Lettres de Denise Jeanne Catherine de La Rochefoucauld-Bayer
(Bulletins de la Société de statistique du département des Deux-Sèvres - 1885 (9) 87-116.) Madame de la Rochefoucault, dont nous donnons ici la correspondance avec une des anciennes femmes de chambre de sa mère, était une demoiselle de Mauroy, dont la famille a paru dans le Poitou, pour la première fois, à notre connaissance, en 1731 dans les personnes de
1° Simon de Mauroy, chevalier, lieutenant général des armées du roi, inspecteur général de cavalerie, ci-devant maréchal des logis et camps de l'armée de Sa Majesté, chevalier de l'ordre militaire de Saint-Louis ;
2° Messire Denis-François de Mauroy (1), commandant une compagnie dans le régiment Dauphin-Cavalerie, brigadier des armées du roi, gouverneur des villes et châteaux du Tarascon ;
3° Anne de Mauroy, sœur du précédent.
Ces trois personnages achètent à la date précitée, les terres et seigneuries de Pugny, Châteauneuf et Breuil-Bernard, moyennant la somme de 130,000 livres, de Jean-Charles de Crussol, duc d'Uzès, et Anne-Marie-Marguerite de Baillon, son épouse, François-Charles de Crussol, comte d'Uzès, Louis de Pardailhan Gondrin, duc d'Antin, et Julie-Françoise de Crussol, son épouse, les trois frères et sœur seuls héritiers du côté maternel de feue dame Artémise-Eléonore Letellier de Barbezieux, duchesse d'Olonne, décédée sans postérité. En 1789, nous trouvons comme président de l'élection de Thouars le marquis Jean-Denis de Mauroy, maître de camp, seigneur de Pugny. Il a une fille Denise-Jeanne-Catherine qui épouse le baron Jean de la Rochefoucault-Bayer (décédé le 1er février 1834 ; pair de France sous Louis XVIII).
A l'époque des troubles de Moncoutant qui sont les préliminaires de la guerre de la Vendée, le château de Pugny, demeure des Mauroy, est incendié par les gardes nationales de la Châtaigneraye, Pouzauges et Fontenay, envoyées pour combattre l'insurrection.
Après cette époque les Mauroy disparaissent du pays, plus tard ils habitent l'Angleterre, plus tard encore leurs biens sont mis en vente en exécution de la loi du 16 brumaire an V, en même temps qu'une partie des biens de Grignon de Pouzauges, de la Haye-Montbault et de la Fontenelle également émigrés. Les biens des Mauroy sont mis en vente au prix de 188,000 livres, ainsi que l'indique l'affiche. Mademoiselle de Mauroy a épousé, comme nous l'avons vu, le baron Jean de la Rochefoucault-Bayer, un des membres de cette illustre famille des La Rochefoucault dont l'origine remonte à 1206, sous le règne du roi Robert.
Les La Rochefoucault sont nombreux, rien que dans la branche des Bayer nous en trouvons quatre pendant la Révolution :
1° Jean dont nous avons parlé, qui est probablement ce baron Jean, volontaire à la 2e compagnie à cheval des gentilshommes du Poitou à l'armée des Princes ;
2° Pierre-Louis-Marie comte de la Rochefoucault-Bayer, ancien capitaine de vaisseau du roi, volontaire à la 3e compagnie d'infanterie de marine à l'armée des Princes ;
3° Alexandre-Marie, chevalier de la Martinière, lieutenant de vaisseau, volontaire à la lre compagnie d'infanterie de marine à l'armée des Princes;
4° Pierre-Aimé, chevalier des Loirs, volontaire dans la 1re compagnie d'infanterie de marine, même armée (Beauchet-Filleau). Denise-Jeanne-Catherine de Mauroy, demeure à Paris avec son mari le baron Jean de la Rochefoucault à la date du 14 novembre 1816. C'est de là que commence sa correspondance à l'adresse de Madame Savin, demeurant à la Maupetitière, commune de Pugny (Deux-Sèvres). Leur fils Albert de Ia Rochefoucault, qui semble être le dernier ou l'avant-dernier membre de cette famille, joue un grand rôle dans ces lettres, elles racontent ses débuts comme officier et son mariage avec une demoiselle de Ia Poterie dont le père a brillé comme chef de la chouannerie dans l'Anjou. Pendant son séjour à Paris, madame de la Rochefoucault s'occupe de la politique générale et de la politique locale pour les Deux-Sèvres, ce qui ne l'empêche pas de veiller à ses intérêts dans ce département. La question des indemnités la préoccupe beaucoup, car elle y revient à différentes reprises. Elle se berce de cette chimère que les acquéreurs de biens nationaux se dépouilleront en faveur des anciens propriétaires, ce qui est arrivé, dit-elle, dans d'autres départements. Ces préoccupations ne lui font pas oublier ses amis qu'elle protège autant qu'il est en son pouvoir. Bien des noms qui intéressent le Poitou viennent se glisser sous sa plume en attirant notre attention. Mais cette correspondance offre une lacune. Les lettres qui ont dû être écrites pendant les années 1827-28-29-30-31-32-33, nous font entièrement défaut et nous le regrettons, car elles seraient les plus intéressantes en nous initiant à certaines particularités du soulèvement de 1832, et à sa préparation. Nous ne désespérons pas de les retrouver un jour. Les lettres de madame de la Rochefoucault sont une merveille de délicatesse et de dignité. La grande dame, comprenant son rôle dans la grande famille humaine, sait être affectueuse sans descendre jusqu'à la familiarité. La reconnaissance qu'elle témoigne à ses anciens et fidèles serviteurs pour les services qu'ils lui ont rendus est rare. Elle honore ceux qui les lui ont rendus et celle qui ne les a pas oubliés. Quelle leçon pour notre époque, où le serviteur en butte aux dédains et le maître considéré comme un ennemi sont sans cesse en lutte. Nous ajoutons à la suite des lettres de madame de la Rochefoucault son testament qui est très remarquable, et deux lettres de son fils, et nous terminons avec la conviction que cet ensemble plaira, car les auteurs sont du département et s'en occupent. F & C Puichaud, Bulletins de la Société de statistique du département des Deux-Sèvres - 1885 (9) 87-89
Lettres de Denise Jeanne Catherine de La Rochefoucauld-Bayer
