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La Maraîchine Normande
22 mars 2015

CHOUANNERIE NORMANDE - SOUVENIRS DU CHEVALIER LE BIENVENU DU BUSC, AIDE DE CAMP DU COMTE HINGANT DE SAINT-MAUR

 

Eure

 

L'histoire des insurrections qu'on a appelées la Chouannerie normande n'est plus à écrire, surtout depuis le magistral ouvrage de M. de la Sicotière, Louis de Frotté et les insurrections normandes. Tout au plus peut-on compléter certains détails, étudier de plus près certains épisodes.

Le département de l'Eure était entré, lui aussi, en campagne dans les premiers mois de 1799. De petites bandes de Chouans le parcouraient, sous la direction de divers chefs, dont le plus renommé était HINGANT DE SAINT-MAUR.

Le 24 novembre, Hingant de Saint-Maur, "commandant, au nom de Sa Majesté Louis XVIII, sous les ordres de MM. le comte de Frotté et le chevalier Joubert", s'empare de Pacy-sur-Eure, d'ailleurs sans coup férir. Ce succès, qui eut plus de retentissement que de réalité, suffit néanmoins pour jeter un véritable désarroi parmi les troupes républicaines. Ce coup de main, sur la lisière du département de Seine-et-Oise et à dix-huit lieues seulement de Paris, fit supposer que les insurgés projetaient un mouvement sur la capitale, et pourraient donner la main aux nombreux mécontents qu'elle renfermait. Mais, c'est surtout à Évreux que l'inquiétude fut vive. M. de la Sicotière décrit dans les termes suivants cette inquiétude, assez peu justifiée, et les suites de cette affaire de Pacy :

"Évreux se crut menacé. On fit courir le bruit que deux cents Chouans, réunis au château de Martainville, devaient se porter sur cette ville ; on fit même circuler la liste des patriotes qu'ils devaient égorger : Sinder, commissaire central, l'accusateur public et le président du tribunal, d'autres encore. La colonne mobile d'Évreux marche sur Martainville, et n'y trouve personne. L'administration centrale, dans son effarement, allait jusqu'à prétendre que le département de l'Eure était devenu "le centre et le foyer de l'insurrection". Elle accepta les offres du général de brigade Lestrange, qui appartenait à la 17e division, et l'autorisa à opérer sur son territoire pour la répression du brigandage, avec les pouvoirs les plus étendus, comme s'il eût été compris dans cette division.

Deux jours après l'affaire de Pacy, un détachement républicain d'environ deux cents hommes, sous la conduite du capitaine Langlois, arrivait au château de Pinçon, près de Nonancourt, et y entrait sans défense pour se rafraîchir. Les paysans avaient refusé de marcher avec lui, et ne l'avaient pas averti du voisinnage de l'ennemi. Tout à coup, les portes des écuries et des étables s'ouvrent et une vive fusillade salue la troupe. Elle fléchit tout d'abord, mais elle revient bientôt à la charge et débusque les Chouans. La cavalerie les poursuit. Plusieurs d'entre eux, blessés et faits prisonniers, avaient été entassés sur une charrette. Le bruit se répand qu'ils ont fait feu sur les républicains, et ils sont hachés sur la voiture même ; dans le nombre, le lieutenant Le Roux. On fouille le château ; on y trouve trois femmes, venues de l'Orne, croit-on, mais sans papiers. On les emmène à Évreux, avec une vingtaine d'autres prisonniers, Monnet, Boismilon, Colombel, dit le carabinier. Hingant, blessé à la poitrine et aux deux bras, dut son salut à une servante d'auberge qui le cacha. Le Bienvenu du Busc (Ferdy), son aide de camp, à qui on imputait la mort de Presle, commandant de la garde nationale, tué à Pacy, fut, lui aussi, dangereusement blessé et emmené prisonnier à Évreux.

Deux otages, Jean Vallée et Billard, enlevés à Pacy, furent retrouvés dans la forêt de Dreux, attachés à des arbres et mourant de fatigue et de faim.

Il n'y eut point d'autres affaires importantes sur le territoire de l'Eure jusqu'à la fin de la guerre."

Ces renseignements fournis par M. de la Sicotière, et que M. Montier (La Chouannerie dans l'Eure, publié dans la revue La Normandie, numéro de décembre 1896, p. 406 et suiv.) relate sans y rien ajouter, sont-ils exacts ? M. de la Sicotière, en citant en note les auteurs et les publications dont il s'est entouré, ajoute cette phrase significative : "Tous ces auteurs ont mal connu ces évènements". Il était donc permis, au point de vue de ces faits intéressant notre région, de regretter qu'aucun témoin oculaire, qu'aucun acteur du drame surtout, ne fût venu donner le poids de son autorité aux détails de ces dernières luttes de la Chouannerie normande.

Cette lacune me paraît heureusement comblée par un manuscrit qui n'est autre que les souvenirs de ce jeune chevalier Le Bienvenu du Busc, lui-même originaire d'une commune du département de l'Eure, de Saint-Denis-des-Monts (arrondissement de Pont-Audemer), et qui, nous venons de le voir, était, malgré son jeune âge, l'intrépide lieutenant d'Hingant de Saint-Maur.

 

le Busc-Rabasse

 

Les Le Bienvenu du Busc y possédaient, depuis 1670, un très ancien fief, le Busc-Rabasse, dont ils étaient encore propriétaires après la Révolution. Ses descendants sont représentés par les familles d'Espaigne de Bostennay, Deshorties de Beaulieu. Sa soeur, dont il est parlé dans le récit qui va suivre, devait entrer, par son mariage, dans la famille de Postis du Houlbec, titulaire du fief du Houlbec, depuis 1562.

 

acte naissance Alexandre Le Bienvenu du Busc

 

[Le domaine du Busc-Rabasse appartenait, en 1828, au moment de la confection du cadastre, à M. Bizet, nièce du chevalier. Les mutations, en 1840, au nom de M. de Saint-Ouen de la Heuse, et, en 1883, au nom de M. de Saint-Ouen d'Ernemont, fils de ce dernier, indiquent que le domaine était passé aux mains des descendants du premier mariage de M. Bizet. En 1887, le Busc-Rabasse a été acquis par M. Tocque, notaire honoraire à Boissey-le-Châtel : la propriété est maintenant le Haras de l'Étang.]

