PAYS BASQUE - PERKAIN, HÉROS DU JEU DE BALLE ET DE LA FOI
PERKAIN - HÉROS DU JEU DE BALLE ET DE LA FOI.
Au pied du mont d'Araïn et de l'Artza, sur le bord de la Nive, qui gronde et bondit en torrent, en cet endroit, à cause des rochers tombés et amoncelés qui lui font obstacle, s'élève le village d'Itxassou. Ce village, situé à peu de distance de la Navarre espagnol, comprenait, en 1788, environ 1.800 habitants, et sur ce nombre 1.120 faisant partie du Tiers-Ordre de Saint-François, - c'est-à-dire tous les adultes.
La population était donc essentiellement chrétienne : le curé en était l'âme et le père ; il menait vie commune avec ses ouailles, qui ne pensaient que par lui. On comprend, dès lors, que l'oeuvre impie de la Révolution, ait, cinq ans plus tard, excité tant de répugnance et d'horreur dans ces âmes si profondément chrétiennes, et que, ne pouvant corrompre ces paysans à la foi robuste, les jacobins aient pris le parti de les persécuter et de les déporter.
Ces hommes fiers et droits, aussi constants dans leurs efforts pour s'affranchir d'un joug impie que fidèles dans leurs promesses, ne purent abandonner leur foi au moment du danger. Natures indomptables, énergiques, ils protestèrent contre la constitution civile du clergé et contre les prêtres jureurs. Ils firent dresser une potence devant le porche de l'église avec menace d'y pendre le curé intrus, s'il osait en franchir le seuil. Aussi, le 3 mars 1794, un arrêté des conventionnels Pinet et Cavaignac ordonna la déportation à l'intérieur des habitants des communes infâmes de Sare, d'Itxassou et d'Ascaïn. Itxassou fut donc voué au pillage et ses habitants emprisonnés ou déportés, ou encore conduits à Bayonne, où fonctionnaient le tribunal révolutionnaire et la guillotine. Quelques-uns furent exécutés, d'autres ne durent leur salut qu'à leur fuite en Espagne. Le curé Subiburu lui-même, cédant aux instances de l'ancien curé qui vivait dans la même paroisse, s'en alla, confiant à ce dernier sa charge pastorale au milieu de la Tourmente.
Or, il y avait à Itxassou un trésor que convoitaient les bandits à la solde de la convention ou Club d'Ustaritz ; ce trésor, d'après les indications très précises que m'a fait parvenir M. Dop, le curé actuel, comprend : une grande et belle croix de procession, un ostensoir aux vastes dimensions, un calice et un ciboire, le tout en vermeil et enrichi de pierres précieuses. Ce trésor remonte à l'an 1640 et fut offert à l'église de sa paroisse par Pierre Etchegaray qui avait réalisé une fortune considérable en Amérique, puis était venu mourir à Séville (en Espagne) en 1645.
Au moment de la Terreur, et avant de quitter sa paroisse, le curé confia ce trésor à Dominique Iharour, instituteur, qui remplissait en ce moment les fonctions de sacristain ; mais celui-ci, déjà très vieux, et frappé par la maladie, sentant sa fin prochaine, appela son fils Pierre auprès de son lit, et lui fit jurer devant Dieu qu'il ne livrerait jamais le trésor sacré dont il était dépositaire. Sur l'assurance et le serment qu'il en reçut, il rendit son âme en paix.
Pierre Iharour, désormais gardien du trésor, fut fidèle à sa promesse. Ni présents, ni menaces ne purent jamais lui faire révéler le secret qu'il gardait. En vain la Convention d'Ustaritz envoya son commissaire chargé d'exercer les plus grandes rigueurs sur le village et ses habitants. En vain elle excita aux plus cruelles représailles les malfaiteurs dont elle approuvait les déprédations et les pillages. Il s'était formé, dit M. Dop, dans cette commune, une bande de brigands, sous la dénomination de l'Escadre de Mandrin. Ces brigands, sous prétexte de se venger de certains outrages, dévalisèrent un grand nombre d'habitations d'Itxassou et des environs. Ils commirent des meurtres.
Le commissaire de la convention d'Ustaritz, profitant de ce concours aussi précieux qu'inattendu, voulut s'en servir pour découvrir le trésor sacré de l'église et s'en emparer. Ayant appris qu'il était caché dans la maison d'Iharour, l'instituteur, il s'y rendit incontinent avec l'Escadre de Mandrin. Là, aidé de ses bandits, il saisit Pierre Iharour, et lui mettant les pieds sur le feu, il voulut l'obliger à déclarer où étaient enfermés les vases sacrés. Pierre Iharour subit la question avec une fermeté admirable, et se laissa brûler les pieds plutôt que de livrer le trésor commis à sa foi.
