JULLIOT
CURÉ RÉFRACTAIRE DE SAINTE-SAVINE-LES-TROYES

Dans la longue théorie de ces insermentés qui prirent le triste chemin de l'exil, un prêtre d'une quarantaine d'années se faisait remarquer par son intransigeance, son fanatisme, comme l'on disait alors. Nous avons nommé François-Pierre Julliot, curé de Sainte-Savine.

 

EGLISE DE SAINTE SAVINE


Né à Troyes (paroisse Saint-Pantaléon) le 19 août 1753, du mariage de François-Pierre Julliot, marchand tapissier, et de Catherine Delarothière, il avait été baptisé le même jour, suivant la coutume de l'époque, précisément par Sibille, le futur évêque schismatique du département de l'Aube, et avait reçu les mêmes prénoms que son père.
Entré dans les ordres, chapelain de Saint-Quentin en l'église collégiale Saint-Etienne de Troyes, il succéda dans la cure de Sainte-Savine au docte Courtalon, mort le 27 octobre 1786.

 

acte de naissance Julliot


C'est dans cette paroisse que la Révolution et la Constitution civile du Clergé le trouvèrent. A l'une et à l'autre, il montra une hostilité farouche. Adversaire intraitable de l'Assemblée constituante, il refusa constamment, - lui-même s'en fait gloire, - de donner lecture au prône de ses décrets, mais, en revanche, il fit "des sorties fréquentes contre ses entreprises antichrétiennes et antimonarchiques ..."


Une attitude aussi nettement contre-révolutionnaire n'avait pas laissé que de lui causer certains ennuis. Ainsi, au mois de juin 1790, lors de la tenue des assemblées primaires pour l'élection des différents corps administratifs, il avait cru prudent de n'y point paraître, dans la crainte "de s'y voir maltraiter par ses propres paroissiens" ; même, il s'absenta. "Les menaces réitérées qu'on vint faire à sa maison presbytériale de l'avoir mort ou vif, celles du pillage de tout son mobilier, menaces dont on eut soin de le faire instruire au lieu de sa retraite, lui firent prendre le sage parti de s'adresser à M. le commandant-général des troupes pour le roi et à M. le commandant d'un détachement du régiment de Vigier-Suisse en garnison à Troyes, qui, l'un et l'autre, s'empressèrent à tenir des piquets tout prêts pour résister à la faction, qui n'en fut pas plus tôt instruite qu'elle se désista de ses projets."


Vint le jour de prêter serment. Julliot s'y refusa purement et simplement, et, craignant qu'on ne lui fit violence à ce sujet, il fit, comme il le dit lui-même, "une légère disparition". De son refus et de son absence momentanée, il donna aux officiers municipaux de Sainte-Savine l'explication suivante qu'il nous faut reproduire :

