Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La Maraîchine Normande
29 août 2015

LA GARNACHE (85) - 1794 - MARIE-ADÉLAÏDE DE LA ROCHEFOUCAULD ET THOMAZEAU

 

LA GARNACHE VUE

 

 

Une barrière sans loquet, coupant la haie d'épines qui borde la route ; un potager carré où sont des pins et des pommiers, veloutés de lichens, dont l'hiver paralyse les branches tordues ; au fond du jardin, une longue bâtisse à haute toiture où la moisissure des ardoises étend de grandes taches d'un vert fané : c'est Puits-Rousseau, vieux manoir du Bocage, voisin du bourg de la Garnache, en Vendée.

Certaines maisons portent l'empreinte d'un désastre ; elles se tiennent debout, ont l'air de vivre, et sont mortes pourtant. On leur devine un passé tragique, rien qu'à les entrevoir derrière une grille rouillée, cernées par l'herbe et closes de volets disjoints, si revêches d'aspect qu'il semble que la joie jamais n'y voudra plus rentrer. Puits-Rousseau est un de ces logis-là.


Du côté de la cour, c'est presque une ruine ; un puits à potence vermoulue et penchée ; le perron, de lignes encore hautaines, semblable à une barricade éventrée par le canon ; les vitres des fenêtres aveuglées d'une taie séculaire ; le large et clair degré du premier étage n'est plus utilisé ; les pièces auxquelles conduisaient ses marches, usées par des vivants d'autrefois, sont depuis longtemps déshabitées.


Ces choses maussades étaient tout autres alors que vivait là, en 1791, Marie-Adélaïde de La Rochefoucauld, "la belle châtelaine" de Puits-Rousseau et autres lieux. C'était une créole de trente ans, parfaitement belle en effet : un corps souple et vigoureux, la taille haute, la poitrine robuste, la démarche élégante ; de puissantes torsades de cheveux bruns chargeaient sa tête charmante ; elle avait le teint mat, les yeux noirs, les traits réguliers, assez durs, la décision et l'agilité d'une amazone.


A la Grenade des Antilles, où elle était née d'un gentilhomme breton, messire Louis-Marie de La Touche-Limouzinière, elle avait vécu ses premières années dans l'indépendance ensoleillée de la possession, sans contrainte, libre de préjugés, traitée en déesse par les nègres, adulée, triomphante. Son père était mort alors qu'elle atteignait dix-sept ans. Un enseigne des vaisseaux du roi, plus jeune de quelques mois, le comte Pierre-Louis-Marie de La Rochefoucauld, de famille vendéenne, en séjour aux îles, aussitôt présenté, s'était épris d'elle. Il avait ramené en France la mère et la fille, épousé celle-ci à Nantes, le 4 juin 1778, et l'avait installée à son château de Puits-Rousseau, où, retenu par son service sur mer, il ne séjournait que passagèrement. Deux fils étaient nés de ces rencontres. 

 

acte mariage

 

En 1791, La Rochefoucauld, capitaine de vaisseau et chevalier de Saint-Louis, avait émigré ; il servait la bonne cause à l'armée des Princes ; la belle créole restait seule à Puits-Rousseau, piétinant d'oisiveté, ambitieuse de domination et prisonnière des préventions de sa caste.


On peut croire qu'elle supportait sans résignation son isolement. Tout, dans l'hiver de 1792, lui est pesant : la mélancolique finesse de l'atmosphère du Bocage, les jours moroses, l'horizon fermé d'un rempart de haies, les lents attelages de boeufs qui tournent dans sa cour, le silence du manoir alangui que troublent seulement le pétillement des feux d'ajoncs, le hoquet de l'horloge égrenant les heures ou le bruit des sabots d'une servante sur les dalles du perron. Pour cette femme ardente dont le jeune sang fut chauffé par le soleil des îles, quelle monotone désolation !


