VERSON (14) - LE CAPITAINE EDME-LOUIS-ANTOINE GAUTIER DE VILLIERS (1785-1860)
LE CAPITAINE GAUTIER
Tout aussi prodigue de coups de gueule que de coups d'épée, d'une prestance irrésistible, robuste comme un beau chêne et brave comme un lion, spontané dans ses décisions que les actes suivaient avec la rapidité de la foudre, le capitaine Gautier est demeuré à Verson, son pays natal et dans nos campagnes de la Plaine et du Bocage le prototype du fort et du vaillant.
Avec cela très éclectique en matière de gouvernement et bien que noble à plusieurs quartiers, servant avec le même entrain, Napoléon, Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe et la République. L'Empereur eut pourtant ses préférences, qu'il ne cachait pas. Ce culte pour le chef disparu lui valut du reste divers avatars sous les régimes qui succédèrent à l'Empire.
Étant donné l'amour passionné du capitaine pour le métier des armes qu'il exerça avec honneur pendant 34 ans, on est amené aisément à penser qu'il aimait les horions pour le plaisir d'en donner et d'en recevoir et que son objectif était avant tout de se battre.
L'explication qu'il donna plus tard lui-même dans ses mémoires témoigne d'une pensée plus noble et plus haute, en même temps que d'un bon sens très avisé.
"Oui j'ai servi le grand Napoléon, écrivait-il, parce qu'il était le chef glorieux de la France ; j'ai servi Louis XVIII et Charles X parce qu'ils furent aussi chefs de ma Patrie et que nous, soldats, nous combattons pour le pays, partout où il doit être défendu. Croyez-vous réellement que parce que les évènements en quarante années, ont tué un excellent roi, écrasé une ignoble terreur, culbuté une faible et bavarde République, élevé un magnifique empire qui s'est détruit lui-même, rétabli Louis XVIII avec sa constitution, renvoyé son frère Charles par son entêtement et créé un nouveau gouvernement, croyez-vous, dis-je, que nous, soldats seuls victimes de tous ces grands tripotages, avons perdu nos droits de Français ? Non ! nous serons toujours les premiers enfants de la Patrie, parce que nous lui donnons le plus et que nous recevons le moins !"
Le 24 décembre 1785, naquit à Verson, un fils à Me Antoine Gautier de Villiers, licencié-ès-lois, contrôleur de la régie pour le roi et à noble Aimée Le Boitvin de Belloney son épouse.
Ce fils - notre capitaine - reçut les prénoms de Edme-Louis-Antoine.
M. Hunger dans sa très complète et très attachante Histoire de Verson a reproduit l'acte de baptême en même temps que les passages les plus curieux des mémoires de son intrépide concitoyen.
En historien consciencieux qui ne se paie pas de mots et pour qui rien n'est certain sans preuves, l'auteur ne se laisse pas entraîner par la sympathie qu'il peut éprouver, qu'il éprouve certainement pour le capitaine Gautier, enfant comme lui de Verson.
Il se borne à reproduire son texte et lui laisse en même temps l'entière responsabilité des héroïques exploits dont il se vante, dit-il, avec une assurance telle qu'on se demande parfois s'il est normand ou bien gascon.
Moins rigoristes, nous ferons crédit sur parole au capitaine et nous risquerons même au besoin une oreille complaisante à quelques unes des aventures que la tradition populaire et bon enfant qui ne prête qu'aux riches, lui attribue avec une insistance qui s'est manifestée jusqu'à nos jours.
Le capitaine Gautier avoue sans aucune gêne qu'il ne reçut qu'une instruction embryonnaire au lieu de la brillante éducation que la période troublée de la Révolution ne permit pas à ses parents de lui faire donner.
En compensation, le jeune Gautier par son entraînement à la pratique de la vie militaire allait devenir une manière d'Hercule, doué d'une force surnaturelle, auprès de qui notre athlète moderne le plus complet ferait figure de poupon en nourrice.
"J'ai étouffé, dit-il, un ennemi dans mes bras, fait le port d'armes avec une pièce d'artillerie, je casse un noyau de pêche sous mon doigt, porte mon cheval sur mon épaule et pourrais donner bien d'autres preuves de la plus grande vigueur. Indépendamment d'une stature très remarquable par mes formes athlétiques, j'ai un tempérament de fer et ne me rappelle pas avoir rencontré mon pareil".