(Les lettres qui suivent sont adressées à la même personne, ancienne femme de chambre de la mère de madame La Rochefoucault, madame de Mauroy.) MADAME SAVIN A LA MAUPETITIÈRE, COMMUNE DE PUGNY. Paris, le 14 novembre 1816. Pendant une absence de trois semaines que j'ai été passer avec mon fils à sa garnison, ta lettre, ma chère Lisette, est arrivée ; mais je n'ai pas eu le temps de te répondre. La Chambre des députés n'a encore été occupée que de la vérification des procès-verbaux des élections. On a déjà commencé à parler des difficultés qu'il y a eu dans différents départements. A Beauvais il y en a beaucoup. Quand les électeurs honnêtes ont vu que le parti révolutionnaire voulait absolument faire élire un G... du département, ils se sont retirés. Beauvais n'a qu'un député, le duc d'Estissac, qui avait été élu tout de suite. Enfin le parti révolutionnaire a été déjoué. Les honnêtes gens s'étant retirés le G... qu'il portait n'a pas été élu, l'assemblée n'étant pas assez nombreuse. Les députés des Deux-Sèvres sont extrêmement mauvais. Niort s'est distingué comme à son ordinaire. Les honnêtes gens ne peuvent revenir de voir que notre département, dont une partie s'est toujours si bien conduite, ait élu des personnes entachées de tous les mauvais principes révolutionnaires. Je leur réponds : « Comment voulez-vous que cela soit autrement, la plus grande partie des électeurs sont des acquéreurs, ils sont conséquents. » Toute cette réunion nous annonce des séances orageuses. Nous avons de bons députés qui certainement défendront avec énergie la cause du roi, d'ailleurs à présent nous sommes éclairés et les menées du parti révolutionnaire sont connues. La disette de blé qu'éprouvent plusieurs départements n'est que factice, c'est encore une menée de la malveillance ; le gouvernement s'en occupe et avec la grâce de Dieu nous nous tirerons encore de cette crise ; mais il faut que les âmes ferventes continuent à prier. J'ai vu monsieur de Sers, on ne s'occupe pas encore à la commission des chefs de paroisse ; mais cela ne tardera pas. Savin est porté comme chef de Pugny, et toi comme ayant rendu les plus grands services au parti. Mon Albert ne viendra nous voir qu'en janvier, il est à présent plus grand que son père, il se conduit comme s'il avait 30 ans, il est bon camarade, il est très aimé, ses chefs en sont très contents et ne peuvent revenir de sa raison. Pendant les 20 jours que j'ai passé avec lui j'ai été à même de juger que tout ce qui m'avait été dit était vrai. Jusqu'à présent il est très sage, il est si occupé qu'il n'a pas le temps de penser à malice, il est d'une grande activité pour son service. Hors cela il est froid et calme au moins autant qu'un bon Poitevin. Sa santé est bonne et il m'a paru un peu plus rieur, il est le plus jeune des officiers du régiment et il sait maintenant très bien son service. Adieu, ma bonne Lisette, à mon départ tout mon ménage jouissait d'une bonne santé. Je dis bien des choses à ton mari, à Joseph, à P. Merceron, Chausseraie et je finis en t'embrassant. Prends courage tout va bien.
Paris, le 17 mai 1818. Ma chère Lisette, Je suis étonnée de ce que tu me mandes de Lisette Cartelle. Puichaud s'entend trop en affaires, pour avoir fait l'acquisition d'une rente qui n'a pas été vendue, il se mettrait dans le cas d'avoir une affaire. La lre fois que tu iras à Parthenay consulte M. Fay, fais un état de toutes les rentes tant sur Pugny, Châteauneuf, le Plessis Olivier, etc M. l'abbé de Bouillé, évêque nommé à Poitiers, est bien disposé pour Pugny, il m'a promis de faire tout ce qui me serait agréable. Nous avons eu le malheur de perdre mercredi matin notre bon prince de Condé, sa tombe est arrosée des larmes de ses fidèles ; il s'est éteint ne regrettant point la vie, il a demandé tous les secours spirituels et les a reçus avec la plus grande piété en présence de toute sa maison. Nous sommes tous dans l'affliction. Le roi a dit qu'il sera transporté à Saint-Denis. Adieu, ma bonne Lisette, parle de nous à tous nos fidèles. Si madame Boissandière vient au pays, dis lui que je me suis très occupée de son fils et que je ne cesserai point de faire des démarches. Paris, 19 juillet 1819. J'ai vu avec beaucoup de plaisir M. Boissandière, il a pu voir que dans ce moment il faut prendre patience. Je suis son affaire et si le ministre dont il dépend vient à changer, j'espère bien de réussir. Je suis enchantée qu'il ait vu mon fils. Nous partons incessamment pour les Pyrénées. Albert a demandé un congé de trois mois, nous voyagerons avec les nouvelles malles de poste. Ne te tourmente pas pour ton fils, informe-toi combien coûtera un remplaçant. D'avance je vais mettre quelque chose de côté à cet effet. Comme le jeune homme te donne grande satisfaction, qu'il continue à être bon chrétien et fils soumis. Madame la duchesse de Berry avance heureusement dans sa grossesse, on dit les couches pour la fin d'août. Nous t'embrassons; bien des choses à tes enfants, à Savin, à Joseph et à tous nos anciens. Paris, 12 janvier 1820. Je suis inquiète, ma chère Lisette, de n'avoir point de tes nouvelles depuis mon retour du midi. J'ai écrit à M. Failly et lui ai envoyé ma procuration en blanc, je ne doute pas que l'individu qui prétend que le petit bois a fait partie de son acquisition ne fasse beaucoup de chicane et entrave ma mise en possession de ce petit objet. Comme M. Failly est éclairé et prudent, je ne crains point qu'il m'embarque dans une affaire. J'ai toute confiance en sa direction et j'espère qu'il voudra bien me guider dans tous les intérêts que j'aurai dans le pays. Je crois que je finirai par en avoir de très importants, si comme tout l'annonce le système d'indemnité est admis, on en parle plus que jamais. Note toujours bien toutes les rentes dont tu as connaissance, tant sur Châteauneuf que sur Pugny. Je crois que l'hiver ne sera pas gai. Les fortunes sont entre les mains de personnes qui n'en savent pas jouir. La misère est grande et ce sont les ruinés qui font la charité ce qui augmente le malaise des anciennes familles. Adieu, ma chère Lisette. Mouton et sa femme te disent bien des choses. Paris, le 29 mars 1820. Ma chère Lisette, Quand tu auras appris le crime affreux du 13 février [assassinat du duc de Berry par Louvel]. Nous en avons été tous tellement accablés que nos santés en ont souffert. Rien dans ma vie ne m'a affectée aussi fortement, au point que j'ai été pendant plusieurs jours hors d'état de m'occuper. Notre douleur est d'autant plus vive que, ayant connu particulièrement cet excellent prince dans le malheur, nous avions été à même de l'apprécier et nous n'en sentons que plus la perte que fait la France. Je ne puis te parler en détail de ce cruel événement, car j'en ai le cœur si navré que je ne pourrais continuer d'écrire. Quand tu iras à la ville tâche de lire les gazettes des 13, 14 et 15 février, tu y verras les détails de cette nuit affreuse. La pauvre princesse est grosse et va aussi bien que possible pour sa situation, c'est la religion qui la soutient. Elle est sans cesse occupée de sa douleur, et avec le courage d'une vraie chrétienne priant Dieu, travaillant pour les pauvres et s'entretenant avec son service des vertus de ce malheureux prince. Nous aurons bien des grâces