PASSAGE DE PRISONNIERS NANTAIS A LA CHAPELLE-SUR-LOIRE ET A LANGEAIS (1794)
Pendant la guerre de Vendée, les routes du département d'Indre-et-Loire furent fréquemment sillonnées par de longs et misérables convois de prisonniers, trop souvent, hélas ! voués au massacre par ceux-là mêmes qui avaient la charge de les protéger.
Ainsi en advint-il à Chinon, pour les Vendéens égorgés sur les ordres de Lepetit, au pied des murs du Château, le 4 décembre 1793. Toutefois, ces exécutions sommaires ne furent pas habituellement le fait des habitants, naturellement enclins, dans notre région, aux sentiments humanitaires : le passage à La Chapelle-sur-Loire et à Langeais de 132 Nantais, déférés par Carrier au Tribunal révolutionnaire de Paris, nous offre l'occasion de le constater.
Dans le courant de novembre 1793, le comité révolutionnaire de Nantes avait fait procéder à des arrestations en masse au lendemain du suicide du général Léchelle qu'on avait trouvé mort dans sa chambre d'hôtel, victime, croyait-on, d'un attentat. Parmi les suspects arrêtés se trouvaient un certain nombre de notables que ni le Comité, ni le représentant Carrier n'osèrent livrer, comme tant d'autres de leurs compatriotes, aux exécuteurs de leurs basses oeuvres.
En l'absence de toute preuve de leur culpabilité et devant la fragilité des accusations portées contre eux, Carrier décida, sur la simple assurance du Comité révolutionnaire, "qu'ils étaient tous coupables", de les envoyer à Paris pour y être jugés révolutionnairement.
Escortés par un détachement du 11e bataillon de Paris sous les ordres du commandant Boussard qui, tout porte à le croire, avait reçu la mission - qu'il se refusa à accomplir - de les exécuter en cours de route, ils quittèrent "la maison Léperonnière, située à l'extrémité de la ville de Nantes, sur le chemin de Paris" le 7 frimaire an II (jeudi 27 novembre 1794) au nombre de 132.
C'étaient ces malheureux qu'un mois plus tard les habitants de La Chapelle virent arriver, le matin de Noël, grelottant d'angoisse et de froid, entassés dans une longue file de charrettes qu'on avait réquisitionnées à Saumur pour leur transfert.
Deux relations de leur voyage nous fournissent quelques détails sur leur passage.
La plus anciennement connue, sinon la première en date, est généralement attribuée au républicain Villenave (1) qui se trouvait parmi les prisonniers. Elle est datée de Paris, maison Belhomme, rue Charonne, Faubourg Antoine, le 1er messidor, en deuxième de la République française, une et indivisible. Son histoire est assez curieuse : imprimée à 600 exemplaires destinés aux membres de la Convention, elle fut répandue dans le public lors du procès des Nantais par les commis qui, chargé de la porter à l'assemblée des représentants, la vendirent sur leur chemin.
Antérieure de quelques mois à la précédente, l'autre relation, datée de la Prison de Bercy le 5 avril 1794, n'a été publiée qu'en 1894. Elle émane d'un royaliste qui faisait également partie du convoi, le comte de la Guère. (2)
Bien que de tendances politiques opposées, ces deux relations concordent parfaitement sur la façon dont les Nantais furent traités lors de leur passage à La Chapelle et à Langeais.
Encadrés par une détachement de volontaires, les détenus avaient quitté Saumur au petit jour, liés six à six dans des charrettes et chariots en nombre suffisant pour qu'aucun ne fût obligé de marcher à pied.
Voici comment s'exprime alors le comte de la Guère :
Le lendemain 5 nivôse ou 25 décembre, nous partîmes de Saumur escortés de la manière que le commandant temporaire de la ville nous avait promis (c'est-à-dire par un détachement de volontaires dont ils pouvaient être sûrs et à la tête duquel le commandant (général Gomer) marcherait en personne jusqu'à la sortie de la ville), et sous la conduite du citoyen Beauvilliers, officier de gendarmerie, homme très borné et fort dur. Nous arrivâmes d'assez bonne heure à la Chapelle-Blanche (La Chapelle-sur-Loire s'appelait alors La Chapelle-Blanche-en-Anjou) ; on nous déposa dans un grand magasin ; on nous y distribua du pain et nous nous procurâmes des vivres que nous payâmes excessivement cher ; la livre de pain, on nous la faisait 28 sols et la pinte de lait 20 sols. Ensuite de quoy on nous donna de la paille pour nous coucher que nous payâmes 1 l. la botte ; quelques-uns cependant qui étaient dans une pièce particulière furent obligés de se coucher sur les planches parce que vraisemblablement ils ne purent se procurer de la paille.
