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La Maraîchine Normande
25 mai 2014

UN ÉPISODE DE L'HISTOIRE NAPOLÉNIENNE - LA DÉPORTATION EN FRANCE DE DIX GÉNÉRAUX D'ORDRES

UN ÉPISODE DE L'HISTOIRE NAPOLÉONIENNE

LA DÉPORTATION EN FRANCE DE DIX GÉNÉRAUX D'ORDRES

Napoléon intriguait pour faire entrer Pie VII dans ses combinaisons politiques mais ses efforts ne parvinrent pas à vaincre la résistance, d'ailleurs, bien légitime, du Souverain Pontife. L'Empereur prit alors prétexte de cette opposition pour tenter la réalisation de ses vues ambitieuses sur la ville de Rome : il décréta, le 17 mai 1809, l'annexion des États pontificaux à l'Empire français.


Le 10 juin 1809, le général Miollis fit proclamer au Capitole et dans les rues de Rome le décret d'annexion : le pavillon impérial fut hissé sur le Fort Saint-Ange et "salué de cent coups de canon". Miollis lui-même tint à mander, le même jour, cette nouvelle à Paris, et la Consulte en fit autant.

 

général de Miollis


L'annexion proclamée, des arrestations furent opérées sous le prétexte de prévenir toute agitation ; en réalité pour ruiner l'influence du Pape, intimider ceux qui seraient tentés de prendre sa défense, et enlever au peuple romain ceux dont l'exemple et les conseils l'auraient aidé à rester fidèle à son souverain légitime.


Parmi les premières victimes de ces arrestations figurent certains supérieurs généraux d'Ordres religieux, ainsi que l'affirme Miollis dans sa lettre du 15 juin 1809. Cinq jours seulement après avoir proclamé l'annexion de Rome à l'empire, Miollis écrivait à Fouché, Ministre de la police : "J'ai fait mettre au Château Saint-Ange seize chefs d'Ordres religieux ou prêtres influents qui m'ont paru contribuer le plus aux ferments d'agitation que l'ancien gouvernement a cherché à répandre".

 

Château Saint-Ange Rome

 


L'incarcération ne parut pas à Napoléon une mesure suffisante ou pratique. Il voulut que les Généraux d'Ordres, soupçonnés de pouvoir entraver de quelque manière ses prétentions sur les États pontificaux, fussent éloignés de Rome, envoyés à Paris, isolés dans différentes villes françaises et enfin sommés de lui prêter le serment de fidélité. Telles sont les différentes phases de l'épisode que nous allons raconter.


Très rares sont les historiographes de Napoléon de son temps qui fassent allusion à cet épisode ; aucun ne le raconte en détail.


Dans le septième volume de l'Histoire des Maîtres Généraux de l'Ordre des Frères Prêcheurs, le R.P. Mortier consacre quelques pages à cet évènement ; mais, restant dans le cadre de son travail, il ne parle guère que du Général de son Ordre. On verra plus bas que son récit est loin d'être exact. Cela s'explique. Le Père Mortier n'a pas connu les principaux dossiers de cette affaire lesquels se trouvent aux Archives Nationales.

Combien, parmi les seize prisonniers du Général Miollis, étaient des Généraux d'Ordres et combien de jours passèrent-ils au Château Saint-Ange ? Les documents dont nous disposons ne nous l'apprennent pas. Le Général des Carmes, dans une lettre du 22 novembre 1809, dit avoir passé dix-huit jours en prison.
Quoiqu'il en soit, un ordre de Napoléon, du 18 juillet 1809, vint fixer le sort des Généraux d'Ordres religieux de résidence à Rome. Ce jour-là, l'empereur, qui était à Schoenbrunn, près de Vienne, en Autriche, manda à son Ministre des Finances : "Écrivez au général Miollis et à la Consulte pour qu'ils dirigent sur Paris tous les Généraux d'Ordres monastiques, en ôtant tout cet état major de Rome".


Cet ordre englobait tous les supérieurs généraux ; tous n'en furent pas atteints ; onze cependant furent désignés pour la déportation. En voici les noms d'après la "liste nominative des généraux d'Ordres monastiques qui partent de Rome pour se rendre à Paris en vertu des ordres de Sa Majesté l'Empereur et Roi".

Père Carlo Quarantotti, général des Clercs Réguliers Mineurs.
Père Alfonso Gualengo, général des Théatins.
Père Francesco Fontana, général des Barnabites.
Père Pio Giuseppe Gaddi, général des Dominicains.
Père Luigi Bentivegni, général des Servites.
Père Hario Cervelli di Montemagno, général des Franciscains.
Père Giuseppe-Maria de Bonis, général des Conventuels.
Père Timoteo-Maria Ascensi, général des Carmes.
Père Filippo Rossi, général des Somasques.
Père Michele-Angelo Toni, général des Camilliens.
Père Romualdo Ansaloni, général des Missionnaires.

Une maladie, très opportune pour lui, préserva de la déportation le Père Romualdo Ansaloni. "Il paraît, écrivit le Ministre de la Police à son collègue des Cultes, le 9 octobre 1809, que le onzième général d'Ordre, dont le départ de Rome m'avait été annoncé, est resté malade et que probablement, il ne pourra de quelque temps se mettre en route."


Les dix Généraux, condamnés à la déportation, profitèrent tous de la permission qui leur fut donnée de s'adjoindre pour compagnons un de leurs religieux. Il y eut ainsi vingt personnes à diriger sur Paris. On les sépara en trois groupes. Le premier comprit les Pères Quarantotti, Gualengo, Fontana et Gaddi et leurs compagnons. Les Pères Bentivegni, Cervelli, de Bonis et Ascensi et leurs compagnons formèrent le deuxième groupe ; les Pères Rossi et Toni et leurs compagnons le troisième.


Le 12 août 1809, "le colonel commandant de la place et directeur général provisoire de la police de Rome" régla comme suit le départ et le voyage du premier groupe : "La gendarmerie impériale est requise d'escorter et conduire de brigade en brigade jusqu'à Paris les nommés ci-après (suivent les noms), déportés par ordre du gouvernement.
Il est recommandé aux gendarmes d'escorte d'avoir pour eux pendant la route tous les égards qu'exige leur caractère.
A leur arrivée à Paris, ces quatre généraux des (sic) Ordres monastiques seront remis à son Excellence Monseigneur le Ministre de la Police général de l'Empire."


Les trois groupes partirent de Rome à des dates différentes.

Le premier se mit en route le 13 août ; c'est la date indiquée au Préfet de Police de Paris par le Général Radet "chargé de la direction générale de la police" à Rome. Le voyage se fit en voiture, par Reggio, Turin, Chambéry, d'après les visas apposés sur l'ordonnance ci-dessus rapportée. Les voyageurs étaient à Chambéry le 2 septembre, ils en repartirent le 3 au matin pour Lyon et enfin Paris, où ils arrivèrent le 16 septembre, les Pères Gaddi et Fontana de bon matin, les Pères Gualengo et Quarantotti vers les 8 heures.


Le deuxième groupe partit de Rome le 14 août, passa par Florence, où il arriva le 19 ; ordre fut donné d'en repartir le 20 à "cinq heures du matin" et de passer par Gênes. Arrivés à Gênes, le 29 août, départ le 30 "à quatre heures du matin" en route pour "Alexandrie". Ce groupe fut 36 jours en voyage ; il arriva donc à Paris le 19 septembre. Le dernier groupe quitta Rome le 26 août passa également par Florence et arriva à Paris le 3 octobre.


Les Généraux d'Ordres étaient bel et bien les prisonniers de Napoléon. Toutefois à Rome et à Paris les autorités françaises se défendaient de les considérer comme tels. L'ordre de l'Empereur de les envoyer à Paris leur fut communiqué avec beaucoup de ménagement ; le Père de Bonis nous l'apprend : "Un commissaire du gouvernement vint m'annoncer au nom de Sa Majesté Impériale et Royale qu'il fallait quitter Rome et me rendre à Paris, avec les autres Généraux des Ordres monastiques. Il ajouta que cela ne devait pas nous alarmer parce que nous n'étions coupables d'aucun crime ... mais que telle était la volonté de l'Empereur, auquel on doit obéir".


Le 4 septembre 1809, le Préfet de Police de Paris écrit au Ministre des Cultes que d'après les avis reçus de Rome, les Généraux "sont conduits ou plutôt escortés par la gendarmerie, qu'ils ne sont pas considérés comme arrêtés, mais qu'il doivent être mis sous surveillance, et traités avec certains égards, puisque c'est par mesure politique, et en conséquence des ordres souverains que la Consulte les fait partir de Rome pour Paris."


Enfin, ce n'était pas Fouché, Ministre de la Police, qui devait recevoir dans la capitale les Généraux déportés, mais le Ministre des Cultes. Voilà pourquoi le Préfet de Police terminait la lettre ci-dessus en disant à Bigot de Préameneu : "Je vous prie, Monsieur le Comte, de vouloir bien me faire connaître dans quelles maisons ils doivent être placés à leur arrivée à Paris, quelle espèce de surveillance j'aurai à exercer à leur égard, et en un mot quelles peuvent être vos intentions sur la destination ultérieure à donner à ces Généraux d'Ordres".

Tandis que les dix Généraux s'acheminaient de Rome vers Paris, de Paris s'en allaient vers Rome des demandes de renseignements sur ces personnages. Peu ou point au courant des choses les concernant, Bigot de Préameneu éprouva le besoin de s'en faire instruire, d'autant que Napoléon, aussi peu renseigné que son Ministre, lui écrivit le 7 septembre 1809 : "Faites-moi connaître ce que c'est que ces chefs d'Ordre".


C'est à un membre de la Consulte, de Gérando, que le Ministre des cultes demanda les renseignements nécessaires. "Je vous écris, mon cher collègue, confidentiellement. Vous savez qu'il arrive ici des chefs d'Ordres. L'intention de Sa Majesté est de leur faire un traitement avec lequel ils puissent vivre honorablement et il (l'empereur) me dit de lui faire connaître ce que c'est que ces chefs d'Ordres. Ainsi j'ai le besoin d'avoir sur chacun d'eux, le plus tôt qu'il sera possible, la notice la plus détaillée soit sur la vie privée, c'est-à-dire l'espèce de dépense et de représentation qu'ils font à Rome et qu'il peut être convenable qu'ils fassent à Paris, leurs opinions politiques plus ou moins exaltées, d'où et comment ils sont parvenus, dans quels pays s'étendent leurs congrégations, leurs relations habituelles, les faits particuliers qui leur auraient été imputés, le genre de suspicion ou de confiance que chacun peut inspirer".
Les réponses à ces questions n'ont pour la plupart rien de saillant ; elles trahissent plus d'une fois l'ignorance de leurs auteurs et les difficultés qu'ils éprouvaient à se renseigner eux-mêmes. De Gérando avoue cet embarras dans une lettre du 12 octobre 1809. Son désir est d'envoyer au ministre des notes exactes, "ce qui, dit-il, n'est pas aisé dans un pays où on a tant de peine à obtenir les plus simples communications." On est en droit aussi de suspecter certains des renseignements envoyés à Paris, quand on sait comment ils furent recueillis. C'est ainsi qu'un autre correspondant du Ministre des Cultes affirme tenir les détails qu'il donne sur cinq Généraux d'Ordres, d'un véritablement honnête homme de ce pays-ci, et non moins actif et intelligent ... "qui est essentiellement ami du régime français ..."