â rendre à Dieu si elle arrive à terme. Je la recommande à tes prières et à celles des bonnes âmes. Mademoiselle, autant qu'on en peut juger à six mois, ressemble à notre pauvre prince, elle est très gentille, blanche et couleur de rose. Sa santé est très bonne. Dieu veuille que dans six mois elle ait un frère. M. Brillault a écrit à M. de la Rochefoucault. J'ai envoyé copie de sa lettre à M. Failly, il est inutile que tu parles à la femme d'Huzé dit Poitevin. J'ai avec moi un relevé écrit de la main d'Huzé du trésor de Pugny, mais Châteauneuf me parait incomplet. La mémoire de ton mari pourrait nous fournir des renseignements. J'ai rencontré madame de la Rochejaquelein (V. les notes de la lettre du 29 octobre 1826.) dans une maison. Je lui ai demandé des nouvelles d'Auguste. J'ignore si elle compte aller bientôt à Clisson (demeure de la famille de la Rochejaquelein, commune de Boismé.). Occupe-toi de trouver un remplaçant pour ton fils. On dit que les pairs jugeront l'assassin Louvel après la quinzaine de Pâques. Il y a eu des arrestations, mais aucun individu connu. Monseigneur l'évêque compte aller dans notre canton après la quinzaine, il m'a fait dire qu'il n'oubliera pas toutes mes recommandations. Quand il sera dans le voisinage tu feras bien d'engager le maire de Pugny à lui faire sa visite avec quelques notables de la paroisse. Adieu, nous t'embrassons. Ma chère Lisette, Tu m'as demandé dans une de tes précédentes lettres si nous n'avions pas changé de titre, je t'assure que nous sommes si loin d'y songer que nous comptons que notre fils ne portera jamais que celui de baron, encore après son père et que jusque là il s'appellera Albert de la Rochefoucault même en se mariant. La famille est si nombreuse qu'il y a un moyen sûr de distinguer les branches en conservant le titre sous lequel on était connu avant la révolution. Nous sommes connus dans toute l'Europe, tu penses que nous y tenons et que nous désirons que les aînés de notre branche le conservent. Je pense que d'après les promesses de notre évêque notre paroisse sera conservée. Hier j'ai été faire mes adieux à madame du Perat. (Flore de la Fontenelle.) Adieu, nous t'embrassons. Paris, 4 janvier 1821. Depuis mon retour du midi j'ai eu le rhume et M. de la Rochefoucault a eu la goutte, il est un peu fatigué du procès des conspirateurs dont l'instruction est commencée. La majorité des nouveaux députés est animée des meilleures intentions. Le côté royaliste est bien fortifié. Marque-moi ce que le citoyen Brillault a dit et fait, ne manque pas de parler de toute notre reconnaissance à M. Failly. Le jeune Failly qui fait ses études ici est venu me voir peu de jours avant notre départ. Je pense qu'il a fini ses cours et qu'il est resté en Poitou. M. de la Fenêtre a passé ici quelques jours. L'été dernier Flore de la Fontenelle, aujourd'hui madame du Perat, m'a mise au courant. Sa santé s'est bien trouvée de son séjour à Paris. C'est une très bonne personne à qui j'ai toujours porté un véritable intérêt. On parle toujours qu'on donnera des indemnités pour les biens vendus ; plusieurs projets ont déjà paru, le moins favorable me serait avantageux parce que je suis seule. Notre enfant est avec nous depuis un mois, il se conduit toujours très bien et se fait distinguer dans le monde par son aplomb. Si tu vois M. Boissandière, tu lui diras que nous sommes toujours occupés de la poursuite de la place qu'il désire.
Paris, 25 mars 1821. Ma chère Lisette, nous te remercions de tes vœux, il faut espérer qu'avec la grâce de Dieu la bonne cause triomphera. La justice est tardive il est vrai; mais il ne faut pas désespérer ; le Seigneur n'abandonne jamais les honnêtes gens, il les éprouve et c'est à eux à se soumettre et à demander le courage et la résignation. Le parti travaille mais les bons ne se laisseront pas ébranler. M. de la Rochefoucault a été retenu près de deux mois par la goutte, mais depuis deux jours il sort en voiture. Parle de nous à ton mari et à tes enfants et sois persuadée, ma chère Lisette, de notre constante amitié. (A la fille Savin). Nous te remercions, ma petite, de tes bons souhaits et t'exhortons toujours à être exacte à remplir tous tes devoirs envers Dieu et tes bons parents. Tu as eu le bonheur d'être élevée dans les vrais principes religieux. Ne t'en écarte jamais, souviens-toi que tout bon chrétien ne doit se regarder que comme voyageur sur la terre, que toutes nos actions ne doivent tendre qu'à nous préparer une éternité heureuse. Aie toujours Dieu devant les yeux; avec cette pensée, mon enfant, on ne s'écarte jamais de ses devoirs. Il y a des peines et chagrins de tous les âges et de tous les états. Il faut demander au Seigneur la grâce de la patience et de la résignation, se soumettre sans murmurer à sa sainte volonté. Paris, 16 mars 1822. Nous avons été bien inquiets, ma chère Lisette, de tout ce qu'on disait de notre pays et jusqu'au moment où nous avons vu M. de Lavillebeaugé qui avait été fait prisonnier par les révoltés. Nous voyons aujourd'hui que tout est tranquille et que nos braves Vendéens se préparaient à marcher si les révolutionnaires ne s'étaient pas dispersés. N'ayant pas réussi à Saumur, ils se sont repliés sur le bois de Sanzais, propriété de M. Daviau de Piolant vendue pendant l'émigration et acquise par un nommé Catin, dont le père est un ancien fermier de M. de Chuvilly et qui commandait les colonnes mobiles contre les Vendéens pendant les premières guerres. C'est au bois de Sanzay que le général Berton a déposé son habit brodé contre un modeste vêtement et sous ce déguisement il s'est dirigé d'acquéreur en acquéreur sur Parthenay. On dit qu'il a été vu du côté de la Meilleraie, je désire qu'il soit pris par les Vendéens. Nous désirons savoir si ton fils est libéré. Sois persuadée, ma chère Lisette, de notre constante amitié. Paris, le 28 avril. M. Failly m'a mandé le gain du procès, nous le devons à ton activité et à tous tes soins. Vois avec ton mari s'il ne serait pas plus avantageux de vendre les arbres s'ils sont en âge, que de vendre le fonds. En gardant ce carré de terre, mes acquéreurs verront que je tiens au pays, cela les fatiguera et quand cela ne ferait que troubler leur digestion, ce serait une petite jouissance. Cherche dans toutes les paroisses où nous avions des propriétés s'il n'y a pas quelques coins de terre qui ont été oubliés dans les ventes, si quelques acquéreurs ne font point un retour sur eux-mêmes et voudraient se mettre dans la voie pour se préparer au grand voyage. Il y a des départements où