 

CHEVALIER LE BIENVENU DU BUSC

 

C'est à la très obligeante communication de Mme la comtesse d'Espaigne de Bostennay, et de sa fille, Mme la baronne de Beaulieu, que j'ai dû la connaissance du manuscrit dont j'ai extrait ce qui va suivre. Ce n'est pas le chevalier Alexandre Le Bienvenu du Busc qui a écrit lui-même cet épisode de sa vie ; c'est son fils qui a reproduit pour ses propres enfants les notes qu'il avait rassemblées sur ces faits, d'après les récits et sous la dictée de celui qui en avait été l'un des héros. Il écrivait pour sa famille et pas pour la publicité. Beaucoup de réflexions, dont il accompagne son exposé, quoique le plus souvent justes et toujours noblement écrites, sont peut-être inutiles à reproduire ; je dois me borner à extraire du manuscrit le récit des faits auxquels le jeune chevalier a pris part : ce récit sera le commentaire autorisé et l'utile complément des trop sommaires détails reproduits par les historiens de l'époque.

 

Évreux

 

"La division royaliste d'Évreux avait pour chef M. d'Hingant de Saint-Maur, ancien émigré, âgé de cinquante ans, habitant Lannion (Côtes-du-Nord).

Le sous-chef était M. de Marceville, émigré rentré, âgé de trente ans, habitant Brionne. Au nombre des officiers, étaient MM. de Saint-Amand et de La Bruyère, dont le grade correspondait à celui de capitaine. Le chevalier Le Bienvenu du Busc, né à Saint-Denis-des-Monts, âgé de dix-huit ans seulement, et le jeune Odoard de Boismilon faisaient aussi parti de cet état-major, pour y faire leurs premières armes.

Cette division comptait plusieurs centaines de soldats ; elle se disposa à faire la guerre. Lorsqu'il s'agissait d'un engagement, les insurgés agissaient rarement dans leur voisinage, ils allaient guerroyer au loin pour éviter d'être arrêtés en cas d'échec.

Le château de Martainville, situé entre Pacy et Évreux, à environ trois heures de cette dernière ville, appartenant à M. de Loubert, alors au service militaire, avait d'immenses souterrains ; il était propre à recéler beaucoup d'insurgés. Les chefs y appelèrent leurs soldats pour les exercer au maniement des armes et les discipliner, et, chose qui paraîtrait étrange dans l'état actuel provenant de la surveillance de la police et de la rapidité des communications instantanées par la télégraphie électrique, ces hommes s'y succédèrent par escouades d'une centaine à la fois, pendant un mois au moins, sans être découverts ni inquiétés. Mais le 20 novembre 1799 (29 brumaire an VIII), à trois heures après midi, l'éveil finit par être donné aux autorité du département. Aussitôt, celles-ci font partir d'Évreux une colonne, qui doit faire jonction avec deux autres, venant d'Ivry et de Saint-André. Le quartier général de M. d'Hingant, averti à temps, avait à peine quitté Martainville, à sept heures du soir, que ces nombreuses forces républicaines y arrivèrent à neuf heures.

 

château du Buisson du Mai

 

Pour les royalistes, il fallait ou se dissoudre immédiatement, ou commencer les hostilités ; ils tinrent conseil, et ce dernier avis prévalut. Ils résolurent de lever simultanément plusieurs divisions voisines, pour faire une jonction dans la forêt de Dreux, et agir ensuite de concert afin de former une armée qui marcherait sur Évreux. Fidèle à cette décision, la division Hingant se leva, mais fut la seule. Le rendez-vous était fixé pour le 23 novembre (2 frimaire) au soir, à Miserey, au château appelé le Buisson du Mai. Les hommes s'y rendirent au moment indiqué, venant de toutes les directions, par compagnies plus ou moins nombreuses. La division comptait alors sous les armes environ six à huit cents hommes présents, bien déterminés, armés de fusils et de munitions de guerre. Ils se reconnaissaient tous à la cocarde blanche, qu'ils portaient à leur coiffure ; plusieurs avaient le pantalon vert et la redingote grise. Le chef et le sous-chef de la division se distinguaient par des épaulettes de généraux.

Pendant la nuit du 23 au 24 novembre 1799 (2 au 3 frimaire an VIII), cette phalange suivait la route d'Évreux à Pacy ; le temps était clair et froid ; elle vit arriver une diligence ; elle l'arrête dans le but de délivrer aux voyageurs des proclamations royalistes et, après que la distribution en est faite, elle la laisse partir au cri de "Vive le Roi !", sans avoir inquiété personne.

Le 24 novembre (3 frimaire) était un dimanche ; la colonne insurgée entre au petit jour dans Pacy, surprend la gendarmerie encore endormie, arrête deux courriers de la Marine, porteurs des dépêches de l'amiral français Bruix à l'amiral espagnol Mazzaredo, s'empare de leurs papiers et leur en donne un reçu au nom du roi Louis XVIII, avec des proclamations royalistes.

Vers midi, on apprend, à Évreux, l'envahissement de Pacy ; l'Administration se déclare en permanence ; on bat la générale au chef-lieu du département, et on fait sonner le tocsin dans toutes les communes voisines. La garnison s'assemble sur la place d'armes avec une centaine de gardes nationaux. L'autorité expédie aussitôt sur Pacy des détachements d'infanterie et de cavalerie, qui doivent être soutenus par les troupes d'Ivry et de Saint-André ; elle prend des dispositions pour mettre la ville en état de défense et donne l'ordre à chaque habitant d'illuminer ; enfin, elle demande de prompts secours au Gouvernement. En quittant Pacy, la division insurgée remonte la rivière d'Eure par Fains, Merey et Breuilpont, emmenant de Pacy deux prisonniers : les nommés Billard, gendarme et Vallée, marchand de drap, tous deux exaltés républicains. Le fils Billard, âgé de quinze ou seize ans, poursuit de loin à coups de fusil, avec un grand courage, pendant fort longtemps, ceux qui ont fait son père prisonnier. L'alarme était donnée dans la contrée, les colonnes mobiles s'organisaient pour le combat ; enfin, à Breuilpont, une troupe sous les ordres de Duverne de Presles, commandant la garde nationale du canton, vient attaquer. Elle est repoussée, et son chef est tué, après avoir manqué, à bout portant, six des insurgés.