Les nouvelles qui circulent ajoutent à son exaspération ; on sait mal, en Vendée, les évènements de Paris ; on en épilogue avec acharnement. Successivement on apprend la chute de la monarchie, le massacre des prêtres présenté aux crédulités campagnardes comme une hécatombe officiellement commandée, l'emprisonnement de la famille royale, la mort de Louis XVI. De Nantes, de Fontenay ou d'Angers se colportent chaque jour des récits de nouvelles horreurs, accueillis sans contrôle, empirés de bouche en bouche. Les métayers prennent peur : viendra-t-on pas enlever leurs bestiaux, confisquer leurs terres, enrôler leur fils, molester leurs curés ? Un vent de fronde souffle sur le Bocage. Quand l'impatiente châtelaine de Puits-Rousseau va aux nouvelles, à Challans, à la Garnache, à Nantes, elle voit les paysans, embusqués derrière les haies, surveillant la route, serpe en main ou canardière à l'épaule : il semblent n'attendre plus que le signal de la révolte.


La rumeur lui apprend un jour qu'une de ses vieilles parentes, malgré ses soixante-huit ans s'est fortifiée dans son château de Boislivière avec une quarantaine de paysans armés, à la tête desquels elle "fait des sorties", réquisitionne, au nom du roi, des munitions et des vivres, approvisionnant son camp retranché du butin pris sur les acheteurs de biens nationaux.

Fonteclose La Garnache


Un peu plus tard - on était dans la troisième semaine de mars 1793 - le bruit se répand que les gens de Machecoul sont chez le chevalier de Charette, au petit manoir de Fonteclose, à quelques cents mètres de Puits-Rousseau, et qu'il va les former en troupe pour chasser le bleu.


L'annonce de la levée en masse de trois cent mille hommes a mis en émotion tout le pays. Mme de La Rochefoucauld s'exalte ; les métayers du voisinage, venus aux renseignements, sont réunis dans sa cour : elle les harangue, fait seller son cheval, les entraîne ; tous la suivent vers le bourg de la Garnache, dont sans arrêt le tocsin tinte. Des chemins creux, d'autres paysans surgissent, la mine inquiète, l'air méfiant ; Maraîchins à vestes rousses, gars de Challans vêtus de peaux de mouton noir, il en sort de chaque trou de haie, venus de l'Ardoisière, des Etoubles, du Pontreau, de Froidfonds, apportant leurs faux, des bâtons, des couteaux de sabotier. Aux premières maisons du bourg, toute une troupe entoure la belle dame de Puits-Rousseau, crânement campée sur son cheval, le sabre nu dans sa main blanche.

 

LA GARNACHE VIEUX CHÂTEAU

 


La mairie est envahie, le drapeau blanc arboré, Louis XVII proclamé ; on chante, on se grise de cris : "Vive le Roi ! Vivent la noblesse et les aristocrates !" On invective les patriotes ou ceux que chacun, selon ses rancunes, désigne comme tels ; on les tire de leurs maisons, parmi les huées et les horions ; ils sont rangés au pied de la tour du vieux château, dont les ruines subsistent, à la sortie du village, sur la route de Challans. La dame de Puits-Rousseau, pistolet au poing, les force à déclarer "où est caché leur argent". Elle commande, elle règne, elle préside à tout, même, a-t-on dit, au meurtre de deux bleus, Darmot et Foret, massacrés dans les prisons du bourg par quelques-uns des gars dont se compose "sa garde". Elle crée un comité militaire, établit un bureau d'enrôlement pour l'armée royale, imposant ses idées, acclamée, superbe, rayonnante.

carte La Garnache


La tradition vendéenne rapporte que ce jour-là, un métayer habitant la ferme de la Coudrie [probablement Le Coudrie ou Le Petit Coudrie - Challans], à une lieue et demie de la Garnache, vint au bourg, comme tant d'autres, "pour voir". C'était un homme de trente-trois ans, mi-paysan, mi-bourgeois, "bon payeur d'arrérages". Il se nommait Joseph Thomazeau. Mis en présence de Mme de La Rochefoucauld, si élégante, si belle, si audacieuse, si entraînante, le pauvre homme resta fasciné. Quand la dame quitta le village pour rentrer à Puits-Rousseau, au nombre de ceux qui se bousculaient autour de son cheval, formant escorte, se trouvait Thomazeau, le plus animé, le plus enthousiaste, insoucieux des siens, de sa métairie, de ses intérêts, insoucieux - et pour toujours, désormais - de ce qui n'était pas celle que dès le premier regard, il n'avait pu se résoudre à quitter.