cela a eu lieu, prêche bien les électeurs royalistes de ne pas manquer de se rendre à leur poste. Je crois qu'on porte M. d'Abbadie, c'est une bonne idée, ce choix nous ferait honneur, cette famille est recommandable sous tous les rapports Madame d'Abbadie est Mlle Ferrand, fille de la Jambe de bois, je l'ai connue au couvent. Je t'ai envoyé 200 fr. et je vais t'en envoyer deux autres pour t'aider à vivre. Depuis ta lettre le sr Brillault m'a envoyé une assignation par laquelle il m'annonce qu'il rappelle à Poitiers du jugement de Parthenay. Adieu, ma chère Lisette, mille choses affectueuses. Paris, 16 janvier 1824. Albert a eu grand plaisir, ma chère Lisette, à voir à Poitiers ton mari et ton fils, le régiment de la Garde dont il fait partie va en garnison à Cambray. Je te fais passer 140 fr. dont 20 fr. pour notre filleule. M. de la Rochefoucault est pris de la goutte, Albert vient d'être nommé chevalier de l'ordre de Saint-Ferdinand d'Espagne. Les bons royalistes de notre canton doivent voter au petit collège de Parthenay pour M. Agier et au grand collège de Niort pour M. d'Abbadie. Cette élection est des plus importantes, il est toujours à désirer que l'on porte à la Chambre des propriétaires bons royalistes, des députés de cette classe ne travaillent à Paris que pour le bien général, ils ne sont point intrigants et comme ils sont estimés ils rendent de grands services à leurs départements et aux cantons dont ils sont les élus. Ainsi donc dans l'intérêt de notre Gâtine, je te recommande de tâcher d'avoir des voix pour ces deux candidats, ce sont de bons royalistes. Celui que je te désigne pour Parthenay est particulièrement connu de mon mari qui l'estime beaucoup et en fait le plus grand cas. Adieu. Paris, le 18 septembre 1825. M. de la Rochefoucault ne peut se remettre de son attaque de goutte, depuis notre retour du midi il a eu trois rechutes, il est mieux depuis quelques jours, malgré son état de souffrance il a toujours travaillé pour nos indemnités. A tout moment nous attendons notre bordereau du département des Deux-Sèvres. J'ai envoyé ma procuration à Xavier d'Auzay, à Niort, le priant de s'en charger. Je suis très mal traitée ici par mon bordereau, que j'ai reçu, j'en ai la preuve. Le grand hôtel de la rue des Saints-Pères a été mis en loterie et on ne me le porte que pour la somme de quatorze cents francs de capital, je réclame et nous verrons le parti que la commission prendra. Je ne suis pas la seule à Paris dans ce cas, j'ai passé hier trois grandes heures dans le bureau du ministère des finances où sont réunis tous les titres des créances des émigrés. J'ai feuilleté tout notre dossier, trois créances qui sont liquidées proviennent du partage de la succession de l'arrière grand-père de mon père ; c'étaient des rentes qu'il desservait depuis son bas âge et qui étaient perpétuelles : une de Coutant qui était serrurier à Moncoutant et une de ... dit Dauphiné, les deux autres sont bien inscrites mais elles sont énoncées sans pièces à l'appui, ainsi ces créances sont sujettes à discussion. On est à la recherche dans ce bureau. Tu recevras par la voie ordinaire 220 fr., les 20 fr. sont pour notre filleule pour lui acheter un vêtement d'hiver, cela t'arrivera par Bressuire et t'aidera à passer la mauvaise saison. Notre bon Mouton vient d'être opéré de la cataracte. Je crois que cette année ton second fils tire au sort, écris-nous à cet égard, cela nous tourmente. Nous espérons que notre filleule te seconde bien dans ton ménage... L'indemnité occupe tous les malheureux dépossédés, malgré tout ce qu'on peut faire, cette loi ne peut tranquilliser les. acquéreurs car tant qu'ils n'auront pas payé le surplus du bien qu'ils ont, ils ne peuvent se regarder comme propriétaires légitimes ; il y a des départements où ils ont fait des propositions aux anciens et légitimes propriétaires. Bonjour, ma chère Lisette, je termine en te souhaitant de la part de tout mon ménage bonne année ainsi qu'à toute ta famille et l'assure de notre amitié. MAUROY DE LA ROCHEFOUCAULT. Paris, le 23 avril 1826. J'attendais le résultat de la décision de la commission, ma chère Lisette, pour te répondre, ce n'est que depuis peu de jours que j'ai reçu l'avis que mon affaire avait passé, mais je n'ai pas encore reçu mon inscription; je ne crois pas l'avoir avant le mois de mai ou de juin. Le 22 de ce mois c'est l'époque où l'on reçoit le 1er cinquième, pourvu que je l'aie pour cette époque c'est suffisant. Mon bordereau des Deux-Sèvres est liquidé, dettes défalquées, à 188,180 fr. 44, sans compter les réclamations que j'ai à faire sur le fonds commun. Le bordereau pour Paris quoique passé à la commission se trouve suspendu jusqu'à ce que le conseil d'Etat ait prononcé sur la question des maisons mises en loterie. La commission a jugé d'après les baux avant la révolution et non sur le prix des billets qui ne me donnaient droit qu'à 1,400 fr. que le domaine a bien voulu mettre à 14,000 fr. D'après le bail j'ai droit, et le travail de la commission le porte à 160,000 fr., tu vois que cela est un peu différent. Nous sommes plusieurs familles dans le même cas et il faut une décision du conseil d'état avant que le prononcé de la commission ait son effet. Les autres bordereaux provenant de la succession de Mme de Pourpry suivent le cours du travail, il y en a encore à arriver. M. de la Rochefoucault est mieux portant, il a bien souffert de la goutte tout l'hiver, il ne va aux séances de la Chambre des pairs que depuis 15 jours. Je pense que tu es toujours contente de notre filleule, tant pour sa conduite que pour son exactitude à remplir ses devoirs de religion. Tu ne saurais assez lui répéter qu'il n'y a que les principes religieux qui donnent le courage de supporter avec résignation les misères et les tribulations de cette vie et nous donnent l'assurance d'une heureuse éternité. Quelle perte que le bon abbé Texier, je le regrette bien sincèrement. Où en es-tu pour ton second fils, cherche d'avance à lui trouver un remplaçant. Je te confie que le mariage de notre enfant est arrêté avec Mlle de la Poterie, fille unique ; c'est une famille d'Anjou et qui y a toutes ses propriétés. Le père est un ami de jeunesse de M. de la Rochefoucault, il servait avant la révolution au régiment du Roi-Infanterie, il a fait la campagne, celle de 1815 , en Anjou , à la tête d'un rassemblement de Vendéens, la campagne d'Espagne, commandant le 4e régiment de l'infanterie de la Garde et présentement il est maréchal de camp en disponibilité. La mère est une femme du plus