COLMAR (68) - MARIE-ANTOINETTE LIX - UNE FEMME LIEUTENANT (1870)
Une femme lieutenant (1870)
Antoinette Lix naquit à Colmar, le 31 mai 1839. Son père, un ancien officier, la faisait habiller en garçon et la traitait comme ses quatre frères. Il lui apprenait l'escrime, l'équitation, la menait au café, sans toutefois négliger ses études. Puis, quand elle eut dix-sept ans, il l'envoya chez une comtesse polonaise où elle remplit les fonctions d'institutrice.
Sous le nom de "Michaël le Sombre", nous la retrouvons en soldat, pendant l'insurrection de Pologne (1863).
La comtesse L... [Lubienska], très inquiète du sort de son mari, accepta avec reconnaissance l'offre de Mlle Lix, qui lui proposait d'aller à la recherche du comte et d'en rapporter des nouvelles. Vêtue d'un costume d'homme, elle partit à cheval et, après avoir échappé à de nombreux dangers, elle arriva saine et sauve auprès du comte L... Mais il n'y avait plus moyen de rebrousser chemin.
Ne voulant pas demeurer inutile, elle se fit alors enrôler dans un détachement polonais, et se batit avec courage et une vaillance extraordinaires.
Blessée, son sexe dévoilé, elle ne put terminer la campagne et revint alors en France.
Pendant l'épidémie de choléra de 1866, elle se distingua au chevet des malades ; on lui donna en récompense le bureau de poste de Lamarche (Vosges).
Lors de la déclaration de guerre, en 1870, elle demanda un congé à l'administration, prit le pseudonyme transparent de "Tony Lix", et s'engagea dans une compagnie franche, où elle devint bientôt lieutenant.
Le 6 octobre, au combat de la Bourgonce, l'héroïne infligea une perte de 400 combattants au général Badois Degenfeld. Elle rentra ensuite à Lamarche pour soigner les blessés.
Son épée d'honneur, offerte par les dames alsaciennes après la guerre, a été donnée au Musée de l'Armée. La poignée, en vieil argent massif, représente l'Alsace couronnée des créneaux de Strasbourg et brisant ses chaînes. Burinée dans le métal, se lit une inscription : Pro Deo et Patria.
Antoinette Lix reçut la médaille militaire, puis deux récompenses de la Société d'Encouragement au Bien. Suivant sa demande, son bureau de poste fut échangé contre un bureau de tabac.
L'activité de cette héroïne se dépensa, non seulement sur les champs de bataille, dans les ambulances et dans ses différents emplois, mais elle l'orienta encore vers la littérature, et produisit deux comédies imprimées dans le Journal des Jeunes Personnes (1884) : Folle tête, mais bon coeur, La Tante à héritage ; puis des romans, traductions, nouvelles. Citons : Johnny Ludlow, traduit de l'anglais ; Les neveux de la Chanoinesse, roman patriotique ; Tout pour la Patrie ; Jeunes Brutions et Vieux Grognards ; Souvenirs du Prytanée de La Flèche ; A Paris et en Province, recueil de nouvelles.
Obligeante et bonne, elle trouvait encore le temps de faire le bien autour d'elle. Dans les dernières années de sa vie, son intelligence se voila. Antoinette Lix s'éteignit doucement [en 1909] chez les religieuses de Saint-Nicolas-du-Port, qui lui prodiguaient leurs soins.
MIREILLE DE MONGIVAL
Revue : Lisez-moi Historia
N° 43
Décembre 1935
UNE HÉROINE FRANCAISE
C'était en 18.. ; un ancien soldat des grenadiers de la garde royale à cheval vint s'établir à la fin de son congé dans la bonne ville de Colmar, le chef-lieu du Haut-Rhin. Abandonnant le sabre pour tenir la poêle, il monta une auberge qui prit le nom d'Auberge de la Pomme-d'Or. Avec lui il amenait, ce brave vétéran de la garde, une jeune fille qui dès l'âge le plus tendre avait vu sa mère descendre au tombeau. C'était là l'enfant chérie du vieux militaire, qui avait fait donner à sa fille une excellente éducation. Rien n'avait été épargné par le père pour fournir à Antoinette une instruction dont elle sentait le prix et dont elle sut tirer profit.
Elle partit pour Posen (ville de Prusse, appartenait à la Pologne) comme institutrice de la comtesse de Boninska ; mais bientôt, rappelée par son père qui vivait seul, retiré des affaires et souvent malade, elle lui demanda la permission de retourner au couvent de Ribeauvillé, ce qui lui fut accordé.
Elle ne devait pas y faire un long séjour : la mort qui déjà lui avait enlevé sa mère, la priva de son dernier soutien. Antoinette était orpheline. Le chagrin qu'elle en ressentit, et les privations qui lui furent infligées, altérèrent sa santé, et la déterminèrent à sortir de son couvent.
Cherchant alors à utiliser ses talents, notre jeune Alsacienne partit pour la Pologne, où elle trouva à faire l'éducation d'enfants d'une riche et noble maison du pays.
