POITIERS (86) - ANTOINE-CLAIRE, COMTE THIBAUDEAU, CONVENTIONNEL (1765 - 1854)
ANTOINE-CLAIRE, COMTE THIBAUDEAU, né le 23 mars 1765 à Poitiers (paroisse Saint-Michel), y fut reçu avocat à l'âge de 24 ans. Lorsque son père, peu de temps après, fut député par le tiers-état de sa province aux états-généraux, il l'accompagna à Versailles, et y commença son éducation politique. Témoin des premiers évènements de la révolution et des travaux de l'assemblée nationale, il embrassa les nouveaux principes avec tout l'enthousiasme d'une jeunesse ardente. Il retourna à Poitiers après les funestes journées des 5 et 6 octobre, et y devint, avec quelques amis de son âge, le fondateur d'une société patriotique. Dès qu'il eût atteint l'âge de 25 ans fixé pour exercer les droits politiques, ses concitoyens le portèrent aux fonctions municipales, et il fut successivement élu, substitut du procureur de la commune, procureur-syndic du département de la Vienne, et en 1792, député par le même département à la convention nationale. Il y siégea d'abord parmi les républicains les plus exaltés, mais ne voulut jamais faire partie de la société des Jacobins, ni même paraître dans ce club désorganisateur. Cette résolution, à laquelle il resta fidèle, le rendit suspect aux chefs du parti, qui, pour le malheur de la France, devint bientôt dominant dans la convention nationale, et dont Thibaudeau serait devenu une des victimes sans la journée du 9 thermidor.
Dans le procès de Louis XVI, il avait voté avec la majorité ; mais sa conduite pendant la mission que la convention nationale lui confia, le 10 mars 1793, dans les départements de la Vienne, Mayenne et Loire, Indre-et-Loire, les Deux-Sèvres et près de l'armée des côtes de La Rochelle, n'était nullement conforme aux voeux sanguinaires de plusieurs de ses collègues, personne n'eut à reprocher à Thibaudeau d'avoir porté atteinte à sa fortune ou à sa liberté ; aussi dès que les journées du 31 mai, 2 et 3 juin, eurent assuré le triomphe de cette faction, il fut rappelé par un décret.
Les nouveaux proconsuls envoyés dans le département de la Vienne firent d'abord jeter dans les cachots de Poitiers, son père, son beau-père, tous ses parents et ceux de sa femme. Vainement chercha-t-il plusieurs fois, à la tribune, à obtenir justice des attentats qui se commettaient dans son département, et à justifier ses parents et ses amis, sa voix fut étouffée par les clameurs ; on refusa de l'écouter davantage.
Renvoyé au comité de surveillance, il y fut de même repoussé, et on lui donnait assez clairement à entendre qu'il serait bien heureux s'il pouvait se soustraire lui-même à l'échafaud.
La chute de Robespierre le sauva, et dès les premiers jours qui suivirent le 9 thermidor, Thibaudeau eut la satisfaction de faire ouvrir dans le département de la Vienne, les portes des prisons qui renfermaient sa famille entière, et un grand nombre de citoyens recommandables que les terroristes y avaient fait incarcérer.
Depuis cette époque jusqu'au 18 fructidor an V, c'est-à-dire pendant trois ans, il parut souvent à la tribune, tantôt avec des discours écrits, tantôt improvisant, et obtint par ses talents oratoires, ainsi que par l'énergie avec laquelle il s'opposa aux mesures violentes des factions, une grande influence dans l'assemblée.
Le 21 vendémiaire an III (13 octobre 1794), il fit comprendre Thomas Payne dans le décret qui rappelait dans le sein de la convention les députés proscrits à la suite du 31 mai 1793, et qui avaient été mis en arrestation le 3 octobre suivant, sur la motion d'Amar.
Le 27 pluviôse (15 janvier 1795), il provoqua la révision des lois ultra-révolutionnaires, comme seul moyen de ramener la paix. Élu président de la convention le 16 ventôse an III (6 mars 1795), il continua à prendre la parole dans toutes les discussions importantes ; présenta des rapports sur un grand nombre d'objets d'administration, sur la marine, sur l'éducation publique ; demanda la suppression de l'odieuse loi du maximum, et celle des commissions exécutives.