Deux mois plus tard, l'armée républicaine, l'armée républicaine s'était insinuée dans le Bocage : elle occupait la plupart des bourgs ; les paysans tenaient la campagne, pays de fondrières et de faux-fuyants, impraticable aux mouvements de troupes.


Mme de La Rochefoucauld, mal en sûreté à Puits-Rousseau, avait, en compagnie de Thomazeau, rejoint la bande royaliste de Joly, vieux chirurgien improvisé général, qui guerroyait contre les bleus du côté d'Aizenay. Elle lui servait d' "aide-de-camp" ; mais Joly était un franc luron qui n'aimait pas les nobles et s'en cachait malaisément. La place de la châtelaine n'était pas là. Apprenant que Charette occupait Legé avec quinze cents hommes, elle quitta Joly pour rejoindre son ancien voisin de Fonteclose devenu le roi du pays.

 

P1220124


Legé est une bourgade posée sur une hauteur à la rencontre de plusieurs chemins. Charette s'y était fortement établi dès la fin d'avril ; nombre de bourgeois et de châtelains du Bocage, plusieurs familles nantaises même, s'étaient groupés autour du chef victorieux. On vivait tout le jour dans les rues, sur les places, à l'affût des nouvelles ; les maisons du bourg étaient autant de casernements où s'entassaient pendant la nuit les réfugiés.


Un jour de mai, une jeune femme, arrivant par le chemin de Palluau, traversa à cheval la foule des flâneurs qui dissertaient sur la place. Elle portait un habit d'amazone, un grand feutre gris à cocarde blanche ; à sa ceinture, étaient couteau de chasse et pistolets de guerre. Un écuyer la suivait à distance respectueuse. C'étaient Mme de La Rochefoucauld et le fidèle Thomazeau. On leur indiqua le quartier général, maison d'un étage sur rez-de-chaussée, à trois fenêtres, en bordure de la rue qui mène au champ de foire ; l'autre façade prenait vue sur les prairies déclives où campait l'armée royale.


Charette, au temps d'avant sa renommée, avait peu fréquenté chez Mme de La Rochefoucauld ; c'est à peine si l'on voisinait, naguère, entre Fonteclose et Puits-Rousseau. La châtelaine fut cependant admise aussitôt parmi les intimes ; les jolies femmes étaient bien reçues au quartier général. Il s'en trouvait là plusieurs, citées pour leurs charmes et leur amour des aventures ; quelques jeunes filles même, "sous la sauvegarde de l'honneur vendéen", s'autorisaient des fréquents séjours de Mlle de Charette, pieuse et charitable, pour former une cour à son frère ; toutes y rivalisaient de fanfaronnades et de coquetteries. Elles chevauchaient en état-major autour du général, qui, avec la préférée du moment, s'éloignait dans les chemins couverts, en longues reconnaissances aux environs de son camp retranché. La préférée fut bientôt Mme de La Rochefoucauld, car le général n'était pas homme à perdre son temps en longs préliminaires ; avec son visage maigre, son front superbe, ses favoris blonds taillés court, ses yeux creux et bleus au regard enjoué ou subitement cruel, sa bouche énergique, son menton volontaire, il réduisait les femmes d'un mot brusque, - presque un ordre, - et près de ce triomphateur, la belle dame de Puits-Rousseau oublia vite son mari qui traînait misérablement ses guêtres sur les routes d'Allemagne, dans la débâcle de l'armée de Condé.