"Fidèle, à ce que je crois, à un des principaux articles du contrat passé entre Dieu, vous et moi, lors de ma prise de possession de cette paroisse que Dieu a daigné confier à mes soins, l'article de la résidence, il ne m'a rien moins fallu que des raisons irrécusables pour autoriser quelques absences momentanées que je me suis toujours fait un devoir de soumettre au jugement de mes paroissiens. Je vous dois, d'une manière toute particulière, un compte exact des motifs qui me déterminent, malgré moi, à ne pas paraître pour le moment au milieu de vous.
Aujourd'hui, vous le savez, est le jour déterminé pour recevoir de moi le serment décrété par l'Assemblée nationale et sanctionné par le Roi ; instruits comme vous l'êtes de l'invincible répugnance qu'éprouve ma conscience à se prêter à ce serment, je vous ai prévenus de ma disposition à le refuser purement et simplement, et je croyais que tout devait se terminer là ; mais, averti depuis par des personnes dignes de foi que quelques-uns de ces êtres que je ne soupçonne pas parmi vous, ennemis de la paix et du bon ordre, se préparaient à profaner le temple et les autels par des propos ou des actions également contraires à la sainteté du lieu et à celle des augustes mystères qu'on y traite, j'ai cru que la prudence autant que la gloire de Dieu exigeaient de moi une légère disparition.
Vous me rendrez cette justice de ne pas caractériser de lâcheté un acte qui, de ma part, vous met autant que moi à l'abri de toute espèce de trouble et d'inquiétude. Grâces à Dieu, le sacrifice de ma vie est fait depuis longtemps, et ce sacrifice ne me sera jamais plus glorieux que lorsqu'il sera le témoignage de mon attachement inviolable aux grands principes sur lesquels pose tout l'édifice de notre sainte religion. L'évangile de Jésus-Christ, qui m'apprend à ne pas rougir de lui devant les hommes, m'enjoint aussi de fuir dans un autre pays, quand je suis persécuté dans le mien.
Personne n'est plus à portée que vous de juger de toute l'étendue de mon patriotisme, de tout mon dévouement à la chose publique. Je n'ai pas encore regretté le modique revenu qui m'a suffi jusqu'ici et dont je ne jouis plus, je ne regrette que de ne pouvoir plus être utile à ceux de mes frères souffrants avec lesquels je partageais les choses de première nécessité. Content de la pauvreté de Jésus-Christ, je tiendrai à honneur de ressembler à ce grand modèle et de suivre pas à pas un Dieu dépouillé pour moi. Fidèle à la loi qui m'interdit la perception du casuel, vous avez dû être édifiés de l'empressement avec lequel j'ai refusé la juste rétribution ci-devant attachée à mes fonctions. Vous ne pouvez donc, sans démentir une expérience soutenue depuis que je suis parmi vous, me refuser le témoignage solennel d'avoir veillé sur le peuple que Dieu m'a confié par le ministère de mes supérieurs dans l'ordre hiérarchique, de vous avoir donné par mes exemples, autant que par mes instructions, les preuves les plus convaincantes de ma soumission aux lois, de l'attachement le moins équivoque à la nation française, de ma profonde vénération pour la personne sacrée du Roi, son chef suprême, et pour toute la famille royale. Si le serment exigé ne portait que sur ces objets que je viens de passer en revue, mon coeur accoutumé à les chérir porterait avec  empressement sur mes lèvres les voeux qu'elles se plairaient à exprimer, mais, Messieurs, ce serment exigé porte sur une Constitution civile du Clergé essentiellement opposée à sa propre constitution, à son institution divine ; cette constitution prétend s'étendre sur des objets absolument étrangers à toute autorité temporelle ; elle dépouille le Souverain-Pontife des prérogatives que Jésus-Christ, souverain fondateur de l'Eglise, a attachées à la chaire de Saint-Pierre ; cette Constitution, en paraissant lui conserver la suprématie d'honneur, lui ôte celle de juridiction qui fait du chef visible le centre de l'unité catholique ; cette constitution tend à introduire dans l'Eglise un mode de gouvernement absolument destructeur de celui par lequel elle a reçu de Jésus-Christ le droit de se régir ; cette constitution supprime, restreint la juridiction des évêques et des curés, brise les liens de dépendance qui soumettent et qui attachent aux premiers pasteurs les pasteurs de second ordre, elle entraîne insensiblement les fidèles dans le schisme et l'hérésie.
Ces maux incalculables ont été prévus et sentis par les évêques députés à l'Assemblée nationale ; ils ont demandé un concile. La presque universalité des évêques de France s'est fait un devoir d'adhérer à l'Exposition des principes présentée par les dits prélats députés. Pasteur subordonné aux pontifes, mes maîtres dans la foi, je ne puis par un serment anticipé préjuger la décision de l'Eglise de France, mon juge en cette partie, avant la manifestation de l'opinion générale des prélats ; déjà j'eux été coupable, si j'eus douté ; un doute en cette matière est un crime dans un prêtre, parce que dans un prêtre l'ignorance, que suppose le doute, en est un ; mais depuis que les premiers pasteurs de ce royaume, dépositaires suprêmes de la foi comme de la discipline de l'Eglise, ont manifesté leurs sentiments relativement à la Constitution civile du clergé, je ne pourrais, sans tomber dans le schisme, souscrire à un sentiment qui me placerait indubitablement entre l'apostasie et le parjure. En conséquence, protestant de nouveau de toute ma soumission et mon respect, pour la puissance temporelle, dans tout ce qui concerne le civil, je rendrai à César ce qui appartient à César, sans préjudice de ce que je dois à Dieu. Vous ne voudriez pas, Messieurs, que je renversasse en un instant ce que pendant quatre années je n'ai élevé qu'avec peine. Je ne puis que vous renouveler le refus du serment civique exigé purement et simplement, adhérant de coeur et d'esprit à l'Exposition des principes de Mgrs les évêques députés à l'Assemblée nationale et souscrivant à l'adhésion de la presque universalité des évêques de France, dont je me ferai sans cesse un mérite de suivre les traces.
Si, par suite du refus que me commandent impérieusement ma conscience et mon devoir, une loi rigoureuse me force à vous quitter, à m'éloigner, si je suis contraint à aller dans une terre étrangère chanter les cantiques du Seigneur, absent de corps, je ne cesserai, par l'affection que je vous ai vouée, d'être au milieu de vous, les mains continuellement portées vers le ciel ; j'y porterai nos malheurs et vos besoins ; j'attendrai en silence le moment où il plaira à Dieu de jeter sur nous un regard de miséricorde. Ne cessant d'être votre pasteur, j'en acquitterai tous les devoirs qui dépendront de moi. Vous voudrez bien ne pas fonder d'espérance, relativement au serment, sur aucun délai ; je serai, avec la grâce de Dieu, dans huit jours, dans quinze, jusqu'au dernier instant de ma vie, ce que je suis dans le moment présent, à Dieu, à ma religion, à la patrie, à mon roi et à vous." Tels sont les sentiments dans lesquels, je vous prie de me croire, Messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur.
Julliot, curé de Sainte-Savine.
Nota - MM. les officiers municipaux sont priés de lire cette adresse à la communauté assemblée."

