 3 septembre, pour protester contre sa suspension, et demander que s'ouvrent les portes de sa prison.

Il devenait bien difficile à Destouches de maintenir sous les verrous un homme qui n'était sous le coup d'aucune inculpation légale. Le 5 septembre, ayant offert à nouveau de quitter l'Indre-et-Loire pour aller faire peau neuve à Paris, Bernazais fut enfin mis en liberté. Un passeport en règle lui fut délivré par le maire de Tours, et le Préfet de Police fut averti de son arrivée imminente dans la capitale. Après quoi, l'ancien Secrétaire général du département de la Vienne prit la diligence qui devait le conduire vers son nouveau destin. On ne saurait donner une grave entorse à la vérité historique en imaginant que les bureaux de la préfecture d'Indre-et-Loire poussèrent un soupir de soulagement.

Paris place de la Révolution

Des premières semaines que l'ex-avoué vécut à Paris, nous ignorons malheureusement tout. Quels milieux fréquenta-t-il et quelle y fut son attitude ? Autant de questions dont la réponse nous éclairerait peut-être sur le sens qu'il convient de donner aux ordres adressés au Préfet de Police par les services de Fouché, un mois après l'arrivée de Bernazais.

"La présence de cet individu dans la capitale, disait la note du Ministère, ne pourrait, dans les circonstances actuelles, qu'avoir de graves inconvénients. Je vous prie, Monsieur le Comte, de l'appeler devant vous et de l'inviter à s'éloigner de Paris sans délai." Était-ce la répercussion des rapports de Destouches, ou Bernazais avait-il de nouveau attiré l'attention sur lui ? Un fait certain est qu'à la date du 11 octobre 1815, le Ministre ne veut plus du trublion dans son voisinage. Qu'il retourne d'où il vient ! Le 3 novembre, il est question de renvoyer purement et simplement l'indésirable sur les bords de la Loire, et le préfet de Tours en est officiellement avisé.

Devant une telle perspective, Destouches, qui se voyait à jamais débarrassé de Bernazais, protesta avec véhémence. Sans doute crut-il adroit, sentant que le siège de la Police générale était fait, de s'adresser directement au Ministre de l'Intérieur qu'il informa sans plus tarder de ses inquiétudes. Parallèlement, il rappelait au Ministre de la Police que des rapports détaillés sur Bernazais, concluant à la nécessité de purger l'Indre-et-Loire du personnage, avaient été envoyés après les émeutes militaires de juillet, et que ces rapports étaient suffisamment probants pour que l'on continuât à éloigner l'ex-avoué du théâtre de ses exploits.

Malheureusement, les pièces ne purent être retrouvées. Bernazais bénéficiait-il dans les bureaux, et malgré le changement de régime, de quelque appui occulte ? Nous verrons plus loin ce qu'une telle hypothèse pouvait alors offrir de vraisemblable. Le 9 novembre, on n'avait pas encore mis la main sur les rapports. Ce même jour, le Ministre de la Police générale couchait sur le papier les éléments de sa réponse.

"Les dispositions légales actuellement en vigueur, disait-il en substance au préfet de Tours, vous permettent d'agir au mieux des intérêts de votre département". La loi du 29 octobre précédent, en effet, loi relative à des mesures de sûreté, plaçait sous la surveillance de la Haute Police les individus du type Bernazais, dont les agissements n'avaient pas entraîné de condamnation, mais qui, demeurés suspects, ne devaient bénéficier que d'une liberté contrôlée. "C'est à vous, ajoutait le Ministre, d'appliquer au sieur Bernazais, si vous jugez qu'il en soit susceptible, les dispositions de la Loi dont il s'agit, et en n'oubliant surtout aucune des formes légales. Adressez-moi vos propositions motivées. Mes décisions ne se feront pas attendre." Il s'irritait, en même temps, que le Ministre de l'Intérieur eût été mêlé à cette affaire, et signifiait à Destouches de ne plus user de tels procédés. Il terminait sans ambage : "Vous vous étonnez de l'ordre donné au sieur Bernazais de quitter Paris ; j'ai le droit de m'étonner moi-même que vous ne sentiez pas le grave inconvénient de permettre que tous les gens dangereux du royaume se trouvent réunis ici."

Le préfet d'Indre-et-Loire eût pu répondre que le transfert de Bernazais en la capitale avait été explicitement autorisé, au mois d'août précédent, par le Chef de la Division Nord au Ministère de la Police. Mais peut-être savait-il que tout fonctionnaire doit s'attendre, au cours de sa carrière, à recevoir quelque admonestation pour avoir exécuté les prescriptions d'un supérieur hiérarchique, et il ne tenta point de se justifier. Il avait d'ailleurs dû comprendre que, pour ne plus revoir Bernazais sur son territoire, le plus adroit était de faire des concessions. Le 10 novembre, au lieu de la longue liste des 39 proscrits qu'il avait proposés en septembre pour être envoyés à 50 lieues du département, il présentait seulement 11 noms pour l'ostracisme. Est-il besoin d'ajouter que Bernazais figurait en bonne place parmi ces candidats au bannissement ?