Les renseignements reçus à Paris sont, les uns d'une portée générale, les autres particuliers à chaque supérieur d'Ordre.
De Giry écrit au Ministre, le 29 septembre 1809 : "On peut observer que tous ces chefs avaient dans tous leurs inférieurs autant de gens empressés à suppléer à ce qui leur pouvait manquer du côté du service et des aisances de la vie ...
On peut dire qu'ils ne connaissent de faste que celui des hommages qu'on leur rendait tant au dehors qu'au dedans, quoique l'on ne puisse pas représenter chacun d'eux comme un personnage véritablement important".
Le 12 octobre de Gérando écrivait à son tour : "Le temps n'est plus où les Généraux d'Ordres exerçaient un grand crédit, jouissaient d'une influence étendue et avaient une représentation considérable ... Le traitement des Généraux, qui ne se compose que des contributions acquittées par les différentes maisons de l'Ordre, était dans ces derniers temps si modique qu'ils ne pouvaient avoir aucune représentation. Le Père Gaddi était le seul qui eût une voiture ..."
D'une note, non signée, ni datée, intitulée : "Observations générales", nous retenons les deux déclarations suivantes : "Leur vie privée (des Généraux) est sans reproche ; ils étaient obéis au dedans et estimés dans le siècle et respectés. - Tous sont attachés au Pape et plus ou moins enracinés dans les opinions romaines."
Les notes particulières à chaque général renferment quelques détails biographiques. Quant aux appréciations portées sur chacun des personnages, elles peuvent piquer la curiosité ; elles ne sauraient être acceptées sans examen, en raison des circonstances qui les motivèrent. Exception peut être faite pour les appréciations favorables ; il n'y a pas à craindre qu'elles aient été exagérées. Nous allons essayer de réunir en quelques lignes les principaux renseignements venus de différentes mains sur chaque Général.

 

Carlo Quarantotti


Le Père Quarantotti, général des Clercs Réguliers Mineurs, âgé de 70 ans environ, (un autre dit 73 ans), né à Rome d'une famille d'une famille noble portant le titre de "marchesi", "est parvenu (au Généralat) en passant par tous les grades (de son Ordre). De tout temps il s'est distingué par des opinions modérées. On ne peut lui imputer aucun fait ... Bon théologien, consulteur des Rites. Il jouit de l'estime général. Il mérite plutôt confiance que défiance".
Le Père Gualengo, général des Théatins, âgé de 70 ans, appartenait à une famille noble de Ferrare. "Nommé général plutôt par ancienneté ... que pour son mérite particulier ... Bon casuiste ... Est attaché au Saint-Père et à son gouvernement, mais n'a aucune influence ; il a été toujours fort tranquille".
Le Père Fontana, général des Barnabites, était âgé de 59 ans, il était né à Casal-Maggiore près de Crémone, et connaissait déjà Paris, y étant venu en qualité de théologien avec le Pape Pie VII, lors du couronnement de l'Empereur (1804). A son retour en Italie, il devint général de son Ordre. "C'est un métaphysicien très profond" ; "il jouit d'une grande considération dans le monde savant ... ; il a travaillé à la rédaction du Concordat. C'est sans contredit le plus instruit des Généraux d'Ordres présentement à Paris. On est partagé sur le motif de son opposition constante à tout ce qui pouvait être proposé au nom de la France dans ce Conseil du Pape où il était le plus en crédit" ; Il était membre de trois congrégations romaines.
Le Père Gaddi, général des Dominicains, "né à Forli le 26 juillet 1738", avait donc 71 ans en 1809. Il appartenait à une famille noble et riche. "Général par nomination du Pape. Il est en opposition décidée d'opinion avec le système actuel ... Il a des connaissances en théologie". Consulteur de plusieurs Congrégations. "Beaucoup d'influence sur le Pape ... ; mérite moins confiance que défiance ... C'est celui de tous (les Généraux) sur le compte duquel les notes de la police sont les plus défavorables et le seul qu'elle croit redoutable".

 

Luigi Bentivegni


Le Père Bentevegni, général des Servites, d'une soixantaine d'années, était issu d'une famille noble de Rimini et était parvenu au Généralat en passant "par tous les grades de sa religion ... On ne peut lui imputer aucun fait. Il est lettré et cultivé plus qu'il ne paraît. Bon théologien. Il est bien attaché au gouvernement papal. Aucune influence parce qu'il est ami de la retraite. On lui doit confiance, il a un caractère franc".


Le Père Hilaire Cervelli, général des Franciscains, avait reçu au baptême les prénoms de Jean-Dominique. Né à Montemagno au pays de Lucques, il est dit âgé de 69 ans. Il devait paraître beaucoup plus vieux, car le Préfet de la Meuse le prit, quelques jours plus tard, pour un vieillard de 80 ans.
A la même date, 20 mai 1806, Pie VII nomma le Père Cervelli Général des Franciscains, et Général des Dominicains le Père Gaddi. Les fiches venues de Rome disent du Père Cervelli qu'avant d'être placé à la tête de l'Ordre des Frères Mineurs, il était secrétaire (?) en Espagne depuis plusieurs années. Il y est dit aussi avoir été Commissaire Général, ce qui est exact.

Le Père Cervelli "est un honnête homme, mais très attaché à l'ancien gouvernement pontifical ... Il s'est montré très indifférent dans la circonstance actuelle. On lui suppose d'anciennes relations avec l'Espagne. Il fréquentait le Quirinal, avait réputation de science et d'influence auprès du Pape. Son Ordre est très nombreux et a plusieurs maisons à Rome, entre autres : Ara-Coeli au Capitole, San Francisco a Ripa, San Bartholomeo all'Isola".


Le Père de Bonis n'était pas encore Général des Conventuels au moment où Miollis proclamait Rome française et faisait enfermer au Château Saint-Ange certains Supérieurs d'Ordres religieux. Le Père de Bonis nous apprend lui-même que Pie VII l'institua Général de son Ordre le 25 juin 1809. Les enquêteurs pour le Ministre des Cultes disent du Père de Bonis "qu'il s'est toujours conduit sagement et avec beaucoup de tranquillité" ; qu'il a un "caractère docile, ami de la paix" ; qu'il a "un véritable attachement" au "système pontifical". Mais qu'on "ne peut rien lui imputer parce qu'il vivait dans la retraite". Il est noté comme excellent théologien. "On lui doit plutôt confiance que méfiance, et si de Bonis promet, il est incapable de manquer et de tromper".


Le Père Ascensi, général des Carmes était de Cogliano, territoire de Riéti. Son mérite personnel l'a élevé au Généralat. Ses opinions sont décidément opposées au système actuel. Bon prédicateur, théologien renommé. Il a beaucoup d'influence à la Cour du Saint-Père ; très dévoué au Pape. Mérite moins confiance que méfiance.


Le Père Rossi, natif de Gênes, nommé par le Pape général des Somasques "à la recommandation du P. Cassini sujet peu favorable au système". "C'est un vieillard vertueux, infirme et paisible", est-il dit dans une note : une autre lui attribue des "opinions modérées, - peu de science". On le croit "lié avec le Prince Barberini. Enfin "comme nul (!) il ne mérite ni confiance ni méfiance."
Le Père Toni, général des Camilliens, "né à Rome et âgé de 62 ans, fut élu général à la majorité des votes le 6 mai 1808. Les uns le disent modéré et d'autres très opposé. Il passe pour un des premiers théologiens ... Il a une grande influence sur les Cardinaux et sur les Congrégations".

Les Pères Quarantotti, Gualengo, Fontana et Gaddi arrivèrent à Paris le 16 septembre et furent conduits à l'hôtel de l'Elysée, 7 rue de Lille et logés au troisième étage de cet établissement. Défense leur fut faite de sortir de l'hôtel et de recevoir qui que ce fût, et ordre leur fut donné de quitter les habits religieux et de se vêtir comme les prêtres séculiers.


Le jour même de son arrivée à Paris, le Père Fontana écrivit au Provincial des Barnabites, à Milan, pour lui dire que, malgré ses indispositions, il avait fait un bon voyage. Il annonça la même nouvelle au Père Louis Lambustini, barnabite, à Rome, ajoutant qu'il avait été reçu à Paris avec toute la politesse possible. Le Père Fontana voulut également faire connaître son arrivée au vénérable Supérieur de Saint-Sulpice, M. Émery, qu'il avait dû connaître et apprécier en 1804, lors de son premier voyage à Paris. Il s'adresse à M. Émery en l'appelant : "Vir spectatissime". Sa lettre est en latin. Il lui dit qu'il est arrivé ce jour-là de bon matin avec le Père Gaddi, général des Prêcheurs, dont le zèle bien méritoire pour la cause de la vénérable Agnès lui est connu. Le Père Fontana s'excuse de ne pas aller le voir de suite parce que : "justis ac necessariis de causis non licet". Il souhaite que sa lettre remplace sa visite ; son voyage, quoique long, n'a été ni dangereux ni très pénible.
Le lendemain, 17 septembre, le Père Quarantotti écrivit "al signore Giuseppe Camardini" à Rome, lui disant qu'il avait joui d'une bonne santé durant le voyage et le priant de communiquer cette nouvelle à son entourage.
Le même jour, le Père Gualengo adressa également quelques lignes à "M. le Vte Gualengo", à Ferrare. Il lui annonce son arrivée à Paris "questa grandiosa dominante", et lui dit que le Père Quarantotti et lui-même avaient fait un voyage assez heureux malgré leur âge "piu che matura" : ils étaient tous les deux septuagénaires.
Toutes ces lettres, très courtes, ne renfermaient aucun détail qui pût encourir la censure des autorités françaises ; elles n'en furent pas moins interceptées et allèrent tout simplement augmenter les dossiers de la Police. Prit le même chemin une autre lettre que le Père Fontana adressa, le 18 septembre "à son Excellence le C. Guicciardi sénateur du royaume d'Italie". Il en fut de même de deux lettres de recommandation dont s'étaient munis à Rome les Pères Fontana et Gaddi. L'une était adressée à "M. Jaque Giardini, à Paris" en faveur du Général des Barnabites ; l'autre recommandait le Général des Dominicains à "MM. Perretaux (?) et Lafitte", également à Paris ; la première était écrite en Italien, la seconde en français, toutes deux datées de Rome le même jour, 12 août 1809.

 

CARDINAL FESCH

 


Cependant le Cardinal Fesch, qui était à Paris, eut connaissance de l'arrivée de quatre Généraux d'Ordres et de leur réclusion à l'hôtel de l'Elysée. Il écrivit en leur faveur le 20 septembre, au Ministre des Cultes, la lettre suivante :
"Je viens d'apprendre que quatre Généraux d'Ordres ... sont arrivés depuis samedi à Paris et qu'ils sont logés rue de Lille, n° 7, à un troisième. Il paraît que la Police leur a défendu de sortir et de recevoir qui que ce soit.
J'ai envoyé un de mes ecclésiastiques pour s'informer de ce fait et la première parole qu'ils lui ont adressée a été pour lui demander s'il avait une permission de la Police. Ces religieux m'ont fait prier de m'intéresser à leur sort et de leur faire rendre la liberté le plus tôt possible.
Sans la conférence que j'ai eue samedi dernier avec votre Excellence à leur sujet, je me serais adressé au Ministre de la Police ; mais sachant qu'elle est chargée de ce qui regarde ces religieux, il me suffit de la prévenir de ce qui se passe. Sans doute c'est un malentendu que votre Excellence fera expliquer promptement, de mon côté je l'en prie avec instance d'autant plus que l'un d'eux est malade et tous ont besoin de s'habiller pour pouvoir sortir".