A la même époque vivait un célèbre joueur de balle, Perkain, dont la vaillance et la droiture égalaient la force et l'adresse. Ce Perkain, étudiait au séminaire, lorsque, tenté par la balle, qu'il aimait avec passion, et aussi peut-être par scrupule de conscience, il laissa l'autel pour la place du Jeu de Paume. La balle, qui développa la vigueur de ses membres, n'enleva rien à l'ardeur de sa foi. Pendant la période sanglante de la persécution, il fut le bras vengeur des faibles et des prêtres, quelques-uns, ses anciens camarades au jeu de balle. Il méprisait et bravait ces persécuteurs, et ne cachait jamais ses sentiments contre le nouvel ordre des choses. Son courage à défendre sa foi et aussi quelques coups de makila qu'il avait distribués sur les mandataires de la convention, pour sauver ses amis, l'avaient désigné aux rigueurs du tribunal de Bayonne, qui le fit rechercher pour le mettre à mort, et offrit une somme considérable à celui qui s'en emparerait.
Après Dieu et sa famille, ce que le Basque aime le plus au monde, c'est sa balle. Il sacrifierait ses plaisirs et ses aises pour en jouer sur la place.
La passion des Eskualdunaks pour ce jeu vraiment royal est telle que même en ces temps où chacun n'était attentif qu'à sauvegarder sa vie, ils s'y livraient avec entrain. Ni menaces, ni troupes armées ne les pouvaient retenir. Tandis qu'on se battait dans la gorge étroite, entre deux plis de montagnes, là-bas l'immense place retentissait de bravos, d'applaudissements, d'irrintzina (long cri que les Basques poussent d'une seul haleine).
Il y avait alors trois rois du jeu de paume qui tenaient le haut dans l'amour et le culte du peuple Escuarien ; c'étaient Curutchet, d'Azance et Perkain. Perkain surtout avait une vigueur et une justesse de coup d'oeil qui ne craignaient aucune surprise. Il était grand et bien fait, d'une souplesse et d'une agilité qui lui faisaient atteindre d'un bond et d'une course rapide les balles les plus fuyantes. Il sommeillait depuis quelque temps, comme un lion au repos dans son antre, lorsque Curutchet son rival annonça une partie aux Aldudes. Perkain se dresse aussitôt, fièrement cambré sur ses jambes, et relève le défi. Malgré la mort suspendue sur sa tête, armé de son makila, sa veste sur l'épaule, et son béret bleu un peu sur l'oreille gauche, il court à travers les montagnes, accompagné de ses amis qui ne voulurent pas le laisser seul en ce pressant danger. Le cerf et le daim poursuivis par les chasseurs ne sont pas plus alertes et plus dégagés dans leurs élans, que n'étaient ces jeunes gens sur les rochers, dans les ravins profonds, et sur les sentiers abrupts. Ils gagnèrent rapidement et sans être vus la vallée étroite et rocheuse du Pas de Roland ; car ils avaient arrêté en chemin, de s'aller reposer un instant, chez un ami qui leur donnerait bon vivre et bon couvert à Itxassou.
A peine furent-ils entrés dans le village si coquettement reposé aux pieds des fiers sommets du mont d'Arraïn et de l'Artza, ils virent une foule anxieuse et avide autour de la maison du sacristain, et des gens armés qui allaient et venaient en tous sens, coiffés de bonnets phrygiens. S'étant enquis de ce qui se passait, ils apprirent que le district d'Ustaritz avait envoyé des commissaires chargés de s'emparer des vases sacrés en or qui forment encore le trésor de la petite église. Le sacristain qui savait sans doute, ce qu'on avait fait de la chapelle de Louis XIV enlevée à Donibané (nom basque de Saint-Jean-de-Luz), fondue et transformée en effigie de la liberté, les tenait cachés avec soin dans le mur, derrière l'âtre de son foyer. Les commissaires eurent beau chercher, fouiller tous les coins et recoins de la maison du brave serviteur de l'autel, ils ne purent assouvir la cupidité sacrilège de la Convention.