A Paris, le Préfet de Police avait convoqué l'ex-avoué qui habitait alors 25 rue d'Argenteuil, et lui avait délivré un passeport pour Chinon, en lui enjoignant de regagner cette ville au plus vite. Bernazais se dit souffrant d'une hernie qui ne lui permettait pas de supporter les fatigues du retour. Il sollicita un délai de quinze jours avec un certificat médical à l'appui. La demande, transmise au Ministre, reçut, le 27 novembre, une réponse sèche et sans équivoque :

"Le renvoyer à Amiens ; le faire visiter par un chirurgien, et le faire partir aussitôt qu'il sera en état. Le surveiller en attendant."

Puis une note marginale, qui marquait le désir d'en finir une fois pour toutes avec cette encombrante affaire : "Attendre l'avis de l'exécution."

vendôme z

En rédigeant l'ordre d'exil pour Amiens, le Ministre ignorait que, depuis peu, le logis de la rue d'Argenteuil ne comptait plus parmi ses occupants le sieur Bernazais. Celui-ci n'avait pas attendu, pour retourner à Chinon, la guérison de sa hernie. A la même date du 27 novembre, il arrivait à Vendôme. Il y trouva le sous-préfet de l'endroit, chevalier de l'Ordre de Jérusalem, à qui nous laissons la parole pour narrer les péripéties de la rencontre :

"Aujourd'hui 27 novembre, à 7 heures du soir, le sieur Bernazais arrivant de Paris à Vendôme, a été arrêté au poste de cette ville pour qu'on lui fit l'examen de son passeport. Cet homme a déclaré à la sentinelle qu'il était seul dans sa voiture. Le chef de poste, ne se contentant pas de la déclaration d'un scélérat dont il avait tant entendu parler, a voulu voir dans sa voiture, et y a aperçu une femme, porteur d'un passeport pour aller de Tours à Blois ce qui a paru fort extraordinaire, puisqu'elle se trouvait dans la voiture de Bernazais qui vient de Paris pour aller à Vendôme, et que cette même dame n'avait point fait viser son passeport à Blois, parce qu'elle m'a dit qu'on lui avait refusé. Ce passeport est sous le nom de dame Besnard, femme divorcée, daté de Tours, le 26 mai. Le chef de poste, inquiet de ce qu'il avait à faire, est venu me faire sa déclaration."

Lorsqu'il apprit l'identité du voyageur qui traversait son territoire en galante compagnie, le chevalier de Jérusalem ne fut qu'à demi rassuré. Sans doute connaissait-il Bernazais d'après une réputation qui avait franchi, depuis longtemps, les limites de l'Indre-et-Loire. Les précautions qu'il prit contre son hôte de passage sont révélatrices de la crainte que cet homme, malgré le changement de régime, inspirait encore aux pouvoirs publics :

"Au nom de Bernazais, je n'ai pu m'empêcher de frémir en réfléchissant que ce misérable faisait trembler les honnêtes gens de la ville de Tours il y a si peu de temps.
J'ai été moi-même examiner le passeport de Bernazais à son auberge où mes gardes l'avaient conduit. Je lui ai rendu son passeport, surpris qu'un homme aussi atroce retourne à Chinon où il a tant d'influence. Rentré chez moi, j'ai réfléchi que cet homme était capable d'imiter la signature du nouveau Préfet de Police, que je ne connais pas du tout.
Je me suis décidé à lui envoyer de nouveau demander son passeport, mais il n'était déjà plus à cette auberge, ce qui m'a paru étonnant, à 8 heures du soir, et ayant sûrement besoin de repos.
Considérant le mensonge qu'il avait fait à la sentinelle, et sa conduite suspecte, j'ai cru devoir faire escorter Bernazais jusqu'à Tours par un gendarme, afin d'être sûr qu'il se présentera devant vous."

Nous ignorons la réaction du préfet d'Indre-et-Loire, à qui cette lettre était destinée, en voyant réapparaître devant lui l'homme qu'il avait expulsé quelque deux mois auparavant. Destouches examina le passeport, qu'il trouva parfaitement en règle, et fit partir immédiatement le voyageur pour Chinon. Après quoi, patiemment, sans récrimination et sans aigreur, il exposa en détail, le 29 novembre, au Ministre de la Police, les raisons qui rendaient difficilement acceptable le maintien de Bernazais dans le département : "Son séjour à Chinon, dit-il, offre à peu près les mêmes inconvénients qu'à Tours. L'arrondissement, et surtout la ville de Chinon, commencent à peine à respirer des violentes agitations auxquelles ils ont été si souvent en proie."

chinon z

Cependant, Bernazais était arrivé à Chinon. L'accueil qu'il y reçut des autorités ne fut pas plus chaleureux que celui qu'il avait trouvé à Vendôme. Apprenant le cadeau peu enviable qu'on lui faisait, le sous-préfet poussa les hauts cris dans une lettre au préfet, le 4 décembre : son arrondissement comptait un grand nombre de mauvais sujets, "la présence de Bernazais va leur rendre leur première hardiesse et les soutenir dans leur criminelle espérance." D'ailleurs, l'ex-avoué continuait à se signaler par sa duplicité : "Tandis qu'il vous disait être au désespoir d'être envoyé à Chinon, il me faisait solliciter pour m'intéresser à l'y maintenir." Des mesures d'ordre le concernant étaient en cours : "J'ai exigé de lui de quitter la maison de son gendre, le sieur Chauvelin, qui était déjà le lieu de rassemblement des gens mal pensants."