La veille même du jour où le Cardinal Fesch écrivait cette lettre, entraient à Paris les Pères Bentivegni, Cervelli, de Bonis et Ascensi ; ils furent logés à la même enseigne et soumis aux mêmes réglements que leurs confrères déjà arrivés. Prévenu, le Cardinal Fesch tenta en leur faveur une autre démarche le 21 septembre : "M. le Ministre. Les huit généraux d'Ordres, que j'ai connus personnellement à Rome, m'ont fait savoir qu'ils sont arrivés à Paris, accompagnés chacun d'un de leurs religieux, et en même temps, il m'ont averti que la Police leur a fait défense de sortir.
S'il n'y a pas de raison majeure qui nécessite cette mesure, je prie votre Excellence de vouloir faire lever cette défense. Dans ce moment ils quittent l'habit monastique et seront demain en état de paraître en public".
Ces interventions du Cardinal Fesch ne furent pas entièrement vaines. Sept généraux d'Ordres, dans leur lettre du 28 septembre 1809, témoignent qu'ils ont pu avoir recours à Paris "à des personnes qu'ils ont connues à Rome".

 

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Mais Paris n'était qu'une étape dans l'itinéraire que Napoléon avait préparé pour les Généraux déportés. Le 18 juillet il avait écrit, de Schoenbrunn, en Autriche, au ministre des Finances : "Vous verrez le ministre de la Police, pour que, lorsque ces individus (les Généraux) seront arrivés en France, on les place dans de petites villes, comme Melun et les environs". Le deux septembre suivant, répondant à une lettre de Fouché, ministre de la Police, Napoléon fit la même déclaration : "Il faut placer dans de petites villes les onze généraux d'Ordres monastiques que j'ai fait partir de Rome".


Les volontés de l'Empereur allaient être accomplies. A peine les quatre premiers Généraux étaient-ils arrivés dans la capitale, que le Ministre de la Police proposait déjà de les envoyer "dans les départements de l'intérieur, à quarante lieues de Paris" et "dans quatre villes différentes". Cependant les villes n'étaient pas encore désignées ; en fin de compte il fut décidé que les dix Généraux attendus à Paris seraient envoyés : le Père Quarantotti à Châlons-sur-Marne, département de la Marne ; le Père Gualengo, à Laon, Aisne ; le Père Fontana à Arcis-sur-Aube, Aube ; le Père Gaddi à Auxerre, Yonne ; le Père Bentivegni à Vervins, Aisne ; le Père Cervelli à Commercy, Meuse ; le Père de Bonis à Montmédy, Meuse ; le Père Ascensi à Vouziers, Ardennes ; les Pères Rossi et Toni à Sainte-Menehould, Marne. C'est deux derniers n'étaient pas encore arrivés à Paris.

Cardinal-Fesch-1024x1024Avant d'être déménagés en province, les Généraux avaient déjà changé de domicile dans la capitale ; du n° 7 de la rue de Lille on les avait conduits à l'hôtel des Ministres, 36 rue de l'Université. C'est de là que le 28 septembre, sur le conseil du Cardinal Fesch, sept Généraux tentèrent auprès du ministre des Cultes, par une lettre collective, une démarche pour obtenir une assistance pécuniaire plus en rapport avec leurs besoins et un adoucissement du sort qui leur était réservé.
Ils savaient en effet ce qui les attendait et déjà ils avaient une preuve qu'on ne s'en tiendrait pas aux menaces ; ce jour-là, 28 septembre, un d'entre eux, le Père Fontana, venait de partir pour Arcis-sur-Aube. Et c'est sans doute cette première exécution qui porta les autres Généraux à recourir au Cardinal Fesch, lequel leur laissa entrevoir que le ministre des Cultes était disposé à leur rendre service.
"S.A.E. Mgr le Cardinal Fesch à qui (les généraux d'Ordres soussignés) se sont adressés, leur a conseillé d'avoir recours à votre Excellence ; ce qu'ils auraient fait plus tôt s'ils avaient pu savoir qu'elle voulût s'intéresser à leur sort ; ils l'auraient même priée d'intercéder pour eux auprès de la Police pour qu'on les laissât à Paris, au lieu de les conduire dans des pays où ils ne trouveront pas avec qui parler, ne sachant pas la langue (française), et d'où ils manqueront peut-être des secours qu'exigent leurs infirmités ; et dans le cas que leur malheureux sort exigeât qu'ils fussent conduits hors de Paris, ils l'auraient priée d'obtenir qu'ils ne fussent point séparés, et d'être transportés dans un climat moins froid que celui qu'ils vont habiter.
Que votre Excellence daigne, s'il est possible, leur obtenir cette faveur ; mais qu'elle sache qu'il en est déjà parti un ce matin pour Arcy, et que demain il en partira deux autres, l'un pour Commercy et l'autre pour Auxerre ; d'autres partiront samedi, d'autres dimanche et enfin lundi les derniers".
Cette lettre du 28 septembre est en français, quelque âme dévouée s'était chargée de traduire le texte italien. Au bas de la lettre apparaissent, prénom et titres en italien, la signature autographe de chacun des sept Généraux alors à Paris. Le Père Cervelli, général des Frères Mineurs, fut le premier à signer. Sous les signatures est écrit en français : "A Paris, de l'hôtel des Ministres, rue de l'Université, n° 36, le 28 septembre 1809".


La supplique des Généraux demeura sans effet, du moins quant à leur déportation en différentes villes de province. Deux d'entre eux, d'après cette requête, devaient partir le lendemain, c'est-à-dire le 29 septembre, pour Commercy et Auxerre. Ces deux villes étaient assignées au Général des Franciscains et à celui des Dominicains.


Deux lettres les concernant partirent également le même jour, adressées l'une au Préfet de la Meuse, l'autre à celui de l'Yonne, par les Conseillers d'État chargés des Ier et 2e arrondissements de la Police générale. Ces lettres étaient l'écho fidèle de l'ordonnance que ces mêmes Conseillers d'Etat avaient reçue du ministre de la Police, et qui était ainsi conçue : "Monsieur le Conseiller d'Etat est invité à donner les ordres convenables pour faire surveiller avec le plus grand soin la conduite de ces individus ainsi que leurs discours et correspondances, et à recommander au surplus que l'on ait pour eux les égards que leur caractère exige. Son Excellence le ministre des Cultes est chargé de pourvoir aux besoins de ces religieux". Les dix Généraux furent ainsi recommandés aux Préfets des départements vers lesquels ils étaient dirigés.


Pour venir de Rome, les Généraux avaient voyagé à petites journées, avec la même voiture, escortés de brigade en brigade. Mais pour se rendre dans les villes à eux assignées "ce mode de voyage ne peut pas être adopté ... ; il faudra ou les envoyer en poste avec un gendarme qui les conduira à leur destination, ou se servir des voitures publiques. Dans ce dernier cas on pourrait se borner à les recommander à la surveillance du conducteur qui serait chargé de les remettre au Préfet ou au Sous-Préfet et devrait en rapporter un reçu. Ce moyen serait moins dispendieux".
Ce dernier mode paraît avoir été adopté. Les Généraux furent prévenus qu'on les enverrait dans les départements "sous la responsabilité des conducteurs des diligences", rapporte le Père de Bonis. Le Père Ascensi, nous apprend qu'effectivement il se rendit à Vouziers sans être accompagné de gendarmes, mais sous la seule garde du conducteur de la voiture auquel avaient été confiés ses papiers d'identité.


Le Père Gaddi arriva le 30 septembre à Auxerre, qui est à cent soixante et quinze kilomètres de Paris. De la capitale à Commercy, où se rendait le Général des Frères Mineurs, on compte deux cent quatre vingt dix kilomètres en passant par Bar-le-Duc. Le Père Cervelli arriva dans cette dernière ville le 2 octobre, et se trouvant malade, il fit demander au Préfet qu'il lui fût permis d'y résider.


Le Préfet écrivit, ce jour-là, au Conseiller d'Etat, Réal, chargé du Ier arrondissement de la police général : "Le sieur Hilaire Cervelli di Montemârio (sic) général de l'Ordre religieux des Observantins, envoyé en surveillance à Commercy, suivant l'avis que vous m'avez donné par votre lettre du 29 septembre dernier, est arrivé ce matin à Bar. Cet ecclésiastique, que j'ai vu et qui est un vieillard de quatre vingts ans qui m'a paru jouir d'une faible santé, et fatigué de la longue route qu'il vient de faire, m'ayant demandé l'autorisation de séjourner au dit Bar, je n'ai pas cru devoir la lui refuser, pour le temps nécessaire pour se délasser de son voyage et je lui ai promis de vous transmettre sa demande.
Je vous prie, Monsieur le Conseiller d'État, de me marquer si je puis autoriser ce vieillard à résider à Bar, où il resterait en surveillance, dans le cas contraire je le ferai rendre à sa destination".
En marge de cette lettre est inscrite la réponse du Conseiller d'État : "La décision de son Excellence (le ministre de la Police) doit être exécutée après son rétablissement." (du Père Cervelli).
Celui-ci pouvait donc passer à Bar-le-Duc le temps requis pour refaire un peu sa santé. En conséquence, jour de la fête du Patriarche d'Assise dont le Père Cervelli était le 94e successeur, chargea le maire de la ville d'exercer sur le Général des Franciscains la surveillance prescrite.
Le Père Cervelli passa une vingtaine de jours à Bar-le-Duc. Le 19 octobre, il est vrai, le Préfet annonça au maire de la ville le départ du Général ; mais il n'en fut rien. Le 21 du même moi, le Préfet écrit au Sous-Préfet de Commercy et le "prévient que le Sieur Montemario Général des Mineurs Observantins doit se rendre sous peu à Commercy qui lui est désigné pour résidence", et le charge de la "surveillance à exercer" sur ce personnage.
Malgré ce qui précède, il y a lieu de douter que le Père Cervelli soit allé habiter Commercy. Jusqu'en janvier 1811, le silence règne autour de lui. Jusqu'à cette date les Archives de Bar-le-Duc ne fournissent rien à son sujet, et celles de la Sous-Préfecture de Commercy ont été incendiées en 1870. Un fait certain est qu'en janvier 1811, le Père Cervelli réside à Bar-le-Duc ; nous le constaterons en son temps.


Le jour où le Père Cervelli arrivait à Bar-le-Duc, le 2 octobre, le Père Gaddi écrivait (en italien) au ministre des Cultes. Il le remerciait pour une somme d'argent qui remédiait à son indigence, s'excusant de ne pouvoir s'exprimer en français et se reposant sur sa bienveillance et sur celle du ministre de la Police pour lui procurer les secours que nécessitent son grand âge et son séjour à Auxerre dont le climat est si différent du climat natal.


