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La Maraîchine Normande
24 décembre 2014

1870 - UN RÉVEILLON DU SIEGE DE BELFORT

UN RÉVEILLON DU SIEGE DE BELFORT

 

Lion de Belfort

 

 

25 décembre 1870 - Nous sommes dans Belfort assiégé par les Allemands. La ville est investie depuis deux mois et c'est le vingt-deuxième jour du bombardement.
Le service est rude pour la garnison.


Les compagnies du bataillon se succèdent à tour de rôle au fort de Bellevue, où commande le capitaine du génie Thiers, un officier d'une rare énergie. C'est le point de la place le plus menacé par les travaux du siège. L'effectif y est divisé en trois fractions, l'une chargée de veiller à la garde des parapets du fort pendant trois heures consécutives, l'autre occupée, le même temps, aux travaux des tranchées à creuser, ou des casemates à construire, pendant que la troisième se repose. Le roulement est ainsi établi pour tout le temps du séjour au fort, sans différence entre le jour et la nuit, de façon que l'on ne dort jamais que trois heures de suite, et cela après six heures de garde et de travail.


Le ravitaillement de Bellevue se fait avec beaucoup de difficulté, parce que les communications entre le fort et la place sont très gênées par le tir des assiégeants.
A certains jours, il a été interdit à la garnison du fort d'allumer du feu, afin de faire croire aux Allemands que le fort était abandonné. On a dû alors se contenter pour dîner, d'un quartier de pain gelé et d'un morceau de lard froid.


Lorsque, après trois jours de ce service pénible, les compagnies rentrent de leurs cantonnements, au faubourg de Montbéliard, ce sont alors des grand'gardes de vingt-quatre heures en avants-postes, des alertes la nuit, des reconnaissances sur les positions des assiégeants où on laisse toujours quelques camarades.
Le temps est affreux.

 

belfort 1870


A la neige et au froid ont succédé la pluie et le dégel. L'humidité vous pénètre à ce point que le matin, au réveil, en passant la main sur ses vêtements (depuis deux mois, on couche sur la paille tout habillé), on la retire mouillée comme si on l'avait trempée dans l'eau.

Puis, le froid est revenu. Le thermomètre est descendu aujourd'hui au-dessous de 16 degrés. La neige est tombée fine et abondante pendant une heure. La terre en est de nouveau couverte.


Depuis trois semaines les bombes prussiennes ont incendié de nombreuses maisons.


Le commandant supérieur avait bien prescrit de former les troupes au service d'extinction des incendies, et de tenir dans les étages supérieurs des maisons, des réserves d'eau. Mais ces précautions le plus souvent sont restées vaines et ne peuvent pas empêcher le feu d'exercer ses ravages. Lorsque les canonniers prussiens s'aperçoivent qu'un incendie est allumé quelque part, par un de leurs projectiles, ils ont ordre de cribler le bâtiment d'obus pour empêcher l'organisation des secours. Ce n'est que dans les maisons du centre de la ville, que les Allemands ne peuvent pas apercevoir aisément de leurs observatoires, que les précautions contre les incendies rendent de réels service. Aussi, les maisons détruites par le feu sont rares dans l'enceinte de la ville, tandis que dans les faubourgs, beaucoup n'ont plus que leurs murs calcinés et à moitié démolis.


Le bombardement a été extrêmement violent depuis bientôt un mois, surtout pendant les journées des 5, 6, 8, 11, 15, 16, 20 décembre. A certains jours, les Allemands ont lancé sur la ville, les faubourgs et les forts plus de cinq mille bombes. Le fort de Bellevue en a reçu un jour quinze cents pour sa part.


Depuis le 20 décembre, la fureur des Allemands s'est un peu calmée. Sont-ils las de détruire et de tuer ? Manquent-ils de munition ? ou bien faut-il croire qu'ils se préparent dans le silence à célébrer à leur manière la douce fête de Noël ?

 

colonel Denfert 3


Le commandant supérieur a dicté le 20 décembre aux fourriers de la garnison, le singulier ordre de la place que voici :


ORDRE DE LA PLACE
du 20 décembre 1870.
La fête de Noël est, chaque année, chez les populations de l'Allemagne du Nord, l'occasion de fêtes de famille, où l'on se réunit autour de l'Arbre de Noël, aux branches duquel sont suspendus des objets de toutes sortes, destinés à être distribués en cadeaux aux membres de la famille et surtout aux enfants. La soirée se termine par un repas en commun.
Le colonel commandant supérieur a trouvé dans des portefeuilles pris sur des prisonniers allemands et sur des cadavres abandonnés, de nombreuses lettres de femmes, mères ou autres parents des victimes, dans lesquelles on leur exprimait l'espoir de les voir revenir pour participer aux fêtes de Noël.
Nous savons tous que la République a offert à l'Allemagne une paix honorable et glorieuse pour elle, dans le mois de septembre, et que, si la guerre continue, on ne le doit qu'aux sentiments de coupable ambition et de haine, dont sont animés contre la France le roi Guillaume et son odieux ministre, le comte de Bismarck.
La résistance à outrance, ordonnée par le Gouvernement de la défense nationale, empêchera les Prussiens de se trouver à Noël au milieu de leurs familles. Beaucoup de ces familles, du reste, sont en deuil.
A cause du mauvais effet que produira en Allemagne la continuation de la guerre, le roi Guillaume cherchera sans doute à réagir par des annonces de victoires.
Nous devons donc nous attendre à des attaques prochaines de l'ennemi. Ces attaques doivent être repoussées avec énergie. Ce sera pour nous d'autant plus facile que, si l'ennemi doit se départir de ses habitudes de prudence et de combinaisons savantes, c'est surtout au moment où il a besoin d'annoncer des victoires à la nation allemande.
Que tous, officiers, sous-officiers et soldats, se préparent donc à recevoir l'ennemi avec calme, et à faire leur devoir, persuadés que nul succès ne peut être plus favorable à la délivrance de notre pays, que ceux que nous remporterons en ce moment.
Le présent ordre sera lu à trois appels consécutifs.
Belfort, le 20 décembre 1870.
Le colonel commandant supérieur,
Signé : DENFERT.