Charette, avec son amie d'aventure, se hasardait au delà des postes avancés ; ils allaient sur de petits chevaux bretons, lui portant l'espingole attachée au troussequin de la selle, elle ceinturée de pistolets, risquant les balles des bleus ou la rencontre fortuite de quelque embuscade. Impassible et déférent, Thomazeau suivait au premier rang de l'escorte.

Au retour, on échangeait pour d'élégantes toilettes les ajustements souillés par la boue des chemins creux. Entre les batailles, la cour de Legé se faisait brillante malgré la modicité des ressources et la pauvreté du décor. Le général portait, la plupart du temps, une veste de couleur claire à parements rouges, avec des retroussis fleurdelisés ; en manière de décoration, sur la poitrine, un scapulaire brodé d'un crucifix. Parfois il revêtait un habit violet broché de soie verte et d'argent ; son chapeau s'empanachait de plumes blanches ; une large écharpe de même couleur lui servait de ceinture ; Mme de La Rochefoucauld l'avait, de ses doigts fins, brodée et garnie d'une frange d'or. L'entourage féminin, soucieux seulement de plaire au maître, était subjugué au point que nulle n'était jalouse de ses préférences : il y avait du royalisme dans cette abnégation, et dans cet oubli de tout scrupule, entrait une part de dévouement au petit roi lointain du Temple, au nom duquel on combattait et qu'on irait bientôt, toutes l'espéraient, chercher à Paris pour le ramener triomphant au Bocage vendéen.

 

Mme de la Garnache


En attendant ce jour glorieux, on menait à Legé joyeuse existence. Aux beaux soirs de juin, on dansait dans la prairie ; le général ouvrait le bal, et tard dans la nuit, les rondes persistaient entre les gars à peaux de bique et les filles à coiffes blanches. Les dames occupaient le jour à façonner des écharpes ou des drapeaux ; il reste à Legé un de ces étendards en soie blanche que l'âge a faite très douce, un peu ternie, montrant l'ovale azur de France, et sur les banderoles, la trace à peine visible, le fantôme de deux vieux mots, aujourd'hui usés : Honneur et Fidélité.


Au camp, devant le bourg, la vie n'était pas moins pittoresque : semaines sans-pain, jours de ripailles, au hasard du butin ; canons que désembourbent de somnolents attelages de boeufs ; cavaliers équipés de cordes, pieds nus dans les sabots, portant à des bandoulières de ficelle leurs larges serpes de bûcherons ; sonneries d'appel mugies dans des cornes de vaches par des trompettes improvisés. Les officiers sont sans insigne autre qu'un brassard ou un linge blanc ceignant la taille ; les chasseurs de la garde ont au chapeau une houppe de poils de bouc ; les plus gradés portent trois plumes de poulet passées à la ganse de leur feutre ; partout le bruit, la dissipation, la grosse gaieté, l'entrain de la victoire assurée et prochaine.


Tout à coup, dans cette joie confiante, un coup de tonnerre : les Mayençais sont au Bocage et marchent sur Legé en troupe formidable. Charette ordonne l'évacuation ; une panique : l'artillerie, les fantassins, les cavaliers, les habitants, les réfugiés se bousculant, durant toute une nuit, défilent par la route de Nantes. Quand, au petit jour, les derniers quittent le bourg, apparaissent déjà, derrière les haies, du côté de Richebonne, les plumets rouges des soldats de Kléber. Ils abordent la ville au pas de charge ; pas un coup de fusil ne les accueille ; des premières maisons, sans doute, la mitraille va pleuvoir ; rien ; les ruelles sont désertes ; désertes, la place de l'Eglise et la Grand'Rue ; tout est abandonné, silencieux, vide d'approvisionnements, de munitions et d'habitants ; seule, une folle, qu'on n'a pu décider à fuir, est tranquille dans sa chaumière : les blancs, les bleus, Charette, Kléber que lui importe ?


La veille de la retraite, Mme de La Rochefoucauld, vêtue d'un costume de paysanne, avait quitté le quartier général et s'était enfuie dans la direction de Montaigu. Thomazeau l'accompagnait. De loin, dans les nuits qui suivirent, ils purent voir, embrasant l'horizon, une grande lueur sur Legé que les bleus incendiaient ; d'autres rougeurs vacillaient çà et là, plus lointaines ou plus proches : des bois, des fermes brûlaient ; la "guerre infernale" était engagée.