Le deux octobre enfin vit partir de Paris le dernier des huit Généraux d'Ordres qui s'y trouvaient cinq jours plus tôt. Par contre, le lendemain, 3 octobre, arrivèrent dans la capitale les Pères Rossi et Toni. Celui-ci était accompagné par un religieux de son Ordre appelé Dominique Tribuzi. Ce religieux a raconté, dans sa propre biographie, la déportation en France du Général de son Ordre. Son récit est très court, mais il renferme cependant des détails intéressants.
Les Pères Rossi et Toni furent logés, comme l'avaient été d'abord les autres Généraux, à l'hôtel de l'Elysée, avec défense d'en sortir. Deux jours après leur arrivée, raconte le Frère Tribuzi, un secrétaire du ministre des Cultes alla les voir et leur demanda à combien se montaient les dépenses du voyage. La dépense était de mille francs. Le secrétaire remboursa les mille francs et en versa deux autres mille, pour les frais de séjour à Paris et ceux du voyage qui restait à faire.
On était bien nourri, à l'hôtel, continue notre Camillien, mais on ne pouvait prendre aucun exercice. Aussi au cours d'une nuit, le Père Toni eut une attaque ; il respirait difficilement et soupirait en disant : Oh ! Dieu ! Oh ! Dieu ! L'entendant gémir, Tribuzi se leva aussitôt, et lui pratiqua une bonne saignée. Peu après, le Père Toni s'endormit et reposa fort tranquillement le reste de la nuit. Le matin venu, il n'eut rien de plus pressé que de remercier le bon Frère qui lui avait sauvé la vie.
Le Père Rossi souffrait également de cette réclusion forcée. Le Père Toni crut devoir écrire, le 9 octobre, au ministre des Cultes, en faveur de son confrère ; il serait nécessaire, lui disait-il, que le Père Rossi pût sortir pour prendre l'air ; cela leur permettrait à tous les deux d'être dispos et préparés au voyage qui leur reste à faire.
L'indisposition du Père Rossi finit par devenir grave ; et il fallu surseoir au départ pour Sainte-Menehould jusqu'à ce que le Général des Somasques fût rétabli, c'est-à-dire jusqu'au 22 octobre.
Ils arrivèrent à Sainte-Menehould, qui est à 215 kilomètres de Paris, le 26 du même mois. Le 28, ils écrivent au ministre des Cultes. Leur lettre, en italien, est écrite par le Père Toni et signée par les deux. Ils sont arrivés, disent-ils, avant-hier à Sainte-Menehould. Cette "piccola citta" leur a paru bien propre. Ils ont trouvé un logement tout à fait convenable chez une veuve très respectable.

A la date du 26 octobre 1809, les dix Généraux d'Ordres déportés se trouvaient donc rendus dans les villes à eux assignées par le ministre de la Police, Fouché. Ils avaient dû se débrouiller pour trouver un logement et organiser leur vie quotidienne. Eux-mêmes devaient subvenir à leur nourriture et à leur entretien en utilisant de leur mieux les ressources pécuniaires que leur allouait le gouvernement français.


Au début, chaque Général touchait six cents francs par mois : le ministre des Cultes avait fixé cette somme. "Votre Majesté m'ayant chargé de leur accorder un traitement convenable qui les fasse vivre honorablement, j'ai pensé que votre intention serait remplie en leur donnant 600 francs par mois. Ils ont chacun un clerc ou un compagnon à l'entretien et à la nourriture duquel ils doivent fournir". Voilà ce que le ministre des Cultes se proposait de répondre à l'Empereur. Le même Ministre, par sa lettre du 21 octobre 1809, nous est témoins que sa proposition avait été acceptée.


En 1810, chaque Général déporté reçut un traitement de quatre cent francs par mois seulement. Le ministre des Cultes nous l'apprend par une lettre à l'Empereur et par un compte-rendu des dépenses faites en 1810 sur les fonds extraordinaires mis à sa disposition. Dans sa lettre du 16 janvier 1811, le Ministre dit en effet à Napoléon : "Votre Majesté avait décidé le 31 juillet 1810 de 400 francs par mois pour chacun d'eux, serait en 1811 de 250 francs par mois". Le compte-rendu des dépenses sur les fonds extraordinaires porte : "Article trois : Entretien des Généraux d'Ordres. Frais d'entretien de 10 généraux d'Ordres, ci-après nommés (suivent les noms), pendant l'année 1810, à raison de 4.800 francs par an, 48.000 francs".


Dans les villes où ils résidaient, sous la surveillance discrète mais constante de la Police, les Généraux se mirent en rapport avec le clergé, et aussi avec certains laïques assez instruits pour comprendre et parler le latin. En certains cas, pour un recours au Préfet ou au ministre des Cultes, ces relations leur furent utiles ; en tout temps elles rendirent moins amer leur exil et moins pénible leur isolement. A l'aide morale s'ajouta l'aide matérielle. A Sainte-Menehould, les soeurs de la Charité de Saint-Charles entourèrent les Pères Rossi et Toni de tous les soins possibles. Le Frère Tribuzi, qui nous l'apprend, déclare ne pouvoir le dire assez.
Le changement de climat, le froid de l'hiver ne furent pas les moindres épreuves subies par les Généraux déportés. Il y en eut, parmi eux, qui tentèrent auprès du ministre des Cultes des démarches pour être envoyés sous un climat plus chaud.


Le 22 novembre 1809, le Père Ascensi demanda au Ministre à quitter Vouziers, dont le climat, disait-il, était bien trop humide et trop froid pour ses infirmités. Le Père Ascensi était affligé d'un extrême embonpoint, et, de plus, à la suite des misères inhérentes à sa déportation, éprouvait de vives douleurs aux pieds. Il fit appuyer sa requête par l'évêque de Metz, qui écrivit en sa faveur au ministre.

 

Bigot de Préameneu Ministre des CultesBigot de Préameneu prit connaissance des deux lettres. Puis le 2 décembre, il fit passer au ministre de la Police la requête du Général des Carmes en l'accompagnant des réflexions suivantes : "S'il s'agissait d'accorder à M. Ascensi une confiance personnelle, j'ai des raisons de croire qu'elle pourrait être mal placée. Je suis informé qu'il est prononcé contre le présent état de choses et qu'il avait une grande influence dans son pays et à la Cour de Rome ; mais il est question de maladie et de santé et de lui donner pour séjour un lieu de l'empire où le climat soit plus chaud que celui qu'il habite. Votre Excellence jugera si sa demande peut être accueillie". "En plaçant ce religieux dans une ville du Midi, porte une note adressée à Fouché, ce sera le rapprocher de l'Italie". Tout est danger pour un tel Empire ! Le Père Ascensi ne put quitter Vouziers.
Le Général des Conventuels et son compagnon d'exil, Orioli, souhaitèrent, eux aussi, de quitter Montmédy. Une tierce personne fit connaître leur désir au Préfet de Bar-le-Duc. Le 6 décembre 1809, le Préfet écrivit au ministre de la Police : "Je suis informé que M. de Bonis général des Cordeliers envoyé en surveillance à Montmédy, ainsi que M. Orioli son compagnon s'y conduisent bien et y mènent une vie paisible et tranquille. Cependant on m'a prévenu qu'ils y trouvent le froid très rude et qu'ils désiraient passer dans une autre contrée de la France dont les climat fût plus tempéré ; n'étant point habitués à se chauffer, le feu, dit-on, les incommode également. Je vous prie votre Excellence de me faire connaître sa décision sur cet objet".
Après plus de deux mois d'attente, le Père de Bonis, s'adressa directement au Ministre, le 17 février 1810, et lui demanda de le rappeler à Paris. "Je n'implore que la grâce de revenir à Paris, attendu le froid excessif et la dureté du climat, insupportable pour mon tempérament très faible, dans ce pays-ci, où je suis obligé de rester depuis quatre mois". Le Père de Bonis avait fait traduire sa lettre en français, et son traducteur, cela paraît assez, avait conservé aux phrases leur tournure originale. Et ce texte français, le Général des Conventuels l'avait signé à la française à peu de choses près : "Joseph M de Bonis Général des Cordeliers". Mais il n'eut pas plus de succès que le Père Ascensi.


Une démarche fut également tentée pour obtenir la mise en liberté du Général des Dominicains. Le Père Mortier raconte qu'un neveu du Père Gaddi appelé Ciccognora "s'entremit auprès de l'Empereur, auquel il avait dédié un ouvrage, pour obtenir la grâce de son oncle. Il représenta son âge avancé, la tranquillité de sa vie, et se fit son garant auprès du gouvernement impérial ... Il obtint que son oncle fût transféré d'Auxerre à Milan".
Les choses ne se passèrent pas tout-à-fait ainsi et n'eurent pas cet heureux résultat. Ciccognora fit certainement une démarche pour obtenir la mise en liberté du Père Gaddi. Mais sa requête, présentée par lui ou, plus probablement, par quelque personnage influent, s'arrêta au bureau d'un ministre, celui des Cultes sans doute ; elle en ressortit, condensée sous la forme suivante, pour se rendre au ministère de la Police :
"Le Père Gaddi est un vieillard accablé d'infirmités, pour qui un plus long séjour loin de son pays natal et de ses habitudes influerait d'une manière fatale sur le peu de temps qui lui reste à vivre.
C'est un homme plein de circonspection et de douceur qui dans sa conduite en tout temps et partout a été irréprochable.
Il est l'ami et le proche parent de M. Léopold Ciccognora, Chevalier de l'Ordre de la Couronne de Fer, ancien Conseiller d'Etat du royaume d'Italie, qui demande avec instance, et s'il le faut, sous sa caution, que le Père Gaddi soit renvoyé dans sa famille".
Telle est la note qui passa sous les yeux du ministre de la Police. La preuve ? Sa réponse, écrite en marge du texte que nous venons de reproduire. La réponse de Fouché libérait-elle le Père Gaddi, ainsi que l'affirme son historien ? Non : "Cette mesure a été ordonnée par Sa Majesté, on ne peut la changer".


Pour la changer, cette mesure, un ordre de l'Empereur était nécessaire ; mais Napoléon ne revint sur sa décision contre les dix Généraux déportés, qu'à l'égard d'un seul, dont il espérait se servir pour son propre avantage, et ce Général fut celui des Barnabites, le Père Fontana.


Le Père Fontana terminait son premier mois de séjour à Arcis-sur-Aube, quand le ministre des Cultes reçut à son sujet l'avis suivant du Ministre Secrétaire d'Etat, en date du 27 octobre 1809 : "Sa Majesté désire que vous y mandiez (à Paris) M. Fontana, chef d'Ordre des Barnabites, qui a la réputation d'un théologien habile et qui a été envoyé à Arcis-sur-Aube". Prenant à la lettre cet ordre, Bigot de Préameneu écrivit sans retard au Préfet de l'Aube, au Sous-Préfet d'Arcis-sur-Aube et au Père Fontana lui-même, mais en incluant dans celle du Sous-Préfet la lettre destinée à ce Général. Le Ier novembre le Sous-Préfet répondit au Ministre qu'il avait remis sa lettre au Père Fontana "envoyé à Arcis-sur-Aube par ordre de Son Excellence le Ministre de la Police". Le Sous-Préfet avait dû trouver étrange de voir le Père Fontana rappelé à Paris par le ministre  des Cultes, descendit au n° 7 de la rue de Lille, "chez Balassé". Un mois auparavant on disait : hôtel de l'Elisée. Balassé en était sans doute propriétaire.


Pourquoi Napoléon fit-il revenir à Paris le Père Fontana, ce "théologien habile" ? On sait que le Général des Barnabites fit partie, ainsi que M. Emery, du Conseil ecclésiastique formé par l'Empereur en novembre 1809. Mais, d'après les propre témoignage du Père Fontana, ce choix aurait été la conséquence plutôt que la cause de son retour à Paris. En 1812, au cours d'un interrogatoire subi par lui au ministère de la Police, on posa cette question au Père Fontana : "Quels sont les motifs de votre séjour actuel à Paris, depuis qu'il vous a été permis de revenir d'Arcis-sur-Aube ?" Le Père Fontana répondit : "J'ai été appelé à Paris pour être envoyé par sa Majesté à Savone auprès du Pape, et n'ayant pu m'y rendre pour cause d'une longue maladie, Sa Majesté m'a réuni à un comité ecclésiastique chargé de divers objets relatifs aux affaires de l'Église".