On assure que l'Empereur lui ayant fait décerner un sabre d'honneur, arme splendide et de fine trempe, Gautier tenant d'un air de pitié la lame dans sa large main s'écria :
- Sire ! que voulez-vous que je fasse de ce joujou-là ?
L'Empereur sourit et lui en fit fabriquer un autre qui pesait trente-deux livres !
A 16 ans, le jeune Gautier s'engageait à Caen, au 10e dragons. A 20 ans, il était devenu un soldat émérite et un professionnel du sauvetage. Dans l'incendie d'une ferme, près d'Abbeville où il tenait garnison, il sauvait un vieillard, sa fille et deux petits enfants. Un an plus tard il fêtait l'anniversaire de sa naissance la nuit de Noël en se jetant à l'eau pour retirer de la rivière deux hommes qui s'étaient imprudemment risqués sur une mince couche de glace.
Gautier fut porté à l'ordre du jour de l'armée, fait brigadier sur le front du régiment, invité à déjeuner à la table du général et gratifié d'une somme d'argent par ordre de l'Empereur.
Gautier l'avait vu pour la première fois le jour du sacre et il dépeint naïvement son enthousiasme : - Quel beau jour pour moi ! Quel homme je voyais ! j'étais électrisé. Quel oeil il avait cet empereur !
Le jeune soldat fit la campagne d'Austerlitz avec la division Walter ; il reçut le baptême du feu dans une rencontre avec les autrichiens ; un peu impressionné au début de l'affaire, il en revint pleurant de joie pour avoir, comme premier contact avec l'ennemi, faussé son sabre en portant un coup de pointe en pleine figure d'un officier Autrichien.
Avec Murat, Gautier de Villiers fait la campagne de Prusse, il est à Iéna et entre derrière l'empereur à Berlin.
Il repart sur Varsovie sous la pluie et dans la boue avec les "Grognards qui grognaient". Il est à Eylau, Heilberg, Friedland, à la marche triomphale de Tilsitt.
La paix à peine signée, il est désigné pour faire partie des troupes qui vont être dirigées sur l'Espagne.
Entre temps, il sauve à Abbeville deux de ses camarades qui se noyaient dans la Somme.
Et voilà Gautier parti pour les Castilles. Il ne s'illusionne pas trop sur l'opportunité de la besogne qu'il y allait accomplir.
"Dans les premiers jours de Janvier 1808, écrit-il, il y avait un remue-ménage extraordinaire aux Tuileries, Napoléon était ébloui des superbes campagnes qu'il venait de nous faire faire, avec tant de gloire, en Autriche, en Prusse et en Pologne. Il avait raison d'être fier. Mais ce brave homme avait une nombreuse famille qui ne laissait pas de le tourmenter pour prendre aussi la part du gâteau qui malheureusement, une fois partagé, devint de si fameuses brioches !"
Gautier de Villiers vit alors en pleine épopée. Il se bat à coeur joie et se tire avec assez de bonheur des multiples et terribles aventures auxquelles il se trouve mêlé.
Poignard, poison, mutilations atroces, embuscades et guet-apens sont les risques journaliers que courent sur tous les points du sol espagnol, les soldats français.
Notre homme essuie sans dommages de nombreux coups de fusil et il met de l'amour-propre à ne pas demeurer en reste de politesse avec les agresseurs qu'il sabre de son mieux.
Au combat de la Sierra-Morena pourtant il reçoit deux blessures, l'une dans le gras de la cuisse et l'autre dans la jambe droite ; il tire son général d'un mauvais pas où il avait chance de rester sans cette aide opportune. Cela vaut à Gautier la croix des braves et la promesse de l'épaulette.
Dans une autre affaire, Gautier reçoit un coup de lance au genou. Simple écorchure par comparaison avec le coup de baïonnette qui l'atteignit à l'échauffourée de Baylen et qui lui traversa la poitrine de part en part.