M. d'Hingant remontant toujours la rivière avec les précautions militaires d'avant-garde et d'arrière-garde, un gendarme de la résidence de Bréval, nommé Sadoux, venu en reconnaissance, est tué.

Cependant, la petite armée de Chouans marchait depuis la veille au soir sans vivres ni repos. Les hommes qui avaient rejoint isolément marchaient depuis plus longtemps encore. La nuit d'hiver venait, obscure et froide, et le premier enthousiasme cédait devant la fatigue et la faim. Après avoir passé à Garennes, les insurgés arrivent à Nantilly ; une ferme paraît propre à servir de camp retranché ; ils y entrent et on y trouve des vivres, car le fermier venait de cuire son pain. Les postes et les sentinelles sont distribués pour éviter une surprise, mais les hommes sont à peine dispersés et couchés dans les bâtiments que des troupes de ligne et des gardes nationales venues d'Ivry, croyant avoir à faire à une poignée de monde, se présentent imprudemment à l'attaque malgré l'obscurité, forcent le passage et entrent dans la ferme, dont les bâtiments sont agglomérés autour de la cour. En un instant, le camp surpris est debout, on se bat pèle-mêle ; il y a une affreuse mêlée ; enfin les assaillants sont repoussés, laissant pour morts un lieutenant de la 59e demi-brigade, nommé Guillemot, dont les vêtements ont pris feu pendant le combat, un caporal et plusieurs soldats, au nombre desquels fut un nommé Jouvin, d'Ivry.

Le combat terminé et les républicains chassés, on fait l'appel dans le camp royaliste et on se reconnaît. Deux hommes sont surpris de se rencontrer ensemble, c'est un soldat royaliste et son père, soldat républicain, ce dernier resté par mégarde dans le parti ennemi. Il y allait pour lui de la vie ; le fils se présente résolûment à M. d'Hingant et demande que son père ne soit pas fait prisonnier. "A ta considération ton père est libre, lui répond le chef, embrasse-le et qu'il parte !"

A Nantilly, les royalistes avaient eu plusieurs blessés, M. de Marceville avait reçu trois balles dans les chairs de la cuisse gauche, cependant, il marchait encore, mais très péniblement, en s'aidant du bras d'un soldat. Quatre soldats avaient aussi été blessés. La position devenait embarrassante pour les royalistes. Il était peu prudent à eux de rester dans ce lieu où, le lendemain, ils ne manqueraient pas d'être cernés et attaqués par des forces combinées. Bien que vainqueurs un moment, ils comprirent la nécessité d'abandonner la ferme ; d'un autre côté, il était difficile de partir avec des blessés, et cependant, les laisser en arrière, c'était les sacrifier ; pris par l'ennemi, ils étaient perdus. On convient de les porter au besoin, et on part pour la forêt de Dreux ; là, au moins, on sera à couvert et à l'abri d'une attaque. Là encore on espère rejoindre d'autres divisions insurgées, former par la réunion un corps d'armée important et prendre l'offensive.

La marche nocturne est silencieuse. La division traverse Anet à petit bruit sans donner l'éveil, et campe dans la forêt de Dreux qu'elle atteint sans coup férir ; elle attend le jour avec espoir ; elle compte sur la jonction des autres divisions qui ont reçu l'ordre de se soulever.

Quoi qu'il en soit, les deux prisonniers, Billard et Vallée, sont gênants ; il faut s'en débarrasser et statuer sur leur sort. On tient conseil. Les uns veulent les fusiller pour qu'ils ne puissent dénoncer plus tard ceux qu'ils viendraient à reconnaître ; d'autres s'y opposent, disant que ces hommes ne sont que prisonniers de guerre. Enfin le jeune chevalier Le Bienvenu du Busc opine pour qu'on relaxe ces individus pris sans défense, se chargeant de les conduire lui-même, les yeux bandés, à travers la forêt loin du camp, pour qu'ils ne puissent retrouver la position. Il exprime son opinion avec tant de persistance qu'il parvient à faire prévaloir cet avis. Lui-même met en liberté les prisonniers de la manière qu'il avait proposée. Ces hommes sauvés d'un si grand péril ne le quittèrent qu'en lui témoignant la plus vive reconnaissance. Ce sentiment était sincère, ainsi qu'on le verra plus tard.

Le même jour, de nouvelles troupes d'infanterie et de cavalerie étaient partis d'Évreux pour combattre l'insurrection sous la conduite d'un chef nommé Aubert, mais, malgré le son du tocsin, pas un seul habitant du canton de Pacy ne vient se joindre à ces troupes.

A la fin du jour, à Évreux même, l'insurrection trouve moyen de faire afficher et distribuer dans la ville par ses adhérents les proclamations des royalistes. La peur gagne alors l'administration départementale. Thomas Lindet, commissaire près l'administration centrale, Le Comte, accusateur public, Morel, président du département, Gobin, son chef de bureau de police départementale, croyant être menacés par les Chouans, prennent la fuite. Les insurgés eurent pu alors s'emparer d'Évreux sans coup férir, mais grande était leur incertitude dans la forêt de Dreux. Ils ignoraient qu'alors, près de Gaillon, une réunion de leur parti se rassemblait, et qu'une autre division royaliste avait pris les armes dans les cantons de Cormeilles, Beuzeville et Pont-Audemer (M. le comte Placide Daché, habitant Saint-Denis-des-Monts, et M. Despaigne de Plancheville, émigré rentré, furent chefs des divisions d'insurrection chargées d'agir dans le voisinage de Pont-Audemer)

Les heures du jour se succèdent pour eux sans qu'il survienne aucun changement, aucune nouvelle. Les divisions Odoard du Hazé et Daché ont cependant reçu l'avis de rejoindre. Sont-elles en nombre ? Sont-elles détruites ? La levée en masse a-t-elle échoué ? Quel parti prendre ? L'air retentit dans toutes les directions du son du tocsin. L'inquiétude gagne les esprits des soldats. Les uns, perdant l'espoir d'une jonction, penchent pour une dissolution immédiate ; comptant l'expédition manquée, ils n'aspirent plus qu'à rentrer chez eux. Les autres, espérant encore, veulent attendre.