 

Donjon de VincennesJusqu'à la fin de l'année de 1810, le Général des Barnabites jouit à Paris d'une liberté relative. Le premier janvier 1811, l'abbé d'Astros, vicaire général de Paris, fut arrêté et à la suite le Père Fontana, l'abbé Grégori, et plusieurs autres soupçonnés d'avoir connu ou fait connaître le Bref" adressé par Pie VII au Cardinal Maury. Le Père Fontana fut enfermé au donjon de Vincennes. Le 3 mai 1812 Napoléon se souvint de lui, mais pour le maintenir au cachot. Après une détention de trois ans à Vincennes, le Général des Barnabites fut transféré à la prison de la Force au début de février 1814. La chute de Napoléon lui rendit la liberté.

Tandis que les Généraux déportés en France subissaient leur exil avec résignation, Napoléon, fort mal inspiré par son ambition, continuait à démolir l'oeuvre de Dieu pour édifier la sienne. Par son décret du 7 mai 1810, il supprima les Ordres religieux dans les États Pontificaux. Ce décret fut publié à Rome le Ier juin 1810 et exécuté le 15 de ce mois. La Consulte en avait réglé, le 28 mai, la mise en pratique par un arrêté de 88 articles.
L'article 17 prévoyait une pension viagère pour les religieux nés ou autorisés à demeurer individuellement dans les deux départements de Rome et de Trasimène. L'article 18 ajoutait qu'il pourra être accordé une pension plus forte aux Généraux et Procureurs généraux d'Ordres" qui seraient dans les mêmes conditions.
Le 13 juillet la Consulte précisa la porté de l'article 18 en déclarant que la pension des Généraux serait de 2.400 francs et celle des Procureurs généraux de 1.800 francs. Tout naturellement, ces mesures présupposaient la prestation du serment de fidélité à Napoléon. On eut soin d'ailleurs de le faire remarquer.


Le 24 novembre 1810, au Palais des Tuileries, l'Empereur sanctionna l'arrêté du 13 juillet, par le décret suivant : "Tous les Généraux d'Ordres monastiques et les Procureurs généraux desdits Ordres supprimés dans les deux départements de Rome et de Trasimène, qui auront prêté serment, et qui sont nés dans les départements de l'Empire, jouiront de la pension spéciale proposée par ledit arrêté". Les ministres des Finances et des Cultes étaient conjointement chargés de surveiller l'exécution de ce décret.


Les mesures ainsi préparées par la Consulte et approuvées par Napoléon, étaient destinées à rendre plus acceptable la suppression des Ordres religieux dans les États Romains. Nul n'avait encore pensé qu'elles pourraient s'étendre aux Généraux déportés en France. Ce fut Bigot de Préameneu qui souleva cette question. Son collègue des Finances, Gaudin, Duc de Gaëte, lui ayant écrit le 30 novembre 1810 pour avoir son avis sur l'exécution du décret impérial, le ministre des Cultes voulut, avant de lui répondre, se renseigner auprès de la Consulte. Il s'informa, en particulier, si on avait soin de faire prêter le serment. Puis se rappelant que plusieurs Généraux des Ordres qu'on supprimait à Rome, se trouvaient en France, le Ministre posa cette question aux membres de la Consulte :
"Nous avons en deçà des Alpes un certain nombre de Supérieurs religieux dont quatre sont de Rome, et un de Riéti. La Consulte ne trouverait-elle pas de l'avantage à ce que la même mesure leur fût appliquée tant pour le serment que pour la pension en les autorisant à retourner dans leur pays ? Non seulement je désire que vous me donniez à cet égard son opinion (de la Consulte), mais encore, pour être assuré de ne rien faire qui ne soit d'accord avec ce qui a lieu dans les départements romains, je désire savoir qu'elle est la formule du serment que vous leur avez demandé" (aux religieux).
Au Duc de Gaëte, ministre des Finances, qui avait renouvelé le 14 décembre sa demande relative au décret du 24 novembre, Bigot de Préameneu répondit le 17 : "Dès que j'ai reçu votre lettre du 30 novembre ... j'ai écrit à la Consulte pour avoir son avis sur ceux de ces Généraux d'Ordres que nous avons en deçà des Alpes dont plusieurs sont Romains.
Je me proposais de vous répondre aussitôt que j'aurais eu cet avis, mais puisqu'il tarde, j'ai l'honneur de vous informer que le décret du 24 novembre, qui d'ailleurs est d'un intérêt général et indépendant de la situation de ces Généraux d'Ordres, ne me paraît pas susceptible d'aucune observation".
Puisque le décret était d'intérêt général et indépendant de la situation des Généraux déportés, il restait toujours loisible de régler le sort de ceux-ci en les soumettant aux clauses de celui-là. Restait la manière d'appliquer le décret. Le ministre des Cultes jugea à propos de consulter l'Empereur ; il lui écrivit le 16 janvier 1811 :
"Sire, le décret du 24 novembre dernier porte : article Ier : l'arrêté de la Consulte du 13 juillet est confirmé ..."
Ce décret ne prononce rien à l'égard de ceux qui n'ont pas prêté serment. Après celui du 13 septembre, les religieux alors supprimés, qui ne l'ont pas prêté, ont été renvoyés sans pension dans leur pays.
Dix Généraux d'Ordres supprimés ont été par ordre de votre Majesté envoyés de Rome en France, savoir : (suivent les noms).
Votre Majesté avait décidé le 31 juillet, que si les choses continuaient, le secours qui avait été, en 1810, de 400 francs par mois pour chacun d'eux, serait en 1811 de 250 francs par mois sur le pied de 3.000 francs par an.
D'après le décret du 24 novembre ce ne serait plus un secours de 3.000 francs mais une pension de 2.400 francs à liquider pour ceux qui prêteraient serment. Je n'ai point connaissance qu'il leur ait encore été demandé.
Il reste donc deux points sur lesquels je prie Votre Majesté de me donner ses ordres.
I° Devra-t-on renvoyer dans leur pays ceux qui prêteraient serment comme on a fait pour les autres religieux ?
2° Quelle mesure prendra-t-on à l'égard de ceux qui refuseraient le serment ?
Si Votre Majesté ne croit pas convenable que, comme les simples religieux, ils (les Généraux) retournent dans leur pays, quel est le secours qu'elle voudra bien leur accorder pour exister dans les lieux où ils se trouvent ou dans ceux où on les renverrait".


Dans cette lettre, le ministre des Cultes a eu soin de rappeler les détails qui motivent ses questions. La Consulte a établi une pension pour les Généraux d'Ordres supprimés, elle en a fixé le montant ; cette décision a la sanction impériale ; elle peut s'étendre à tous les Généraux d'Ordres supprimés, y compris ceux que sa Majesté a fait conduire en France, et c'est uniquement au sujet de ces derniers que le Ministre consulte l'Empereur. Celui-ci a déclaré que l'allocation aux Généraux, abaissée de 200 francs par mois en 1810, serait encore diminuée de 150 francs par mois en 1811 ; d'après le décret du 24 novembre, ce secours revêt le titre de pension au taux encore plus bas de 200 francs par mois : ceci suppose évidemment que les bénéficiaires de cette maigre pension seront autorisés à rentrer dans leur pays d'origine où la vie pour eux sera moins chère et où ils trouveront d'autres moyens pour subsister.
C'est maintenant à l'Empereur de répondre aux questions de son Ministre : Devra-t-on renvoyer chez eux les Généraux assermentés ; sinon quel secours faudra-t-il encore leur allouer ? Que fera-t-on des Généraux qui ne voudront pas prêter serment ?
Sur la marge même de la lettre du Ministre, Napoléon écrivit sa réponse, réponse brève et à effet, selon son habitude :
"Les faire expliquer sur la question du serment. Ceux qui le prêteront seront renvoyés chez eux ; ceux qui ne le prêteront pas seront mis à la disposition de la Police pour être envoyés sur la frégate l'Iphigénie à la Chine comme missionnaires. Paris, 18 janvier 1811". En deux mots : le serment ou la Chine !

Le ministre des Cultes se mit aussitôt en mesure de faire exécuter la première partie du programme impérial : proposer aux Généraux déportés et leur faire prêter, si possible, le serment de fidélité. Il confia cette démarche aux Préfets des départements dans lesquels ces Généraux se trouvaient, et leur expédia ses instructions le 20 janvier 1811.
Les Préfets devaient d'abord faire connaître aux Généraux les détails suivants : Tous les "corps religieux", déjà dissous dans les Etats Romains, ont été supprimés partout "au delà des Alpes" par un décret impérial du 13 septembre 1810. Un autre décret, du 24 novembre, crée une pension aux Généraux assermentés dans le pays d'origine fait partie de l'Empire. Plusieurs des Généraux déportés sont nés dans le royaume d'Italie, mais sa Majesté les assimile aux autres. Le serment devra être fait d'après l'une ou l'autre des formules jointes à la lettres. Ce serment a déjà été prêté par "plusieurs chefs d'Ordres" demeurés en Italie ; il "a été demandé à tous les religieux et une très grande partie l'a prêté".


Après l'exposé de ce qui précède, le ministre des Cultes charge les Préfets de faire comprendre aux Généraux l'importance que Napoléon attache à leur obéissance et de leur faire entrevoir les effets de sa colère.
"L'Empereur regarde cet acte de soumission de la part des anciens chefs d'Ordres comme un devoir encore beaucoup plus sacré que pour les autres religieux, soit parce que le refus manifesterait l'intention de résistance aux lois de suppression, soit à cause de l'influence que ce refus pourrait avoir sur des religieux moins éclairés ; ce qui ne serait considéré à l'égard des autres religieux que comme effet de l'ignorance ou de la suggestion, prendrait de la part des chefs d'Ordres un tel caractère de rébellion et de faction que l'existence de leur personne, sur quelque point de l'Empire que ce fût, y serait considéré comme un but de ralliement et de désordre. Sa Majesté serait décidée à les faire passer au delà des mers les plus lointaines comme missionnaires apostoliques.
On ne leur demande que l'acte de soumission dû par tous les sujets à leur souverain. Les formules du serment sont des actes de souveraineté : comme nul sujet ne peut de son autorité dresser ou modifier un pareil acte, vouloir changer à la formule c'est refuser le serment. Et ce refus est une déclaration qu'on ne veut pas reconnaître le souverain, et qu'il peut vous mettre au nombre de ses ennemis irréconciliables".


Après avoir ainsi dicté aux Préfets, avec beaucoup plus d'énergie que de logique, ce qu'ils auraient à dire aux Généraux d'Ordres, le Ministre termine sa lettre par un compliment et quelques avis : "Je pense que dans une affaire aussi grave, la demande qui doit leur être faite de s'expliquer à l'égard du serment ne peut l'être mieux que par vous-même, qui feriez vos efforts pour qu'ils revinssent de leur aveuglement s'ils n'étaient pas bien disposés.
"Je crois donc convenable que vous les invitiez à venir conférer avec vous, pour ensuite leur faire connaître leur position.
S'ils se montrent soumis, vous recevrez leur serment dont vous m'enverrez un double. S'ils persistent dans le refus, vous me ferez un rapport séparé de ce qui se sera passé pour chacun d'eux. Il ne faudrait pas que cette opération traînât en longueur".
Telle est, d'après sa minute, la lettre, datée du 19 janvier et expédiée le 20 par Bigot de Préameneu au Préfet de la Marne qui avait trois Généraux sur son territoire. La même lettre fut adressée le même jour aux autres Préfets mêlés à cette affaire. Tous, à part celui de l'Yonne, font mention de cette lettre du 19 janvier dans les procès-verbaux dont il sera question plus bas.


