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La Maraîchine Normande
7 septembre 2014

1793-1794 - EUPHRASIE ET LE BERGER

LE BERGER

Ce fut un mariage bien assorti que celui du métayer Joseph Fumoleau et d'Euphrasie Héline. Ils s'étaient connus tout jeunes, étant du même âge et de la même paroisse. Ils avaient suivi le catéchisme et fait leur première communion ensemble. Quand ils eurent grandi, vers 1780, les parents voulant bien, Joseph et Euphrasie s'étaient unis d'amour. Leurs deux familles avaient gardé la fidélité au Rosaire, si fortement prêchée par l'apostolique et véhément Père de Montfort. Le jeune ménage sera digne des anciens.
Quelques années plus tard, cinq enfants, trois garçons et deux filles, animaient leur foyer. Joseph Fumoleau cultivait ardemment sa terre, fervent gardien de toutes les fidélités.
Cette vie calme et tranquille fut un jour profondément troublée. La Révolution venait de décréter la constitution civile du clergé et proscrivait les prêtres qui refusaient de prêter le serment schismatique. Ce peuple fier ne courba pas la tête et ce fut la Guerre de Vendée, une épopée à peine croyable où les chevaliers en sabots devaient donner leur mesure de géants.

Au printemps de 1793, Fumoleau quittait sa famille, sa métairie. Les genêts d'or flamboyaient sur les talus, au-dessus des chemins creux, un air léger pénétrait les poumons, le soleil faisait surgir de partout la vie renouvelée. Et là-dessus la sinistre figure de la Guerre ! "Pour l'honneur du nom chrétien, a écrit Pierre de la Gorce, il était bon qu'il eût une Vendée". Pour son profit également : c'est au sacrifice de ces braves que l'on doit la paix religieuse instaurée par le Concordat. On leur doit surtout une grande leçon : "Il y a des causes pour lesquelles, il faut savoir s'immoler et mourir !"


Une grande épouvante passa donc sur la terre de Vendée, pendant que le glas des cloches sonnait l'agonie des coeurs. La séparation de Joseph et de Phrasie fut extrêmement cruelle. Malgré tout leur âme demeurait pleine d'espoir. L'homme reviendrait entre deux combats embrasser sa femme et ses enfants, donner le coup d'oeil du maître à ses champs et à ses étables. Est-ce que leur bonheur pouvait se briser ? Leur tendresse finir ?


Un an plus tard, les genêts fleurissaient encore, malgré les deuils et la guerre, Joseph fut tué au combat de Challans, le 30 avril 1794. Euphrasie demeura seule, dans sa ferme isolée, avec ses cinq enfants dont Eugène, l'aîné, avait treize ans à peine. Mais c'était une femme courageuse, qui savait s'appuyer sur la prière. Elle ne déserterait pas son poste. Dieu la mettait à l'épreuve : elle saurait regarder la Mère de douleurs, debout au pied de la croix. Euphrasie résolut de prendre un vieux berger, qui l'aiderait un peu dans sa culture et le soin des animaux, échappés aux réquisitions. Elle finit par en trouver un, d'aspect assez malingre et qui semblait à demi "innocent" : Baptiste. Quel âge lui donner ? D'où venait-il ? Baptiste était un silencieux, qui semblait toujours poursuivre une idée lointaine. Mais le bonhomme gardait si bien son troupeau, il le soignait avec un tel dévouement, que Phrasie s'estimait heureuse de l'avoir gagé. "Il fait bien mon affaire", répondait-elle aux autres commères qui la questionnaient, ici ou là.


En excellente chrétienne, Phrasie s'inquiéta un jour de l'âme de son vieux berger : "Baptiste, questionna-t-elle un soir, savez-vous vos prières ?
- Pas trop, patronne, et je m'embrouille un peu. Seulement je sais dire mon chapelet. Ma défunte mère m'avait bien appris cela.
- Eh bien ! le soir, nous ferons ensemble la prière : ça vous rafraîchira la mémoire. Et nous ajouterons le chapelet, pour que la bonne Vierge nous protège !"
Une autre fois : "Père Baptiste, savez-vous encore votre catéchisme ?
- Pas beaucoup, ma pauvre cervelle commence à se rouiller. Ça ne vaut rien de vieillir ...
- Tenez, en voici un, que j'ai caché au fond de mon armoire. Tâchez, en gardant vos bêtes, d'apprendre une leçon chaque semaine. Je vous la ferai réciter le dimanche, avec mon petit Jean que je prépare à sa première communion".
Mais le vieux avait la tête dure ; ça n'allait pas tout seul, malgré sa bonne volonté visible. Jean était toujours le premier, et il riait de tout son coeur, quand le bonhomme se trompait, ou restait court.
Un jour, le petit espiègle dit à sa mère :
"Vous savez, maman, Baptiste apprend un autre livre que le catéchisme. Je le vois souvent regarder dedans, en remuant les lèvres, mais il ne veut pas me le montrer".
Euphrasie n'attacha aucune importance à cette remarque du garçon : son esprit avait tant d'autres préoccupations !


Un lundi soir, Phrasie reçut la visite d'une cousine, amie d'enfance et mariée à quelques lieues de là. En grand secret, elle venait lui dire que le mercredi suivant, une messe serait célébrée à minuit dans la forêt voisine. "Une messe ! Quel bonheur, s'écria la pieuse Vendéenne. Il y deux ans bientôt que je n'ai pas vu un prêtre."
On était dans la première quinzaine de mai, et les nuits sans lune se prêtaient admirablement aux pieuses et clandestines réunions. Le soir venu, Phrasie barricada sa porte, et, sans autre compagnon que son fils aîné, elle partit, courant presque, sans bruit, sans parole. De printanières senteurs embaumaient l'air ; quelquefois, des oiseaux surpris dans leur sommeil, s'envolaient lourdement en poussant de petits cris plaintifs.