Les deux fugitifs disparurent ; on sait qu'ils atteignirent Montaigu, mais n'y résidèrent pas ; leur passage fut signalé aux environs de la Garnache, puis à Challans, et encore dans le Marais, du côté de Bouin et de Fromentine. On croit que pendant quelques semaines, ils suivirent les bandes de Guerry du Cloudy à travers la Vendée maritime ; ils rentrèrent plus tard dans le Bocage, où tout est abri sûr, les haies, les sentes tortueuses, les levées de terre clôturant les prairies, les halliers de chênes. Il y a vingt ans à peine, en abattant un de ces énormes arbres têtards, on trouva dans le creux du tronc un squelette d'homme et les débris d'un fusil : quelque chouan embusqué là, comme en une guérite, au temps "de la grande guerre" et atteint d'une balle perdue.


Thomazeau s'ingéniait à préserver sa dame des malencontres, à détourner sur lui-même les dangers qui la menaçaient ; c'est sous son nom roturier et vulgaire que vivaient à Nantes les deux fils de La Rochefoucauld, pour que sur ce point du moins la mère fût délivrée d'inquiétudes. Avec elle, dans ce rude hiver de 1793, par les chemins défoncés, les prés en eau, il allait, évitant les villages, n'osant séjourner que dans les bois ; les forêts de Touvois, de Grand'Lande et de Gralas étaient des abris fréquentés ; celle-ci, surtout, servait de refuge à nombre de familles vendéennes qui y avaient apporté leur ménage et leurs provisions ; une sorte de campement s'y était formé ; on y trouvait une église, des marchands, des boutiques. Jamais les bleus ne s'aventurèrent jusque-là.


Au cours de ces randonnées, Thomazeau avait réuni une petite troupe ; Mme de La Rochefoucauld marchait maintenant accompagnée d'une quarantaine de gars solides, de quoi se tirer avantageusement d'une patrouille de Mayençais. Un garçonnet d'une douzaine d'années, Fortineau, lui servait de courrier et de domestique.


Que pouvait être la vie d'une pareille bande errant dans le pays ravagé ? Où loger ces quarante hommes, de quoi les nourrir, comment les solder ? Sur quel hasard de salut comptait l'héroïne d'une si orageuse équipée ? L'impunité, la pacification improbable ? Gardait-elle l'espoir de gagner la côte et de s'embarquer ? Et Thomazeau, quelle agriffante chimère le retenait là ? Cette femme qu'à Legé, témoin silencieux et tenaillé des privautés de Charette, il n'avait pas eu la force de quitter, il la suivait à présent par besoin de la protéger, de vivre près d'elle, dans l'angoissante promiscuité des caches, guettant un instant d'abandon, une crise de découragement, bien persuadé que dans le grand désarroi des moeurs et des préjugés, l'heure viendrait où son héroïque asservissement le rapprocherait, lui paysan, de cette fière aristocrate. Peut-être aussi n'attendait-il rien qu'un mot de gratitude, un merci ému le jour où il l'aurait sauvée, la caresse distraite dont on flatte le chien fourbu après la chasse.


La belle créole aurait pu se réfugier à l'armée de Charette, ce dont Thomazeau, sans doute, la détournait ; une autre, d'ailleurs, régnait au quartier général, et Mme de La Rochefoucauld préférait rejoindre les bandes de Joly qui harcelaient les bleus aux entours des Sables-d'Olonne. Elle cherchait à lier avec lui une correspondance ; mais Joly était à six lieues, et un corps de troupes républicains, cantonné à Aizenay et commandé par le général Dufour, barrait la route.