Considérée comme faisant partie de la famille, Antoinette s'attacha de plus en plus à la comtesse de X... Mais cette vie calme et studieuse ne devait pas durer longtemps. La dernière insurrection ne devait pas durer longtemps. La dernière insurrection polonaise vint à éclater ; ce pays opprimé cherchait à secouer le joug de la Russie.
Le comte de X..., un des premiers, accourut et se mit à la tête d'une bande de patriotes. Malheureusement, le succès ne répondit pas au courage du comte et de ses compagnons d'armes. Lui et les siens furent faits prisonniers par les Russes et condamnés à aller expier leur patriotisme dans les glaces de la Sibérie.
C'est alors que commença pour notre héroïne cette vie accidentée qui ressemble singulièrement à un roman, dont plus d'une page est émouvante. Touchée par la douleur de la comtesse de X... qui ne pouvait obtenir la permission de revoir son mari, Antoinette se promit de pénétrer dans la prison du comte et de lui porter les derniers adieux de sa famille. Elle tint parole.
Déguisée en homme, munie d'un passe-port français au nom de son frère, la jeune institutrice trompa la surveillance des gardiens du comte et lui jura de venger sa défaite. Jamais serment ne fut mieux tenu. Apprenant à son tour la fuite de la comtesse, obligée de quitter la Pologne et de se retirer en Allemagne avec ses enfants, Antoinette continua à porter son costume masculin et entra, comme lieutenant, dans une compagnie de guérillas. C'est alors qu'elle put mettre à profit ces leçons d'armes que son père, ce vieux militaire, s'était plu à donner à sa fille encore enfant. Grande, élancée, Antoinette portait admirablement le costume des hussards polonais, se donnait dix-huit à dix-neuf ans pour expliquer à ses compagnons d'armes son air juvénile, et avait pris le nom Casimir-le-Sombre ; ce fut là le nom de guerre de notre héroïne.
Vivant dans les bois, faisant le coup de feu, sabrant les Cosaques ou portant à cheval des dépêches ou des avis, des ordres aux divers corps insurgés, Antoinette était adorée de ses soldats, qui ignoraient son sexe et qui se fussent fait hacher jusqu'au dernier pour leur jeune chef français. Il était si beau, si intelligent et si brave !
Narrer toutes les actions où Antoinette fut présente, où elle chargea les Russes à la tête de ses hussards polonais, où elle rallia, au péril de sa vie, ses compagnons d'armes écrasés par le nombre et mourant au cri de : "Vive la Pologne !" ce serait raconter cette malheureuse défaite d'un peuple, ami de la France, qui voulait, mais en vain, hélas ! rompre les fers dont le chargeaient ses oppresseurs.
Dans une de ces rencontres meurtrières, comme il s'en présentait si souvent, où les braves Polonais, armés de leurs faulx, ne pouvaient aborder leurs ennemis invisibles et se faisaient hacher par la mitraille, Antoinette fut grièvement blessée. Par une charge admirable, les hussards parvinrent à délivrer leur lieutenant, à l'arracher à l'ennemi qui, déjà, emmenait le blessé prisonnier.
Transportée à Varsovie, Antoinette qui, malgré la perte de son sang, conservait seule sa présence d'esprit, se recommanda à Mgr Félinski, le noble prélat qui devait, lui aussi, mourir dans l'exil pour avoir trop aimé sa patrie. L'archevêque, qui seul connaissait le sexe d'Antoinette, car c'était lui qui lui avait accordé l'autorisation de porter des habits d'hommes, la fit soigner par la supérieure même des Soeurs de Varsovie.
A peine rétablie, et voulant tenir son serment jusqu'au bout, elle revint se mettre à la tête de ses hussards et recommença sa vie des camps, vie de souffrances, de misères et de périls sans nombre ; et quand, enfin, il n'y eut plus aucun espoir de vaincre, quand le "finis Poloniae" fut le seul cri de désespoir qu'il fut possible de pousser, Antoinette se réfugia à Dresde avec les débris de l'armée polonaise.
Là, elle reçut des secours accordés aux proscrits polonais, vivant de leur vie studieuse, suivant les cours de faculté de droit, de science, de médecine, et ne négligeant rien pour accroître ses connaissances, compléter son instruction. Traqués jusque dans Dresde par la police moscovite, les malheureux vaincus de la cause polonaise vinrent en France, à Paris, continuant à traiter en camarade, en frère d'armes, Antoinette, dont le sexe véritable leur était toujours inconnu. Grâce à son instruction, à son esprit, Antoinette ne tarda pas à entrer en relations avec diverses familles qui procurèrent au jeune lieutenant une place à Nantes. C'est dans cette ville que l'on voulut, dit-on, lui faire épouser une jeune, belle et riche héritière bretonne, séduite par la bonne mine de notre ancien hussard polonais et ses exploits racontés partout avec éloge par ses compagnons.
