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La Maraîchine Normande
30 novembre 2018

TOURS (37) - 1834 - UN AFFREUX MALENTENDU ENTRE QUENTIN, L'OISELEUR ET LE NOMMÉ CAMP DE LA CREU

tours gravure z

 

COUR D'ASSISES D'INDRE-ET-LOIRE (Tours)
Audience du 4 avril
Présidence de M. Porcher.


CAMP DE LA CREU - TENTATIVE DE MEURTRE.


Cette cause est de celles qui méritent plus spécialement d'attirer l'attention du législateur, non par la grandeur ou l'étrangeté du crime, mais par le caractère du coupable, et par l'espèce de fatalité qui semble s'être faite sa complice.

En effet, l'homme qui se trouve assis là entre deux gendarmes, sur le banc des accusés, c'est une tentative de meurtre qui l'y a amené, et cependant cet homme n'est point un assassin ; c'est un être doué d'une organisation à part, un type rare de nos jours en France, plus commun dans le moyen âge et peut-être au-delà des Pyrénées, chez la nation espagnole, ce dernier débris d'une civilisation disparue du reste de l'Europe.

Écoutez son histoire en quelques mots, et le récit des circonstances funestes qui, du fond de l'Espagne, l'ont amené, à près de 60 ans, devant une Cour d'assises d'un département central de la France.

CAMP DE LA CREU est né je ne sais dans quelque ville ou village de la Catalogne, d'une famille pauvre, mais honorable. Son père était cordonnier, et lui enseigna son état, qu'il exerçait en 1808, quand les armées françaises envahirent l'Espagne pour y implanter l'un des rejetons de l'impériale dynastie qui devait remplir tous les trônes de l'Europe. L'amour de la patrie, ou plutôt l'injustice de l'invasion, parla au coeur de CAMP DE LA CREU. Il prit les armes pour défendre son pays, et eut sa part de gloire et de périls dans cette guerre d'escarmouches meurtrières, dans ces combats de montagnes et de rochers, dans ces attaques de ravins, de bois épais, de torrents profonds, les remparts naturels de l'indépendance espagnole.

A la paix, CAMP DE LA CREU demeura au service. Mais son esprit d'indépendance, sa haine de toute injustice, de tout arbitraire, durent lui rendre insupportable la vie militaire sous le gouvernement restauré des Bourbons. Aussi quand la révolution de Cadix éclata, ne fut-il pas des derniers à se déclarer pour elle.

L'invasion française de 1808 lui avait ouvert la carrière des armes ; l'invasion française de 1825 la lui ferma. Après la chute de la constitution des Cortès, il revint dans sa famille, et son grade de lieutenant ne le mettant pas à l'abri du besoin, il reprit son ancien état de cordonnier.

Je ne sais quels motifs alors l'engagèrent à quitter à nouveau la Catalogne ; peut-être les persécutions du pouvoir, peut-être son esprit inquiet, irritable. Quoiqu'il en soit, en 1826 il partit pour Gibraltar, y vécut quelque temps des minces produits de son travail et des secours de ses compatriotes ; puis vint à Cadix, retourna encore à Gibraltar, où il ne fit que passer pour ainsi dire, et s'embarqua pour Marseille.

Arrivé dans cette ville populeuse et active, CAMP DE LA CREU pouvait y trouver une existence honorable, mais soumis par son titre de réfugié aux volontés capricieuses du pouvoir, il reçut bientôt l'ordre de se rendre à Clermont, d'où un ordre nouveau le fit venir à Tours.

Depuis deux ans environ, il habitait cette dernière ville, et depuis deux ans sans doute que sa conduite été régulière, puisque le gouvernement qui lui payait un subside de 1 fr. 50 cent. par jour, avait laissé CAMP DE LA CREU vivre paisible dans cette ville.

Malheureusement le caractère irascible et emporté de CAMP DE LA CREU devait lui être plus funeste que ses opinions indépendantes. Celles-ci l'avaient exilé de sa patrie, celui-là allait l'exiler de la société entière ...

CAMP DE LA CREU, comme tous les malheureux, aimait les animaux : les animaux sont les amis du pauvre, les seuls qui lui soient fidèles jusqu'au tombeau. CAMP DE LA CREU se plaisait donc à élever chez lui des oiseaux qui peuplaient et égayaient sa chambre solitaire. Un jour, il passe dans la rue du Commerce, devant les cages de Quentin, Quentin l'oiseleur, Quentin le vieillard aux quatre-vingts ans, à la tête chauve, au front plein de rides, aux joues creuses, aux membres brisés par l'âge et les fatigues. CAMP DE LA CREU voit dans les cages de l'oiseleur des pigeons, et l'envie lui prend aussitôt d'acheter quelques pigeons, de les faire pondre et couver chez lui.

Il aborde donc Quentin et lui demande, non de lui vendre, mais d'échanger avec lui un couple de pigeons pour un couple de serins, que lui, CAMP DE LA CREU a élevés : toutefois, il met pour condition à cet échange que si les pigeons ne pondent pas dans un temps donné, il aura droit à en obtenir un second couple. Ce marché est accepté par Quentin, qui en rédige même un petit acte en forme.