Puis l'âme des chefs se révolte à la pensée d'abandonner les blessés à l'ennemi ; ils veulent avant de se dissoudre, les cacher, les déposer en lieu sûr.

Autre inconvénient, la petite phalange est sans vivres ; il faut sortir de la forêt. Sur le soir, elle s'ébranle ; quelques soldats désertent, et la troupe s'affaiblit. La nuit est devenue complète quand elle se présente à Sorel. Le pont y est gardé par un poste de républicains, mais les royalistes font grand bruit, quatre tambours battent la charge, et le poste effrayé, ne pouvant apprécier que par le bruit des tambours les forces ennemies, s'enfuit, abandonnant armes et bagages. Le corps de garde est fouillé, les Chouans s'emparent des armes et des munitions qu'il contient.

Là encore, les blessés sont l'objet de la sollicitude général. [Les Chouans] prennent au meunier du pont de Sorel la charrette dans laquelle ils disposent le mieux possible ces braves dont les blessures, sans pansement depuis vingt-quatre heures, sont devenues de plus en plus douloureuses ; puis ils continuent la marche, pour s'arrêter à la ferme du château de Pinçon, commune d'Illiers-l'Évêque, canton de Nonancourt, chez le fermier Ledoux, où ils se retranchent pour la nuit. L'expédition ne compte plus alors que cent cinquante hommes présents ; c'étaient les plus persistants. Cette journée d'inaction avait produit bien des défections. L'inaction, le manque de vivres, de munitions, de discipline, d'organisation, voilà ce qui rend les insurrections infructueuses pour atteindre le but qu'elles poursuivent. L'assistance des hommes y est volontaire et ceux qui combattent y ont toujours une volonté énergique. Ils peuvent certainement, par leur courage, remporter une victoire, même contre des troupes disciplinées et armées pour la guerre ; on a vu les paysans vendéens, avec leurs faulx, prendre des canons ; mais l'heure du combat passe ; le lendemain, les vivres, les munitions manquent et la bande se disperse. Cette situation d'un pays insurgé n'est pas sans danger pour l'armée ; elle a affaire à un ennemi insaisissable, elle ne sait où le trouver, et l'ennemi se dissout et se reforme ; il disparaît et renaît sans cesse.

Les soldats républicains qui avaient abandonné le pont de Sorel avaient donné l'alarme dans tous les alentours. Partout les cloches sonnaient. Les troupes de ligue, de cavalerie, de colonnes mobiles étaient sous les armes et parcouraient le pays.

 

Château de Pinson

 

Le 5 frimaire au matin, ces troupes marchaient au hasard, ne sachant au juste où étaient les royalistes. A Pinçon, un détachement de républicains pense vaguement à fouiller le parc et le château. Un petit nombre d'hommes entre la cour de la ferme sans prévoir aucun danger. Un peloton de chasseurs du 21e, commandé par deux officiers, y met pied à terre, débride les chevaux ; quelques cavaliers déposent leurs sabres, quant tout à coup les portes des bâtiments s'ouvrent et démasquent les Chouans. Grand est le désordre des troupes surprises à l'improviste ; elles veulent sortir tumultueusement de la cour, mais cavaliers et chevaux sont fait prisonniers. Une vive fusillade s'engage alors par dessus le saut de loup entre les colonnes mobiles du dehors et la division insurgée. Cette dernière, par un feu bien nourri, fait reculer plus de deux cents gardes nationaux. Mais le bruit du combat doit nécessairement attirer les forces répandues dans le voisinage. Hingant soupçonne ce danger ; après avoir désarmé les cavaliers qu'il a fait prisonniers, et avoir fait couper les sangles des chevaux, il abandonne chevaux et cavaliers et fait sortir de la ferme sur deux rangs sa petite phalange, au centre de laquelle est la charrette qui porte les blessés que tous jurent de défendre à travers les bataillons ennemis. A la porte du saut de loup, le brave capitaine Saint-Amand tombe mort, frappé d'une balle ; Hingant lui-même a le bras cassé. Les royalistes sont trop faibles en nombre pour disputer la victoire. Ils ont deux cents pas à faire entre les murs du village pour gagner la plaine, puis ils battent en retraite vers le bois qui se trouve à un quart de lieue.

Toutes les troupes républicaines se rassemblent et attaquent ; une vive fusillade riposte ; le combat est acharné ; les balles pleuvent des deux côtés, mais la retraite se fait en bon ordre et avec ensemble. La voiture des blessés est gardée au centre de la phalange insurgée. A droite est le chef qui, malgré sa blessure, commande avec un sang-froid imperturbable ; à gauche est le jeune Le Bienvenu du Busc qui reçoit un coup de mitraille dans la jambe gauche. Malgré la gravité de sa blessure, il fait des efforts surhumains pour résister à sa douleur, se servant de son fusil comme d'une béquille et combat encore comme il peut. Les blessés aussi, dans leur charrette, font des prodiges de valeur ; ils tirent sur l'ennemi des coups de fusil et de pistolet.