On était aux premiers jours de 1794 ; Mme de La Rochefoucauld et Thomazeau avaient trouvé retraite dans une ferme du territoire de Dompierre, que trois quarts de lieue à peine séparent du bourg de Belleville ; cette ferme, en raison de son isolement, est appelée le Désert. Leur petite troupe, disséminée dans les environs, formait autour du refuge un cordon de sentinelles.


Dans la soirée du 4 janvier, un samedi, l'un des gardes s'écarta jusqu'à Belleville, gagna par les traverses Aizenay, se fit conduire à Dufour, lui offrit, moyennant qu'on le laissât libre, de livrer la dame et le fermier. On a supposé, mais rien n'autorise cette hypothèse, que cet homme était jaloux de Thomazeau.


Le général Dufour fait aussitôt prendre les armes à cent cinquante de ses bleus auxquels le traître sert de guide. Il y a quatre grosses lieues de rudes chemins depuis Aizenay jusqu'au Désert ; on n'arrive là qu'à trois heures du matin ; tout dort. L'homme va droit à la ferme, frappe à la porte, réveille Thomazeau, annonçant qu'il apporte des nouvelles de Joly. La maison s'ouvre, Mme de La Rochefoucauld se montre ; mais - les traditions locales varient ici quelque peu - avisée par le bruit d'une lutte qui s'engage entre les bleus et ses hommes, elle rentre aussitôt, donne l'alarme à son compagnon encore sans méfiance. Peut-on fuir ? Déjà sa petite garde est dispersée ; la maison est cernée, envahie, fouillée par les bleus, qui découvrent, cachés sous un lit, la brigande et son lieutenant.


Au jour les bleus reprirent la route d'Aizenay, emmenant la dame de Puits-Rousseau, son écuyer fidèle et le petit Fortineau, surpris avec eux. Dufour, sans tarder, les expédia tous trois à la Roche, d'où ils furent conduits aux Sables-d'Olonne. Là siégeait l'une des commissions militaires chargées de juger "les rebelles pris les armes à la main ou porteurs d'insignes contre-révolutionnaires". On écroua Mme de La Rochefoucauld et ses complices à l'une des quatre prisons improvisées de la ville, la maison Rosnay, qu'on voit encore, au numéro 71 de la rue actuelle de l'Hôtel-de-Ville, vieil immeuble penchant, à cour étroite fermée d'une grille couleur de rouille, à laquelle s'enchevêtrent deux fusains centenaires.


La commission militaire des Sables reprenait précisément ce jour-là, 6 janvier, ses assises, après une semaine de vacation. C'était, à proprement parler, un simple tribunal de flagrants délits. Formes rapides et sommaires, nulle enquête, nul débat, une seule peine pour ceux des accusés qui n'étaient pas immédiatement mis en liberté : l'exécution dans les vingt-quatre heures. Le président, un capitaine de canonniers gardes-côtes, Emery Gratton, dispensait la vie ou la mort au gré de sa conviction hâtive, ses assesseurs, Levictorieux, Césard et Peurio, bas officiers, ne siégeant là qu'en figurants. Emery Gratton n'était pas, d'ailleurs, un méchant homme ; il se piquait de sensibilité et rimait agréablement ; comme il avait publié un recueil de poésies : Moments perdus d'un philosophe au bord de l'Océan, pièces fugitives en vers, il était, aux Sables, le chansonnier officiel des anniversaires patriotiques et des fêtes décadaires : il coupletait entre deux condamnations.


La commission tenait ses séances au ci-devant hôtel de Vaugiraud qu'occupait l'administration du district, une grande maison, aujourd'hui délabrée, dont la cour profonde s'ouvre, entre deux ailes d'inégale hauteur, sur le quai de la Poissonnerie et dont le jardinet s'étend jusqu'à la rue du même nom, qu'on appelait en 1794 rue de la Révolution. Le grand salon servait de prétoire : c'est une pièce carrée, lambrissée de plates boiseries blanches, coupées d'une niche à mettre un poêle, et de niveau avec le jardin, enclos de hauts murs moussus.