Lui et CAMP DE LA CREU étaient pourtant loin de s'entendre, et cela n'est pas très étonnant ; l'un ne parle qu'un français inintelligible, et l'autre ne comprend pas un mot d'espagnol. Quentin donc croyait que dans le cas où les pigeons ne couveraient point, CAMP DE LA CREU ne lui demandait qu'un nouvel échange, et celui-ci croyait au contraire que l'oiseleur lui promettait une paire de pigeons en plus. Tous deux ainsi se trompaient de la meilleure foi du monde.

Le délai fixé par le contrat pour l'épreuve expiré, il se trouve que la condition qu'y avait mise l'Espagnol ne fut point accomplie, il réclama donc de Quentin le nouveau couple auquel il pensait avoir droit ; celui-ci, qui ne l'entendait pas de la sorte, offrit seulement un second échange. De là, contestation, querelle et assignation devant le juge-de-paix donnée par l'Espagnol à l'oiseleur.

Il faut avoir vu la figure mobile et si expressive de CAMP DE LA CREU, il faut se faire une idée de ce que peut exercer d'influence sur une âme comme la sienne, sur un sang aduste comme le sien, la moindre apparence d'une injustice ; il faut savoir quel degré de religieuse exactitude la plupart des Espagnols mettent dans l'exécution de leurs promesses, pour comprendre l'état de perturbation morale et physique où cette contestation jeta CAMP DE LA CREU. Pendant les deux jours qui s'écoulèrent entre l'assignation et la comparution, il ne put prendre aucune nourriture ; une seule idée le préoccupait, idée dominante, idée fixe, symptôme, ou plutôt premier degré d'une véritable folie. Dès ce moment, on peut dire que CAMP DE LA CREU ne s'appartenait plus à lui-même. Toutes ses actions allaient être, non des actes de sa volonté, mais des accès de la fièvre nerveuse qui bouleversait toute son organisation.

Le matin du jour où il devait se rendre chez le juge-de-paix, CAMP DE LA CREU sortit de bonne heure de son domicile. Un ouvrier cordonnier, qui venait l'aider à terminer quelques commandes (car il exerçait à Tours son ancien état), le charge de porter chez le coutelier un tranchet qui était hors de service. En sortant de la boutique du coutelier, CAMP DE LA CREU songe que lui aussi n'a point de tranchet qui soit bien affilé, et quoiqu'il se fût bien résolu d'abord à ne rien faire de tout le jour, il change de projet, rentre chez lui, et prend son tranchet afin de le porter à repasser en allant chercher l'autre. Il retourne en effet chez le coutelier ; mais celui-ci était absent ; le premier tranchet n'était point repassé, et CAMP DE LA CREU ne voulut point laisser le second, dans la crainte de demeurer, ainsi que son compagnon d'ouvrage, sans aucun instrument.

Le fatal tranchet était donc dans sa poche quand il se rendit chez le juge-de-paix. Celui-ci ne pouvant juger la contestation que d'après la pièce écrite qui existait, donna gain de cause à l'oiseleur. Cette décision, infiniment juste en elle-même, acheva de tourner la tête de CAMP DE LA CREU, qui ne comprenait pas qu'il pût avoir tort ; il sort furieux, fait à toutes ses connaissances, qu'il rencontre, le récit de ce qui lui arrive, et vient, dans un état d'exaltation que tous les témoins attestent, mais qu'il est impossible de décrire, à l'endroit où Quentin étale ses cages. Là, CAMP DE LA CREU donnent cours à sa colère, renverse et brise plusieurs de ces cages ; puis, comme satisfait de cette folle vengeance, il s'éloigne. Mais à peine a-t-il fait quelques pas, qu'une femme qui avait vu cette scène, s'efforce de l'arrêter ; et Quentin en même temps arrive et se met à crier "à la garde ! à la garde ! arrêtez le gueux !" Ces mots rendent à CAMP DE LA CREU toute sa fureur ; il se retourne, court sur le vieillard, et saisissant le fatal tranchet qu'il avait dans sa poche, il lui en porte un coup qui le renverse.

Ce coup, heureusement, ne fut point mortel, et le vieil oiseleur figurait aujourd'hui comme premier témoin dans la cause.

M. le procureur du Roi a développé avec modération les charges qui pesaient sur l'accusé.

Me Faucheux a présenté sa défense avec la netteté d'idées et d'expressions qui lui sont propres ; il n'a pas eu de peine à écarter la question de préméditation ; il a été moins heureux quand il a voulu convertir l'accusation de tentative de meurtre en une simple cause de coups et blessures. La Cour s'est refusée à poser la question par le défenseur, et CAMP DE LA CREU a été condamné à sept ans de réclusion sans exposition.

Quand il a entendu la lecture de son arrêt, le malheureux réfugié a versé quelques larmes, et ses traits, qui avaient exprimé pendant tout le cours des débats, les différentes impressions qu'ils avaient faites sur lui, ont pris une teinte de tristesse fortement prononcée.

La Gazette des Tribunaux - Jeudi 10 avril 1834 - n° 2698 - Neuvième année.

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