Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La Maraîchine Normande
26 décembre 2015

LE MESNIL-DURAND (14) - 1793-1794 - LES PROTESTATIONS DE LA MUNICIPALITÉ EN FAVEUR DE LA BARONNE ...

En Pays d'Auge comme en bien d'autres régions de France, les réformes apportées par la Révolution de 1789 furent bien accueillies. Cependant le bon sens et la fidélité à leurs traditions, très forts chez ses habitants, les ont fait s'indigner contre les excès commis alors aux noms profanés du Progrès et de la Liberté ; et le geste de Charlotte Corday caractérise très bien l'expression profonde des sentiments répandus dans le peuple à cette époque troublée.

On trouverait dans les archives locales de nombreux exemples caractérisant ainsi l'ambiance de cette époque. Nous voudrions à ce sujet souligner les efforts du "Conseil général" de la commune de Mesnil-Durand, dans le district de Lisieux, pour tenter de s'opposer au pillage en règle du château et pour venir en aide aux malheureux châtelains poursuivis comme "ci-devants" fidèles à leur souverain.

 

Le Mesnil-Durand 14


En 1789, le château de Mesnil-Durand appartenait à François-Jean Graindorge, baron de Mesnil-Durand. Ce dernier avait embrassé la carrière des armes et s'était acquis une grande réputation de tacticien habile : il avait même préconisé un système nouveau dénommé l' "ordre profond", qui avait fait l'objet d'études approfondies et de manoeuvres sur le terrain au cours des années 1769 à 1780, concurremment avec un autre système : l' "ordre dispersé" de M. de Guibert.

François-Jean Graindorge, baron de Mesnil-Durand (1729-1799), avait épousé en 1759 Louise-Élisabeth Nicolle de Livarot, dont le père s'était fait également un nom dans le métier des armes et particulièrement en combattant aux côtés du roi de Suède : Charles XII. Ce dernier avait si particulièrement apprécié les services de M. Nicolle de Livarot, qu'il avait confié le commandement du régiment de Stralsund et en avait fait son aide de camp.

Au début de la Révolution M. de Mesnil-Durand était parvenu au sommet de la hiérarchie militaire et avait été nommé général commandant en Normandie. Placé ainsi en vue par l'Ancien Régime, il fut évidemment parmi les premiers à être poursuivi et proscrit par les autorités révolutionnaires. Il fut donc obligé de s'enfuir en Angleterre, laissant à sa femme le soin de veiller sur ses intérêts.

Celle-ci avait deux fils, elle ne put malheureusement se reposer sur eux dans cette tâche difficile. Après bien des tribulations, l'un fut arrêté et guillotiné le 6 thermidor. Après s'être proposé comme avocat pour défendre Louis XVI devant le tribunal révolutionnaire, l'autre, Louis-César-Adolphe, ne dut qu'à la fuite à l'étranger d'échapper au couperet de la guillotine.

M. de Mesnil-Durant étant émigré, tous ses biens tombaient sous le coup de la loi du 8 avril 1792 et devaient être vendus au profit de la Nation.

C'est alors que Mme de Mesnil-Durand, restée en Normandie, fit valoir ses droits, réclamant en particulier les meubles donnés par sa mère, Mme Nicolle de Livarot ; et tout ce qui devait lui revenir en vertu de son contrat de mariage.

Dans le principe, les autorités nouvelles lui donnèrent satisfaction mais dans la pratique, il en fut tout autrement. Elle obtint en particulier du département de surseoir à la vente des meubles du château de Mesnil-Durand, mais les autorités du district de Lisieux, gens étrangers au pays, n'en tinrent jamais compte et procédèrent, chez elle, comme chez bien d'autres, au pillage méthodique de sa maison.

Le maire de Mesnil-Durand, le citoyen Jacques Detoy, ne cessa de protester contre ces exactions, et après bien d'autres réclamations, il faisait approuver, le 6 juin 1793, par le "Conseil général" de sa commune, la protestation suivante adressée aux autorités du district et du département :