Il faut croire qu'en effet notre compatriote était un fier homme, car il nous conte qu'ainsi transpercé et bien qu'il eût déjà tué dix ou douze ennemis de sa main, il s'empara de la monture d'un officier pour remplacer son cheval qui venait d'être éventré et s'en alla continuer à combattre avec les marins de la garde qui furent du reste à peu près tous massacrés.
Malgré toute cette vaillance des troupes françaises la partie était perdue.
Gautier fut au nombre des prisonniers. On s'imagine ce que dut être pour un tel homme la captivité, l'inaction, la rage de subir les outrages sans se défendre et sans protester.
Une fois pourtant un caporal espagnol avec qui il s'était chamaillé lui ayant porté un coup de sabre à l'épaule, il lui envoie un si formidable coup de poing qu'il l'étend raide mort.
Notre compatriote changea bientôt de lieu de captivité et demeura 22 mois à l'île de Cabrera, puis trois ans dans les prisons anglaises.
En 1814, il put rentrer en France. Ses parents qui l'avaient cru mort étaient dans la joie. "Tout le village fut en fête pendant trois jours, dit-il, mon père fit tuer le veau gras et déguster le tonneau de cidre."
L'inaction n'allait guère au bouillant dragon. Vingt jours plus tard, il partait pour Paris et devenait instructeur de la compagnie du prince de Wagram.
Peu après Louis XVIII, en raison de ses brillants états de service et de sa belle prestance, le créa Garde-de-la-Manche.
Il faut voir comme il se moque rétrospectivement de sa bizarre fonction !
"Impayable Garde-de-la-Manche ! Espèce de valet de carreau, tunique de drap d'or, bas rouges, l'épée en broche, la hallebarde à la main. Le service se faisait particulièrement à la Chapelle du château où un Garde-de-la-Manche se tenait immobile, même des yeux, de chaque côté du fauteuil du roi pendant tout le temps de l'office. Si parfois Sa Majesté tenait un enfant sur les fonts baptismaux, le Garde-de-la-Manche était planté en piquet avec sa hallebarde auprès du royal parrain. Ce poste m'allait à ravir, à moi, soldat d'Austerlitz, d'Eylau, de la Sierra-Morena !"
Gautier demanda et obtint sa réintégration dans sa compagnie.
De 1817 à 1824, rien de particulier dans sa vie sinon une demi-douzaine de sauvetages qui lui valent une médaille d'or et une lettre élogieuse du ministre de l'Intérieur.
Charles X le nomme capitaine au 13e dragons.
Disgracié à cause de ses opinions trop résolument napoléoniennes, il rentre bientôt cependant en faveur et fait la campagne d'Afrique dans l'état-major du général de Bourmont en qualité de capitaine interprète. Gautier de Villiers n'avait jamais jusqu'ici articulé un seul mot d'arabe !
A la tête d'un escadron du 2e léger de la brigade d'avant-garde, le capitaine Gautier se refit la main sur les Bédouins et Kabyles.
"Armé d'un fusil de rempart dont je me servais dit-il comme d'un fusil ordinaire, malgré son poids de 25 à 30 livres, j'ai tué dans les premières attaques, treize arabes dont un dans un combat corps-à-corps."
Après la Révolution de juillet, le maréchal Soult le nomma capitaine-commandant au 8e chasseurs. Il détint ce grade 15 mois, puis il prit sa retraite après 34 ans de bons et loyaux services.
Entre deux combats, le capitaine Gautier avait trouvé moyen de se marier. Dans le même temps qu'il entrait dans la maison du roi, il épousait Sidonie Cocheret.
"Ce fut un malheur pour moi, dit-il, car indignement trompé, il fallut presqu'aussitôt se séparer. Cette femme n'est plus, paix sur son tombeau !"
C'est tout ce qu'il dit de son premier hymen. Il épousa plus tard Julie Fontaine qui est inhumée près de lui dans un cimetière particulier de Verson où il alla reposer le 17 juin 1860 (à l'âge de 74 ans).
Le capitaine était pourtant très documenté sur les qualités amoureuses des femmes, en France et à l'Étranger.