La petite armée, battant ainsi en retraite, gagnait du terrain vers le bois. Elle n'en était plus qu'à cinquante pas, quand elle est prise habilement entre deux feux par les républicains. A droite, déployés le long du bois sont les cavaliers du 13e qui en barrent l'entrée ; à gauche sont les troupes de ligne et les colonnes mobiles qui tirent, à l'abri des pommiers de la campagne. Tout à coup, la cavalerie quitte le bord du bois et charge. L'escorte des blessés n'en peut soutenir le choc ; elle est renversée. Il se fait alors une clameur terrible, pendant laquelle les blessés sont massacrés à coup de sabre, dans la charrette, par la cavalerie qui tombe furieuse sur eux. M. de Marceville, sous-chef de la division royaliste, tué dans la charrette des blessés, était porteur des instructions de M. de Frotté. Les républicains ne le connurent que sous les noms de Leroux, Leblond ou Lefebvre.

Tout espoir est désormais perdu. Les blessés ont succombé intrépidement en se défendant ; il ne reste plus aux débris de l'insurrection qu'à gagner promptement le bois. Les Chouans arrivent avant que les troupes aient eu le temps de leur couper la retraite, et s'éloignent avec précaution dans la forêt. Après avoir fait environ cinq cents pas, ils rencontrent une excavation de terrain, ils y font halte pour se reconnaître et remettre les armes en ordre. Ils sont sur la défensive, mais l'ennemi ne paraît plus ; il est resté sur la lisière du bois et a même renoncé à une poursuite à laquelle les Chouans auraient opposé une lutte désespérée.

Quand la petite troupe insurgée put réfléchir sur la position présente, elle comprit que, sans renforts, toute nouvelle résistance de sa part était inutile. Il fallait que chacun rentrât promptement chez soi pour éviter d'être fait prisonnier. Ce fut l'avis unanime, mais l'exécution en était difficile dans un pays en état de guerre, où l'éveil était donné et qui était couvert de soldats.

A chaque instant des hommes s'esquivaient ; mais la poignée de monde qui restait réunie, entendant de temps à autre des décharges d'armes à feu du côté où étaient les républicains, se demandaient si c'étaient les coups par lesquels les troupes achevaient les blessés, ou bien si elles fusillaient ceux qui, en s'échappant, tombaient entre leurs mains. Quoi qu'il en soit, le soir, il ne restait plus, après avoir erré longtemps à l'aventure dans les bois, que neuf hommes avec M. d'Hingant et le jeune chevalier du Busc, blessé, que les soldats portaient l'un après l'autre sur un brancard construit à la hâte avec des branches et des hardes. Comment ce jeune homme, blessé, sans asile, à quinze lieues de sa famille, au milieu d'un pays hostile, pourrait-il s'échapper sans être reconnu ? Les neuf soldats avaient pris la résolution de ne pas le quitter. La redingote et le pantalon du blessé étaient percés ; le drap avec la mitraille avait pénétré et était resté dans les chairs ; la botte était pleine de sang ; la jambe malade était entourée, sans pansement, d'un mouchoir par-dessus le pantalon. M. d'Hingant, avec un bras cassé, entrevoyait cependant encore un espoir de salut pour tous deux. En tenant son bras en écharpe, il pouvait encore marcher. A la nuit, il annonça qu'il allait trouver du secours, qu'à deux heures du matin, il enverrait à un endroit convenu chercher le blessé qu'il laissait aux soins des neuf hommes. Les heures sonnaient lentement aux clochers voisins ; l'anxiété était grande. Enfin, l'heure attendue arrive, mais personne n'apparaît, puis trois heures, puis quatre heures se succèdent sans délivrance, et l'espoir d'un sauveur inconnu s'évanouit.

Les dépêches de la Marine, de Bruix à Massaredo, prises à Pacy, étaient encore au pouvoir de ces hommes. Ces papiers sont désormais inutiles ; le jeune chef les fait jeter dans une ornière. Le jour n'avait pas encore paru, lorsque le blessé dit à ses compagnons : "Vous avez fait un acte généreux et une noble action en cherchant à me sauver, mais, en restant plus longtemps avec moi, vous vous perdriez sans résultat. Il me reste un devoir à remplir, car comme chef, je dois veiller sur vous. J'exige que vous m'obéissiez comme vous le faisiez si bravement hier au combat. Serrez-moi la main, amis, et retirez-vous prudemment pour échapper à l'ennemi." Ce ne fut pas sans protestation qu'ils obéirent ; mais un nommé Masselin avait accompagné le jeune chef depuis le commencement des hostilités ; ils étaient partis ensemble du vieux manoir du Busc-Rabasse ; la famille Masselin avait toujours vénéré ses seigneurs ; comment eût-il pu rentrer seul chez lui après avoir abandonné son maître ? Son bon et généreux caractère se révolta à cette idée : "Comment pourriez-vous marcher seul quand votre jambe est remplie de mitraille, gagner un gîte, tenter une évasion ? monsieur le chevalier, dit-il au jeune homme, avec un dévouement sublime, je vous désobéis, je reste seul avec vous, ayant confiance en Dieu."

Il est grand jour ; la marche, le froid de la nuit, le manque absolu d'aliments forcent à chercher un asile quelconque. Le blessé se traîne le mieux possible, s'appuyant d'un côté sur le bras de Masselin, et de l'autre sur un fusil qui lui sert de béquille. Les deux voyageurs sont loin de Pinçon, mais dans quel endroit, ils l'ignoraient. Ils entrent dans une plaine. Le blessé  a la soif de la fièvre ; une ornière se rencontre : Masselin y casse une légère couche de glace pour s'offrir à son compagnon  un peu de cette eau et laver le sang de son vêtement ; puis, un peu plus loin, ils aperçoivent une chaumière. Est-ce un toit ami et hospitalier, ou une maison hostile ? Enfin, ses forces sont épuisées ; la fièvre, la soif, la fatigue, ses forces sont épuisées ; la fièvre, la soif, la fatigue ne permettant pas d'aller plus loin, il faut entrer. L'irrésistible nécessité y précipite les deux hommes.