Le Procureur du Roi, le 5 décembre, joignit sa protestation à celle du sous-préfet pour réclamer une expulsion qu'il jugeait indispensable à l'ordre public : "Si cet homme, interrogea-t-il, a été si funeste à Poitiers en 93, et à Tours dans la dernière usurpation, quel mal ne fera-t-il pas à Chinon où il existe tant de principes incendiaires ?" Destouches fit à cette question la meilleure des réponses : le 8 décembre, il montrait au Ministre de la Police la levée de boucliers provoquée par le débarquement de Bernazais dans la petite ville de Chinon, et insistait pour qu'on débarrassât à jamais l'Indre-et-Loire de "cet homme infernal" dont le retour provoquait tant de remous.

Les inquiétudes du préfet se fussent tôt calmées, si ce magistrat eût connu la mesure prise le Ministre, le 27 du mois précédent. On a vu que Bernazais en raison de son retour hâtif à Chinon, n'avait pu être atteint à Paris par la lettre d'exil. Mais il ne perdait rien pour attendre. Le 11 décembre, l'Indre-et-Loire était enfin avisée que l'ex-avoué allait quitter incessamment la Touraine pour la lointaine ville d'Amiens où il demeurerait sous la surveillance de l'autorité locale. Destouches était chargé d'informer son pensionnaire de cette décision. On peut croire qu'il fit le nécessaire sans trop tarder.

Le 19 décembre 1815, Bernazais prenait possession, à la mairie de Tours, du passeport qui lui était délivré à destination d'Amiens. Le 21, il quittait le Val de Loire, laissant derrière lui sa femme, ses enfants, sa maison, ses amis, proscrit solitaire deux fois rejeté du département où il n'avait pas su se faire oublier.

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C'est le dernier jour de l'année 1815, jour mélancolique de la Saint-Sylvestre, que Joseph Bernazais, ancien capitaine à l'État-major de Dumouriez, ancien Secrétaire général de la Vienne et homme de confiance des Représentants du Peuple, débarqua dans Amiens. Le Ministre de la Police avait prévenu en temps utile le préfet de la Somme qui devait surveiller le nouveau venu "avec la plus sévère exactitude" et rendre compte de toutes les observations faites à son sujet. Le préfet s'était empressé d'avertir les autorités municipales et avait alerté ce personnage important des petites qu'est le capitaine de gendarmerie.

S'il nous manque toute la documentation matérielle qui permettrait de reconstituer la vie de Bernazais au début de 1816, par contre la documentation psychologique ne fait pas défaut dans les mêmes proportions. Deux voies, diamétralement opposées, s'offraient à l'exilé. Ou bien se cantonner dans un refus farouche de ralliement au régime, refus que tout le passé politique de l'individu autorisait, et qui n'eût point manqué de grandeur. Ou bien se soumettre sans discussion, étant bien entendu que sans discussion ne signifie point sans dignité. De ces deux voies, laquelle fut délibérément choisie, après mûres réflexions et adroits calculs ? La suite des évènements va nous le montrer.

Peut-être n'est-il pas inutile, en attendant, de se rappeler quelques jugements portés autrefois sur l'ex-avoué par ses compagnons d'armes. Ils éclairent singulièrement le comportement de cet homme dans l'isolement et l'adversité. Le citoyen Piorry, député à la Convention, et qui utilisait en quelque sorte Bernazais comme agent dans son département, l'avait en piètre estime : "Piorry n'aimoit, ny n'estimoit Bernazais fils (qu') il s'en servoit comme d'un instrument et (qu') il le feroit guillotiner quand il cesserait d'être utile". L'Agent National Fradin, homme de premier plan sous la Terreur, ne parle de Bernazais qu'avec aversion et mépris. Il n'est pas jusqu'à Planier lui-même, fondateur avec Bernazais du Cercle Constitutionnel de Poitiers, qui se soit élevé contre l'ambition démesurée et la duplicité de son collaborateur.

Où ce personnage puisait-il donc l'influence qu'il exerçait autour de lui ? Sans doute, son destin frénétique d'activité y entrait-il pour une large part. Mais il y avait aussi ses dons, vigoureux quoique assez vulgaires, de la parole. A Poitiers, aux temps de la Terreur, il enlevait d'emblée la solution d'une affaire en subjuguant tribunal, juges et témoins par le mordant et l'ardeur de sa voix. "Il plaida d'une façon foudroyante contre moi", disait un pauvre marchand de Bonneuil-Matours, l'Agent National Autexier qu'il avait fait condamner à vingt ans de fers pour une faute inexistante. Sous l'Empire, le préfet Destouches lui reconnaît "une éloquence fort brillante dans la défense des causes criminelles". Il sait expliquer, démontrer, présenter ses arguments sous leur meilleur jour. Il possède en outre, à un haut degré, le talent de l'intrigue. Telles sont les armes dont il va se servir pour essayer de sortir de prison.