La cure de tout prêtre refusant le serment était réputée vacante ; c'est pourquoi, le 3 avril 1791, les électeurs du district de Troyes donnèrent à Julliot un successeur en la personne de Frère Thimothée de Saint-Pol, desservant de Saint-Gilles de Troyes et assermenté. De l'intrus, Julliot nous a laissé un assez vilain portrait brossé en quelques lignes : "Ce capucin, dit-il, fut nommé au refus de son gardien qu'on avait vainement sollicité. L'ignorance, l'amour de l'indépendance et de la bonne chère avaient d'abord fait de ce religieux un déserteur de sa règle ; ils en ont fait ensuite un intrus."


L'époque qui va de son remplacement à la publication du décret sur la déportation ne fut pas, pour l'ancien curé de Sainte-Savine, exempte de soucis. Un certain jour d'août 1792, il eut même très peur et pensa toucher à son heure dernière. Des patriotes parcouraient la ville, perquisitionnaient au domicile des réfractaires, afin d'y rechercher les armes qu'on disait y être cachées et les ornements d'église servant à l'exercice clandestin du culte par des ministres non autorisés. Ces gens, "avides de sang, firent dans sa maison les plus rigoureuses perquisitions. Furieux de ne point trouver de prétextes spécieux pour l'immoler, ils étaient presque tous retirés lorsque les derniers à sortir entendirent une voix qui criait du haut d'un grenier : A moi, camarades ! Voilà des ornements d'église ! C'étaient les dais, tapis et carreaux appartenant à Mgr l'évêque de Troyes, qui étaient enfermés dans un grand coffre que ces malheureux avaient forcé. Au bruit de cette découverte, la horde se rallie, entre en foule dans la maison, en fait garder toutes les portes, remplit les salles de gens armés de sabres, d'épées, de fusils et de baïonnettes. On parcourt de nouveau les appartements : on force toutes les malles appartenant au dit seigneur évêque, on y pille ses rochets et effets ; on ne trouve néanmoins rien de ce qu'on cherchait. Le curé, sans se troubler, au milieu de ses bourreaux, leur représente avec modération toute l'injustice de leurs procédés. Il entend prononcer l'arrêt de sa mort par autant de bouches qu'il voit s'assembler de suppôts du crime. Il avait fait son sacrifice et n'attendait que le coup qui devait le frapper, lorsqu'on vint apprendre aux scélérats qui l'enveloppaient le massacre du chanoine Fardeau. La troupe qui semble craindre pour elle-même les suites de ce meurtre, n'étant pas encore accoutumée à ces genres de forfait, quitte la maison, court aux armes et laisse le curé qui bénit Dieu de sa délivrance." (20 août 1792).


Peu après, le décret de la déportation fut publié à Troyes. Le 15 septembre 1792, Julliot se fait délivrer à la municipalité un passeport à destination de la Suisse, "le pays étranger le plus voisin de Troyes", et fuit "loin d'une patrie qui ne respire que l'anarchie, l'irreligion, le sang et le carnage." Il chemine "sous les auspices de la Providence, s'attendant en sortant et le long de la route à essuyer les traitements les plus rigoureux et même à perdre la vie". Enfin, il arrive sans encombre à Fribourg, où de longues années, sans doute, il vécut, nous ne pouvons dire comment, faute de renseignements à ce sujet.
C'est dans cette ville qu'au mois de novembre 1793, il rédigea de curieux mémoires.