 

MAISON

 

La chaumière était pauvrement meublée, une vieille femme l'habitait ; l'arrivée de ces hôtes armés la rassura médiocrement. Sur leur demande qui, du reste, n'a rien d'impérieux, elle leur fait du feu et prépare le peu d'aliments dont elle peut disposer. Les proscrits se sont mis à table, mais, de peur d'une surprise, ils ont déposé chacun une paire de pistolets de chaque côté de leurs assiettes. Tandis qu'ils prennent leur repas, la vieille disparaît, court chez l'agent municipal et dénonce la présence des réfugiés chez elle. Les colonnes mobiles du village sont à l'instant prévenues ; elles se rassemblent en armes, viennent en force à la chaumière et se présentent à la porte.

Le blessé juge que tout espoir est perdu et que le moment suprême est arrivé. Il saisit vivement un pistolet à chaque main et se lève pour mourir en combattant. A ce mouvement, vingt hommes s'effacent des deux côtés de la porte et la laissent libre, s'interrogeant du regard pour savoir qui pénétrera le premier. Mais Masselin comprend que toute résistance est inutile, et prie son maître de ne pas se faire massacrer avec lui dans une lutte aussi inégale. Il y allait de la vie de tous deux. Seul, le jeune homme eut certainement sacrifié la sienne, mais il ne doit pas perdre son fidèle serviteur. Il dépose les armes et se rend.

Grande est la rumeur et la curiosité des habitants ; toute la population se rassemble pour voir les prisonniers. L'agent municipal, assez brave homme, décide qu'il faut les conduire à Saint-André, bourgade occupée militairement, située à deux lieues de là.

Le blessé ne peut marcher ; sa blessure devient de plus en plus douloureuse. L'inflammation, la fièvre augmentant, on met un âne en réquisition ; le prisonnier est placé sur la bête, dont chaque mouvement produit une douleur. Masselin suit à pied. Ils sont escortés par cinquante hommes et arrivent à Saint-André vers la nuit.

C'était une grande prise que celle d'un chef, mais les siens n'allaient-ils pas chercher à le délivrer ? De là grand déploiement de forces ; cent cinquante hommes entourent l'église dans laquelle il est gardé prisonnier. Il n'y avait plus de culte en France, et les temples étaient fermés et dépouillés d'ornements. M. Gazan, chirurgien à Saint-André, est mandé pour visiter la blessure ; il fait disposer un lit dans le choeur de l'église, coupe le pantalon plein de sang depuis le combat, et sonde la plaie. Elle se compose d'une large ouverture faite de côté au mollet gauche ; elle ne traverse pas de part en part. Les projectiles sont arrêtés à l'intérieur ; il est urgent de les extraire.

Le médecin demande des hommes pour soutenir le patient pendant l'opération. "Je veux que vous sachiez que je sais souffrir et que je saurai au besoin mourir avec courage, répond vivement le jeune homme ; je tiendrai moi-même ma jambe. Faites l'opération." En même temps, assis sur le lit, il saisit son genou entre ses mains, et le maintient sans proférer un seul cri, tandis que l'opérateur lui ouvre la jambe de part en part pour en extraire un quartier de chien de fusil, une demi-balle et des lambeaux de vêtements qui avaient pénétré avec les projectiles. Un morceau de mitraille restait encore ; il sortit plus tard dans les pansements. La plaie aurait pu laisser passer le poing. Le premier appareil est appliqué. Jusqu'là, les évènements s'étaient succédés si promptement qu'ils avaient laissé peu de temps à la réflexion. Le blessé prévoyait qu'ayant été pris les armes à la main, il serait infailliblement fusillé au premier moment. Il s'étonnait même de vivre encore. Aucune lueur de salut n'apparaissait. Il ne s'arrêtait donc qu'à l'idée de mourir avec intrépidité. Pendant la nuit, la pensée de sa famille qui serait plus inquiétée qu'auparavant, le préoccupait sans l'abattre, car il la savait forte de coeur. Quant à Masselin, il espérait vaguement une délivrance. Il croyait qu'on prendrait peut-être en considération la générosité de son compagnon quand il fit admettre, contre l'avis de plusieurs, la délivrance des prisonniers Billard et Vallée, arrêtés à Pacy par les Chouans ; mais il resta seul de son avis, et ne put faire partager son doute à son maître.

La nuit se passe ainsi, triste et sans nouvel incident.

Le lendemain matin (7 frimaire), les autorités de Saint-André envoient les deux prisonniers royalistes à Évreux. Le blessé, malgré son état, est mis dans une charrette. Masselin est garrotté, et suit à pied. Cinquante hommes, commandés par un officier, les conduisent au chef-lieu du département.

L'administration centrale d'Évreux est en permanence. Elle interroge à son arrivée le blessé. La réponse de celui-ci est celle d'un homme qui a fait le sacrifice de sa vie ; il dit avec calme et dignité son nom, ses opinions, sa participation à l'insurrection, mais il défend Masselin, et dit qu'il a forcé son domestique à le suivre. L'intrépidité, l'abnégation de cet homme si jeune étonnent les administrateurs ; ils le font conduire à la prison avec son compagnon sans rien décider sur leur sort. Là sont écroués à chaque instant des soldats de l'insurrection, arrêtés en cherchant à regagner leurs foyers.

M. d'Hingant, pourtant, ne s'y trouvait pas. Malgré son bras cassé, il avait pu se cacher et était entré à Évreux même sous des vêtements de paysanne. Une maison dévouée le recueillit, le cacha ; un médecin discret lui donna des soins, et il fut guéri incognito au milieu de ses ennemis.

Au nombre des détenus à la prison d'Évreux, se trouvait amené à grand bruit, le comte de P..., propriétaire du château de Pinçon.

Revenons aux évènements qui suivirent, à Pinçon, le massacre des blessés et la retraite des Chouans dans le bois.