Arrivée au fond de la clairière, la Vendéenne aperçoit un groupe d'ombres silencieuses. L'autel, une large planche, est adossé à une croix qu'entourent des drapeaux. Au pied d'un hêtre énorme, dans l'obscurité, un prêtre, au visage dissimulé sous le capuchon, entend les confessions ...

 

messe clandestine


Enfin la messe commenca. Comme ils priaient bien ces pieux fidèles, sous la menace de la surprise et de la mort ! pendant que perchés, dans les arbres d'alentour, quelques veilleurs étaient tout yeux et tout oreilles, pour crier : "Alerte !" en cas de danger toujours possible.


A l'Evangile, le vieux prêtre se retourna pour une courte allocution : "Restez fidèles à la religion : les persécuteurs passent, mais Dieu est éternel. Il aura le dernier mot. Remercions-le de nous fournir l'occasion de lui prouver notre attachement. Souffrir et mourir pour notre foi, c'est la plus grande des grâces : elle ouvre directement la porte du paradis".


A ce moment, Euphrasie fait de grands yeux : "Mais c'est lui", se dit-elle. Et à Eugène, bien surpris, lui aussi : "C'est Baptiste !" Émue, toute tremblante, elle se penche vers sa voisine de prières : "Savez-vous quel est ce prêtre qui nous dit la messe ? - Je ne connais pas son nom. Un veilleur semblait affirmer, qu'il vient du côté de Nantes. C'est un prêtre qui se cache par ici, loin des gros bourgs".


A la fin de la messe, le célébrant bénit un mariage, fit deux baptêmes, rapidement, et disparut de même, avant le point du jour.


Le lendemain à la ferme, Euphrasie toute confuse, se jetait aux pieds du prêtre, redevenu Baptiste.
"Pardon des duretés, des reproches que j'ai pu parfois vous adresser. Vous avez su si bien jouer votre rôle, si bien cacher votre caractère sacré, qu'il m'était impossible de reconnaître un prêtre en vous".


"Il le fallait, ma brave femme. Si vous voulez bien nous continuerons. Dites à Eugène de garder précieusement le secret : la moindre imprudence pourrait entraîner ma mort et la vôtre. Pourtant vous pourriez me faire connaître à Jean : je serais heureux de le préparer à sa première communion.


A partir de ce jour, on vit très souvent Jean s'approcher de Baptiste. Celui-ci, pendant que le troupeau paissait, préparait plus qu'un premier communiant, un prêtre pour l'obscur avenir, un héritier de ses divins pouvoirs et de son magistère de vérité qui, lui mort, garderait à ce peuple son âme fière et sublime. Sa tâche était facile, car le petit qui s'éprenait à cette heure du sacerdoce traqué et versant tout son sang était un caractère de trempe généreuse et de haut idéal. Cela se voit souvent dans nos petits paysans Vendéens ou Bretons, qui grandissent aux récits de l'Histoire Sainte, de l'Evangile, dans un foyer chrétien, près d'une maman qui sait prier ...


Un jour, il y eut une sérieuse alerte à la ferme Fumoleau. Le repas de midi touchait à sa fin. Soudain, la maison est cernée et les bleus font irruption.


Ce sont les farouches soldats de Turreau "le bourreau de la Vendée".


Avinés et braillards, les soudards s'écrient : "Un calotin se cache ici. Cette fois nous le tenons".


Phrasie ne se démonte pas : "Cherchez, citoyens : vous en serez pour votre peine". Cela est dit d'une voix calme, un peu grasseyante, soulignée d'un éclat de rire. Puis la fermière se tourne brusquement vers Baptiste, le vieux berger :
"Tu n'as pas encore fini ? Lent à manger, lent à travailler. Presse-toi donc. Les bêtes devraient être "en champs". Tu ne gagnes pas la soupe que tu avales. Ah ! tu me coûtes bien cher !"


Et Baptiste se lève, s'en va tout boitillant, un gros quignon de pain dans la main, détacher à l'étable, taureaux, vaches, génisses et brebis. Derrière le troupeau bêlant et meuglant, il prend, de son pas bonhomme, le chemin de la prairie. Et Phrasie, d'un oeil malicieux, légèrement moqueur, surveillait les soldats qui bien en vain, fouillaient tous les coins et recoins de la ferme ...

 

PRISONNIERS


Hélas ! quelque mois plus tard, Baptiste, appelé près d'un mourant, tomba dans une embuscade. - Quel triomphe pour les soldats de Turreau ! Dans un convoi de prisonniers ils l'emmenèrent à Nantes, où il fut guillotiné aux cris mille fois répétés de : Vive la république !


Mais le martyr laissait un héritier de sa foi, de son zèle, de son sacerdoce : le cadet des Fumoleau. Jean devint prêtre, à la grande joie, à la grande fierté de sa vaillante mère. Le jour de l'ordination, Euphrasie, agenouillée, reçut de son fils la première bénédiction. Ensuite, elle l'embrassa tendrement, en disant : "Te voici prêtre pour remplacer le martyr Baptiste, notre vieux berger. Bientôt le bon Dieu va te confier des âmes à instruire, à garder, à sauver. Comme je vais prier, afin que partout et toujours mon Jean soit le bon berger".

I. DE CICÉ
Echo Notre-Dame du Sceptre
1935

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