Le 12 germinal (1er avril 1795), il montra le plus grand courage, repoussa avec fermeté les pétitionnaires turbulents des faubourgs, qui exigeaient la mise en activité de l'inexécutable constitution de 1793 ; se prononça contre les principes désorganisateurs que ce projet de loi renfermait ; attaqua avec vigueur les débris encore si puissants de la faction de la Montagne, qui voulait rétablir le règne de la terreur ; désigna à la France entière cette faction comme une minorité sans cesse conspirante ; fit rapporter le décret qui ordonnait la publication de la liste des personnes arrêtées, et réclama la restitution des biens confisqués sur les parents des condamnés.
Nommé le 14 germinal membre du comité de sûreté générale, et un des sept membres chargés de présenter les lois organiques de la constitution, il proposa, peu de temps après, de supprimer le comité de sûreté générale, et de confier le pouvoir exécutif à un seul comité composé de 24 membres.
Lors de la révolte du 1er prairial (20 mai 1795), il montra le même courage, fit charger le commandant de la force armée de repousser les factieux des faubourgs, qui demandèrent à grands cris la constitution de 1793, et qui bientôt s'emparèrent momentanément de la salle de la convention où ils égorgèrent le député Ferraud. Il provoqua ensuite le décret d'accusation contre ceux des conventionnels qui avaient fomenté ces désordres ; demanda qu'on se bornât à la déportation déjà ordonnée à l'égard de Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes et Barrère ; se réunit à son collège Lesage d'Eure-et-Loire, pour demander qu'on ne fit juger par une commission militaire que les délits de la compétence militaire et que les députés Romme, Duquesnoi, Bourbotte, Goujon, Duroi et Soubrani, fussent traduits devant le tribunal criminel du département de la Seine.
A l'approche des troubles du 13 vendémiaire (5 octobre 1795), Thibaudeau se prononça contre les sections insurgées de Paris, avec la même énergie qu'il avait déployée contre les terroristes et autres ennemis de l'ordre. Lorsque M. Lacretelle le jeune vint à la barre de la convention demander avec menace, au nom de la section des Champs-Élysées, qu'on renvoyât toutes les troupes de Paris, Thibaudeau fit improuver cette caricature de la fameuse adresse de Mirabeau à Versailles en 1789. "Lorsque les décemvirs, répondit-il à l'orateur de la députation, vous présentèrent la constitution de 1793, qu'ils établirent la terreur et les échafauds, vous courbâtes la tête sous la plus détestable tyrannie, et aujourd'hui que la convention a établi le règne des lois, vous attaquez les amis et les défenseurs de la liberté publique, vous voudriez décimer la convention". M. Lacretelle, plus malheureux encore, dans l'emploi qu'il fit depuis des forces sectionnaires que comme orateur à la barre, vit cependant son exemple suivi par plusieurs rédacteurs d'adresses. Dupont, médiocre acteur du Théâtre-Français et orateur de la section de ce nom, vint aussi présenter une adresse ; mais après la lecture d'un préambule virulent d'insultes, Thibaudeau, qui occupait alors le fauteuil du président, interrompit l'orateur pour consulter l'assemblée sur la continuation de la lecture, et elle refusa d'en entendre la suite. Il déclara ensuite qu'à toutes les députations menaçantes, le président ne devait répondre que ce peu de mots : "Nous respecterons le voeu du peuple, et nous vous y ferons obéir".
A la suite de ces déplorables journées, il fit décréter qu'une cérémonie funèbre serait annuellement célébrée en mémoire des 21 députés assassinés sur l'échafaud le 31 octobre 1793, et de tous les amis de la liberté égorgés pour la même cause.