Car il est bien en prison, captif dans une ville où l'on surveille étroitement chacune de ses paroles. Ce sont ces paroles qui peuvent l'enfoncer plus profondément encore dans l'exil, mais, adroitement utilisées, pourquoi ne pourraient-elles aussi contribuer à l'en tirer ? Tâche plus facile encore pour un avocat, dont c'est le métier de parler, que pour tout autre. Et c'est par là qu'il va commencer l'oeuvre patiente d'évasion qu'il semble avoir conçue dès son arrivée à Amiens.

Nous connaissons ses premières relations dans la capitale picarde, puisqu'un rapport du Commissaire de Police du 4e arrondissement d'Amiens nous dit que Bernazais, depuis son arrivée, "n'a fréquenté que des personnes bien pensantes". Le même homme qui avait fait de son logis tourangeau le rendez-vous des officiers bonapartistes, ne voyait plus et n'entendait plus désormais que les fidèles partisans du Roy. Il sut utiliser au mieux le mois de janvier pour continuer le contact avec les hommes du jour. Puis, le 19 février, il posa le premier jalon sur la route de sa libération future.

S'adressant au maire de la ville, il commença par rendre hommage à la correction dont les autorités locales avaient fait preuve à son égard. Il est plein de reconnaissance pour "une sage administration qui a su adoucir les rigueurs d'une mesure par tous les ménagements qui pouvaient se concilier avec l'intention de la politique". Pour un peu, ce Poitevin devenu Tourangeau se fût fait naturaliser Picard : "Il ne formerait, dans les circonstances, d'autres voeux que celui de résider à Amiens, si des considérations graves ne le mettaient pas dans la nécessité de réclamer." Ce qu'il réclame, malgré les séductions de sa nouvelle patrie, c'est un changement de résidence. Au reste, il est malade, et l'air de Paris lui ferait le plus grand bien.

C'est d'ailleurs ce que confirme son docteur, qui joint à cette demande un certificat médical daté du même jour, et précisant que Bernazais est atteint "d'une affection asthmatique ancienne, laquelle est augmentée par un embonpoint excessif" ; le praticien estime que le climat humide et brumeux de la Somme ne vaut rien à l'exilé. Au médecin vient se joindre le Commissaire de Police, qui se porte garant de la bonne tenue et du bon esprit de Bernazais. "Une pareille conduite, conclut-il, doit lui mériter la faveur qu'il réclame, et je certifie en outre qu'il est à ma connaissance que, depuis son séjour à Amiens, il a presque toujours été malade, et qu'il a même vomi le sang". Attestations conjuguées du docteur et du policier : l'ex-avoué de Tours connaissait la manière dont on constitue un dossier.

Accompagnée de ces deux documents, la lettre de Bernazais fut envoyée par le maire d'Amiens au préfet de la Somme, qui, le 23 février, transmit le tout au Ministre de la Police avec cette appréciation pleine de prudence administrative. "Quant à moi, Monseigneur, je n'ai aucune observation particulière à ajouter. Votre Excellence connaît les raisons qui ont déterminé la mesure prise contre le sieur Bernazais et saura peser, dans sa sagesse, la valeur des motifs qui le font solliciter un changement de résidence."

Rendue à Paris, l'affaire Bernazais ne traîna pas dans les cartons. Le 4 mars, un court rapport fut présenté au Ministre par les bureaux. La réponse fut immédiate. A la même date Son Excellence faisait dire catégoriquement au préfet de la Somme : "Je consens à ce que cet individu quitte la ville d'Amiens mais je ne puis lui permettre de se rendre ni à Paris, ni dans le département d'Indre-et-Loire. Vous pouvez lui délivrer un passeport pour toute autre destination à son choix, pourvu qu'elle soit à 50 lieues de Tours".

Ni Paris ni la Touraine : il n'avait pas fallu quinze jours à la première tentative de Bernazais pour faire long feu.

Le printemps de 1816 s'écoula. Au mois de juillet, l'exilé pensa qu'un deuxième essai pouvait être amorcé. Le 6, il reprit sa plume de pétitionnaire, et par la voie hiérarchique, tenta de nouveau sa chance. Cette fois, il eut soin de ne pas parler de Paris, non plus que du climat brumeux de la Somme. A défaut de son domicile d'Indre-et-Loire, il sollicitait qu'on le mît en résidence momentanément à Orléans, avec permission de passer par Tours et d'y demeurer au moins quinze jours.

Sa situation financière, à l'en croire, est en effet rien moins que brillante : "Mes recouvrements, dit-il, n'ont pu se faire. Il en est d'ailleurs qui ne peuvent s'opérer sans moi. Les propriétés que je possède, et qui sont actuellement ma seule ressource ont été abandonnées ; leur produit est presque nul." D'autre part, sa femme est sérieusement souffrante : "Deux maladies graves ont failli me ravir mon épouse ; cette infortunée vient d'être atteinte pour la troisième fois, et son état me donne les plus vives inquiétudes." Puisque sa conduite demeure irréprochable, ne peut-on mettre fin à la situation affligeante qu'est la sienne ?