grand mérite avec laquelle je suis très liée et qui est absolument dans notre genre. La jeune personne est un peu plus grande que moi, point jolie, mais d'une physionomie très spirituelle, faite au tour et pleine de grâce, elle vient d'avoir 18 ans, ses parents ne voulaient écouter aucune proposition avant qu'elle eut 20 ans, mais le père qui a connu particulièrement Albert en Espagne, dès qu'on a nommé notre enfant, a dit : « pour lui c'est différent, s'il convient à ma fille, c'est une affaire faite ». La demoiselle l'a agréé, ainsi tout est arrangé. Mais le mariage n'aura lieu que dans les premiers jours de novembre. Albert ira demeurer avec son beau-père et sa belle-mère. Nous aurions bien désiré trouver un logement plus près de la rue de Babylone où nous allons aménager le 1er juillet. Nous comptons partir pour le midi notre voyage accoutumé, à la fin de juillet. Bonjour, ma chère Lisette. Paris, rue de Babylone, faubourg Saint-Germain le 29 octobre 1826. J'ai reçu, ma chère Lisette, en arrivant du midi, ta lettre en réponse à celle que je t'avais écrite pendant notre voyage, il parait d'après ce que tu me mandes que Mme de la Rochejaquelein notre voisine a l'air d'ignorer les démarches que M. de la Rochefoucault a faites près d'Auguste pour toi et pour Joseph, ne lui en a-t-il pas parlé, cela est possible, mais je te dirai confidentiellement que toutes les fois que nous avons fait des recommandations par ce canal elles n'ont jamais eu de résultat ; c'est au point que lorsque son second mari Louis de la Rochejaquelein forma le régiment dont il fit l'organisation, je lui écrivis pour un officier, n'en ayant point reçu de réponse je pensais que ma lettre ne lui était pas parvenue. Je le rencontrai peu de jours avant son départ, dans les Cent jours, je lui reprochai en riant le peu de cas qu'il avait fait de ma recommandation, que s'il avait été dans l'impossibilité d'y avoir égard, au moins il aurait dû m'en avertir afin que j'eusse le temps de m'adresser à quelque autre colonel, il parut fort étonné et m'assura qu'il n'avait point reçu ma lettre. Il partit pour la Vendée où il fut tué peu de temps après (1). Je connais bien moins Auguste de la Rochejaquelein (2) que son frère. Etant d'une même Commission que M. de la Rochefoucault il lui a parlé de toi et de ta famille, redonné plusieurs fois les noms et prénoms, mais il est distrait et assiste rarement aux réunions. Dès que M. de la Rochefoucault le rencontrera il recommencera l'antienne ; je crois que ton mari n'a que 60 francs de pension, pour Joseph je n'en sais rien. Si le général du Perat (3) qui vient malheureusement de mourir avait été chargé de notre canton, il y a longtemps que ton affaire aurait été faite ; mais aujourd'hui je ne crois pas même que ce soit Auguste de la Rochejaquelein qui ait notre canton, si tu pouvais m'en donner la certitude je serais autorisée de presser ma demande, car ce n'est qu'au chef de chaque arrondissement auquel on doit s'adresser. Pendant mon absence il m'est venu plusieurs lettres du Poitou, une de Jeanne Catherine Ferret, filleule de mon père et de ma mère qui travaillait au château, bien écrite, qui très longuement me réclame les gages de son père qui était à Châteauneuf, montant, dit-elle, à 872 fr., il me paraît qu'elle est toujours la même, grand étalage de beaux sentiments. J'ai cru me rappeler que sa conduite avait été légère pendant la révolution. Une datée de Vernage près Saint-Maixent, écrite au nom d'un neveu de André Etavard qui réclame une somme importante sans la nommer. C'est probablement qu'il n'a pas de pièces à l'appui. Une autre elu maire de la Chapelle-S'-Laurent, M. Hérault, qui m'écrit que la nommée Bichot a trouvé parmi les haillons de la misère que lui avait laissés son mari, décédé depuis quelques mois, un certificat donné par le sr Huzé régisseur à Pugny, daté de Bressuire le 28 brumaire an VI, qu'il était dû au citoyen Louis Bichot par M. de Mauroy la somme de 260 livres pour trois années de gages en qualité de palefrenier du dit lieu. Ce maire m'écrit très honnêtement et me marque qu'il a engagé cette veuve à ne point mettre opposition à mon indemnité, il me prie de lui répondre pour qu'il puisse prouver à cette femme qu'il a fait ce qu'elle désirait. Je ne compte pas lui écrire parce que je ne veux pas qu'on fasse des armes contre moi. M. Huzé a donné tout ce qu'il a voulu. Je le connaissais, c'est tout dire. Mais comment se fait-il que pendant les six mois que j'ai été à Pugny ces personnes ne se soient pas présentées. Une de Vidal au nom, dit-il, de plusieurs habitants de sa commune qui ont travaillé au château, soit en qualité d'ouvriers , soit comme domestiques, qui lui ont dit qu'au moment de l'émigration des sommes assez fortes leur étaient dues par mon père, que me connaissant ils ne doutaient pas que je croyais que tout avait été soldé par M. Huzé, mais qu'il n'en était rien, que ces braves gens n'avaient jamais rien reçu, que tout ce monde était dans la misère, mais que cet état allait cesser connaissant mon cœur, etc Tout cela me parait bien extraordinaire. Premièrement parce que malheureusement tous nos valets de peine ont péri les armes à la main et qu'il n'y en avait que deux d'existants lorsque j'ai été à Pugny lesquels ne m'ont rien réclamé. Il n'y a rien de si facile que de demander, mais il faut savoir si l'on a droit. J'ai peu de confiance dans la validité de toutes ces demandes. J'avais connaissance de la créance de madame de Puiberneau. Ce n'est point sur le certificat du sr Huzé que j'ai payé, ni sur le billet de mon père qu'on n'a pu me représenter; mais j'avais connaissance du placement et voilà pourquoi j'ai remboursé; mais je n'ai donné que la somme dont j'avais connaissance. Je ne compte point écouter des réclamations qui ne sont point appuyées sur des pièces légales. C'est le sept novembre prochain (1826) que notre enfant se marie, je pense que tu t'uniras avec la famille d'intention au saint sacrifice de la messe, tout s'y fera en famille, la jeune personne ayant eu le malheur de perdre l'an dernier son frère en duel.
(1) A Saint-Gilles, le 4 juin 1815, dans un engagement contre les républicains commandés par le général Estève. Il laissa deux fils, Henri, sénateur sous le second Empire, et Louis dont il sera parlé plus loin, et deux filles. (2) Auguste avait eu aussi pour frère Henri tué après le passage de la Loire le 28 janvier 1794, auprès de Nuaillé. Auguste fut un général de l'Empire. (3) Du Pérai fut un des chefs de la Chouannerie dans l'IIle-et-Vilaine en 1704.