Toutes les troupes républicaines, animées encore par le combat, retournent au château. Le parc, les bâtiments sont fouillés ; M. de la P... est trouvé chez lui en compagnie de trois jeunes et jolies filles qu'il avait recrutées à Paris. Ensuite, l'administration départementale les désigne comme femmes trouvées sans passeports ni papiers. Ces femmes sont effrayées et le maître du logis est surpris du combat qui vient d'être livré si près de lui, mais la troupe ne peut penser que l'arrivée des royalistes dans la ferme attenante au château ait pu être cachée au maître de l'habitation jusqu'au moment où les coups de feu ont décelé leur présence. Les républicains le prennent donc pour complice de l'insurrection, bien qu'il proteste qu'en compagnie de trois jolies filles, il ne pouvait penser à la guerre, et qu'il ignorait complètement qu'un corps armé avait pris position chez lui. Il ne peut convaincre les soldats furieux, et il n'est question de rien moins que de le fusiller sur-le-champ. Les trois filles lui viennent en aide, mais n'obtiennent rien ; on bande les yeux au châtelain pour le fusiller, quand une autorité du canton survient. Cet homme parle haut et ferme ; il dit aux soldats que c'est un assassinat qu'il vont commettre et qu'il les en rend responsables. Enfin, il fait si bien qu'il les apaise et fait conduire à Évreux M. de la P... avec les trois filles et le fermier Ledoux. IL ne peut, toutefois, préserver le village ni le château du pillage. Celui-ci est ravagé de fond en comble ; meubles, portes et fenêtres, tout fut brisé et volé.

Outre les prisonniers royalistes dont nous avons déjà parlé, l'autorité en faisait arrêter dans les châteaux et maisons suspectes d'alentour. Les prisons d'Évreux étaient combles, car toute la noblesse du pays, hommes et femmes, à bien peu d'exceptions près, partageait les opinions des combattants, connaissait, aidait l'insurrection et y prenait part. M. de la Houssaie, le chevalier Le Bienvenu du Busc et le comte de la P..., de Pinçon, étaient compagnons de chambre. Près d'eux, dans un autre appartement, étaient MM. de la Bigottière, père et fils ; MM. Odoard de Boismilon, père et fils, etc., etc. Mlles de Boismilon avec MMe Delcourt et beaucoup d'autres dames, étaient à la prison des femmes. Ses compagnons de chambre donnaient des soins au chevalier du Busc, blessé ; ils faisaient amicalement près de lui le service d'infirmiers volontaires, sous la direction du médecin de la prison. M. Goulliart, qui se montrait bienveillant et bon. La plaie avait rejeté encore un morceau de mitraille, et il ne fallait plus attendre que du temps pour la convalescence, mais le fait de l'arrestation du jeune homme pris à main armée le laissait, suivant les lois et les habitudes républicaines, sous le poids d'une accusation capitale.

Toute sa famille et la noblesse de la province usaient partout  de leur influence près des autorités pour obtenir sa délivrance. M. Le Bienvenu du Bourg, oncle du prisonnier, capitaine au régiment de la Couronne avant la révolution, avait eu dans sa compagnie, dix ans auparavant, un sergent nommé Lestranges, qui alors, devenu général, commandait dans le département de l'Eure les troupes qui venaient de combattre les royalistes. M. du Bourg vint à Évreux, vit le général : tous deux se rencontrèrent avec plaisir, comme d'anciennes connaissances qui se retrouvent après s'être perdu de vue depuis longtemps. Ils se rappelèrent l'époque où, les officiers du régiment de la Couronne ayant quitté en masse le service pour émigrer, les sous-officiers prirent le commandement du régiment. M. du Bourg complimenta le général sur la fortune militaire à laquelle  il était parvenu. Ils vinrent naturellement à s'entretenir des derniers évènements, du combat de Pinçon, et particulièrement du chevalier du Busc. Lestranges, en homme de guerre, fit l'éloge du courage personnel et de l'énergie du blessé, mais la position d'insurgé de ce jeune homme était grave. Dans la circonstance présente, le général ne pouvait qu'opposer une force d'inertie ; il n'envenima pas l'affaire, et c'était beaucoup : la lenteur pouvait faire naître quelque moyen imprévu de salut.

Ainsi que je l'ai dit, tous les habitants des châteaux faisaient tous les services qu'ils pouvaient rendre ; cependant, une libération était presque inespérée. Dire les angoisses de ses père, mère, frères, soeurs est chose superflue.

Une soeur, depuis Mme de Postis du Houlbec, élève, avant la révolution, de la maison royale de Saint-Cyr, vint à Évreux. Elle avait vingt ans, son âme était noble et fière. Elle pénètre jusqu'au captif ; ils ne parlent que le langage du courage.

Les journées se succèdent, et M. de Frotté cherchait à délivrer les prisonniers. Il était apparu menaçant à la tête d'un parti inquiétant dans la forêt de Verneuil. Les autorités jugèrent qu'il serait prudent de vider les prisons et d'envoyer les détenus à Versailles pour y terminer les procès sans lutte. Le convoi se composa de dix-huit charrettes pleines ; on peut juger par là combien les détenus étaient nombreux. On enlève hommes et femmes, un régiment les escorte. Le premier jour, le convoi couche à la prison de Mantes ; le deuxième jour, au château de Saint-Germain, où les prisonniers sont partagés en deux catégories. Les plus incriminés sont destinés à la Maison de justice, les autres à la maison de détention. Les voitures qui vont à la Maison de justice passent sur une place où l'échafaud est dressé. Les détenus se demandent si leur sentence est prononcée ; mais on passe, et ils sont remis aux mains du geôlier à Versailles. Cette prison est lugubre ; les captifs sont pèle-mêle, on leur descend du premier étage dans la cour des vivres au moyen d'une corde.

Un jour, des soldats viennent chercher les braves Théléan, Le Maire et Poivré, puis trois feux de peloton se font entendre. Ces jeunes gens viennent d'être fusillés en exécution d'un jugement rendu à Évreux par le Conseil de guerre, qui les avait reconnu convaincus, ainsi que je l'ai déjà dit, d'avoir délivré M. de Cambray, condamné à mort pour fait de royalisme.