"Citoyens, je n'ai cessé de me rendre au château aux heures indiquées pour la vente tous les jours qu'elle a duré. J'y ai quelquefois appelé les citoyens officiers municipaux qui s'y sont rendus alternativement avec moi. La première remarque préjudiciable aux intérêts de la République, qui a été faite par moi et par le citoyen Dubois, officier municipal, a été la pêche d'un étang qui fut faite lundi, 3 du courant, et à laquelle nous déclarâmes nous opposer ; mais le citoyen Caplain, commissaire du district, nous a répondu que c'était pour vendre le poisson au bénéfice de la Nation, sur quoi nous cessâmes de nous y opposer à ce que l'étang fût pêché. Pour mieux remplir le voeu de la loi qui nous charge de surveiller tout ce qui concernait la vente, nous nous divisâmes. Je restais dans l'appartement où l'on vendait, et le citoyen Dubois alla sur le bout de l'étang et y resta jusqu'à ce qu'il fût pêché. On y trouva à peuprès un boisseau de poisson en carpes et anguilles. Il était environ trois heures d'après-midi lorsque la pêche fut finie, et lorsque le commissaire du district vint seul sur l'étang, tandis que la presque totalité des acheteurs de la vente étaient devant la porte du château, achetant ou attendant que l'on commençât à vendre.

Il dit en partant aux pêcheurs qu'il avait employés qu'il avait bien du mal pour eux, parce que les commissaires de la municipalité voulaient que le poisson fût vendu. Au même instant, sans être assisté de l'huissier ni du crieur, et devant un très petit nombre de citoyens appelés sur les bords de l'étang par la curiosité, le dit commissaire cria à combien le poisson ! Un citoyen qui ne voit pas de concurrent le porta à quarante sols. Le commissaire reprit aussitôt qu'il se l'adjugeait lui-même pour rien, ajoutant qu'il était maître ici et que les officiers municipaux pourraient verbaliser s'ils le jugeaient à-propos. Il le fit enlever de suite et ne l'a pas depuis exposé en vente.

La vente ayant été terminée avant-hier au soir, 4 du courant, je me suis transporté hier au château, sur les dix heures et demie du matin, pour avoir copie du procès-verbal, suivant la promesse qu'il nous a été faite la veille par le citoyen commissaire du district, et un état des meubles laissés dans une chambre sous scellés, par la citoyenne Graindorge, ce que je n'ai pas pu obtenir tel que nous l'avions demandé. A mon arrivée, plusieurs fripiers m'ont appris que dans le courant de la matinée le commissaire du district avait fait la découverte de plusieurs meubles dans un cabinet dont l'ouverture était masquée par la bibliothèque. Le dit commissaire ne me parlait pas de ce fait, je lui dit que j'en étais informé et je lui ai demandé ce qu'il entendait faire. Il m'a répondu en convenant du fait qu'il avait résolu de les faire porter sur-le-champ au district et qu'il fallait à cet effet avertir promptement un officier municipal de se joindre à moi pour prendre connaissance des dits meubles. Dans l'instant je me suis transporté chez les citoyens Dubois et Doublet, officiers municipaux, pour les inviter de venir au château. Y étant arrivés ensemble, le commissaire du district nous a requis de monter dans une chambre où il avait déjà fait mettre les dits meubles. C'était l'antichambre de celle où était la bibliothèque. Nous avons vu quatre ou cinq paquets enveloppés dans des draps ; dans le cabinet découvert, il n'y avait plus rien qu'une armoire dans les murs, qui était ouverte et vide. Nous avons sur-le-champ, au nom de la Nation et de la Loi, requis l'ouverture de ces dits paquets pour qu'il fût fait en notre présence un inventaire des effets qu'ils contenaient. Le commissaire nous a répondu qu'il n'entendait pas qu'il y eut aucun inventaire de fait, que les charretiers étaient tout prêts et qu'ils attendaient pour charger les dits paquets ; que si nous voulions être présents à l'ouverture et l'inventaire des paquets, nous pouvions nous transporter au nombre de deux au district en suivant la charrette et a fini par nous requérir de le faire.

Malgré nos représentations, il a fait descendre les dits paquets pour les faire enlever, ainsi que deux malles fermées, dont une paraissait très pesante, et qui ont été déclarées avoir été trouvées dans le même cabinet, cachées. Nous avons encore renouvelé notre opposition à l'enlèvement de tous ces objets, sans qu'au préalable il en fût fait en notre présence un inventaire, et au nom de la Loi nous avons fait défense au commissaire d'en agir autrement ; nous obligeant de les faire garder par la garde nationale de notre commune, étant scellés et mis dans une chambre sous la clef et scellée, jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné par le Directoire. Il a répondu qu'il n'avait point d'autre maître ici que lui et a fait charger.

Ne croyant pas devoir lutter par la force contre les représentants de l'administration du district, qui dans le cours de nos réclamations nous avaient dit qu'ils se foutaient de nous et nous avaient envoyé faire foutre, nous nous sommes retirés après avoir rédigé le présent rapport des faits ci-dessus énoncés et qui se sont passés sous nos yeux, pour nous être faits.