Pour les Généraux déportés la lettre du Ministre allait être un évènement d'importance. Dix-sept mois s'étaient écoulés depuis le jour où ces religieux avaient quitté Rome pour Paris. Depuis seize mois ils étaient relégués en province. Dans leur isolement, que l'ignorance de la langue française rendait plus pénible, éprouvés par les rigueurs de deux hivers, ils n'aspiraient qu'à revoir le beau ciel de l'Italie. La lettre du Ministre allait changer l'orientation de leur vie. Elles ne promettait pas clairement la liberté, mais elle la laissait entrevoir aux Généraux qui se soumettraient ; par contre elle promettait une déportation plus lointaine et plus dure à ceux qui résisteraient aux volontés de l'Empereur.

 

Déportation de Pie VII à Savone


Pour plusieurs des Généraux la prestation du serment ne devait pas souffrir de très graves difficultés. Ils avaient sans doute à tenir compte de leur haute situation et des conséquences de leur exemple, notamment sur leurs propres sujets. Mais la lettre du Ministre ne leur dit-elle pas que leurs familles religieuses sont dissoutes, que beaucoup de religieux ont prêté le serment, et que plusieurs chefs d'Ordres en ont fait autant ?
Plus délicate et plus embarrassante c'était la situation des Généraux nés dans les États Pontificaux, et dont le souverain légitime était toujours le Pape. En 1808, lorsque Napoléon réunit au royaume d'Italie certaines provinces enlevées au Souverain Pontife, Pie VII avait défendu aux habitants de ces provinces de prêter serment. Il avait cependant accordé qu'en raison "de périls graves et imminents", ils pussent donner au nouveau gouvernement "satisfaction par une formule qui, se restreignant à une promesse de fidélité et d'obéissance passive, c'est-à-dire de soumission et de non opposition, en même temps qu'elle garantirait le repos public ... ne ferait tort ni à la justice ni à la religion ..."
En 1810, Pie VII, dépouillé du reste de ses États, prisonnier à Savone, trouva le moyen de faire parvenir à son peuple ses directives au sujet du serment. Mais il est peu probable, sans que cela soit impossible, que les Généraux déportés en France en aient eu connaissance. Ils se trouvaient en outre dans des circonstances tout à fait spéciales et pouvaient se croire, en raison des menaces de celui qui faisait trembler l'Europe, exposés à des "périls graves et imminents".


En disant aux Préfets de faire prêter le serment par les Généraux d'Ordres, le ministre des Cultes avait demandé que l'opération fût faite promptement. Il fut obéi. Le Préfet de la Meuse reçut la lettre du Ministre le 23 janvier ; le même jour il fit mander à son bureau le Général des Franciscains ; ce même jour 23 janvier, le général des Dominicains comparaissait devant le Préfet de l'Yonne, et celui des Théatins devant le Préfet de l'Aisne. Les autres furent appelés les jours suivants, de telle sorte qu'en moins de douze jours tous les Généraux avaient été invités à prêter serment.
Il nous reste à voir comment les choses se passèrent en cette occasion.

Le premier rapport arrivé au Ministre des Cultes fut celui du Préfet de l'Yonne, L.B. Delabergerie, sur son entrevue avec le Père Gaddi. Son récit ne ressemble pas à celui que le Père Mortier a cru pouvoir faire d'après un mémoire présenté en 1814 à Pie VII par quatre Dominicains.
D'après le Père Mortier, le Père Gaddi aurait été interrogé dès son arrivée à Auxerre. "Un gendarme l'accompagna jusqu'à cette ville et le remit, comme prisonnier de marque, entre les mains du Préfet.
"Celui-ci lui fit une seule question, et en latin, car le Père Gaddi ne comprenait pas le français : Serez-vous obéissant et fidèle au gouvernement ? Maître Gaddi répondit dans la même langue : Ces principes m'ont été enseignés dans mon éducation et me sont de plus en plus inspirés par la religion que je professe.
En somme, cette réponse était assez évasive, et Maître Gaddi se tirait ou croyait se tirer d'un mauvais pas par une déclaration de principe plus que par un acquiescement et surtout un serment de fidélité au gouvernement français ... Maître Gaddi demeura à Auxerre assez tranquillement pendant dix-huit mois ... Après dix-huit mois de séjour à Auxerre, Maître Gaddi put rentrer en Italie. Ciccognora (son neveu) ... obtint que son oncle fût transféré d'Auxerre à Milan".
Nous avons vu que le neveu n'obtint rien du tout. Par ailleurs rien n'autorise à supposer que le Père Gaddi ait été interrogé, de la manière ci-dessus rapportée, dès son arrivée à Auxerre. Cette interrogation se rapporte au serment qui ne lui fut demandé qu'en janvier 1811 et d'une autre manière.
Trop confiant dans l'exactitude d'un mémoire dicté par une piété filiale exagérée, le Père Mortier affirme et s'efforce d'établir que le Père Gaddi ne prêta pas serment de fidélité à l'Empereur. Très volontiers nous enregistrerions ce fait après lui, s'il était conforme à la vérité historique. Mais voici le rapport du Préfet et surtout le texte du serment signé de la main du Père Gaddi.
"J'ai l'honneur de vous adresser, écrit le Préfet au Ministre, le 23 janvier 1811, la prestation de serment de M. Gaddi, ex-général de l'Ordre des Dominicains. Dès la première proposition que je lui ai faite, il a désiré ajouter au mot constitutions : civiles, mais lui ayant représenté que je ne pouvais rien changer à la formule, il m'a demandé à délibérer, alors j'ai vu qu'il était nécessaire de lui faire de sérieuses représentations ; comme il n'entend et ne sait aucunement le français, j'ai tâché de lui bien expliquer son sort dans l'un ou l'autre cas ; il s'est décidé à souscrire la formule la plus courte, en me priant de n'en rien dire à personne, il m'a protesté de sa soumission à sa Majesté l'Empereur et Roi, et de son inébranlable résolution d'être étranger à toutes démarches qui seraient contraires à ses vues.
Je lui dois la justice qu'il se conduit sagement et mérite d'ailleurs par son grand âge la bienveillance de sa Majesté".
Voici le texte du serment prêté par le Père Gaddi : "Je jure obéissance aux Constitutions du royaume d'italie et fidélité à l'Empereur et Roi. Auxerre viginti tres januarii 1811 F. Pius Joseph Gaddi". C'est sa signature autographe.


Le même jour, 23 janvier 1811, le Préfet de la Meuse recevait le serment du Père Cervelli, Général des Franciscains et en dressait le procès-verbal. Cette pièce fut envoyée au ministre des Cultes le 6 février seulement. Ce jour là le Préfet adressa à Bigot de Préameneu son rapport sur les deux Généraux en surveillance dans son département. Du Père Cervelli il disait : "Cet ecclésiastique, déférant avec soumission à ce qui lui était demandé, a prêté le serment conformément à la 2e formule jointe à votre lettre. J'ai l'honneur d'adresser à V.E. une expédition du procès-verbal qui en a été dressé".
Dans ce procès-verbal il est dit expressément que le Père Cervelli résidait alors à Bar-le-Duc. Ayant reçu la lettre du Ministre le 23 janvier, le Préfet convoqua sans délai le Général des Franciscains, et "à midi" dressa le certificat suivant :
"S'est présenté par devant nous Préfet du département de la Meuse, en l'hôtel de la Préfecture, M. Jean Dominico Cervelli Montemagno dit (de son nom de religion) Hilaire, ex-général di minori observanti (sic), résidant à Bar-sur-Ornain, ensuite de l'invitation que nous lui avons faite pour prendre communication d'une lettre de son Excellence le Ministre des Cultes, du dix-neuf janvier présent mois, relative au serment exigé de tous les généraux d'Ordres religieux domiciliés dans le ci-devant État Romain et faire sa déclaration. Le dit sieur Montemagno ayant entendu la lecture de la lettre précitée a déclaré à l'instant que son intention était de se conformer à la volonté de sa Majesté l'Empereur et Roi, et en conséquence il a prêté le serment exigé, dans les termes suivants : "Je jure obéissance aux Constitutions de l'Empire et fidélité à l'Empereur".
Nous avons donné acte à M. Montemagno de la prestation par lui faite du serment ci-dessus et en avons fait dresser le présent procès-verbal par le secrétaire général, et a le comparant signé avec nous et le secrétaire général, signé : Hilaire Cervelli di Montemagno, ex-général, Cte Leclerc, Préfet, et Gillon, secrétaire général. Pour expédition : le secrétaire général de la Préfecture : Gillon.


Le Père Gualengo, général des Théatins prêta serment le 23 janvier, et le lendemain le Général des Servites, le Père Bentivegni, en fit autant. Ils étaient tous les deux en surveillance dans le département de l'Aisne. Le rapport du baron Malouet, Préfet de ce département, est du 24 janvier. Le Préfet déclare "qu'au premier mot que je leur ai fait entendre du serment de fidélité qu'ils devaient à l'Empereur et roi comme ses sujets, et que je les invitais à prononcer entre mes mains, ils ont professé de leur respect profond, de leur dévouement pour la personne de sa Majesté, ainsi que de l'obéissance qu'ils lui devaient. J'ai en conséquence, Monseigneur, l'honneur de vous adresser les formules de serment signés de ces deux ecclésiastiques.
Préfecture de l'Aisne, Cabinet du Préfet. Laon, le 23 janvier 1811, Serment prêté par M. Gualengo ancien général de l'Ordre des Théatins à Rome.
Je jure obéissance aux constitutions du royaume d'Italie et fidélité à l'Empereur et Roi. Alfonso Gualengo (autographe).
Préfecture de l'Aisne. Cabinet du Préfet. Laon le 24 janvier 1811. Serment prêté par M. Bentivegni ancien général de l'Ordre des Servites de Rome.
Je jure obéissance aux constitutions du royaume d'Italie et fidélité à l'Empereur et Roi. Louis Bentivegni (autographe)."


Devant le Préfet de la Marne, le Père Quarantotti, général des clercs Réguliers Mineurs, prêta le serment de fidélité le 27 janvier, et le Père Rossi, général des Somasques, en fit autant le 2 février. Le Préfet, baron de Jessaint, dans son rapport du 8 février dit simplement au Ministre : "J'ai l'honneur de transmettre à votre Excellence l'expédition du serment prêté par les chefs d'Ordres Quarantotti et Rossi en exécution de votre lettre du 19 janvier".
L'envoi est fait au moyen de copies conformes aux procès-verbaux dressés à cette occasion. Ces pièces sont identiques, sauf pour les dates et les noms des Généraux. Chacun de ceux-ci, "pour satisfaire aux ordres qui nous ont été transmis par son Excellence le Ministre des Cultes, a prêté le serment dont la teneur suit :
"Je jure et promets à Dieu par les saints Évangiles de garder obéissance et fidélité à l'Empereur. Je promets aussi de n'avoir aucune intelligence, de n'assister à aucun conseil, de n'entretenir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors qui soit contraire à la tranquillité publique. Et si dans mon diocèse ou ailleurs, j'apprends qu'il se trame quelque chose au préjudice de l'État, je le ferai connaître au Gouvernement".
Voilà une formule qui ne cadre guère avec la qualité et la situation des deux Généraux qui l'ont signée. Cette formule, une des deux envoyées par le Ministre au Préfet de la Marne, est celle du serment demandé par les autorités françaises aux évêques des États Romains.