Le 12 novembre. Depuis notre arrivée j'ai eu beaucoup d'occupations n'ayant pu terminer ma lettre le jour de sa date je ne puis la clore qu'aujourd'hui et encore bien à la hâte. Notre mariage est fait de mardi, tout s'est passé en famille. Jeudi nous avons donné le diner et la soirée. A 11 heures tout le monde s'est retiré. Aujourd'hui nous avons quelques personnes intimes et dans le courant du mois nous aurons encore une soirée. Nous allons commencer nos visites et la présentation faite je me reposerai, car j'ai été bien fatiguée par toutes les courses que nécessitaient les emplettes pour la corbeille. Aujourd'hui il y a beaucoup plus de luxe que de mon temps, et pour que tout soit convenable et pour que rien ne manque il faut courir les marchands les plus renommés pour que tout soit du dernier goût. N'aimant pas la toilette et ne m'en étant jamais beaucoup occupée cela a été véritablement un grand travail pour mon esprit. Il paraît que tout a été trouvé de bon goût, grâce à Dieu je n'ai plus de courses d'acquisitions à faire. Cette année est lourde. Notre jeune ménage a l'air très content. Albert a seulement le regret de n'être pas resté avec nous ; mais il etait impossible que le père et la mère aient pu se séparer de leur fille. Dans leur position, cela était improposable. Toute la famille loge rue de Taranne, nous n'en sommes pas loin pour Paris. Notre adresse est à présent rue de Babylone n° 10. Nous avons acheté cet hôtel il y a 18 mois, il a été vendu par les créanciers de M. Copini et a déjà eu plusieurs propriétaires. Dès que j'ai eu la certitude qu'il n'était pas national nous nous sommes décidés à en faire l'acquisition. Bonjour, ma chère Lisette, mon mari, Albert et Mouton te disent mille choses. Ne m'oublie pas près de ton mari et de tes enfants. Lacune dont on n'a pas les lettres, 1827, 1828, 1829,1830,1831,1832. Paris, le 29 janvier 1833. Tu as fait prudemment de différer le mariage de ta fille. Dans les temps malheureux il faut autant que possible être réunis, et comme il est rare d'étre marié dans la commune habitée par ses parents, l'éloignement augmente les inquiétudes et quand on y a été toute sa vie on a besoin de tranquillité. On nous parlait si diversement du canton de Moncoutant, que précédemment je différais toujours à te demander de tes nouvelles, il me semble qu'on est tranquille en ce moment. Il faut toujours prier le Seigneur qu'il ait pitié de la France et les âmes ferventes ne doivent pas se ralentir, ce n'est que la persévérance qui pourra calmer la colère de Dieu. Nous sommes bien coupables; mais sommes-nous corrigés? Si nous ne le sommes pas, je ne sais ce qu'il nous faut car nous avons eu de grands fléaux. Le choléra a disparu ou à peu près de Paris; mais il fait encore de grands ravages dans différents départements. Nous avons le projet d'aller au printemps dans nos propriétés du midi. Mille choses à la famille de Julie si tu en as l'occasion. Lettre du 21 novembre 1833. Elle dit que M. de la Rochefoucault a eu plusieurs attaques de goutte. Paris, le 20 janvier 1834. La santé de Monsieur est toujours dans le même état. Notre petit-fils est très grand pour son âge, il ressemble beaucoup à son père, de taille et de figure, il a la gaieté de sa mère, il est très doux et raisonnable. Quand tu verras notre bon Charles tu lui diras bien des choses de notre part. D'après ce que tu me mandes, il paraît que le jeune ménage se fixe à Moncoutant. C'est je crois un triste séjour. Je sais que le jeune homme est très bien. On a été bien heureux de trouver un bon parti pour la jeune personne. Bonjour, ma chère Lisette. Pains, le 7 février 1834. Mme Savin, née Pougnault. — M. et Mme Mouton, très préoccupés du malheur qui vient de les affliger, me chargent de vous le faire connaître. Cest avec peine que j'ai à vous annoncer que M. le baron de la Rochefoucault est mort samedi 1er de ce mois. Cette mort a été d'autant plus sensible qu'on ne l'attendait pas aussitôt car la veille encore M. le baron était bien portant pour sa position. La nuit même avait été assez bonne et le matin la goutte ayant remonté a occasionné la mort. Jugez de la douleur où se trouvent depuis ce moment toutes les personnes qui ont eu l'avantage de connaître et de servir un aussi bon maître et qui ont été â même d'apprécier toutes ses vertus. Mme la baronne a été sensiblement affligée dans cette circonstance; mais sa piété sert à la résigner ainsi que les consolations dont ses enfants l'entourent. Quoique la mort de M. le baron ait été douce comme celle du juste, M. et Mme Mouton vous engagent à joindre vos prières à toutes celles qui ont été déjà faites. Comme bien vous le pensez M. et Mme Mouton ont ressenti toute la peine que pouvait leur causer la perte de celui dont ils avaient si justement mérité l'estime, ils se portent assez bien et me chargent de vous dire mille choses honnêtes de leur part. J'ai l'honneur de vous saluer. LE BÈGUE, LETTRE DE MADAME VEUVE DE LA ROCHEFOUCAULT. J'étais bien persuadée, ma chère Lisette, que tu avais pris part au malheur affreux dont j'ai été accablée, je ne puis m'en remettre et il m'est toujours aussi vif comme au premier moment, ma santé qui n'est point bonne depuis plusieurs années est loin de s'améliorer, sans être retenue chez moi je suis souffrante. Cet état venant du moral il n'y a d'autre remède efficace que la prière. J'espère que Dieu l'exaucera et me donnera le courage de la résignation à sa sainte volonté. Nuit et jour mon chagrin m'accompagne. Il n'y a que le temps qui calme sans détruire une peine aussi vive, ma consolation c'est la confiance que j'ai que mon pauvre mari, du sommeil a passé dans la céleste patrie où il a reçu la récompense de toutes ses vertus. J'espère que tu as reçu les 250 fr. que j'ai remis en janvier au beau-frère de mon bon voisin Charles pour lui faire passer. Je sais bien que ta fille Amélie s'accoutume dans son ménage, je l'engage à être toujours bien douce et soigneuse dans son ménage, qu'elle mette sa confiance en Dieu qui n'abandonne jamais le chrétien qui le prie en sa faveur. Je prie M. le Curé de Largeasse de dire trois messes, l'une pour le repos de l'âme de ma mère, une pour mon père et l'autre pour mon pauvre mari. S'il reste quelque chose de la petite somme, je te prie de la distribuer aux pauvres de la paroisse à la même intention. Je le remercie de son obligeance et me recommande à ses prières ainsi que ma famille. Quand tu verras notre bon voisin Charles (1) ne m'oublie pas. Bonjour, ma bonne Lisette. (1) Charles de ia Rochebrochard, demeurant au château d'Etrie, commune de Chanteloup. Paris, 15 décembre 1834. J'ai appris avec plaisir que le propriétaire de Clisson