Le Conseil Général de la commune, après avoir entendu le rapport ci-dessus, et le procureur de la commune, considérant que les lois sur l'administration des biens des émigrés et notamment le décret du vingt-quatre avril dernier assujettissant les municipalités à la plus stricte surveillance sur la conservation et la vente des biens meubles et immeubles, qu'il paraît que le commissaire du district de Lisieux, pour la vente des meubles appartenant ci-devant à Graindorge, émigré, s'est plusieurs fois écarté de la conduite que les lois lui prescrivaient impérieusement.

Qu'il n'appartient cependant pas au Conseil Général de la commune de prononcer sur cette conduite, arrête que pour s'acquitter de ses devoirs de surveillance, le rapport de ses commissaires sera inscrit tout au long dans son procès-verbal de cette séance ; que deux copies du dit rapport et du présent arrêté seront envoyées, l'une au Directoire du district de Lisieux, et l'autre au Directoire du département du Calvados, pour qu'il puisse être pris, par l'une ou l'autre administration, tel parti qu'il appartiendra sur les faits y contenus.
Fait et arrêté en la maison commune ce dit jour et an que dessus.

Signé :
Jacques DETOY, maire
Nicolas DUBOIS, officier
Michel DOUBLET, officier
Jean DUBOIS, procureur de la commune
François LETIER
Louis GOUPIL
Sébastien GOUPIL, notables
Louis LETOREY, greffier."


Ce rapport, qui ne fait état que de la dernière phase de la vente du mobilier du château, nous décrit avec une certaine saveur ce qu'a été le pillage en règle de cette demeure, exécuté sous le couvert de la loi, par le Commissaire du District.

Si on se reporte à l'ambiance de l'époque et à l'atmosphère de terreur qu'ont su faire régner en province tant de délégués du Comité de Salut Public, on apprécie le courage des membres du Conseil Général et du maire de la commune de Mesnil-Durand, qui ont tenté de s'opposer aux dépositaires de l'autorité. Ils pouvaient probablement difficilement faire plus qu'ils n'ont fait, et recourir à la force pour éviter ces exactions, car dans ce cas, leurs noms auraient été ajoutés à coup sûr sur les listes de suspects ennemis de la Nation et ils auraient alors grossi le rang des proposés pour l'échafaud.

Comme bien l'on pense, cette protestation courageuse n'eut aucun effet, et Mme de Mesnil-Durand, devenue désormais la citoyenne Graindorge, après avoir été peu à peu privée de ses dernières hardes, fut bientôt réduite au plus extrême dénuement, et ne dut de subsister qu'à la charité de ses amis qui ne lui firent jamais défaut.

Elle n'aura d'ailleurs pas le temps d'en abuser longtemps, car en Floréal, An II (avril 1794), elle était à son tour arrêtée et jetée en prison à Rouen.

Les autorités de Mesnil-Durand ne l'oublièrent pas pour autant, et dès qu'elles apprirent sa pénible arrestation, elles s'efforcèrent de s'entremettre pour lui faire parvenir les certificats de civisme nécessaires à son élargissement ; mais Rouen n'était pas plus qu'aujourd'hui dans le département du Calvados, et pour communiquer avec la prisonnière, il fallait un prétexte qui soit recevable par les autorités de la prison.

On ne connaît pas toutes les démarches qui ont pu alors être faites ; mais parmi les documents parvenus jusqu'à nous, figure une curieuse lettre du citoyen Louis Letorey, greffier de la commune de Mesnil-Durand qui, sous couvert de lui réclamer l'argent qui a été avancé en son nom pour les pauvres, lui propose les certificats de civisme qui sont susceptibles de la faire sortir de prison.

L'adresse de cette lettre marque déjà une grande déférence envers la destinataire ; elle est envoyée en effet le 14 Messidor, An II (mai 1794) :

"A la citoyenne,
Citoyenne femme de Graindorge,
dans la Maison d'arrêt
en la commune de Rouen
à Rouen.

Elle est ainsi rédigée :

"Citoyenne,

La présente est pour vous informer que j'ai fait toutes démarches nécessaires pour me faire payer du mémoire que vous me devez, voilà trois ans, pour le pain que j'ai distribué aux pauvres dans notre commune par vos ordres, j'ai présenté une pétition au district de Lisieux, laquelle a été envoyée au département pour être autorisée, mais je n'ai pas pu obtenir d'être payé. J'ai donc envoyé par devant vous pour être payé, vous n'ignorez pas que cela m'est dû bien légitimement.