Rentré en France à une date que nous ne saurions fixer, Julliot fut nommé, le 10 avril 1803, à la cure de Pont-Sainte-Marie et le 22 mars 1805, à celle de Maraye-en-Othe. Il était encore à la tête de cette paroisse lorsqu'éclata la rupture entre Rome et l'Empereur, rupture dont les suites eurent pour effet de jeter le clergé troyen dans une longue agitation. Il nous faut dire ici un mot de cette crise aiguë qui troubla profondément un vaste diocèse" et dont Julliot fut un des principaux artisans.
Emprisonné à Savonne, par ordre de Napoléon (1809), le pape Pie VII cessa toute relation avec le gouvernement impérial et refusa de donner l'institution canonique aux évêques nommés par l'Empereur. Celui-ci crut trouver la solution de ces difficultés inextricables dans la convocation d'un concile national, qui se réunit à Paris en juin 1811.


Le concile trompa les espérances de Napoléon ; il ne fut rien moins que docile. Trois évêques, en particulier, déplurent à l'Empereur par l'indépendance de leurs allures ; il les fit jeter au donjon de Vincennes. C'étaient les évêques de Gand, de Tournay et de Troyes. Ce dernier, cédant à la force, dut donner, le 26 novembre 1811, sa démission, et fut ensuite exilé à Falaise, où il arriva le 14 décembre 1811. Sa démission fut immédiatement notifiée au chapitre de Troyes par l'autorité supérieure qui lui enjoignit, en même temps, d'élire des vicaires capitulaires, chargés, durant la vacance du siège, de l'administration du diocèse. Les chanoines Tresfort et Arvisenet furent élus, prirent en main la direction du clergé troyen et firent naturellement un certain nombre de nominations parmi lesquelles celle de Julliot à la cure d'Estissac. (Février 1813).
Le 14 avril 1813, l'Empereur nommait à l'évêché de Troyes François de Cussy. Dans le diocèse, l'émotion fut considérable. Partie du clergé entendit rester fidèle quand même à Mgr de Boulogne, dont la démission, arrachée par la force, était nulle à ses yeux. L'autre fraction prit parti pour les vicaires capitulaires et pour François de Cussy, soutenant que le siège épiscopal étant réellement vacant, leurs pouvoirs étaient valables. Ainsi naquit le schisme diocésain.
1814 arriva ; l'Empire s'écroula et avec lui la rapide fortune de M. de Cussy, qui bientôt quitta Troyes où Mgr de Boulogne rentra le 16 juillet. Grâce à son énergie, le calme, peu à peu, revint dans le diocèse. En 1816, "le schisme, en fait, avait pris fin, puisque l'évêque de Troyes, rendu à la liberté, administrait personnellement son diocèse, que nul ne contestait son autorité et que le chapitre avait cessé, sans résistance, l'exercice de la juridiction qu'il s'était attribuée. Mais, il restait quelques situations particulières à régler, et, sous ce rapport, toute difficulté n'avait pas disparu."


C'est ainsi que l'évêque ayant ordonné que toutes les provisions aux cures, dessertes, etc., délivrées par les vicaires capitulaires durant la prétendue vacance du siège épiscopal, devraient être renvoyées au secrétariat de l'évêché, comme non valables, pour en délivrer de nouvelles, quelques ecclésiastiques s'exécutèrent d'assez mauvaise grâce. Bientôt, cependant, le curé d'Etissac resta seul à résister à son évêque.


Certes, il est piquant de voir ce réfractaire irréductible, cet ennemi passionné des schismatiques de 1791, verser lui-même dans le schisme et suivre les brisées de ceux qu'il a voulu flétrir dans ses Souvenirs. Comme il avait refusé catégoriquement de rendre ses provisions et qu'il les avait déposées chez Me Huguenot, notaire à Estissac, il fut interdit le 30 juin 1816. Ce ne fut qu'au mois de novembre qu'il fit, bien à regret, sa soumission. Il adressa au ministère de l'intérieur une procuration en blanc pour retirer ses provisions chez le notaire. Le préfet de l'Aube, à qui le ministre les transmit, chargea de ce soin, M. Genevois, juge de paix à Estissac. Le 12 novembre, en adressant les provisions au préfet, ce dernier écrivait : "Je me suis chargé avec plaisir de cette mission ; d'autant plus qu'elle tend à concilier une affaire dont les suites ne pouvaient faire qu'un très mauvais effet." C'était aussi l'avis du préfet, qui, transmettant les provisions au ministre, écrivait : "La remise de cette pièce ne peut sans doute produire que d'heureux effets et opérer le rétablissement de l'union dans le clergé de Troyes."

 

acte de décès Julliot


Julliot fut "relevé des censures le 15 décembre et nommé régulièrement à la cure d'Estissac, le 17 du même mois, avec dispense des cérémonies de la prise solennelle de possession."
Il y mourut le 11 novembre 1819.

La Révolution dans l'Aube
Bulletin d'Histoire moderne et contemporaine
Sous la direction de
A. Boutillier du Retail
1911