avait acheté la Forêt, ce nom ne doit jamais sortir du pays, il l'honore trop. Je sais bien gré à Henri de la Rochejaquelein d'avoir eu cette pensée, quoique nous nous connaissions à peine de vue et que nous nous soyons jamais parlé. Je porte intérêt à cette famille et lui désire toutes sortes de prospérités, elle a été si éprouvée. Tu sais que le jeune Louis de la Rochejaquelein a été tué en Portugal (2) il y a un an, une de ses sœurs s'est mariée cet été en Touraine, il y en a encore une à établir. Ma santé ne peut se remettre, sans souffrances vives, je ne me porte pas bien depuis plusieurs années, j'ai des crampes qui me fatiguent, à chaque chagrin elles augmentent; cela vient des nerfs, il faut vivre avec ses infirmités et rendre grâce à Dieu de n'en avoir pas davantage après avoir eu une vie si agitée. Parle de moi à Moncoutant et à Etrie. Adieu, etc (2) Louis de la Rochejaquelein d'après une légende que j'ai recueillie à Chiché, fut tué en 1833 dans les Deux-Sèvres, entre Bressuire et Boismé, au Bois Rocard. Il était accompagné d'un nommé Racaud, qui périt avec lui. On m'a raconté que des soldats sortis de Bressuire furent chargés de faire une battue dans ce bois pour en déloger les chouans dont ces derniers faisaient partie Or, un soldat ayant aperçu un monceau de feuilles y plongea machinalement sa baïonnette. Un cri retentit, et un homme, Racaud, sortit de ce monceau. On le tua immédiatement et la troupe continua sa marche sans vérifier s'il était seul. La baïonnette avait atteint au cœur Louis de la Rochejaquelein, et son compagnon se croyant découvert et pour protéger son maître qu'il ne croyait que blessé, avait apparu les armes à la main. Ce ne fut que longtemps après qu'on découvrit le corps de Louis dont on ignorait la mort. La famille aurait jugé à propos de le faire mourir en Portugal d'un trépas plus glorieux au siège de Lisbonne. Il est bien entendu que je cite ici une légende dont je ne garantis aucunement l'authenticité. Paris, 6 mars 1835. J'étais toujours dans l'attente que le bon voisin Charles viendrait faire une apparition dans la capitale, ne le voyant pas, je pense qu'il a renoncé à son voyage. Je te fais passer 250 francs que Bodin fermier de madame la marquise de Larochejaquelein à la Gueffrie te remettra. Mes enfants sont à Rome, ils reviendront par Vienne et la Bavière. Mon petit-fils profite beaucoup. Je ne me porte pas bien, les années, le chagrin qui est aussi senti qu'au premier moment, les tourments et les inquiétudes inséparables de la vie tout cela réuni détruit petit à petit le moral et le physique. Que la volonté de Dieu soit faite et demandons lui le courage de la résignation. Mention de moi, je te recommande, à notre voisinage, à Charles et à Moncoutant. Bonne santé et tout à toi. Paris le 28 juillet 1835. Je te remercie bien, ma chère Lisette, de tous les soins que tu as pris pour me conserver un peu de linge, tu as bien fait de te servir du linge qui t'a été utile, tout ce que tu crois qui a été assez bon pour me faire passer, je te prie de mettre le tout dans une caisse avec l'housse (sic) et les autres effets que tu croiras m'être utiles. Le satin qui est passé tu pourras peut-être en tirer parti pour des bonnets de tes petits-enfants. Le déshabillé à colonnes pourra peut-être faire un couvre-pieds. Les chemises qui sont en mauvais état ou même raccommodées tu les garderas pour toi, il en est de même pour les mouchoirs de poche. Le calice pourra m'être utile en le faisant réparer ainsi que les ornements de la chapelle; enfin tu verras ce qui vaut la peine d'être emballé. Il faudra faire une caisse à part pour les cuivres, je n'ai pas une casserole. Je ne compte avoir à la Bruyère qu'un petit pied-à-terre, ce n'est ni château ni maison de campagne, quelques petites bâtisses éparses, c'est moins logeable que Châteauneuf. Je regarde cette acquisition que comme placement de fonds que nous préférons avoir en terres plutôt que sur l'état, le revenu est bien moindre mais le capital me paraît plus sûr. C'est sur la direction de nos propriétés du midi et de l'Anjou, je ne pouvais mieux me placer. Il n'y a qu'une habitation qui manque. Pour moi avec mon goût de retraite et de modestie je trouverai toujours à me caser et après ma mort mes enfants y trouveront un pied-à-terre ; car je n'ai point la pensée d'y faire bâtir, réparer voilà tout. Le Berri est un pays de petite culture, on partage dans tout et ce n'est qu'à la fin de l'année qu'on connaît son revenu. Si tu avais pu sauver quelques papiers pour faire valoir tes droits et faire quelques informations sur la famille de ce pauvre Clément, si seulement tu avais quelques notions. Que ta mémoire se rappelle, fais m'en part et je verrai s'il y a moyen d'en tirer parti. Mon bon voisin Charles est passé deux fois à la maison, heure à laquelle je ne suis presque jamais chez moi. J'espérais bien qu'il repasserait car j'ai grande envie de le revoir et j'aurais un vrai regret qu'il partit avant d'avoir ce plaisir. Si tu vas à Etrie parle de moi à Madame et ne manque pas de lui dire combien j'ai été contrariée de ne m'être pas trouvée chez moi lorsque Charles s'y est présenté. Albert a apporté pour toi et ton mari à chacun un chapelet béni par notre saint père le pape. Mon fils les a vu bénir et dire des prières dessus. Papa et maman laissèrent les leurs à la fin de leur carrière car c'est bien précieux, c'est vraiment comme une relique. Je voudrais, ma chère Lisette, que tu adresses les deux caisses au bureau des diligences de Tours. La voiture de Thouars par Saumur y va directement, tu mettras l'adresse à madame la baronne de la Rochefoucault à la Bruyère par Buzençais, poste restante. Je les ferai prendre soit dans cette petite ville qui est à deux lieues, ou je les ferai prendre à Tours. L'événement qui s'est passé à la revue a coûté la vie à de bien braves gens : un maréchal de France a été tué (1), un lieutenant général et des officiers d'état major ont été blessés et malheureusement quelques gardes nationaux. La tranquillité n'a point été troublée dans Paris. Le pauvre maréchal qui avait évité les balles ennemies n'a pu être préservé de celles de ses compatriotes. C'est affreux. Mon petit-fils a bien grandi. Adieu, ma chère Lisette. (1) L'attentat Fieschi a coûté la vie au maréchal Mortier. La Bruyère par la Villedieu et Châteauroux (Indre), 29 août 1835.
Je t'envoie trois chapelets par mon bon voisin d'Etrie qui a bien voulu s'en charger. Je fais vendre à Buzençais les produits de mon jardin qui est très bien tenu et j'y vais à la messe. Je suis obligée de louer tous les dimanches une patache moyennant six francs.
Adieu, ma chère Lisette. Paris, 18 janvier 1836.