A bout de leurs recherches leur fureur était à son comble. Les promesses les plus alléchantes, les menaces les plus dures et les plus terribles auxquelles ils eurent recours, ne purent fléchir l'énergique silence du sacristain qui se refusait à leur répondre. Enfin l'inutilité de leurs prières allumant davantage leur colère, ils en vinrent aux vieilles tortures du moyen-âge. Eux les représentants d'un régime, qui n'a pas assez de cris pour maudire les usages barbares des temps anciens, soumirent le sacristain à la question. Le feu pétillait dans l'âtre derrière lequel étaient cachés les vases de l'autel : les flammes vives montaient et léchaient le mur noirci. Il les avait entretenues tout le jour avec un chaudron dessus pour mieux couvrir son secret, et maintenant elles allaient servir à son supplice. Ce que son industrie avait imaginé pour mettre à couvert les objets que vénérait sa foi, devenait ainsi l'instrument cruel qui la devait faire éclater dans la souffrance.
Déjà, on l'avait frappé au visage, on lui avait lié les jambes l'une contre l'autre, et on lui tenait les pieds sur le brasier ardent ; et la figure du martyr demeurait impassible.
Il n'avait qu'à indiquer du doigt, là, devant lui, le lieu où étaient cachés les objets de leurs convoitises pour voir la fin de ses tourments ; mais son courage et sa foi le mettant au-dessus de ses souffrances, il envisageait la mort, comme sa seule délivrance, et le ciel comme son unique lieu de repos. La lueur blafarde des flammes qui montaient, empourprait son visage que les convulsions de la douleur avaient démesurément allongé. Ses yeux fixés dans le vague semblaient déjà tourner dans leur orbite. Tout à coup, Perkain, donnant de l'épaule à droite et à gauche, perce la foule compacte au foyer du sacristain. Les commissaires sont bousculés, sans se rendre compte d'où leur vient la poussée vigoureuse. Perkain bondit et saisit à la gorge celui dont la figure féroce interrogeait le martyr au milieu de ses tortures : il lui assène un coup formidable et l'étend sur le sol avant même que les gens aient pu se rendre compte de ce qui se passait.
Assommer les commissaires et emporter le vaillant sacristain fut l'affaire d'un instant. Enhardis par leur exemple, les spectateurs prennent parti pour eux, et les aident à prodiguer au malheureux les soins que réclamait son état, puis les deux voyageurs reprennent leur course interrompue. "Advienne que pourra maintenant, disait Perkain. Si j'ai compromis mes jours, c'est pour la justice et pour le droit ; celui qui succombe en défendant le juste opprimé est un martyr comme lui". En parlant ainsi, nos gaillards pèlerins cheminaient d'une âme allègre sur les pentes, les plus rapides. Ils se sentaient plus dégagés, plus alertes depuis leur noble conduite d'Itxassou.
Tout leur paraissait plus riant plus gai. Le ciel était d'un azur sans tâche : aucun nuage n'en ternissait l'éclat. Le soleil sans voile dardait ses rayons d'or sur les eaux qu'on voyait sourdre sous leurs pas du flanc de la montagne, et qui scintillaient sur la roche muette comme des perles cristallines. Dans les prairies et les vallons qui se déroulaient sous leurs yeux, les troupeaux avaient des bondissements joyeux. Les oiseaux gazouillaient ; les fleurs embaumaient, et d'un champ à l'autre, les pâtres et les bergers se répondaient en chantant. ...
"Voilà les Aldudes, nous sommes arrivés ! - Que de monde ! la place en est toute noire !" En effet, plus de six mille personnes attendaient Perkain, les regards tournés vers la frontière d'Espagne. Curutchet et d'Azance, qui l'avaient reconnu les premiers, vinrent au-devant de lui, tandis que la foule frémissante d'allégresse poussait des cris de bienvenue, se mouvait en tous les sens, comme une mer houleuse dont les flots s'écartent et montent. Les uns bondissaient de joie sur les gradins et les murs de la place, les autres jetaient en l'air leurs bérets et leurs bras, et tous témoignaient de quelque manière leur contentement. On n'entendait de toutes parts, de la place, des croisées garnies de gens, des routes qui portaient le flot grossissant que l'acclamation unanime : "Biba Perkain ! Biba Perkain ! Puis, tout à coup, comme à un signal donné, chacun gagne sa place sur les degrés élevés en amphithéâtre tout autour, sur les cheminées, sur les toits des maisons, sur les murs voisins, sur les arbres, pour voir la grande partie. Le jeu de paume, tout à l'heure envahi et noir de monde, est libre, la terre en est nette et nue. Perkain y paraît et l'emplit à lui seul de son regard et de ses belles épaules. Curutchet, d'Azance et les autres champions l'entourent : ils tiennent conseil et choisissent les juges qui doivent trancher les différends du jeu. Les joueurs, graves, recueillis, vont et viennent le long de la place. Leurs légères culottes retenues par une ceinture rouge, leurs bas de soie noués par des rubans, leurs espadrilles attachées aux jarrets, par des lacets bleus et roses, leurs chemises de fin lin dont le col déboutonné laisse voir des poitrines larges et velues, leur donnent une allure alerte et dégagée.