Les bureaux de la Police accueillirent la demande sans trop de défaveur. Ils ne pensaient point qu'il y eût un inconvénient majeur à laisser Bernazais se retirer à Orléans. Plus humain ou plus politique que ses services, le Ministre poussa plus loin encore la mansuétude : il était tout prêt à permettre à Bernazais de retourner définitivement en Indre-et-Loire, à condition que le préfet de ce département n'y mît point d'opposition marquée. C'est dans ce sens qu'il écrivit, le 13 juillet, au baron Bacot, qui avait remplacé Destouches : "Je n'ai pas besoin de vous faire sentir, Monsieur le Préfet, que toutes les mesures de sévérité doivent avoir un terme, et que, pour un gouvernement paternel, la porte n'est jamais fermée au repentir. Je vous autorise à rappeler le sieur Bernazais si vous n'y voyez pas d'inconvénient. J'aime à croire qu'il appréciera cette marque d'indulgence de votre part, et qu'il s'en rendra digne par sa conduite future."

La note du Ministre de la Police tomba comme une bombe dans le cabinet du préfet de Tours, et déclencha la plus véhémente protestation qu'aient jamais enregistrée les annales administratives. Avec indignation, le baron Bacot, repoussa l'idée du retour de Bernazais, qui ferait "l'effet de la tête de Méduse", et le 20 juillet, dans un long rapport, usa de toute sa dialectique pour démontrer que l'éloignement du proscrit était une condition indispensable au relèvement moral du département.

"Bernazais, dit-il, était de ceux de la part desquels on ne peut attendre ni retour ni repentir." Il n'avait aucun motif à revenir en Indre-et-Loire, si ce n'est des motifs politiques. Les raisons de famille qu'il invoquait d'autre part étaient de mauvaises raisons. "Quant aux sentiments de tendresse conjugale, ajoutait le préfet, qu'il met en avant, il faudrait, pour y ajouter foi, ne pas savoir qu'il a toujours fait le plus mauvais ménage, qu'il se livre habituellement à la débauche, et que sa femme a fait des démarches pour obtenir la séparation de biens. Si l'on en croit d'ailleurs la renommée sur le compte de ces deux époux, le premier mari de la dame Bernazais serait mort empoisonné par eux."

On reconnaît là, au passage, une vieille accusation, d'ailleurs nullement démontrée, dont A.-C. Thibaudeau, vingt ans auparavant, s'était déjà fait l'écho. Bernazais avait épousé, dans la Vienne, sous la Révolution, la veuve d'un marchand nommé Chandairy. "Le malheureux est mort, disait Thibaudeau, après huit jours de toux et coliques violentes." On voit que les insinuations du député poitevin avaient trouvé un terrain favorable en Touraine, et que la préfecture d'Indre-et-Loire connaissait le passé de Bernazais jusque dans certains détails dont l'exactitude restait encore à prouver. C'est la réflexion que se firent les bureaux de la Police générale en recevant le rapport du baron Bacot, rapport présenté au Ministre en ces termes, le 30 juillet :

"Il est impossible, sans doute, de peindre un homme sous des traits plus odieux, et quelque exagération que l'on pût supposer dans ce tableau, il serait difficile de ne pas reconnaître que le retour du sieur Bernazais serait pour le préfet une source de mécontentement et d'inquiétude." Mais ne pouvait-on choisir un moyen terme, et délivrer au proscrit un passeport pour Orléans, ainsi qu'il le demandait ? Son Excellence était priée de statuer."

Son Excellence statua. Elle écrivit d'une plume excédée, en marge de la note rédigée par ses services : "Le laisser où il est".

Si Bernazais ne se laissa pas aller au découragement, ce n'est pas seulement en raison de son opiniâtreté à plaider, contre vents et marées, une cause qui était la sienne et qu'il voulait à tout prix faire aboutir. C'est aussi parce qu'il se savait, jusque dans l'entourage immédiat du Ministre, et malgré les apparences, fortement épaulé. Il l'était d'une façon plus ou moins clandestine, mais singulièrement efficace, et qui nous démontre, une fois de plus, la place importante qu'il avait occupée dans la politique active de l'Empire. Il était en disgrâce, mais le nouveau régime n'avait point frappé d'exclusion tous les anciens serviteurs de l'Empereur. Il en restait dans les bureaux où se fait le travail préparatoire, et quelquefois définitif, des administrateurs placés aux leviers de commande. On sait combien il est difficile de renouveler de fond en comble un département d'État, d'en changer les cadres et de se priver, sans raison majeure, de spécialistes devenus indispensables. Dans le personnel subalterne de la Police, certains fonctionnaires avaient conservé leur emploi, sinon leur influence. A la fin de l'Empire comme au début de la Restauration, l'enregistrement des rapports départementaux est de la même main. C'est la même graphie qui relève les témoignages de fidélité à l'Empereur et les adresses de félicitations au Roi. Entre les collaborateurs d'autrefois, le contact n'était point coupé. Comment s'expliquer autrement que Madame Bernazais ait pu être informée si exactement et si tôt du rapport rédigé par le Préfet d'Indre-et-Loire, dont elle crut devoir réfuter avec force l'un des principaux arguments :

"Jusqu'à ce moment, manda-t-elle le 17 août au Ministre de la Police, j'espérais de jour à autre voir arriver mon époux près de moi, mais on m'a assuré que le préfet venait de vous écrire et vous disait, entre autres choses, que moi et mes enfants étions satisfaits de son éloignement et ne voulions le revoir. S'il est vrai qu'une semblable lettre vous soit parvenue, Monseigneur, nous ne savons où M. le Préfet a puisé ces renseignements, mais ils sont faux, et on a trompé sa religion.
Mes enfants se joignent à moi pour vous demander le retour de leur beau-père et de mon époux. Je suis sans fortune, et hors d'état de pouvoir exister et le soulager s'il ne revient promptement dans sa famille reprendre l'exercice de sa profession."