M. de Chambray, plus heureux que ses libérateurs, fut recueilli après son évasion et caché pendant plusieurs mois au château de Montpoignant, situé entre Neubourg et Elbeur, par la famille Campion de Montpoignant. Quant l'amnistie fut décrétée, il est regrettable que M. de Chambray ait ensuite perdu la mémoire de ces faits, au point de n'en avoir jamais, même dans les temps devenus prospères, donné la moindre marque de souvenir à la famille qui, avec péril pour elle, en l'abritant sous son toit, lui avait sauvé la vie. A la paix, M. de Chambray fut libre de rentrer chez lui ..."

 

Ce modeste combat de la ferme de Pinçon, si peu important en apparence, devait cependant donner le coup de grâce à la Chouannerie dans l'Eure. Les royalistes se soumettaient peu à peu, en présence des propositions d'amnistie du premier Consul, appuyées d'un développement de forces imposantes. La résistance ne continue plus qu'en Bretagne, sous les ordres de MM. de Bourmont et de la Prévalaye, de Georges Cadoudal et de M. de Frotté. Je ne suivrai pas le chevalier Le Bienvenu du Busc dans le récit de ces épisodes auxquels il n'a pas pris part et qui sont maintenant de l'histoire, ni dans celui de la capture de Frotté et de ses six compagnons, leur transport à Verneuil, leur jugement par un Conseil de guerre et leur exécution immédiate, qui ressemblait fort à un assassinat (M. Le Bienvenu du Busc en rapproche les circonstances de celles de l'assassinat du duc d'Enghien). Est-il exact que le colonel Louis Bonaparte, futur roi de Hollande et futur père de Napoléon III, désigné pour présider le Conseil de guerre qui condamna Frotté, n'accepta pas ce rôle et répondit au général Lefèvre que : "en homme d'honneur, il refusait de compromettre son nom dans une pareille iniquité ?" M. Le Bienvenu du Busc l'affirme : les historiens ne paraissent pas avoir reproduit cette assertion.

Il ne me reste plus qu'à faire connaître, d'après le manuscrit, ce que devint Le Bienvenu du Busc, détenu depuis deux mois dans la prison de Versailles. On verra que le jeune chevalier ne fut pas sauvé par une loi d'amnistie, comme l'indique par erreur M. Montier, mais fut acquitté par un Conseil de guerre, dans des circonstances assez intéressantes, grâce à la déposition des deux prisonniers auxquels il avait rendu la liberté après le combat de Pinçon. Il fut heureux pour lui que ces deux otages, Vallée et Billard, n'aient pas été abandonnés, attachés à des arbres et mourant de faim dans la forêt de Dreux, comme l'indiquent inexactement MM. de la Sicotière et Montier, mais aient été sauvés par Le Bienvenu du Busc dans les circonstances qu'il a racontées.

"... Disons maintenant ce qu'il advint des prisonniers transférés d'Évreux à Versailles. La pacification de l'Ouest diminuait la gravité de leur position, mais si, d'un côté, cette pacification leur donnait quelque espoir de salut, de l'autre, ils savaient la rigueur avec laquelle on avait traité jusque-là les hommes de leur parti. Ainsi que nous l'avons dit, le plus inculpé des prisonniers était le jeune chevalier Le Bienvenu du Busc, pris comme chef, les armes à la main. Il y avait deux mois qu'il était à Versailles. Sa blessure était tout à fait guérie. Il lui avait été donné un jour d'entrevoir à la fenêtre d'un étage supérieur sa mère, bien inquiète, et une soeur, mais il n'avait pu être autorisé à leur parler. Le coeur de tous trois était péniblement ému, car, dans leur regard mutuel, il pouvait y avoir un dernier adieu.

Le jugement approchait. Depuis huit jours le détenu est au secret. Un ami de la maison est à Paris pour agir près des hommes influents. C'est à un Conseil de guerre que l'affaire est déférée.

Enfin, l'audience s'ouvre. M. Faucon (de Rouen) est capitaine rapporteur. L'accusé se présente avec calme et résignation, presque sans espoir, mais avec cette force morale qui ennoblit l'adversité.

Cependant, un secours sur lequel il ne comptait pas lui vient des témoins : l'accusation avait assigné deux individus de Pacy, dont nous avons déjà parlé, les nommés Billard et Vallée, que le jeune chef avait sauvés de la mort quand les insurgés délibéraient pour les fusiller. Ces hommes parlent avec émotion de la persistance que le prévenu avait alors mise pour les délivrer. Ils racontent comment ils les a conduits au loin et comment il les a mis lui-même en liberté. Enfin, ils déclarent que, sans lui, ils étaient perdus, qu'ils lui doivent la vie, et qu'ils lui conservent la plus vive et la plus intime reconnaissance. Un murmure approbateur parcourt la salle. Ces dépositions diminuaient les ressources de l'accusation en augmentant celles de la défense. L'avocat fait valoir alors la jeunesse et le caractère loyal et généreux de son client ; il dit que si celui-ci a pris part à l'insurrection, il y a brillé par son courage, et que ses intentions, au moins, étaient nobles et pures, puisqu'il sauvait les prisonniers, et qu'en présence des témoins de Pacy, il ne restait au tribunal que le devoir de le mettre en liberté. A cette époque, le gouvernement n'avait plus de motifs pour sévir, puisque la paix était signée avec les départements de l'Ouest. D'ailleurs des condamnations eussent nécessairement ravivé les haines qu'on tendait à amortir chez les Chouans par les promesses bienveillantes qu'on leur avait faites récemment dans les négociations. Le Pouvoir, en bonne politique, avait donné avis au Conseil de guerre de mettre au moins une grande modération dans ses décisions, afin de concilier les esprits et de rallier les mécontents.

De toute manière, le jugement était devenu facile aux braves militaires qui composaient le tribunal. La générosité de la conduite du prévenu, pendant l'insurrection, envers les leurs, les impressionna. Ces hommes de guerre ont à décider sur le sort d'un homme qu'ils estiment pour son courage et sa conduite, et ils l'acquittent fort honorablement."

 PAR M. CH. ALLARD

1908 - Précis analytique des travaux de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen - pendant les années 1906-1907

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