Ils sont si peu tenus aux reins et à toutes les jointures qu'on s'attend à les voir parcourir la place en quelques bonds. Ils ne tiennent presque pas au sol qu'ils foulent de leur pieds, tant ils ont l'air agile. Déjà Perkain et tous ses compagnons ont armé leur main droite du gantelet de cuir et essayent les balles. Voici que l'heure sonne à l'horloge de l'église : le silence se fait, Curutchet jette en l'air un écu pour le choix du camp ; pile ou face, et Perkain va au mur du rebot, tandis que son adversaire court se placer à l'autre extrémité, environ à quatre-vingt mètres. La place est partagée en deux camps par le milieu. Perkain et ses compagnons défendent au début, la partie du mur de rebot contre lequel on dirige la balle. Curutchet et ses compagnons forment le camp de l'attaque. D'Azance qui est de ces derniers, s'avance dans le camp adverse à trente pas de Perkain. Il a sa main droite nue ; car le premier but doit être donné sans gantelet. Les deux camps opposés offrent l'image de deux triangles, et le sommet de l'un, c'est Perkain ; de l'autre c'est Curutchet. Les champions qui vont s'écartant ensuite de distance en distance, sont les côtés de l'angle principal occupé par les rois du jeu. Les rechasseurs, qui se trouvent en deçà et en delà de la limite des deux camps, ferment l'angle et achèvent ainsi le triangle de part et d'autre.
D'Azance qui est avec Curutchet, s'introduit donc dans le camp ennemi à quelques pas de Perkain qui l'attend. Il fait bondir la balle. Yo ! s'écrie-t-il, et il la lance de façon que touchant l'arête du mur, elle ne bondisse pas, qu'elle glisse au contraire à terre sans que Perkain la puisse prendre : mais ce coup est fort rare. Pour peu que la balle bondisse, Perkain la saisit de son gantelet, et la lance d'une main sûre et vigoureuse à Curutchet qui l'attend, le bras en l'air, à l'autre extrémité de la place pour la lui renvoyer.
La pelote monte haut, si haut qu'elle échappe presque à la vue, et décrivant une majestueuse parabole, elle descend à Curutchet, pour revenir à Perkain, qui se joue à lui faire parcourir l'espace. Tous les regards suivent la balle avec anxiété, et chacun, l'haleine en suspens, s'apprête à jeter des bravos enthousiastes sur celui des deux adversaires dont l'adresse aura surpris celle de l'autre. Tout à coup, Perkain change de tactique : d'un mouvement brusque et inattendu il précipite la pelote sur d'Azance, qui, ayant reprit son gantelet, était allé se mettre devant Curutchet. D'Azance la lui renvoie de même ; deux coups formidables s'échangent, et la balle reste dans le camp de Curutchet. Alors tout le monde se lève ; les applaudissements éclatent de toutes parts. On saute, on trépigne et l'on ne cesse de crier : "Biba Perkain ! Biba Perkain !" Les paris se croisent, les enjeux redoublent. "Cent livres contre vingt !" s'écrie l'un. "Deux cents !" répond l'autre, et sur la place tombe une pluie d'or et d'argent que le premier venu ramasse et garde en dépôt. Quelques points se font ainsi, et Perkain prend l'avance sur ses adversaires, provoquant sans cesse l'admiration des spectateurs.
Une fois seulement d'Azance arrive à le surprendre, lui mettant, comme on dit, la balle à pic, contre un mur, de manière qu'elle lui revienne à fleur de terre, sans bondissement. Il n'est point de joueur, pour si habile qu'il soit, qui puisse saisir une balle lui venant ainsi, à moins qu'il ne la ramasse parterre, ce qui n'est admis dans aucun cas. Les Paso, et les Chasses se succèdent ; le jeu continue avec des chances diverses ; le crieur des points chante les quintzé, puis les trente, les quarante, et le jeu. De temps en temps, quand le jeu s'égalise, il fait en chantonnant Kintzenada Jaunak ! Curutchet et d'Azance ont leurs beaux succès et leurs bravos, mais Perkain est vraiment le roi de la place. Un coup douteux porté sur les limites qu'il ne faut point franchir, ou qu'il faut dépasser dans le mur, ou sur le sol, fait-il crier : falta ! aussitôt, sans protestation, sans murmure, les juges s'avancent sur le milieu et tiennent conseil.