Là furent amenés, le 24 janvier, à onze heures et demie du matin, Mme de La Rochefoucauld, ainsi que Thomazeau et le jeune Fortineau, ses coaccusés. Quand on lui demanda son âge, la châtelaine, encore préoccupée de plaire, répondit : "Trente ans", se rajeunissant ainsi de trois années. Thomazeau, interrogé à son tour, déclara trente-cinq ans, quoiqu'il eût depuis longtemps, assure-t-on, passé la quarantaine. Cette coquetterie réciproque et suprême fut consignée officiellement.


Quelques questions aux accusés sur leur identité, sur leur conduite depuis les troubles ; deux mots qu'échangent les juges à voix basse, et le capitaine Gratton prononce le verdict : le jeune Fortineau est acquitté à l'unanimité ; à l'unanimité également, la citoyenne Marie-Adélaïde La Touche la Limouzinière, femme La Rochefoucauld, et le fermier Thomazeau, "convaincus d'avoir trempé dans les complots tramés contre la liberté par les rebelles du département", sont condamnés à mort. L'exécution aura lieu dans le jour par les soins du citoyen Tirau, secrétaire de la commission. C'est fini, l'audience est levée.


Oui, c'est fini ... On a fréquemment remarqué l'attitude subitement hébétée de certains condamnés des tribunaux révolutionnaires à l'audition de leur sentence ; ce n'est pas de la terreur, c'est de la stupéfaction ; la loi qui les frappe, ils n'en ont jamais entendu parler ; ils ne se sont jamais souciés de la connaître ; l'auraient-ils pu prendre au sérieux, d'ailleurs, et se la croire applicable ? Dans leur ignorance opiniâtre des bouleversements accomplis, ils attendent de longs débats, des discussions de témoignages, des plaidoiries, les lentes et méticuleuses précautions, de la justice d'autrefois. Pour Mme de La Rochefoucauld, quelle stupeur ! Un mot de cet officier inconnu va la tuer ? De quel droit ? En punition de quel crime ? Pour quelques coups de fusil tirés à des manants !


Manifestement elle ne comprenait rien, sinon qu'elle allait mourir, - mourir tout à l'heure. On l'entraînait maintenant par les ruelles étroites qui montent vers la plage ; la foule se bousculait, car sa réputation de beauté, sa renommée déjà légendaire ranimaient la curiosité populaire émoussée depuis un an par tant de spectacles similaires. Sur la place du Minage, qui était le marché aux grains, se trouvait la prison civile, où dans une salle en sous-sol les condamnés attendaient l'heure. Quant la malheureuse entra là, son agitation était extrême ; Thomazeau, dit-on, se montrait calme et recueilli.


Des diverses versions qu'on a de leurs derniers moments, la plus généralement acceptée est particulièrement touchante. quelques heures avant son exécution, a-t-on écrit, Mme de La Rochefoucauld apprenait du fidèle paysan "qui l'accompagnait dans la mort l'amour respectueux et sans limite dont il osait l'entourer". Le pauvre Thomazeau savait bien que l'heure de l'aveu viendrait ... Elle était venue. Lui, du moins, n'ignorait pas pourquoi il allait mourir : c'est parce qu'il avait aimé d'une de ces passions déchirantes et concentrées qui ravagent le coeur. Ce qu'on n'a pu connaître, c'est l'emportement de cet aveu dans les sanglots, les paroles gauches de ce héros d'amour, si éloquent sans doute, et timide, confessant ses souffrances, ses désirs, ses rages jalouses, et tremblant encore devant cette femme dont la beauté l'a perdu, tremblant aussi devant son désespoir et sa peur.


Car elle a peur. L'écoute-t-elle seulement ? Les bruits qu'elle guette, ce sont les coups de l'heure qui tinte, si rapides, l'horloge de l'église toute voisine de la prison, et aussi la rumeur des vivants qui s'attroupent sur le Minage pour la voir sortir et qui discutent sur la façon dont on la fera mourir. La guillotine est bien debout là-bas, à l'extrémité du Remblai, contre la jetée ; mais l'exécuteur, Ancelin, se refuse à l'utiliser : l'instrument fatigué, est hors d'usage. Aux Sables sont casernés de nombreux corps de volontaires, le 25e bataillon de la Charente, le 11e bataillon d'Orléans, le bataillon du Bec-d'Ambès, ceux de la Charente-Inférieure, de la Marne, d'autres encore ; c'est un peloton de soldats qui sera chargé d'exécuter l'arrêt de la commission militaire.