Antoinette abandonna alors Nantes et repartit pour Paris où elle fit répandre, dans l'émigration polonaise, le bruit que Casimir-le-Sombre s'était retiré à la Grande-Chartreuse (célèbre monastère près de Grenoble). Disparaissant ainsi de la scène du monde et revenant à son véritable sexe, elle vécut quelques années inconnue, ignorée de ses anciens amis, tenant la correspondance étrangère dans un des premiers magasins de confections de Paris ; car, dans ses campagnes, elle avait trouvé l'occasion d'apprendre le polonais, le russe, l'allemand et l'anglais. Enfin, elle résolut de se faire Soeur de Charité et commença son noviciat. Mais cette vie calme ne pouvait plaire à un ancien lieutenant, et puis, ce n'est pas impunément que l'on affronte les hivers du Nord, les nuits passées dans la neige, les fatigues du bivouac et de la bataille. Habituée à l'exercice, à l'air vif des montagnes, des grands bois de la Lithuanie, Antoinette fut atteinte, à Lille, d'une maladie de poitrine, et les médecins lui conseillèrent, comme seul remède infaillible, le séjour du pays natal.
Elle se résolut donc à rentrer dans sa chère Alsace, où sa brillante réputation l'avait depuis quelque temps précédée. Elle devait y voir son portrait, en hussard polonais, brillant aux devantures des photographes et des libraires, et décorant plus d'une humble chaumière de ce patriotique pays, qui savait alors apprécier le dévouement des braves et malheureux Polonais se battant pour leur patrie.
Quand elle fut rétablie, Antoinette obtint, par ses relations, la recette des postes de Lamarche, dans les Vosges. Lors de son arrivée dans cette localité, cette petite ville, si patriotique et belliqueuse, possédait déjà une compagnie de francs-tireurs s'exerçant, chaque dimanche, au maniement du fusil, au tir à la carabine et à tous les exercices militaires. Aussi, quand vint l'invasion de 1870, les francs-tireurs de Lamarche furent-ils les premiers à offrir leur concours au ministre de la guerre, concours qui fut accepté et qui valut à l'envahisseur plus d'un uhlan démonté, plus d'un fantassin tué. A cette nouvelle, la receveuse des postes, oubliant son mal, s'empressa d'offrir à ses nouveaux concitoyens l'aide de son expérience et de sa valeur. Inutile de dire que le lieutenant des hussards, dont le sexe alors connu, fut accueilli avec enthousiasme.
Antoinette a combattu pour sa patrie avec plus d'ardeur et d'abnégation qu'elle n'en mit jamais à servir la cause étrangère, et son expérience de cette vie de guérillas, vie de surprises et de combats, où le petit nombre doit, par la ruse, l'emporter sur l'ennemi nombreux et mieux armé, sauva de plus d'un péril les francs-tireurs de Lamarche, qui avaient en elle la plus grande confiance et la respectaient tous comme une soeur.
Très-pieuse, ayant quelques notions de chirurgie, Antoinette faisait au besoin le médecin et la soeur de charité. En même temps que du fusil et du revolver, elle était armée d'une trousse pour les premiers soins à donner aux blessés, et d'un crucifix pour apporter les dernières consolations aux mourants.
Aujourd'hui, échappé à tous les dangers, le lieutenant polonais, le franc-tireur des Vosges, réintégré à sa recette des postes à Lamarche, passe son existence de "vieux garçon" entre d'insipides registres et des parchemins poudreux, mais il ne souffre pas trop de cette inactivité ; car tout près sont de beaux bois où, une fois le bureau fermé, il va respirer à pleins poumons avec Miss, sa gracieuse chienne de chasse, son ancienne compagne durant la guerre de 1870-1871.
Les jours de pluie, Antoinette cause avec les fleurs de sa jardinière et les chers vieux classiques de sa bibliothèque. Puis, le soir venu, elle s'agenouille avec reconnaissance et remercie Dieu de lui avoir donné cette vie calme et douce pour se reposer de la triste campagne qu'elle vient de faire. La perte de sa chère Alsace lui a fait au coeur une plaie que rien ne pourra guérir. Mais elle a l'espoir d'assister un jour à la résurrection de notre pauvre France, toujours grande et généreuse, prodiguant à pleines mains son or et son sang pour les nations, ses soeurs, qui ont été les premières à se réjouir de son humiliation.
Antoinette aime sa patrie comme savent l'aimer ceux qui ont longtemps vécu à l'étranger, et elle espère pouvoir, un jour à venir, verser de nouveau son sang pour son pays.
Maintenant, si vous voulez savoir pourquoi je vous ai raconté avec quelques détails la vie de cette jeune héroïne, dont ont parlé les journaux de la Lorraine et de l'Alsace, c'est qu'Antoinette Lix (tel est son véritable nom) se rattache à notre département par des souvenirs. Vous vous rappelez sans doute un brave gendarme du nom de Lix, qui demeura longtemps à Sainte-Ménehould. Eh bien ! Antoinette Lix est sa nièce et l'héroïne de notre récit, en tout point véridique.
(Bulletin du diocèse de Reims)
Le livre de lecture courante
des jeunes filles chrétiennes
par Mlle Ernestine Wirth
1872