Que valait cette déclaration d'union conjugale à laquelle le sous-préfet de Vendôme n'eût point souscrit sans réserve ? Dame Bernazais, restée en relations épistolaires avec son mari, a-t-elle aidé celui-ci par intérêt de famille, selon les directives qui pouvaient lui être envoyées d'Amiens ? L'exilé connaissait la valeur des attestations écrites, paraphées et légalisées. Ne serait-ce pas sur sa demande que sa femme et les deux fils Chandairy, nés du premier mariage avec le marchand poitevin, auraient apposé leur nom au bas de la supplique ? Autant de questions qui demeurent sans réponse, mais que l'on est amené à se poser lorsque se dessine la nouvelle manoeuvre de Bernazais à la suite de son nouvel échec près des autorités de Paris.

Le 26 septembre, en effet, l'ex-avoué fit parvenir au préfet de la Somme une longue épître où il se lamentait sur le dépérissement de sa santé, et qu'il accompagnait d'une pièce justificative de première grandeur. C'était un certificat médical signé d'un important personnage : le chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu d'Amiens qu'assistait, en l'occasion, un confrère de moindre envergure. Les deux médecins picards tombent d'accord pour reconnaître que "M. Bernazais, avocat à Tours, est attaqué d'une affection asthmatique ancienne qui lui fait éprouver de fréquents et violents paroxysmes". Son état s'est aggravé depuis qu'il habite Amiens, en raison des variations du climat et de la température. "Nous estimons, terminent-ils, qu'un plus long séjour dans cette ville compromettrait sa vie."

C'est sur un pronostic aussi alarmant que s'achevait le rapport du commissaire de police d'Amiens, joint au dossier. Ce rapport affirmait sans ambages que Bernazais se conduisait d'une manière irréprochable, qu'il ne faisait plus de politique active d'aucune sorte, et qu'on devait le considérer comme un homme paisible. Le commissaire tient à préciser, "et sa conscience lui en fait un devoir, que la santé du sieur Bernazais s'affaiblit chaque jour, et qu'elle est maintenant dans un état de délabrement qui cause des inquiétudes à ceux qui s'intéressent à lui."

Ces pièces prirent, comme les précédents, le chemin de Paris. En les voyant, le 1er octobre 1816, le préfet de la Somme ajoutait que chacune des références données par le maire d'Amiens attestait le repentir de Bernazais, et qu'une mesure de clémence était la seule conclusion qui semblait se dégager de l'affaire. Les bureaux du Ministère de la police conservèrent leur attitude favorable. Mieux encore, ils ne manquèrent pas de souligner que les mauvais renseignements donnés par le préfet de Tours, le 20 juillet précédent, sur le ménage Bernazais, étaient contredits, de façon très nette, par la pétition des deux fils Chandairy et de leur mère. En dernière analyse, ils préconisèrent, le 11 octobre, une solution transitoire : renvoyer le proscrit en résidence à Orléans, ainsi qu'il en avait fait la demande.

Mais le préfet de Tours, flairant le danger, n'était pas resté inactif. Il fit intervenir d'importants alliés, qui avaient intérêt, autant que lui-même, au maintien du bon ordre dans la région. La démarche que les députés d'Indre-et-Loire firent au ministère, dans la soirée du 8 octobre, nous en apporte un témoignage concret. Les représentants désirent "présenter leurs respects à Son Excellence le Ministre de la police générale, et lui remettre directement leur supplique, relative au sieur Bernazais, avocat à Tours, actuellement en résidence à Amiens". Ils s'opposent de toutes leurs forces au retour de l'indésirable. Ils s'offrent à donner toutes les précisions sur un sujet dont ils ne connaissent que trop chacun des aboutissants.

L'intervention des députés eut un résultat immédiat. Le ministre ne chercha pas une nouvelle formule pour évincer le solliciteur d'Amiens, et maintint, le 11 octobre, ses décisions antérieures, sans même prendre la peine d'en aviser l'intéressé. Celui-ci était-il condamné à finir dans la Somme des jours que l'on disait comptés ? Isolé, vaincu, loin de ses amis et de ses protecteurs, pourrait-il jamais venir à bout d'une opposition puissante ? En dépit des apparences, le temps n'était plus éloigné où, redoublant d'efforts, soutenu par une patiente et prudente diplomatie dont on ne l'eût jamais cru capable, l'ancien terroriste allait enfin reconquérir sa liberté.

Pour cette réussite paradoxale, la maladresse de ses adversaires le servit autant que l'adresse de ses amis et la sienne propre. Le servir aussi les circonstances. Il sut à merveille en utiliser l'imprévu, s'attacher les personnages qui, par pitié réelle ou par désir d'apaisement politique, s'intéressaient à lui. Jamais avocat de province n'avait plaidé de procès dont l'enjeu fût plus passionnant que celui-là.

Au cours de l'automne 1816, deux renforts inattendus vinrent contribuer à rétablir une situation qui paraissait singulièrement compromise.