La lecture de cet ordre de la place a donné à quelques amis, officiers dans un bataillon de la mobile du Rhône, l'idée de célébrer, eux aussi, la veillée de Noël. Entendre la messe de minuit, il n'y faut pas songer. Depuis deux mois, tout service religieux en public est suspendu. Il est loin le temps où le Père Charles de Damas, aumônier des bataillons des mobiles du Rhône, disait la messe le dimanche dans la grande salle de la gare, sur la banquette des bagages transformée en autel pour la circonstance.
Mais on peut au moins organiser un réveillon.


Les vivres ne manquent pas à Belfort. D'énormes provisions destinées aux villes frontières et à l'armée du Rhin, ont été bloquées dans les magasins de la place dès le début de la guerre, par l'invasion allemande en Alsace.
Les légumes secs, le café, le lard salé, la viande de conserve abondent.


Un troupeau de bêtes sur pieds assure, pour plusieurs mois, de la viande fraîche à la garnison. Quant à la farine, il y en a une telle quantité, qu'on s'en est servi pour blinder la caserne du Château. Ce blindage d'un nouveau genre donne de merveilleux résultats. La façade du château, qui domine la ville du haut de son rocher, est le point de mire des batteries d'Essert et de Ravilliers. Les obus qui pénètrent à l'intérieur ne peuvent rien contre cette muraille de sacs de farine amoncelés les uns sur les autres.


Le menu du réveillon se compose d'un potage, d'un pot-au-feu sans légumes, de diverses boîtes de conserves et de quelques bouteilles d'un petit vin du Jura qu'un débrouillard s'est procurées, en payant fort cher, chez un marchand juif du quartier. Le vin commence à devenir rare.


Mais il l'est moins que l'huile d'éclairage, les bougies et les chandelles. Ces divers articles ont complètement disparu de la circulation. Il faut se contenter pour l'éclairage de mèches de coton trempées dans la graisse de boeuf fondue. Ces lampes fumeuses et nauséabondes éclairent d'une lueur douteuse la salle du festin.


Le couvert est mis dans la salle à manger de la maison Lang, un bel hôtel abandonné de ses propriétaires et situé au faubourg de Montbéliard. Toute la maison est occupée par deux compagnies de mobiles, qui y possèdent leur cantonnement. Les officiers sont logés au rez-de-chaussée, les hommes au premier et au second étage. La paille de couchage recouvre les parquets. On fait cuire la soupe dans la cheminée du salon. Les fusils, les sacs, les couvertures et les gamelles sont suspendus aux murs, accrochés à des clous que le marteau a enfoncés sans pitié dans les belles boiseries et les riches tentures.


Dix heures ! C'est l'heure convenue pour commencer la fête. On se met à table gaiement. On se propose d'oublier pendant quelques instants les tristesses de la situation, de bien manger, bien boire et bien rire. Notre ami, le lieutenant Guillaume R..., dont l'esprit et la gaîté, que rien n'altère, sont un remède contre les idées noires, dont les discours dérident les plus mélancoliques, est en veine ce soir, et sa bonne grosse figure rougeaude est pleine de promesse.


On fait circuler les assiettes. Elles reviennent bien remplies d'une soupe au fromage qui paraît succulente.
L'était-elle en réalité ? Personne ne l'a jamais su, car nul ne l'a goûtée !


Mon voisin faillit lâcher l'assiette que je venais de lui passer, sous une secousse épouvantable, qui semblait provenir d'un soulèvement du sol, accompagné d'un bruit assourdissant. C'est une bombe qui vient nous visiter : "trop tôt, dit le lieutenant Guillaume avec son calme habituel. Ces gens là ne connaissent rien au service. Il fallait attendre le moment de l'entremets". Où est-elle tombée ? Tous se lèvent. Dans la cour, à deux mètres du mur de la salle à manger, un grand trou noir dans la neige, laisse échapper un nuage de fumée. C'est une de ces énormes bombes sphériques lancées par des mortiers, qui, lorsqu'elles tombent sur le toit d'une maison, font un trou rond dans les planchers des divers étages autant qu'il y en a, et vont éclater à la cave.