Élu membre du comité de salut public, Thibaudeau attaqua avec violence, dans plusieurs discours, Tallien, Fréron et autres membres du parti thermidorien, qu'il accusait du projet de s'emparer du pouvoir, et de menées subversives de la constitution, qui venait d'être décrétée en l'an III, et à la rédaction de laquelle il avait eu une grande part. Le résultat des élections pour les nouveaux conseils législatifs qui succédèrent à la convention, ayant été publié, il se trouva que Thibaudeau avait été élu par trente-deux départements. Il opta pour le sien, celui de la Vienne, et prit place au conseil des cinq-cents. Déjà en hostilité ouverte avec le parti thermidorien, et en horreur aux restes du parti de la Montagne, Thibaudeau se fit de nouveaux ennemis dans le conseil, en s'opposant avec force à toutes les mesures proposées par le directoire, quand il croyait ces mesures contraires aux libertés publiques. Il combattit le projet de la création d'un ministère de police générale, déclarant que ce nouveau pouvoir était inutile et dangereux ; il combattit de même avec persévérance l'application de la loi dite du 3 brumaire, qui excluait des conseils et de toutes fonctions publiques les parents d'émigrés. C'était bien assez, disait-il, que la terreur eût eu ses suspects ; il ne voulait point que le régime constitutionnel eût aussi les siens, ni qu'il y eût des îlotes dans la république.
Thibaudeau fut élu président le 2 ventôse an IV (21 février 1796). Dans la séance du 21 prairial (9 juin), succédant à la tribune à Tallien, qui dénonçait les excès commis par les royalistes, la nouvelle réaction qui ensanglantait les départements et menaçait tous les patriotes, Thibaudeau rappela à son tour les excès des terroristes, et prétendit que les restes de ce parti menaçaient aussi la France de nouveaux dangers. La conspiration de Babeuf venait d'être découverte, et l'attaque du camp de Grenelle avait eu lieu peu de temps après. "Et moi aussi, s'écria Thibaudeau, je vous parlerai de réaction ; celle que je désignerai est non moins dangereuse, elle est aussi de notoriété publique ; c'est celle de la faction détestable, du sein de laquelle sont sortis les conjurés que l'on vient de saisir avec les preuves matérielles, écrites et signées, de leur exécrable projet ; c'est celle de la faction du 2 septembre ; c'est celle de la faction qui a fait le 31 mai, qui a proscrit et décimé la représentation nationale, qui a asservi la France et dressé à Robespierre un trône élevé sur les cadavres des meilleurs citoyens". Il termina son discours par ces mots : "Non, j'en atteste les maux soufferts et les victimes regrettées ; non, la terreur ne règnera plus sur les Français ; non, les bastilles ne s'ouvriront plus pour l'innocence ; non, les têtes ne rouleront plus sur les échafauds (un mouvement unanime éclate à ces mots dans le conseil, et de toutes parts ce cri : Non ! non, jamais ! se fit entendre) ; il n'est pas un Français qui ne courût aux armes si le signal du combat était donné, car enfin après les exemples éclatants d'audace et de scélératesse dont ils ont été les témoins, et dont un si grand nombre furent les victimes, il vaut mieux périr en combattant dans les dissensions civiles, que de tendre lâchement la tête à ses bourreaux. (Oui ! oui ! s'écrie une foule de membres). Ce fut à peu près le dernier triomphe que Thibaudeau remporta à la tribune des cinq-cents.
Il proposa depuis d'annuler les élections de Marseille, comme faites par la force et ordonnées par le directoire, et fit plusieurs sorties violentes contre la loi du 3 brumaire, notamment dans la séance du 30 vendémiaire (15 mars 1797). Il s'opposa à ce qu'on obligeât les électeurs à prêter serment de haine à la royauté, et son opinion lui attira alors les violents murmures des tribunes et de la majorité de l'assemblée.
Toujours de plus en plus en hostilité avec le directoire, il provoqua la destitution des commissaires de la trésorerie et la mise en accusation du ministre des finances, relativement aux opérations de la compagnie Dijon, favorisée par eux ; demanda la prompte organisation de la garde nationale comme seul moyen de s'opposer aux triumvirs directoriaux, et sollicita enfin des mesures de sûreté publique.
Il fut hautement accusé dès-lors de royalisme par les partisans du directoire, et désigné comme un des membres les plus dangereux de la faction dite de Clichy.
Nommé, le 2 fructidor an V (19 août), membre de la commission des inspecteurs avec Pichegru, il fut aussi porté un des premiers par le directoire sur la liste de déportation lors de la révolution du 18 du même mois. Il trouva cependant des amis qui agirent en sa faveur. M. Boulay de la Meurthe, avec lequel il n'avait jamais eu de relations intimes, se joignit à eux, et obtint enfin qu'on rayât son nom du nombre de ceux des proscrits ; mais il ne fut point réélu, et sortit du conseil en mai 1798 ; il reprit alors ses fonctions d'avocat, et se distingua au barreau de Paris.