Le Général des Carmes, le Père Ascensi, se présenta à la Préfecture des Ardennes, à Mézières, le 29 janvier, au matin. Le Baron Frain, Préfet, lui donna les explications nécessaires ; mais il ne réussit pas à lui faire prêter serment : le Père Ascensi demandait qu'une addition fût faite au texte proposé.
"Je n'ai donc pu recevoir celui (le serment) de M. Ascensi, écrivit, le même jour, le Préfet au Ministre. Cependant pour vous mettre à même de prendre une opinion à son égard, j'ai rédigé sa déclaration qu'il a signée et j'ai l'honneur de vous l'adresser ci-jointe en original".
Voici le passage important de cette déclaration : "M. Timothée-Marie Ascensi ... nous a observé ... que les serments qu'il a prêtés entre les mains du Pape s'opposaient à ce qu'il prêtât aujourd'hui purement et simplement celui qui lui est proposé ; en conséquence, M. Ascensi a déclaré que son attachement à sa Majesté l'Empereur et sa fidélité à son auguste personne ne seraient jamais équivoques, qu'il désirait pouvoir lui en donner des preuves, mais que sa conscience exigeait qu'il fit une addition à la seconde formule ; c'est pourquoi il n'a consenti à prêter le serment qu'en ces termes : "Je jure obéissance aux constitutions de l'Empire et fidélité à l'Empereur, dans toutes les choses qui ne seront pas contraires à la loi de Dieu et de l'Eglise".
Le Père Ascensi réintégra Vouziers ; et c'est là qu'après avoir résisté pendant plus d'un mois il finit par se rendre aux sollicitations du Sous-Préfet. Le 19 mars 1811, le ministre des Cultes en communiqua la nouvelle au Duc de Rovigo, ministre de la Police : "Le sieur Ascensi, ex-général des Carmes, qui avait refusé de prêter le serment, vient de remplir cette formalité. L'avis m'en est donné par le Sous-Préfet de Vouziers qui m'a adressé la formule du serment signée du sieur Ascensi ; je vais en faire mon rapport à Sa Majesté".


Le Père Fontana général des Barnabites, n'eut pas à prêter le serment. Il avait son compte, étant prisonnier à Vincennes depuis les premiers jours de janvier 1811. Toutefois le ministre des Cultes affirme, dans une lettre du 14 janvier de la même année, que le Père Fontana était disposé à prêter serment. Le Général lui-même le lui avait dit. Bien plus "ne voulant laisser aucun doute, il m'en a répété l'assurance par la lettre du 5 décembre, que je joins en original. Il y parle avec une sorte de mépris des gens du Pape et de la Cour de Rome ..."
Nous croyons, nous, que le Ministre s'est mépris sur le sens de cette lettre dont voici le passage visé par Bigot de Préameneu : "Quant au serment dont Votre Excellence a daigné de me prévenir, je ne voudrai pas m'être mal expliqué, comme il m'arrive en parlant français. J'ai voulu dire, et je répète, qu'ayant obtenu la grâce que j'implore instamment, de me rendre à ma patrie, qui est dans le royaume d'Italie, je n'aurai plus difficulté de prêter le serment, si la loix l'exigera, comme bon et fidèle sujet. Dégagé de l'actuelle situation, et m'étant retiré chez les miens, je ne pourrais plus être censé d'appartenir aux gens du Pape ni au clergé de Rome".
Où donc est le mépris dans cette dernière phrase ? Et le texte entier ne signifie-t-il pas simplement que le Père Fontana prêtera volontiers le serment quand il sera rendu en son pays, et qu'alors s'étant dégagé de ses différents emplois, il n'appartiendra plus ni au personnel du Pape ni au clergé de Rome ?

Il reste à dire qu'elle fut l'attitude des Pères Toni et de Bonis à l'égard du serment.


Le premier était en surveillance avec le Père Rossi à Sainte-Menehould, Marne ; le second à Montmédy, Meuse. Tous les deux étaient romains de naissance.


Le Préfet de la Marne n'indique pas, dans son rapport du 8 février 1811, le jour où le Général des Camilliens comparut devant lui ; mais il avoue n'avoir pas réussi à lui faire prêter serment. "Quant au Sieur Toni, déclare-t-il, je n'ai pu obtenir de lui le serment demandé ; il a motivé son refus sur ce qu'il était romain, et que le Pape avait défendu aux romains de prêter ce serment. J'ai combattu les objections mal fondées du Sieur Toni et j'ai cherché à fixer son attention sur l'acte de soumission dû par tous les sujets à leur souverain et sur ce que donnerait à penser dans cette circonstance un refus, et les suites fâcheuses qu'attirerait nécessairement une obstination aussi déraisonnable ; mais malgré mes observations et mes instances, je n'ai pu obtenir du Sieur Toni que des protestations de sa bonne conduite et de sa soumission aux lois de l'État".
Le Frère Tribuzi note lui aussi, mais avec satisfaction, le refus de son Général. "Nous fûmes, dit-il, appelés à Châlons-sur-Marne, pour prêter le serment, mais, par la grâce de Dieu, mon Père Général fut constant à le refuser."
Le Général des Conventuels ne fut pas convoqué à Bar-le-Duc, le Préfet de la Meuse ayant passé au Sous-Préfet de Montmédy l'ordre du Ministre des Cultes relatif au serment. Mais le rapport, fait au même Ministre le 6 février 1811, est du Préfet qui raconte ainsi les pourparlers entre le Sous-Préfet et le Père de Bonis.
"Le Sous-Préfet me mande que le 28 (janvier) il l'a fait venir près de lui, et après l'avoir instruit de l'obligation imposée à tous les ex-religieux (sic) d'Ordres monastiques, de prêter serment à Sa Majesté suivant l'une ou l'autre formule, il lui a fait part de la lettre de Votre Excellence ; mais que cet ecclésiastique après avoir bien réfléchi lui a répondu qu'il ne pouvait prêter serment. La poste laissant au Sous-Préfet un délai de deux jours pour m'informer de l'intention de M. de Bonis, il en a profité pour engager celui-ci à réfléchir de nouveau sur ce qu'on exigeait de lui, et lui a fait sentir les conséquences fâcheuses qui pourraient résulter de son refus. Le 30, M. de Bonis s'est présenté de nouveau devant le Sous-Préfet : il lui a dit qu'il était bien résolu de ne pas faire ce serment, que sa conscience ne le lui permettait pas ; il a ajouté qu'il prêterait bien celui de ne rien faire directement ou indirectement contre le Gouvernement ; et en effet il avait proposé au Sous-Préfet de recevoir sa soumission au gouvernement et son serment conformément à la déclaration ci-jointe, mais ce serment, différent des formules adressées par Votre Excellence, le Sous-Préfet n'a pas voulu le recevoir."
La déclaration jointe au procès-verbal du Préfet était rédigée en français. Le Père de Bonis natif de Rome "y affirme qu'il n'a pu prêter le serment demandé parce que, lié par un serment antérieur dont il n'a pas été dégagé, sa conscience ne lui a pas permis de le prêter tel qu'il était exigé, dans la crainte d'être condamné par la religion qu'il professe comme parjure ; mais que cette même religion et cette même conscience lui ont toujours commandé de ne rien faire directement ni indirectement contre le gouvernement établi." Il croit que sa conduite à Rome et à Montmédy le prouve. Il fait appel à la "magnanimité" de l'empereur qui ne saurait "désapprouver la conduite qu'a tenu un homme né romain, et qui est telle, sans doute, qu'il eût pu la désirer d'hommes nés français, dans des circonstances semblables". Il déclare "que sa conduite ultérieure prouvera, comme sa conduite passée, qu'un homme qui n'agit que d'après les principes d'une religion qui est celle du chef du gouvernement qui s'en est déclaré le protecteur, n'est pas un homme dangereux". Il termine en disant "qu'il fera toujours pour la prospérité de sa Majesté et de l'État qu'il gouverne les voeux les plus sincères."
Persuadé que le ministre des Cultes ne recevrait pas cette déclaration, puisque le Sous-Préfet avait déclaré qu'il ne l'enverrait pas, le Père de Bonis s'adressa directement à Bigot de Préameneu, et lui envoya, datée du 1er février 1811, une lettre en italien et une autre déclaration en français.


Le Général des Conventuels dit, dans sa lettre, avoir demandé au Sous-Préfet, à plusieurs reprises, et toujours en vain, d'envoyer sa déclaration au Ministre, et croit que sa demande était juste, raisonnable et nécessaire pour faire ressortir le motif qui l'empêchait de prêter le serment tel que formulé.
Dans sa déclaration, le Père de Bonis, rappelle d'abord son élection au Généralat, son serment au Pape à cette occasion, la réunion des États Romains à la France, sa venue à Paris et à Montmédy ; puis il fait remarquer sa résignation et sa soumission. Enfin, il arrive au serment : "Aujourd'hui, dit-il, le gouvernement exige de lui un serment qu'il croit que sa conscience ne lui permet pas de prêter sans être parjure à celui prêté à Sa Sainteté ; mais qu'incapable par son caractère et par les lois de la religion, de rien faire, ni directement, ni indirectement, contre le gouvernement établi, il est tout disposé à en prêter, comme il en prête dès à présent le serment, s'il est agréé par le Gouvernement."


Le Gouvernement n'agréa pas la proposition du Père de Bonis. Il essaya plutôt de le faire céder en le privant de secours pécuniaires, et en lui apprenant la décision prise par sept de ses collègues et en lui annonçant qu'il allait être déporté à Toulon, sans ajouter cependant si de ce port de mer il serait dirigé vers la Chine.


A tout cela le Père de Bonis crut bon de répondre, en écrivant une dernière fois au ministre des Cultes, le 8 avril 1811 une longue lettre en italien. En voici les passages importants.
"Puisque le Très Haut permet qu'après un long et pénible exil, et la privation depuis plusieurs mois des moyens de subsistance, je doive être conduit à Toulon, alors qu'on ne peut rien me reprocher ni contre sa Majesté ni contre le gouvernement, je baise la main qui me frappe et me soumets.
Toutefois je prie son Excellence d'être bien convaincue que si je n'ai pas prêté le serment en la forme demandée, c'est uniquement parce que je me trouvais déjà lié par un autre serment, auquel, Votre Excellence le sait bien, notre sainte religion me dit d'être fidèle si je ne veux être parjure.
Il est bien vrai que sept autres Généraux l'ont déjà prêté. Mais il ne m'appartient pas de rechercher quelles ont été en cela leurs raisons particulières, ni d'examiner si leur situation était en tous points semblables à la mienne. Il me suffit de savoir que chacun devant être jugé selon sa propre conscience et, non celle d'autrui, j'aurais trahi la mienne, si, par peur ou par respect humain, j'avais agi contre ses ordres".

Le 16 février 1811, Bigot de Préameneu fit connaître à Napoléon comment son ordre du 18 janvier avait été exécuté : six Généraux, à cette date, avaient prêté serment, deux étaient prêts à le faire moyennant certaines restrictions, un seul l'avait purement et simplement refusé. Par la même occasion, le ministre des Cultes proposa à l'Empereur de renvoyer dans leur pays les Généraux assermentés.
"Les sieurs Gualengo, Bentivegni et Gaddi sont nés dans le royaume d'Italie. Si Votre Majesté l'approuve, j'enverrai au Comte Marescalchi acte de leur serment, pour qu'ils soient renvoyés dans leur patrie et qu'il y soit pourvu à leur pension.
Le sieur Cervelli est Lucquois ; j'écrirai dans le même sens à son Altesse la Princesse de Lucques.
Les sieurs Quarantotti et Rossi, conformément aux décrets sur la liquidation et le payement des pensions devraient être renvoyés au lieu de leur naissance". La même mesure s'imposa pour le Père Ascensi quand, un mois plus tard, il eut prêté le serment.
Par décisions du 23 février et du 3 avril 1811, une somme de 11.330 francs fut allouée aux Généraux d'Ordres assermentés "pour frais de route et secours jusqu'au 22 juin 1811, jour où ils jouiront de la pension de 2.400 francs par an.