J'ai appris que vous êtes dans la maison d'arrêt et que l'on ne peut vous voir ; sans cela, j'aurais été à Rouen en conséquence, mais vu cela, il est inutile de faire tant de route puisque on ne peut vous parler, j'ai cependant besoin de mes fonds.

Je m'imagine que si vous requériez la municipalité de notre commune de présenter une pétition pour vous, à la commune de Rouen, c'est-à-dire à la municipalité et au comité, afin, ou besoin serait même au représentant du peuple, pour obtenir que vous eussiez une certaine liberté afin de pourvoir à vos affaires les plus urgentes ; il n'y a pas un seul dans notre commune qui ne certifie une conduite de votre part très distinguée : on sait tout le bien que vous avez fait, et encore l'intention de faire ; on connaît votre patriotisme et votre zèle pour le bien public, c'est pourquoi on ne craindra pas de vous procurer toutes les réclamations utiles et nécessaires pour vous obliger, pourvu toutefois que cela ne soit pas contre les lois et que cela ne porte pas préjudice à qui que ce soit.

Je vous parle ainsi parce qu'il y en a bien qui sont dans votre même cas et qui sont connus d'un bon patriotisme ; ils ont obtenu d'avoir la liberté de parler et de vivre avec leurs enfants et domestiques et de voir les personnes auxquelles ils peuvent avoir besoin.

Je vous aurais bien envoyé la requête qui m'a été renvoyée, pour vous prouver que j'ai fait tout mon possible pour être payé ; voyant que vous êtes privée de tout ce que vous aviez de revenus, et je croyais bien que vous ne seriez pas tenue de me payer, mais je vois le contraire. Si vous êtes libre de me récrire j'attends de vous une réponse, et suis avec considération,

Votre concitoyen, salut et fraternité.
L. LETOREY."

"J'avais peur que la requête ne se trouve perdue, c'est pourquoi je ne l'ai pas envoyée.
Mesnil-Durand, le 14 messidor, 2e année républicaine une et indivisible."


On sent que le greffier de la commune de Mesnil-Durand est quelque peu gêné pour tourner sa missive. Il sait pertinemment que la citoyenne Graindorge est dénuée de tout et dans l'impossibilité absolue de lui payer quoi que ce soit. Au demeurant, il insiste longuement sur la procédure à engager, et les certificats nécessaires pour obtenir une sortie de prison.

Effectivement, la citoyenne Graindorge sortit de prison peu de temps après, et on peut penser que les efforts de ses concitoyens de Mesnil-Durand y furent pour quelque chose.

Qui plus est, dans l'ambiance de la réaction qui a suivi la chute de Robespierre, le 9 Thermidor, An II, la citoyenne Graindorge se verra restituer - au moins dans le principe - la jouissance du peu de bien faisant partie du patrimoine de son époux, et qui n'avait pas encore été vendu.

Elle n'en sera pas pour autant au bout de ses peines. Elle ne reverra pas son mari, mort à l'étranger avant de pouvoir regagner son pays, et la légitime possession de ses biens lui sera encore longtemps contestée par les autorités révolutionnaires. Elle mourra sous l'Empire sans avoir pu se réinstaller sur ses terres de Mesnil-Durand.


Mesnil-Durand, le 15 septembre 1954,
P. DE LESQUEN.
Extrait : Le Pays d'Auge - Avril 1957 - 7e année - n° 4

 

ADOLPHE GRAINDORGE D'ORGEVILLE, BARON DE MESNIL-DURAND (1762-1810)

Fils de François Graindorge, baron de Mesnil-Durand et officier, Adolphe émigra en Angleterre, sauvant ainsi sa tête, à la Révolution. Il revint en France en 1798 et s'employa à reconstituer le patrimoine familial spolié à la révolution et à venir en aide à sa famille réduite à la misère.

Son château de Mesnil-Durand avait subi les affres de la Révolution : Vendu en 1793, il fut démoli par le nouveau propriétaire. Il reprit sa carrière militaire, se distingua en Suisse en 1799 et fut promu colonel par Napoléon. Chevalier de la Légion d'Honneur en 1804, il fut nommé général de brigade l'année suivante à Lille, puis participa aux combats de la Grande Armée en Autriche, Pologne et en Prusse.

Blessé à Iéna en 1806, il fut nommé baron d'empire en 1808 et commandant de la légion d'Honneur en 1809. Il mourut à la bataille de Busaco au Portugal en 1810.


(Extrait : Calvadocyclopédia - Dictionnaire du Calvados - Lettre G - Cyprien Philippe / Le petit rudiment.)

Publicité
Commentaires
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Archives
Derniers commentaires
Publicité