Le département de la Somme changea de préfet. On pouvait tout craindre du nouveau venu : qu'il se désintéressât de l'affaire ou qu'il en modifiât le climat ; qu'il voulût, avant de s'engager, s'entourer d'une documentation plus complète, ou, pis encore, qu'il disposât d'éclaircissements inédits sur le passé politique de Bernazais. Rien de tout cela ne se produisit. Le 31 octobre, le préfet récemment arrivé joignit ses instances à celles de son prédécesseur pour demander au Ministre que l'exilé, supportant difficilement la température et l'atmosphère picardes, fût autorisé à quitter la ville. Lui aussi estime qu'une mesure de bienveillance s'impose à bref délai, un plus long séjour à Amiens pouvant être funeste à l'homme qu'il a sous sa surveillance.

Il faut croire que la maladie de Bernazais n'était pas simulée, et que les certificats médicaux précédemment établis n'étaient pas des certificats de complaisance, puisqu'un deuxième personnage, le sieur Rosan, qui avait des attaches suffisamment étroites avec la Police d'État pour que l'on invoquât son témoignage, atteste à son tour la réalité de cette maladie. Le 13 novembre, Rosan expose qu'au cours d'un voyage à Amiens, il a rencontré l'ex-avoué dont la conduite demeure irréprochable, mais dont la santé semble très mauvaise. "Si M. Bernazais réside plus longtemps dans ce pays, affirme-t-il, il y mourra." Et il porte ce jugement curieux, aussi difficile à justifier qu'à réfuter, et qui laisse fort indécis quiconque a connu la vie et les aventures de l'individu auquel il s'applique : "C'est un malheureux, victime d'une inimitié personnelle. Je connais ses opinions. Elles sont celles d'un honnête homme et d'un fidèle sujet du Roi."

Moins de deux ans auparavant, ce fidèle sujet du Roi rédigeait un acte fédératif tout à la gloire de l'Empereur. Pour le moment il venait de rédiger, le 9 novembre, une supplique de plus adressée au Ministre, dont il ne désespérait pas d'obtenir sa libération.

Il fait jouer, cette fois, deux arguments nouveaux. Homme de loi, il désire que son procès soit instruit : "Je demande, dit-il, à être mis en jugement, non seulement pour les faits que mes ennemis me reprochent, mais encore pour tous ceux dont ils croient pouvoir m'accuser relativement à ma conduite pendant tout le cours de la Révolution. Je déclare que je renonce à opposer aucune prescription, et à décliner le Tribunal devant lequel je serais renvoyé ; je déclare renoncer à récuser, soit les Juges, soit les témoins qui seraient produits". Il s'offre enfin à fournir de sa bonne conduite caution solvable, telle qu'on lui aura fixée.

Ces pauvres raisons eussent-elles suffi à convaincre l'Excellence, si les soutiens restés fidèles à l'ex-avoué dans les bureaux de Paris n'avaient joué de leur influence personnelle ? De l'action de ces soutiens, nous ne connaissons que très peu de détails, mais nous ne pouvons plus en contester l'efficacité. Après Rosan, voici le sieur Guillet, agent attaché au Ministère de la Police, qui se porte garant de Bernazais. En voyant le soin avec lequel, dans les notes, résumés ou rapports présentés au Ministre, sont mis en valeur et sous le jour le plus favorable tous les détails en faveur de l'accusé, on ne saurait mettre en doute, désormais, le rôle actif des complicités dont nous avions pressenti l'existence.

Quant aux adversaires de Bernazais, ils continuèrent à donner, de leur inhabileté, quelques preuves éclatantes. Le préfet de Tours avait une telle phobie de l'ex-avoué qu'il crut devoir, le 26 novembre 1816, protester à nouveau, par anticipation, contre tout retour éventuel de l'exilé dans son département. Deux jours auparavant, en effet, le Ministre de la Police avait autorisé un autre exclu de l'Indre-et-Loire, le sieur Lemaître, orfèvre à Bléré, à revenir dans ses foyers. Cette faveur serait-elle étendue à d'autres suspects, et verrait-on bientôt réapparaître la tête de Méduse ? Prenant les devants, le préfet suggérait au Ministre que, si l'on devait gracier Bernazais, il n'était que de le faire revenir à Poitiers, son ancienne résidence. Allant plus loin, il élaborait, tant ses craintes étaient vives, une sorte de marchandage à propos du sieur Champigny, négociant de Chinon, fils du Conventionnel, envoyé en surveillance à Montauban.

Consulté, le 23 septembre 1816, sur l'opportunité de faire rentrer Champigny en Indre-et-Loire, il avait donné un avis très défavorable que le Ministre avait suivi. Le 26 novembre, revenant sur cet avis, le préfet jetait du lest et proposait une transaction : il acceptait, cette fois, le retour de Champigny pourvu que Bernazais demeurât éloigné. N'importe qui, plutôt que cet homme !

On pense si les bureaux de Police s'attachèrent à faire remarquer au Ministre ce pas de clerc. Leur rapport du 29 novembre mettait habilement en valeur les contradictions du Préfet, et, s'il n'anticipait pas sur la décision finale, laissait entendre dans quel sens il serait bon que cette décision s'orientât :

"En résumé, le sieur Champigny a demandé à retourner dans ses foyers, le préfet s'y est opposé".