Maintenant tout est prêt. Il est trois heures et demie ; la porte de la prison s'ouvre ; il faut marcher : six à sept cents pas, sur le Remblai, au bord de la mer, jusqu'à l'endroit fixé. Le jour est sombre, l'air froid ; la condamnée implore et crie : "Pitié !" Il y a des gens sur son passage : des bourgeois, des pêcheurs, des femmes du peuple.


Le long du large talus qui domine la plage, là où sont aujourd'hui les hôtels élégants et les chalets maniérés, ce n'était alors qu'une série de masures ou de clôtures de jardins que séparaient d'étroites ruelles. Au débouché de chacune d'elles, un groupe se tient, silencieux ; les clameurs persistantes de cette femme qui va mourir glacent les plus rudes. Au milieu du carré de soldats, impassibles, on aperçoit le groupe mouvementé des hommes qui la traînent ; la seul voix qu'on distingue est la sienne, lamentable : "Sauvez-moi ! Sauvez-moi ! Qui donc aura pitié de moi ?" On la voyait se débattre, belle encore dans son angoisse, et toujours ce cri revenait : "Sauvez-moi ! Quel sera l'homme de coeur qui me tendra la main ? ..."


Comme on avançait toujours, malgré tout, vers la jetée que dépassaient dans la brume les toits tassés du vieux fort de la Chaume, au devant duquel glissaient les voiles, vertes ou roses, si gaies, des bateaux rentrant au port ; comme on arrivait à l'extrémité du Remblai, à quelques pas de l'échafaud menaçant, elle vit un groupe d'hommes qui la regardaient passer. Un dernier espoir lui vint : si un de ceux-là avait envie d'elle et la réclamait, ne lui ferait-on pas grâce ? Plus fort, elle cria : "Je me donne au premier qui me demandera ... pourvu qu'il me sauve !" Dans un brusque mouvement qu'elle fit, sa coiffure ébranlée s'écroula ; ses beaux cheveux bruns roulèrent, couvrant ses épaules superbes ; elle s'offrait à tous, suppliant qu'on la prît, tordue de désespoir, sanglotant : "Oh ! mon Dieu ! personne ne voudra donc m'écouter !"


Celui qui l'aimait tant suivait, les mains liées, silencieux, terrifié. 


On quitta enfin le Remblai ; elle trébuchait maintenant dans le sol doux de la dune ; on obliqua un peu, laissant l'échafaud à droite ; les hommes la lâchèrent. A ce moment, on la vit sortir, dit-on, de son corsage une médaille qu'elle baisa frénétiquement ; elle se trouvait isolée, chancelante, contre Thomazeau ; une décharge les abattit tous les deux.


Les deux corps restèrent là durant une heure ; tombés l'un sur l'autre, ils devaient être, dans l'ombre montante, une bien petite tache sur la plage immense. Quand la nuit fut presque close, le tombereau servant à l'enlèvement des boues et au transport des cadavres allait, suivant le Remblai, vers le grand cimetière de la côte. Les deux ci-devant sacristains de l'église, Bec et Mignonneau, chargés des inhumations que la municipalité leur payait trente sols l'une, déposèrent les cadavres au bord d'une grande fosse réservée aux suppliciés. On les coucha ensemble, dans le sable, le long du mur que battaient les vagues à l'heure du flot. C'est l'endroit où se voit aujourd'hui un calvaire érigé sur un haut perron de pierres grises.

 

acte décès Thomazeau - MA de laRochefoucault

G. LENOTRE
Journal Le Temps
1907/12/25 (Numéro 16985)

Publicité
Commentaires
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Archives
Derniers commentaires
Publicité