ANTIGNY (85) - 1906 - L'INVENTAIRE
L'INVENTAIRE
Cette opération avait été fixée au mercredi 7 février, à 10 heures.
Vers 9 h 1/2, les gendarmes de Mouilleron arrivent et conseillent le calme. Les paroissiens, déjà en nombre, paraissent un peu excités par certaines provocations maladroites. Le bruit circule que le receveur de la Châtaigneraie a demandé des ordres plus sévères ; qu'il a montré le poing aux habitants de la Tardière, qui, la veille, étaient assiégés dans leur église ... Et les gens d'Antigny se disent les uns aux autres : "Ce n'est donc pas assez de violer notre liberté ; on veut encore nous menacer et nous insulter. Eh bien, nous verrons. Conséquence : plusieurs hommes grimpent au clocher et sonnent le tocsin.
A dix heures, la foule peut être évaluée à 4 ou 500 personnes, hommes et femmes. La brigade de gendarmerie à cheval, de la Châtaigneraie, paraît alors, commandée par un capitaine venu de Fontenay, et escortant la voiture de M. le Receveur des Domaines. Ce dernier met pied à terre, au milieu de la foule silencieuse ; il sonne au presbytère, et prie M. le Curé de vouloir bien l'accompagner pour procéder à l'inventaire. M. le Curé, non seulement refuse de participer à cette opération, mais il proteste avec énergie contre le sacrilège qui va s'accomplir et contre la présence des gendarmes qu'il regarde, à bon droit, comme une provocation. Le receveur s'excuse en disant que ce n'est pas lui qui a demandé le secours de la gendarmerie ...
Pendant ce temps-là, les paroissiens se divisent en deux bandes : l'une s'enferme dans l'église, dont elle barricade les portes, et l'autre reste sur la place pour manifester. Le receveur, devant le refus de M. le Curé, se dirige vers les portes de l'église, qu'il trouve closes ; il faillit ouvrir la porte du clocher, restée ouverte par mégarde. Mais une brave chrétienne se précipita et eut juste le temps de la fermer au nez de l'exécuteur officiel.
Notre homme monte en voiture et s'en va en référer à M. le Sous-Préfet, qu'il rencontre sur la route de la Châtaigneraie. Ils arrivent bientôt tous les deux, suivis du Parquet de Fontenay : procureur, juge d'instruction, greffier, etc.
M. le Sous-Préfet se présente à la cure et prie M. le Curé d'intervenir pour empêcher la résistance inutile et dangereuse de ses paroissiens. "Les soldats vont arriver, dit-il ; les violences sont à craindre ; vos paroissiens se mettent dans un très mauvais cas !" M. le Curé refuse d'intervenir, en disant qu'il lui est impossible de communiquer avec les assiégés, attendu que toutes les portes sont barricadées.
Sur ces entrefaites arrivent les soldats ; deux sections empruntées à quatre compagnies du 137e, et commandées par les lieutenants Quintard et Villeneuve. On aperçoit un clairon et un tambour et on attend les sommations légales. Mais non, M. le Sous-Préfet ordonne à un individu, amené par le Parquet et que personne ne connaît, d'attaquer la porte de l'église qui se trouve sur la place. Le misérable, armé d'une barre de fer s'acharne, pendant une heure et demie, à briser ce chêne qui résiste à ses coups multipliés.
Pendant ce temps, les fidèles, dans l'église, chantent des cantiques, et les manifestants, qui sont dehors, insultent et menacent le bandit qui profane, par ses violences impies, la maison du bon Dieu. Enfin une brèche est ouverte, et il est évident que la porte ne saurait résister davantage ; des provocations et des injures sont échangées de part et d'autre, et l'on se demande ce qui va se passer quand le dernier obstacle aura disparu. M. le Procureur de la République vient alors prier M. le Curé d'intervenir, en faisant remarquer que les responsabilités engagées sont très sérieuses, parce que les assiégés sont furieux et pourraient se livrer à des voies de fait regrettables sur l'ouvrier qui brise la porte de l'église. M. le Curé s'approche et dit aux jeunes gens : "Mes amis, attention de ne faire de mal à personne. Peut-être feriez-vous de vous en tenir là, à cause des conséquences graves qui pourraient s'ensuivre. Vous avez obéi à l'impulsion de votre foi, je vous en félicite. Écoutez maintenant la voix de la prudence et de la raison !" - Et la réponse ne tarde pas : "Monsieur le Curé, laissez-nous faire ; nous voulons nous défendre jusqu'au bout !"