Pendant qu'ils délibèrent on porte aux joueurs altérés un peu d'eau rougie ou de cidre, Pitarra. Puis les juges s'écartent : ils ont décidé. Ona : elle est bonne. ainsi se continuait la partie en alternatives d'enthousiasme frénétique et de silence anxieux et recueilli, lorsqu'un bruit insolite d'armes et de troupes vint troubler un des plus beaux coups de Perkain. Sur les toitures, sur les gradins de l'amphithéâtre, les hommes se dressèrent aussitôt pour voir de quoi il retournait. C'étaient les commissaires et les gendarmes envoyés par le district d'Ustaritz pour s'emparer de Perkain et de son ami. Les spectateurs ignoraient encore leur dessein ; mais comme les commissaires s'avançaient au milieu de la place, ils comprirent le danger qui menaçait Perkain. Fuera ! vocifère avec furie une voix. Fuera ! répètent avec rage six mille autres voix ; et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, tous font irruption sur la place, brandissent leurs makila ; ils saisissent les commissaires et leur suite : ils les jettent hors de l'enceinte du jeu. La troupe armée ne voulut point engager une lutte inégale avec une masse d'hommes si montés et si résolus. Force lui fut de se retirer et d'attendre en silence la fin de la partie, car tandis qu'elle reprenait, ces braves Eskualdunaks surveillaient de leurs regards les envoyés de la Convention et les menaçaient de leurs makila. Cependant, Perkain, qui voit ses jours en danger, ne trahit aucune émotion : il continue ses plus beaux coups comme si de rien n'était, et lorsque l'horloge encore respectée de l'église des Aldudes sonne midi, il se découvre noblement, et au son de l'Angelus, jette à la face de ses ennemis qui le guettent un immense signe de croix. Tous les Eskualdunaks se lèvent et suivent son exemple.
Après cette magistrale bravade et ce loyal défi, Perkain poursuivit son jeu. Ces derniers points furent les plus beaux. On vit la balle décrire pendant près d'un quart d'heure ses gracieuses paraboles, de Perkain à Curutchet, de Curutchet à Perkain. Les deux rois se jouaient sur la fin et faisaient traîner le point sur le silence et l'anxiété des spectateurs qui suivaient la balle, l'haleine en suspens et les yeux ravis. Tout à coup, Perkain prend son élan ; on voit qu'il ramasse toute sa vigueur pour un effort suprême, il saisit la balle, la lance horizontalement sur le chef des commissaires qui s'approchait au milieu de la place. Il le frappe avec une telle violence qu'il en a la figure tournée et qu'il tombe à la renverse et sans vie. Partida Jaunak ! (La partie, Messieurs.) s'écrie le crieur des points, et le triomphe est complet. L'enthousiasme est à son comble. Ce n'est pas la joie qui éclate, c'est le délire. On ne sait point comment témoigner au vainqueur l'admiration et l'allégresse débordante. Les cris ne suffisent pas, il faut des chansons : on chante, on fait le coup de feu ou, pour mieux dire, le coup de makila. On se précipite vers Perkain pour le porter sur les épaules et le proclamer invincible. Vous pensez combien peu cette foule ainsi enivrée était disposée à se laisser enlever le roi de la place par de vulgaires envoyés d'Ustaritz. Mille poitrines et autant de makila lui servent de rempart, deux mille font bonne garde autour de ses flancs, et trois mille protègent ses derrières. Sous cette escorte, il est conduit à l'hôtellerie, où l'attendaient Curutchet et d'Azance pour le dîner, puis, jusqu'à la frontière d'Espagne.
Les envoyés de la Convention tentèrent bien de s'emparer de lui mais quelques coups de bâton vigoureux et les menaces qui tendaient aux derniers excès, retournèrent leurs desseins et leur firent abandonner la partie. Ils furent réduits à l'accompagner eux-mêmes jusqu'à ce qu'il s'engageât librement dans la noble vallée de Baztan.
PERKAIN
Drame sous la Terreur
et dans le pays Basque
Pierre Harispe
1903