Huit généraux sur dix rentrèrent donc en Italie, les uns après les autres, sans cependant retrouver leur entière liberté. Leur exil était fini, mais ils seraient encore, même chez eux, sous la surveillance de la Police, dans des villes choisies par le gouvernement français.
C'est ainsi que le ministre des Cultes désigne au Père Gaddi la ville de Milan "pour y résider jusqu'à nouvel ordre du Gouvernement". Il s'y rendit muni d'un passeport délivré par le Préfet de l'Yonne, et n'arriva à destination sûrement pas en février, comme l'affirme le Père Mortier, puis qu'il ne quitta Auxerre que le mois suivant. Vers la fin de mars, il passait à Lyon.
En mars également, le Général des Franciscains put retourner en Italie. Dès le 1er de ce mois, le Préfet de la Meuse lui remit une lettre du ministre des Cultes relative à son départ. Le Père Cervelli crut devoir faire remarquer au Préfet que le secours pécuniaire mis à sa disposition pour le voyage était insuffisant. Le Préfet fit parvenir cette réclamation au ministre des Cultes le 6 mars, en lui écrivant que "le Sieur Montemario réclame une somme plus considérable pour se rendre à Milan". Le Père Cervelli est mort à Milan le 2 avril 1816.

Que les Généraux ne voulant pas prêter serment soient envoyés en Chine, avait dit l'Empereur. La Corse remplaça la Chine. Le 1er mars 1811, le ministre des Cultes pria son collègue de la Police de prendre les mesures nécessaires pour l'envoi à Toulon des Pères Ascensi, de Bonis et Toni. Le duc de Rovigo n'y manqua point. Le Père Ascensi ayant fini par se rendre, en prêtant serment, le ministre de la Police n'eut plus qu'à surveiller le départ des Pères de Bonis et Toni.


Le 24 mars le Père Toni quitta Sainte-Menehould pour se rendre à Toulon, muni d'un passeport délivré par le Préfet de la Marne. Le Frère Tribuzi était autorisé à suivre son Général. Ils arrivèrent à Toulon le 12 avril au soir.
A cette date le Père de Bonis était encore à Montmédy. Avis de son transfert à Toulon fut donné au Sous-Préfet de cette ville le 17 avril par la Préfecture de la Meuse. Le Père de Bonis se rendit à Bar-le-Duc le 25 avril ; il en reparti par "la diligence" le 1er mai pour Toulon, avec la faculté de s'arrêter à Lyon "le temps nécessaire pour se reposer des fatigues du voyage", à condition de se rapporter à la Police en arrivant dans cette ville. Arrivé le 9 mai, le Père de Bonis passa la journée du 10 à Lyon, en repartit le 11, et parvint à Toulon le 17 du même mois. Orioli, son compagnon, était demeuré à Montmédy.


A Toulon, le Père de Bonis fut reçu par Caillemer, Commissaire de Police, depuis plus de deux mois au courant des mesures prises par le Gouvernement. Le 25 mai le Père de Bonis, le Père Toni et son compagnon furent embarqués sur la flûte "La Caravane" prête à partir pour la Corse ; mais ils ne savaient pas encore où ils allaient ; le Commissaire de Police, auquel ils s'étaient adressés pour le savoir, n'avait pas voulu le leur dire. "Je leur ai répondu qu'ils l'apprendraient lorsque la flûte serait sous voiles, mais que je pouvais les assurer qu'ils n'auraient pas à se plaindre de leur sort". Les Généraux furent bientôt renseignés sur le lieu de leur exil, mais ils mirent du temps pour y arriver.

 

Bastia


Le Commissaire de Police de Toulon raconte ainsi les évènements qui suivirent : "Les vents ont été longtemps contraires ; les deux ex-généraux d'Ordres se sont trouvés incommodés à bord de la flûte, les officiers de santé ont certifié que la vie de l'un courait de grands dangers si on ne le faisait débarquer. Ils (les Généraux) avaient pénétré ... le secret que j'avais gardé jusqu'alors sur leur destination. Il était impossible qu'ils n'apprissent pas à bord que la flûte allait en Corse ... Puisqu'il fallait absolument qu'ils fussent débarqués ... j'ai pris le parti de leur faire donné une chambre à l'hospice, où ils ont été consignés. Ils y ont été traités et leur santé s'est rétablie. Je les ai fait conduire à bord de la flûte "La Caravane". Elle a mis à la voile, mais parvenue à la hauteur des îles d'Hyères, l'escadre anglaise l'a forcée de revenir mouiller sur la rade. Bientôt les sieurs Toni et de Bonis ont été repris du mal ; il a fallu encore les débarquer ; j'ai pris les mêmes précautions que la première fois. Une troisième fois ils ont été rembarqués ; le même obstacle s'est renouvelé, nouveau débarquement. Enfin ils ont été de nouveau embarqués et débarqués et ils se retrouvent à l'hospice".
Cet hospice était tenu par les Soeurs de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul. Frère Tribuzi, qui nous l'apprend, dit aussi que ces religieuses poussèrent leur dévouement jusqu'à prendre la responsabilité de leurs hôtes devant la Police.
Les Pères de Bonis et Toni et le Frère Tribuzi furent logés et nourris à l'hospice, pour la modique somme de un franc par jour chacun, jusqu'au moment où un embarquement définitif fut possible, c'est à dire pendant trois mois. A Sainte-Menehould, les Soeurs de Saint-Charles ayant appris où se trouvait le Général des Camilliens, lui envoyèrent douze louis. "Quelles soient à jamais bénies, s'écrie le Frère chroniqueur, les Soeurs de la Charité de toute la France".


Enfin, après des mois d'attente, les deux Généraux et le Frère Tribuzi furent mis à bord de la demi-galère de sa Majesté "La Bourguignonne", qui, dès l'instant que les Anglais ont cessé d'être mouillés (sic) dans la baie d'Hyères, a mis à la voile". Telle est la nouvelle que Caillemer mandait au ministre de la Police le 11 septembre 1811. Il ajoutait : "Votre Excellence peut regarder comme certain que les sieurs de Bonis et Toni sont maintenant en Corse".
Caillemer basait son appréciation sur la durée moyenne de ces voyages ; mais le petit navire, qui était fort incommode et peuplé de rats (A Bastia, le capitaine fit désinfecter le navire. Passèrent de vie à trépas plus de deux cents rats, affirme Tribuzi), mit vingt jours pour atteindre la Corse ; aucun vent favorable ne soufflait, on n'avançait qu'à force de rames.
"La Bourguignonne" atteignit enfin le port de Bastia. Tout alla bien dans cette ville, pendant neuf mois, pour les deux Généraux déportés. Alors arriva de Paris l'ordre d'exiger une fois encore le serment. Les deux Généraux refusèrent de le prêter ; on les enferma dans la forteresse. Le Père Toni y tomba malade ; l'exercice lui était indispensable, ainsi que le déclara le médecin. Le Commandant de la place permit alors aux deux Généraux d'habiter une maison privée où deux braves femmes et leur frère, tous trois avancés en âge, les assistèrent avec empressement et charité, moyennant une pension quotidienne de deux francs cinquante centimes par personne.
Le Frère Tribuzi, ne recevant aucun secours du Gouvernement, ne pouvant pas non plus compter sur son Général dont la pension n'était pas suffisante pour deux, et d'ailleurs ne jouissant pas d'une bonne santé, retourna bientôt dans son pays.


Quant aux deux Généraux déportés en Corse en 1811, nous les y retrouvons en 1813. L'heure de leur délivrance arriva quand eut sonné pour Napoléon l'heure de l'expiation.

FR. ODORIC - M. JOUVE
1900

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Commentaires
S
Merci beaucoup pour toutes ces informations complémentaires. <br /> <br /> Pour citer mon travail : l'important est surtout de citer les auteurs (que l'on trouve à la fin du texte) et puis ajouter "La Maraîchine Normande" ou simplement le lien correspondant à ce texte.<br /> <br /> Merci encore pour votre intérêt pour mon modeste blog.<br /> <br /> Cordialement.<br /> <br /> Nadine
Répondre
J
Je vous remercie pour les informations sur la déportation des généraux des ordres par Napoléon. Historien, je travaille sur la période et dépouille actuellement les fonds de police des AD 55. (71 M 2) <br /> <br /> <br /> <br /> Je vous confirme que le père Hario Cervelli de Montemagno n'a pas séjourné à Commercy mais à Bar-le-Duc (Bar-sur-Ornain). Le 23 janvier 1811, il prête serment à Napoléon devant le préfet comte Leclerc. Il reste à Bar de septembre 1809 au printemps 181Il obtient un passeport pour retourner en Italie entre fin janvier et juin 1811.<br /> <br /> <br /> <br /> Le père de Bonis séjourne à Montmédy mais les archives de la sous préfecture ont brûlé en 1870 (et non Commercy).<br /> <br /> <br /> <br /> A Montmédy, dans la citadelle, sont enfermés les prêtres et les moines espagnols, faits également peu connus. AD 55 71 M 1<br /> <br /> Comment citer votre travail ? <br /> <br /> <br /> <br /> Merci Bien cordialement
Répondre
S
Merci infiniment Monsieur le Comte pour ses informations très précieuses et qui m'ont beaucoup intéressée.<br /> <br /> Cordialement.<br /> <br /> Shenandoah.
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C
Au sujet de la déportation de prêtres en Corse, et plusparticulièrement à Bastia, le nombre des prêtres et prélats romains assignés en résidence pour ne pas avoir prêté serment est de 427, du simple prêtre à de hauts prélats...En remerciement pour l'accueil que la population corse fît à ces éxilés, le pape Pie VII concéda à la ville de Bastia le privilège insigne de posséder une Scala Santa,escalier saint (lien photo: http://www.google.fr/imgres?imgurl=http%3A%2F%2Fkyrnet.online.fr%2Fimages%2Fj%2Fbastia-monserato.jpg&imgrefurl=http%3A%2F%2Fkyrnet.online.fr%2Fphotos%2Fphoto-227.html&h=603&w=858&tbnid=a82wGOevasxXtM%3A&zoom=1&docid=GwwYjOw0d1WZ4M&ei=fk2EU-6AAsqw0QW4voCYCQ&tbm=isch&client=firefox-a&iact=rc&uact=3&dur=396&page=1&start=0&ndsp=44&ved=0CGEQrQMwAw ) qui se gravit à genoux une fois l'an lors de la fête de l'oratoire.Réplique de celle de Rome, elle jouit des mêmes privilèges. Ainsi, tout fidèle gravissant ses marches à genoux dans un véritable esprit de contrition se verra absout de ses fautes.Le jour de sa fête, le 12 mai , de nombreux pélerins viennent gravir à genoux les marches de l'escalier Saint ( Scala Santa) pour se recueillir devant l'autel-reliquaire qui contient des restes des Saints : Pancrace, Domitille, Nérée et Achille.<br /> <br /> La Vierge de Monserrat partage avec les Saints cités le patronage de l'édifice. La Scala Santa, c'est-à-dire en italien le « Saint Escalier », est dans la tradition chrétienne, celui du prétoire de Jérusalem gravi par Jésus lors de son jugement par Ponce Pilate qui décida de sa crucifixion. Le plus célèbre est situé à proximité de la Basilique Saint-Jean-de-Latran à Rome.<br /> <br /> Un lecteur de votre blogue<br /> <br /> Comte Charles-Marie de la Rocca
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La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
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