Le lendemain 6 nivôse ou 26 décembre nous arrivâmes à Langeais, et nous couchâmes dans une maison particulière proche le château, où les officiers municipaux vinrent nous visiter. Ils nous rendirent tous les services possibles dans les circonstances, en nous apportant eux-mêmes de la soupe et nous faisant procurer des matelas qui nous firent d'autant plus de bien, qu'il y avait longtemps que nous nous étions couchés autrement que sur la paille.
Villenave rapporte de son côté :
Nous fîmes tranquillement notre route jusqu'à la Chapelle-Blanche, où nous couchâmes sur de la paille dans un grenier à blé. Un malade s'y procura un matelas pour dix-huit francs. Le commandant ayant requis de la paille, on protesta qu'il n'y en avait point ; il ne s'en trouva que lorsque chacun de nous eût consenti à la payer.
A Langeais la municipalité nous fit un accueil favorable. Elle nous logea dans une maison particulière ; nous eûmes la faculté de louer des matelas. Le maire (Boullay de la Roche) donna tous ceux qu'il avait chez lui. Il apporta lui-même sa soupe aux malades ; nous écrivîmes sur une des cheminées de la maison : "Les Nantais reconnaissants, aux habitants de Langeais."
Le lendemain les prisonniers quittaient la ville, poursuivant leur route vers Tours, pour, de là, gagner Paris après de longues et cruelles étapes au cours desquelles ni les injures, ni les menaces, sans parler des souffrances physiques, ne leur furent épargnées.
Pour des raisons obscures, peut-être aussi par suite d'un hasard qu'on pourrait qualifier de providentiel, ils n'avaient pas encore subi d'interrogatoire lorsque survint le 9 thermidor. Réduits par la mort ou la maladie au nombre de 94, ils comparurent enfin devant le Tribunal révolutionnaire réorganisé après la chute de Robespierre, le 22 fructidor an II (mardi 7 septembre 1794).
Ils étaient prévenus "d'avoir conspiré contre la République, la liberté et la sûreté du peuple français ; les uns, en employant des manoeuvres tendant à favoriser et propager le système fédéraliste ; les autres en entretenant des correspondances et intelligences avec les émigrés et les brigands de la Vendée, d'autres en employant des manoeuvres tendant à égarer les citoyens et à corrompre l'esprit public par le fanatisme et en entretenant des liaisons criminelles avec les prêtres réfractaires ; d'autres enfin, en cherchant à discréditer les assignats par l'agiotage et l'infâme trafic du numéraire, en cherchant à occasionner la disette et introduire même la guerre civile dans les départements par l'accaparement de diverses marchandises de première nécessité".
Mais habilement défendus par des avocats qui, grâce à l'évocation pathétique de leur voyage, surent émouvoir les jurés, ils furent acquittés aux applaudissements de la foule et aux cris de : Vive la République !
Il serait intéressant de savoir si la maison "proche le château" qui, à Langeais, abrita les infortunés Nantais existe encore et si l'on y peut lire l'inscription à laquelle Villenave fait allusion dans son récit. Quoi qu'il en soit, l'accueil que les Langeaisiens réservèrent aux victimes de la guerre civile montre que l'ardeur de la foi patriotique ne leur faisait pas oublier les devoirs de la charité humaine.
Parmi les notables nantais se trouvait un négociant du nom de Jean-Baptiste Thébaud. Il appartenait à une famille bien connue à Nantes au cours du XVIIIe siècle et était l'ami du conventionnel chinonais Champigny Clément, qui l'avait connu lors des séjours prolongés qu'il fit à Nantes. Peu de temps après le procès, il pria Champigny d'intervenir près de Ruelle, alors en mission à Nantes, en faveur de son fils qui demandait une place à l'école d'hydrographie.
Nous avons retrouvé, parmi les papiers de Ruelle, la lettre qu'écrivit Champigny à ses collègues, le 16 octobre 1794. Les papiers de Champigny étant extrêmement rares, nous croyons intéresser les lecteurs de ce bulletin en reproduisant cette lettre intégralement.
Paris 25 vendémiaire an 3.
Le représentant du peuple Champigny-Clément à ses Collègues Bézard (3) et Ruelle à Nantes.