Le sieur Bernazais a fait une semblable demande ; le Préfet s'y oppose plus fortement encore, et, non seulement pour le moment, mais (ce qui mérite d'être remarqué) pour toujours, dans quelque temps et dans quelque circonstance que ce puisse être.

Toutefois, la prévention invincible de ce magistrat contre l'un des deux réclamants devient favorable à l'autre, puisque, pour empêcher le retour du sieur Bernazais, le préfet consent à celui du sieur Champigny auquel il n'avait pas cru d'abord devoir donner son assentiment."

Dernier effort avant la victoire : en dépit du préfet et de la députation d'Indre-et-Loire qui tentait à nouveau d'intervenir, le sieur Bernazais allait retrouver sous peu son pays d'adoption.

Un résultat capital avait été atteint le 19 novembre. Les efforts conjugués du commissaire de Police et du chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu d'Amiens, du préfet de la Somme, des sieurs Rosan et Guillet, de la dame Bernazais et de ses fils, joints aux plaidoiries adroites et patientes des bureaux, avaient enfin enlevé un succès essentiel. Le proscrit était autorisé à quitter Amiens pour se rendre à Orléans.

Le 23 novembre, il eut confirmation officielle de sa victoire. C'était la plus belle de sa carrière. De son rôle équivoque dans la trahison de Dumouriez, jadis, il avait pu se disculper sans trop de peine devant la Convention. Incarcéré à Poitiers après le 9 thermidor, il avait été sauvé par la rapide intervention d'Ingrand. La sanction qui le frappait, vingt ans plus tard, dans l'écoulement du régime qu'il avait soutenu, le trouvait autrement faible et désarmé. Dans une ville étrangère où tout le désignait à la vindicte des hommes, seul et malade, il avait réussi, après dix mois de ténacité, à gagner la partie. Il ne s'attarda pas à Amiens, prit un passeport pour Orléans et gagna tout de suite Paris.

PARIS NOTRE DAME ET ARCHEVECHÉ

Il descendit à l'hôtel de Boulay, dans la rue du même nom. S'il ne partit pas immédiatement pour sa nouvelle résidence, c'est qu'une ultime démarche devait parachever son patient travail d'évasion.

Le 2 décembre, il sollicitait la permission de faire un crochet par Tours et de séjourner un mois dans cette ville. Il pourrait ainsi, expliquait-il, liquider plusieurs affaires restées en suspens dans son cabinet d'avoué et se faire payer les honoraires dus par d'anciens clients qui abusaient de sa situation pour ne pas régler leurs arriérés. Il en profiterait également pour se procurer le linge et les vêtements qui lui manquaient. A ces désiderata bien légitimes, les scribes de la Police ajoutèrent, de leur propre chef, une note destinée à émouvoir la sensibilité du Ministre et à provoquer le dernier geste libérateur :

"M. Rosan, qui a vu ce particulier, atteste qu'il est dans un état de santé si déplorable que son voyage à Tours n'aura probablement pour lui d'autre résultat que de lui procurer la consolation d'embrasser pour la dernière fois sa famille. Votre Excellence croira peut-être devoir faire droit à sa demande."

Les dernières résistances tombèrent. Le Ministre se laissa convaincre, et, désireux d'en finir, trancha du même coup le cas Champigny. Le 14 décembre, il fit savoir au préfet d'Indre-et-Loire que les deux proscrits allaient bientôt rentrer chez eux. Pour l'affaire Bernazais, il conclut, ayant invoqué le témoignage des fonctionnaires de la Somme :

"Le Conseil, après avoir pesé leurs considérations et celles que vous avez fait valoir dans vos différents rapports, notamment dans ceux des 20 juillet et 26 novembre dernier, a pensé que le sieur Bernazais avait été suffisamment puni de ses torts passés par l'éloignement de plus d'une année, et qu'il serait d'une rigueur excessive de lui refuser, dans la position fâcheuse où il se trouve en ce moment, la satisfaction de revoir sa famille et d'en recevoir les soins dont il a un pressant besoin.

Le Conseil aime à penser que ce particulier, appréciant les motifs de cette décision, la justifiera par une conduite désormais à l'abri de tout reproche. S'il en était autrement, vous auriez soin de m'en informer."

tours 1883 z

L'équipée de Bernazais touchait à sa fin. Le Préfet de police était invité, le 17 décembre, à viser le passeport de l'amnistié pour Tours. Ce fut chose faite quatre jours après. Dès lors, il ne restait plus au fils prodigue qu'à reprendre le chemin de sa maison. Comment s'effectua ce retour, et que devint notre personnage après qu'il eut retrouvé les horizons du Val de Loire ? Demeura-t-il longtemps ce "fidèle sujet du Roi" dont Rosan, de passage à Amiens, avait apprécié le loyalisme ? Ou fut-il repris par le démon de la politique qui l'avait tourmenté sa vie durant ? Ici s'arrête les témoignages écrits. Désormais, plus rien ne nous renseigne sur les dernières années de l'ancien agitateur poitevin ...

 

Bulletin de la Société des antiquaires de l'Ouest - 2e trimestre de 1941 - Tome XII de la 3e série - pp. 610 à 636

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La Maraîchine Normande
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