M. le Curé se retire et dit au Procureur : "Vous voyez bien que mes efforts sont inutiles !" - "Vous n'avez pas parlé avec beaucoup de chaleur, lui fut-il répondu ; du reste, il est difficile de croire que cette résistance n'a pas été prévue et organisée."
Bientôt la porte vole en éclats : M. le Curé demande à entrer le premier, pour prévenir toute violence inutile. Il est suivi de M. le Sous-Préfet, et de M. le Procureur, qui se découvrent. Seul, le juge d'instruction garde son chapeau. Mais une voix énergique se fait entendre et lui rappelle les convenances. Alors, sous les huées unanimes, ce triste monsieur se décide enfin à faire comme tout le monde et à se découvrir.
L'inventaire commence aussitôt ; il est fait par M. Clerbout, receveur des Domaines à la Châtaigneraie, assisté de M. le Percepteur et d'un employé de la Régie. Mais ces Messieurs ont beaucoup de peine à remplir leur mission. Les jeunes filles de la paroisse les suivent partout : à la sacristie, au clocher, dans l'église, et pour leur faire entendre autre chose que des amabilités : "Vendus ! Judas !" Ce sont les mots les plus doux qui résonnent à leurs oreilles. Il leur a fallu une patience extraordinaire pour supporter, pendant une heure, ces cruelles avanies ; M. le Procureur essaie de calmer l'ardeur de ces juvéniles manifestations : "Ne soyez donc pas surpris, dit-il, de cet inventaire. C'est ainsi qu'on procède toutes les fois qu'une personne est morte." Est-ce une insulte que ce Monsieur a voulu lancer à l'Église ? C'est possible. En tout cas, la réponse a été faite immédiatement : "Attendez donc au moins que l'Église soit morte, avant de dresser son inventaire !" - "Du reste, ajouta l'un des personnages présents, cet inventaire, ce sont les députés de la droite qui l'ont eux-mêmes demandé !" Ici, la réponse fut plus sanglante : "Vous êtes un menteur, Monsieur !" Et notre homme s'éloigna sans relever l'injure de cette jeune fille courageuse.
Dans la rue, les gendarmes faisaient toujours circuler les manifestants. Ils émirent même la prétention de faire sortir ceux qui se trouvaient dans la cour du presbytère. M. le Curé protesta contre la violation de son domicile et ce furent les gendarmes qui sortirent, aux applaudissements de la foule. Le capitaine bouscula un peu vivement les hommes qui se tenaient aux approches de l'église. Tout à coup une main de fer saisit la bride de son cheval et une voix énergique se fit entendre : "J'étais soldat avant que vous fussiez au monde et j'avais déjà assisté à plus de vingt batailles. Respectez au moins les vétérans qui ont porté les armes avant vous." Le jeune et bouillant capitaine comprit la leçon et se retira sans rien répondre.
Quand l'inventaire fut terminé, les magistrats et les militaires, encadrant le receveur et son misérable auxiliaire, le briseur de porte, s'enfuirent du côté de la Châtaigneraie, sous les huées formidables de toute une population indignée. Chaque fidèle voulut emporter, comme souvenir, un morceau de la porte brisée. Cette porte restera là comme une protestation permanente contre la violence dont l'église d'Antigny a été la victime. Bravo !!
AD85 - Bulletin paroissial d'Antigny - 1906