"Ces bonnes allemandes, sont généralement faciles, n'aiment point à la vérité avec le même feu que l'Espagnole et l'Italienne, mais ont un coeur excellent qui les empêche de refuser quand elles voient que ça paraît faire grand plaisir.
La Française aime peu et trop souvent spécule sur l'amour ; la charmante Espagnole aime avec rage, avec besoin, avec jalousie, avec fidélité est prête à tout sacrifier pour son amant, mais aussi à le poignarder s'il est infidèle."
Pour tant Gautier ne fut pas poignardé.
Revenu à Verson le capitaine ne tarda pas à faire partie du Conseil Municipal et fut à deux reprises nommé adjoint au Maire.
Cette qualité dont il fut investi ne l'empêchait pas de rester un diable - à - quatre, et M. Hunger affirme qu'il reste encore à Verson quelques personnes qui se rappellent fort bien les frasques de ce vieux grognard, taillé en Hercule, mais qui trop souvent scandalisa ses paisibles concitoyens en prenant part au cabaret à maint tapage nocturne qu'il avait pour devoir de réprimer.
Le Maire du lieu dut à plusieurs reprises le semoncer vertement notamment pour avoir installé un tir au coq à proximité d'une route fréquentée et pour avoir lui-même tiré à balle sans souci de la sécurité des passants.
Il emmène le garde-champêtre de Verson dans la campagne et le fait tirer un lièvre en temps prohibé : la chose a des témoins, c'est un petit scandale qui affole le malheureux Maire.
Le capitaine Gautier voulait qu'on bût à sa soif et même au delà, pourvu qu'on fût gai compagnon. Il tolérait l'ouverture des cafés à des heures avancées et il alla accabler d'invectives une "femme qui était allée chercher son mari à 11 heures 1/2 au cabaret et fait son possible pour l'ôter d'un lieu où il se vautrait".
A Caen où il était très connu, il avait pour ennemis jurés les "soleils" et les vagabonds de toute trempe avec lesquels il avait souvent maille à partir et qu'il corrigeait sévèrement.
Une bande de voyous l'ayant un jour insulté sur le pont de Vaucelles, il fut d'un bond au milieu d'eux et en ayant saisi un au hasard par les reins il le tenait à bras tendu par dessus le parapet criant aux autres de sa voix de stentor :
- A genoux et demandez pardon, ou je le lâche !
Il l'eût fait.
Un autre jour, il passait près d'un banneau où des boueux chargeaient les raclûres de la chaussée. Ayant été atteint, volontairement ou non, par une pelletée de boue, il s'ébroua et contourna l'attelage tranquillement, puis attrapant le coupable par le fond de son pantalon, il le lança la tête la première dans l'innommable bouillabaisse qui remplissait aux trois-quarts le tombereau.
On prête aussi au capitaine Gautier l'aventure suivante qui se serait passée à l'Hôtel d'Angleterre. Il s'y trouvait à déjeuner lorsque survint un groupe de touristes anglais qui demandèrent avec outrecuidance qu'on leur servit à boire dans des verres où des Français n'aient jamais bu.
Le capitaine qui avait entendu cela commanda comme il savait le faire au garçon de lui apporter immédiatement un vase de nuit. Il le porta lui-même dans la salle où les insulaires se tenaient, ferma derrière lui la porte dont il la clef dans sa poche et dit avec un large sourire.
- Voici Messieurs un vase où les Français n'ont jamais bu. Il abattit ensuite sa redoutable poigne sur la nuque de chacun des hommes stupéfaits et les contraignit les uns après les autres à se baigner le visage dans le contenu du pot de chambre. Après quoi il les envoya délicatement par la fenêtre, qui, par bonheur pour eux se trouvait au rez-de-chaussée.
La relation détaillée de ces gestes truculents, vrais pour la plupart et quelques uns sans doute enjolivés remplirait des dizaines de pages.
Autant et plus peut-être que sa vaillante conduite sur les champs de bataille, ils ont contribué à entourer le nom du capitaine Gautier d'une auréole populaire, tant il est vrai que certains défauts quand ils ne courent point les rues et qu'ils se doublent de crânerie, attirent mieux la foule que la simple vertu.
V.L.F.
Revue illustrée du Calvados - Janvier-Juillet - 1914 - AD14