Après la révolution du 18 brumaire, le premier consul, qui estimait le caractère et les talents de Thibaudeau, l'appela au conseil-d'état. Il fut chargé de défendre devant le corps-législatif, le 20 mars 1801, le projet de loi sur la procédure criminelle, et, quelque temps après, de présenter à ce corps le tableau des opérations du gouvernement. Après avoir, pendant quelques années, siégé dans le conseil, Thibaudeau fut nommé préfet du département de la Gironde, et se fit aimer à Bordeaux par son administration sage et équitable.
En 1808, il eut le titre de comte de l'empire.
La restauration le priva de toutes fonctions ; mais au retour de l'île d'Elbe, en 1814, il reprit son rang de conseiller-d'état, et fut nommé commissaire extraordinaire dans le département de la Côte-d'Or.
De retour à Paris, il fut nommé, par Napoléon, membre de la chambre des pairs.
Après le second retour du roi, Thibaudeau fut compris dans l'ordonnance du 26 juillet 1815, et forcé de s'expatrier.
Après avoir longtemps parcouru, avec son fils, la Suisse et l'Allemagne, et avoir éprouvé de quelques gouvernements des persécutions diverses, après avoir même subi plusieurs arrestations, ils obtinrent la permission du cabinet autrichien de fixer leur séjour à Prague.
Après ces différents séjours à Prague, Vienne, Bruxelles, le comte Thibaudeau arriva enfin à Paris le 5 août 1830 après quinze ans d'exil.
Son fils, Adolphe, a fait publier les mémoires de son père, 2 vol. in-8° ; ouvrage plein d'intérêt, composé pendant l'exil, mais qui ne retrace que le tableau des évènements depuis 1792 jusqu'en 1800.
On doit encore au comte Thibaudeau les ouvrages suivants :
1° Histoire du terrorisme dans le département de la Vienne, 1 vol. in-8°, 1795 ;
2° Recueil des actes héroïques et civiques des républicains français ;
et un grand nombre de discours et de rapports aux différentes assemblées législatives.
Lorsqu'il écrivit cette biographie, Thibaudeau était à Maisons-Lafitte où, depuis quelques années, il passait ses étés dans une modeste habitation entourée de jardins où il se livrait avec passion à l'horticulture. Pendant les hivers, il venait à Paris. Là, toutes ses journées se passaient dans sa chambre à coucher qui était en même temps son cabinet de travail, et à quelque moment qu'on vînt le voir, on le trouvait occupé à lire et à travailler. De fidèles amis, sa famille venaient l'aider à passer ses soirées, faire son piquet, et jusqu'aux derniers moments de sa vie, par son esprit caustique, ses réparties vives, sa logique implacable, il était l'âme de ces modestes réunions.
En 1852, lors du rétablissement de l'Empire, il fut nommé sénateur et grand officier de la Légion d'honneur. Il allait très-régulièrement aux séances du Sénat, mais sa santé ne lui permit pas de prendre une part active à ses travaux.
Pendant les premiers mois de l'hiver si rude de 1854, Thibaudeau souffrit presque constamment des attaques de la seule maladie qui l'ait jamais atteint, de la goutte ; dans les premiers jours de mars, les symptômes devinrent alarmants, et le 8, dans la matinée, il expirait dans les bras des siens, à la veille d'accomplir sa 90e année, en pleine connaissance, affirmant les croyances de toute sa vie.
Quelques heures après, son fils recevait de l'Empereur la lettre suivante :
"Palais des Tuileries, 9 mars 1854.
Monsieur, vous savez que le mérite, le caractère, les honorables services et le dévouement de votre père à l'empereur Napoléon Ier, m'ont toujours inspiré une estime particulière. C'est vous dire combien je suis touché du malheur qui vous frappe. Croyez donc à mes regrets sincères et à mes sentiments.
NAPOLÉON."
"M. Adolphe Thibaudeau."
A.C. THIBAUDEAU - MÉMOIRES 1765-1792 - Paris - 1875
Biographie nouvelle des contemporains ... - volume 19 - 1827.
AD86 - Registres paroissiaux de Poitiers.