Je voulais te répondre plus tôt ; mais cela m'a été impossible. J'ai remis 250 fr. pour toi à M. Bodin. C'est un brave homme. Quand le temps le permettra tu feras diriger par la voiture de Thouars à Tours et Buzençais à l'adresse du Me de poste, M. Pourain, pour faire parvenir à M. Saulnier à la Bruyère qui n'est qu'à une lieue de Buzençais.
Mention particulière de moi à Etrie et à Moncoutant. Paris, 19 avril 1836.
Je ne me rappelle pas comment l'acte a été fait pour la maison que tu as achetée. Notre intention a toujours été que tu en jouisses en propre. Dis-moi s'il est nécessaire que je fasse un écrit pour la garantie. Je crois qu'il n'y a rien qui constate que cette petite maison ait été achetée en mon nom. Ce n'eût point été prudent à cette époque. Par ta première lettre mande-moi ce que j'aurai à faire pour t'en assurer la jouissance.
Je te remercie de m'avoir conservé ce que tu m'envoies. Tous ces petits débris me serviront à ma petite bicoque de la Bruyère où je ne suis que campée. Mais tu aurais bien pu garder ces misères de robes de soie pour faire des bonnets à tes petits-enfants. Les casseroles me seront bien utiles car j'en aurais dû apporter ici. Dans quelque temps je compte bien faire construire une petite chapelle sans avoir l'espoir d'y voir dire la messe. Il y a peu de prêtres dans le pays. Le curé de la Bruyère est de l'Auvergne, c'est un homme d'esprit et très zélé, mais il est à cinq lieues, il a 3,000 âmes à soigner. Il ne peut guère s'absenter étant tout seul. A une lieue j'ai la petite ville de Buzençais où il y a deux ecclésiastiques. Mon domestique est mon factotum avec sa femme qui me fait la cuisine. Ils vont à la première messe et je vais avec ma femme de chambre en carriole à la seconde. Mon curé est très content de mes petits tenanciers qui sont tout autour de l'habitation. Figure-toi que la totalité de la propriété a autant de territoire que la métairie de la Grenouillère. Enfin la contenance est de 711 hectares 42 ares c'est-à-dire environ 1,400 arpents. Là tout est cultivé et je ne suis pas mécontente du rapport.
Pour le petit bois quand il y a des arbres qui peuvent rapporter un bon prix, je prie Savin de les vendre. A-t-on fait le fossé auquel le jugement m'avait donné droit ? il faut avoir soin de l'entretenir. La vente de quelques arbres paiera cette dépense. Albert part pour notre ermitage des Pyrénées. Adieu, parle de nous à tes enfants et à nos connaissances.
Testament de Denise Jeanne Catherine de Mauroy et lettres s'y rapportant
Ceci est mon testament olographe.
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Après avoir recommandé mon âme à Dieu, je prie mon cher fils Albert de me faire faire l'enterrement le plus modeste possible et de me faire déposer à côté de Jean de la Rochefoucault-Bayer mon mari, dont la perte m'est aussi sensible que le premier jour.
Je lègue et donne en viager la rente de trois mille francs à madame Mouton, Catherine Boquet, qui m'a toujours donné les plus grandes marques d'attachement depuis l'année 1792, où elle est entrée à mon service. J'ai trouvé toujours en elle un soutien dans l'infortune, et avec un désintéressement au-dessus de toute expression. Je la prie de recevoir ici toute ma reconnaissance ainsi que de tous les bons soins qu'elle n'a cessé de donner à mon pauvre mari, de ceux qu'elle a prodigués à mon tendre fils depuis sa naissance et de son dévouement. Mon intention est que si le bon Mouton son mari lui survit, il hérite de la pension viagère bien faible témoignage des obligations que je lui dois, pour les soins qu'il a eu de mon pauvre père, l'ayant plusieurs fois assisté de ses économies. Jamais notre descendance ne doit oublier le dévouement de ce digne ménage; pour moi et ma famille ce sont des amis qui ne nous ont jamais abandonné dans tous nos malheurs.
Je lègue en viager à Mlle Ribeau Henriette, ma femme de chambre, 400 francs de rente et ma garde-robe, excepté mon châle de cachemire, s'il existe il sera remis à Mme Mouton et mes fourrures à ma belle-fille.
Je donne à Alphonse mon domestique 300 fr. de rente.
Je lègue et donne en viager à Lisette Pougnault, femme Savin, ancienne femme de chambre de ma mère, demeurant commune de Pugny, arrondissement de Parthenay, Deux-Sèvres, 300 francs de rente. A sa mort, je prie mon cher fils de continuer cette dite rente à son mari Pelot Savin, ancien serviteur de ma famille, et à son décès de partager cette rente entre ses trois enfants leur vie durant.
Je prie mon cher fils de donner une année de gage à mon portier, s'il est à mon service le jour de mon décès.
Je donne 600 francs une fois payés à madame André ma cuisinière, si elle est à cette époque à mon service.
Je révoque tous autres testaments ou codicilles.
Fait à Paris, le 1er février 1836. Signé : Denise-Jeanne-Catherine DE MAUROY, Ve DE LA ROCHEFOUCAULT-BAYER.
LETTRE DE M. ALBERT DE LA ROCHEFOUCAULT A SAVIN.
7 janvier 1839.
Merci, mon cher Savin, de vos souhaits de bonne année.
Ma goutte ne me fait plus souffrir en ce moment, ma femme et mon petit garçon vont bien. Procurez-vous les estimations cadastrales de mon petit bois , estimez et vendez les arbres morts, donnez-en quelques-uns à Albertine. Le bon Mouton vieillit, il a bon appétit malgré ses 83 ans. La bonne Mouton a remis les 300 fr. de votre rente de 1839 à un banquier qui les renverra à l'homme d'affaires de M. de la Rochejaquelein, ils vous parviendront ainsi comme à l'ordinaire. Adieu.
A. DE LA ROCHEFOUCAULT. AUTRE LETTRE DU MÊME.
J'ai reçu votre lettre avant de partir de la Bruyère. D'après votre avis je me décide à vendre le fonds du bois futaie de Villeneuve qui suivant votre estimation se monte à 6,600. Consultez M. Texier, notaire à Moncoutant, je vous donne carte blanche, ma procuration vous sera nécessaire. Mme Mouton vous remercie de l'intérêt que vous avez pris à la mort de son mari. Cet excellent homme est vivement regretté.
Ma filleule m'a écrit pour me prévenir qu'il y avait deux anciennes métairies, de la maison, à vendre, et monsieur Coyreau de Moncoutant m'a fait demander si j'avais le projet de les acheter. Je lui ai répondu que ce rachat n'entrait pas dans mes vues, parce que je n'ai aucune propriété dans ce pays. J'ai un jeune garçon de 12 ans qui se porte à merveille et qui voudrait bien ainsi que sa mère aller faire une excursion dans votre canton et vous connaître. Parlez de moi à votre famille et ne doutez pas de mes sentiments.
A. DE LA ROCHEFOUCAULT.
[Tous mes remerciements à M. Jean-Philippe Poignant pour m'avoir transmis cette correspondance.]
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