Quelques yeux inquiets interrogent l'horizon du côté du bois du Bosmont d'où nous est venu ce gêneur. La nuit est noire. Soudain une clarté lointaine s'allume et s'éteint aussitôt, puis un coup de canon, et un obus lancé des batteries d'Essert passe, avec un bruit métallique, au-dessus du faubourg et va s'abattre en ville.


Au même instant une petite flamme sortie des batteries du Bosmont s'élève comme une lente fusée jusqu'à une grande hauteur, décrit une courbe, puis descend avec une vitesse vertigineuse en roulant sur elle-même, en grossissant de volume, en redoublant son infernale musique, à mesure qu'elle se rapproche du sol. Il semble que la bombe nous arrive dessus, mais non, elle tombe de l'autre côté de la maison, dans le jardin qui la sépare de la rivière la Savoureuse, où elle fait, elle aussi, son trou noir dans la neige, avant d'éclater.


A ce moment, un obus, puis un second, lancés de plein fouet, et partis des mêmes tranché&es, pénètrent dans la maison par la toiture et éclatent dans les greniers.


Plus de doute. Nous sommes visés. De leurs observatoires, les Allemands ont remarqué pendant le jour un mouvement de troupes dans la cour ouverte du cantonnement. Peut-être des mobiles, enchantés d'être si bien logés, se sont attardés aux fenêtres des étages supérieurs pour voir le paysage et se sont trouvés devant l'objectif des lunettes allemandes. Les artilleurs ennemis ont pris des points de repaire, réglé leur tir pendant le jour, afin de surprendre, la nuit, les habitants de la maison dans leur sommeil.


Mais les mobiles sont déjà sur pieds. Quelques-uns crient par les fenêtres que le feu est dans les combles.
Ce sont des obus incendiaires que nous lancent les Allemands. Ces engins sont garnis de petits tubes de métal contenant une matière inflammable, une sorte de feu grégeois qui, lancé par l'explosion sur les poutres, les parquets et les boiseries, s'y attache et ne tarde pas à y mettre le feu.


On escalade l'escalier. On se précipite aux greniers pour tâcher d'éteindre le commencement d'incendie, mais les flammes dévorent une grosse poutre, ont percé la toiture et s'élèvent déjà dans l'air au-dessus de la maison.
Dès lors, il n'y a rien à faire, car les Allemands avertis du succès de leur tentative vont redoubler le tir, de façon à rendre impossible et trop dangereux tout secours contre l'incendie qu'ils ont allumé.


Et en effet, les obus se succèdent maintenant sans relâche, et arrivent même plusieurs à la fois. L'un brise le ciel ouvert de l'escalier, et les éclats de verre projetés en tous sens blessent plusieurs hommes. On se hâte de jeter par les fenêtres les effets et les armes. On ramasse le tout un peu pèle-mêle et on se rallie à cent mètres, dans une position hors de la ligne de tir. Toute la toiture est en feu. Le second étage est bientôt envahi. Les flammes sortent à pleines fenêtres, lèchent les murs et vont se perde dans l'immense foyer qui couronne le bâtiment. L'incendie éclaire tout le quartier, sa lueur rouge se reflète sur la neige.


Le tir des Allemands se ralentit. Par intervalle, un obus vient éclater dans le brasier et soulève une gerbe d'étincelles.


L'aventure coûte la vie à un malheureux mobile, qui crut se mettre à l'abri dans une maison située de l'autre côté de la rue en face du bâtiment incendié. Il y est tué par un obus, dont le tir est trop long, qui, après avoir rasé a toiture de l'hôtel en feu, traverse la rue et va éventrer la façade de la maison vis-à-vis.
Le plus pressé maintenant est de chercher un autre cantonnement. Car, on est blasé sur le spectacle des incendies, et il fait un froid à vous ôter l'envie de passer la nuit dehors.


Les maisons abandonnées ne sont pas rares au faubourg. Un bâtiment qui a servi d'écurie et où il reste encore un peu de paille est signalé par un fourrier. L'espace y est à peine suffisant pour loger deux compagnies. ais on se serrera les uns contre les autres. On se défendra ensemble contre le froid. Chacun a bientôt trouvé sa place et s'endort en faisant ses réflexions.


Les uns songent aux misérables débris du réveillon si malheureusement interrompu, ensevelis là-bas, écrasés sous les décombres fumants. D'autres peut-être se disent qu'échanger une somptueuse demeure pour une écurie, est assez bien de circonstance, en une nuit de Noël, qui a vu un Dieu quitter ses palais du ciel pour venir habiter sous l'humble toit d'une chaumière, dans une bourgade de la Judée.
Mais l'enfant de Béthléem est un Dieu de paix. Les anges qui annoncèrent sa naissance aux bergers dans la campagne chantaient : Pax hominibus.


Alors, ce ne sont donc pas des hommes, les politiques, les faiseurs d'empires, qui répondent à ce sourire du ciel par le débordement de leur haine sauvage et les excès d'une fureur homicide !

 

X.
Revue du Lyonnais - série 5 - n° 21 (1896)

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