Citoyens Collègues et amis,
Le jeune Marin Tébaud, fils d'un des 94 Nantais acquittés par le Tribunal révolutionnaire de Paris, est débarqué il y a quelque tems malade à Brest : sans être parfaitement rétabli, il a été embarqué de nouveau, et est maintenant à Nantes. Son père désirerait un congé de six mois pour ce jeune homme, qu'il m'a dit n'avoir que 17 ans, afin qu'il put se rendre à Paris et s'y rétablir radicalement et faire en même temps un cours de navigation à l'école d'hydrographie et retourner ensuite à son poste, qu'il n'abandonnera certainement pas, ayant pris le parti de la marine par goût, avant d'être dans l'âge de la réquisition, et étant dans la ferme résolution de le suivre. Ces six mois d'étude peuvent en faire un Marin intéressant, et je l'espère ; car rien ne forme, comme la théorie après la pratique dont on avait déjà quelque idée. Je vous engage donc à accorder ce congé. Je suis attaché au Citoyen Thébaud père p. avoir demeuré deux ans chez lui, et l'avoir connu pendant le cours de dix que j'ai passé à Nantes ; c'est un de ces hommes de bien, estimable sous tous les rapports, et qui ne peut avoir été inculpé que par une caballe infernalle, où faute d'être bien connu.
Vous avez bien commencé, mes amis, continuez de même, rendez le calme à une ville intéressante de commerce, qui eut le malheur de gémir trop longtems sous le poids d'une oppression despotique. La pureté de vos intentions, la droiture de vos coeurs me sont un sur garant que vous nous reviendrez comblés des bénédictions de ces contrées, jouir au milieu de vos collègues de l'estime que méritront en tout tems des êtres bienfaisants comme vous.
Salut, attachement sincère et dévouement parfait
(signé) CHAMPIGNY-CLÉMENT.
Revenez aussi couverts de gloire après avoir anéanti la Vendée, c'est-à-dire les brigands qui dévastent cet opulent pays, et sauvé les victimes malheureuses de l'erreur, de l'imbécillité fanatique, et de la force impérieuse des circonstances.
Je suis de coeur et d'affection votre véritable ami.
Ledit.
Nous ignorons quelle suite fut donnée à cette lettre. Quant à Jean-Baptiste Thébaud, qui était le beau-père du fameux munitionnaire Ouvrard, on ne sait au juste ce qu'il fit après son acquittement. On croit qu'il revint à Nantes où il continua d'exercer son commerce. Toutefois, quelques-uns prétendent qu'il fut tué par les Chouans.
H.B.
(1) Né à Saint-Félix de Camaran en Languedoc le 13 avril 1762, Guillaume-Mathurin-Thérèse Villenave s'était d'abord destiné à l'état ecclésiastique. Mêlé aux milieux littéraires, il adopta en 1789 les idées nouvelles et se fit journaliste. Il vint à Nantes en 1792, y exerça les fonctions de défenseur officieux, puis en mars 1793, de suppléant de l'accusateur public. Trois mois après il dut démissionner et fut arrêter le 9 septembre comme fédéraliste. Après son acquittement, il revint à Nantes, y resta jusqu'en 1803, date à laquelle il s'installa définitivement à Paris, où il fonda divers journaux, et mourut chevalier de la Légion d'honneur le 16 mars 1846.
(2) Né au château de la Guère, près d'Ancenis, le 5 juin 1747, Bernardin-Marie Pantin de la Guère avait embrassé en 1764 la carrière militaire. Marié en 1790, il prit sa retraite le 15 septembre de cette même année mais n'émigra pas. Lors de l'occupation d'Ancenis par les Vendéens, il fit partie du comité provisoire institué par l'armée royaliste. Il fut, de ce fait, après le retour des républicains à Ancenis, traduit devant le tribunal révolutionnaire de Nantes qui, le 25 juillet 1793, l'acquitta. Resté suspect, il fut arrêté le 14 septembre. Après son acquittement il revint habiter son château et, devenu marquis à la mort de son frère aîné, mourut à Nantes le 25 novembre 1827.
(3) François-Siméon Bezard, conventionnel de l'Oise, né à Rogny (Yonne), le 8 octobre 1760, mort à Amiens le 26 novembre 1849. Il était en mission, avec Ruelle, près de l'armée de l'Ouest.
Extrait : Bulletin des Amis du vieux Chinon - 1941 (T4, N6)