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La Maraîchine Normande
5 mars 2014

DEUX-SEVRES (79) - JACQUES BUJAULT dit MAITRE JACQUES

JACQUES BUJAULT (1771 - 1842)

Jacques Bujault dit Maître Jacques - 79 P



Jacques Bujault, plus généralement connu sous le nom de Maître Jacques, naquit en 1771, à la Forêt-sur-Sèvre, près de Bressuire.

 

jacques bujault acte naissance

 


Successivement volontaire en 1792, libraire, imprimeur et avocat à Niort, puis à Melle, il exerçait avec honneur, et surtout avec désintéressement, cette dernière profession quand il se vit soudain en possession d'une propriété rurale fort importante. Il renonça peu à peu à la chicane, et suivant dès lors sa véritable vocation, il se fit agriculteur.


La culture du sol était alors dans le plus déplorable état. Le paysan, ignorant les principes les plus élémentaires de la science agricole, ne faisait rendre à la terre que le tiers au plus de ce qu'elle eût pu produire. Jacques Bujault résolut de l'instruire, et, en l'instruisant, de le tirer de la misère. Après avoir publié, en 1810, un court mémoire où il développait quelques-uns des nouveaux principes, il fit imprimer à Paris, en 1819, un Projet d'amélioration de l'agriculture, ouvrage plus important, et qui eut l'honneur d'appeler spécialement l'attention de Paul-Louis Courier.


Le mérite personnel de Jacques Bujault et les services qu'il rendait à la cause agricole furent appréciés de ses concitoyens : aussi le choisirent-ils deux fois pour les représenter à la Chambre des députés, d'abord en 1815, pendant les Cent Jours, ensuite, sous la restauration, en 1822, comme candidat de l'opposition. Dans cette seconde session, il fit deux propositions qui firent grand bruit, mais qui n'eurent pas de succès. Il demanda que chaque ministre voulût bien présenter aux Chambres un état contenant le nombre des employés et fonctionnaires de son département, ainsi que des traitements, gratifications, frais de tournée et de logement qu'ils recevaient. C'était, dans sa pensée, un moyen de supprimer les charges et les emplois inutiles et de ramener à l'agriculture un grand nombre de jeunes gens qui délaissaient leurs terres pour devenir, à un titre quelconque, les agents et fonctionnaires de l'Etat. Cette proposition fut repoussée. Bujault ne fut pas plus heureux quand il demanda qu'on réduisit l'impôt du sel de cinq centimes par kilogramme en faveur des classes pauvres et de l'agriculteur. On trouve dans le discours qu'il prononça à cette occasion, et dont l'impression fut demandée et ordonnée par la Chambre, la plupart des arguments dont on s'est servi depuis pour obtenir la réduction de cet impôt : "Le sel n'est point un article de luxe, mais de nécessité. Un impôt sur cette matière est une véritable capitation qui atteint tous les individus. Il pèse particulièrement sur le pauvre, sur le cultivateur et sur l'agriculteur. Dans les pays de montagnes on donne du sel aux bestiaux une ou deux fois par semaine ; presque partout on en donne à ceux qu'on engraisse dans les étables. L'habitant des campagnes n'a d'autre assaisonnement que le sel ; il lui en faut pour son pain et pour ses salaisons annuelles. Plus un individu est pauvre, et plus il en consomme ; plus il est riche, moins il lui en faut. Dans une ferme où il y a quinze personnes, on en dépense plus que dans la maison d'un maréchal de France où il y en a trente."


Dégoûté de la vie politique par le double échec qu'il vient d'essuyer, Jacques Bujault refuse le nouveau mandat que lui offrent ses concitoyens ; il quitte même définitivement le barreau et se retire dans sa ferme de Chaloüe, près de Sainte-Blandine.

Il était resté jusque-là avocat agriculteur. Il se fait alors paysan et laboureur dans toute l'acceptation du mot, portant grand chapeau, large blouse et sabots. Appliquant les principes qu'il avait professés avec ardeur, il multiplie les prairies, introduit dans sa propriété les plantes fourragères, fait usage des engrais et offre bientôt à toute la contrée le spectacle d'une véritable ferme-école. Bon et charitable, il ne garde pas pour lui les secrets de son art, il en fait part, au contraire, à tous ceux qui veulent bien le consulter ; il prévient même les questions et, pour porter au loin la bonne parole, il relate dans plusieurs mémoires et opuscules les résultats de ses recherches. En 1821, il publie un Mémoire sur le produit des céréales dans le département des Deux-Sèvres et sur le résultat des recensements annuels (in-8° de 40 pages). En 1831, paraît L'Agriculture populaire ou Méthode générale et nouvelle pour l'enseignement et l'amélioration de l'agriculture, et cet ouvrage est bientôt suivi d'un autre que l'on regarde comme le chef d'oeuvre de Maître Jacques : Lettre à tout le monde sur l'amélioration des moeurs, des cultures et des animaux domestiques. Mais, si intéressants et si instructifs que soient ces différents ouvrages, il s'en faut qu'ils aient exercé sur la masse des agriculteurs la même influence que les Almanachs du laboureur de Chaloüe. Les tout petits volumes sont presque toujours ceux qui se prêtent le mieux à la vulgarisation. Maître Jacques le comprit et se mit à composer des almanachs où, sous une forme populaire, il donnait, chaque année, à ses bons amis les paysans, ses leçons et ses conseils. - Le Grand Conseil ; Grande Colère de Maître Jacques ; le Joli Petit Moyen de rendre les petites filles ménagères, les grandes aussi, biribi ; Grande et Belle Histoire de Sivoyait : tels sont les titres de quelques-uns de ces écrits périodiques. On pourrait peut-être reprocher à l'auteur d'avoir fait quelquefois, dans ces publications, un usage immodéré du grotesque, mais il s'adressait surtout aux paysans et, pour des hommes qui contaient encore des histoires de loups-garous et de sorciers, les bizarreries et les récits fantastiques dont il assaisonne ses almanachs devaient être un mets tout particulièrement délicat. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'enseignement de l'écrivain campagnard a porté ses fruits : l'écobuage, qui était en honneur dans toute la contrée, fut de plus en plus abandonné ; les plantes fourragères furent partout cultivées ; la manière de traiter les engrais, mieux comprise.


Jacques Bujault mit à ses almanachs et ses ouvrages agricoles une ardeur infatigable. Il écrivit presque jusqu'à son dernier jour. "Mon Testament agricole n'est pas achevé, disait-il à un ami un an à peine avant de mourir. J'en envoie une partie à l'imprimeur. Le reste est en notes et dans la tête ; si je suis bien portant, il sera fini dans huit jours. Je dis toujours : Je me reposerai enfin, car rien ne me tue comme de penser sans cesse."

jacques bujault acte décès


Il mourut (24 décembre 1842) comme il avait vécu, en faisant du bien : pour que l'enseignement qu'il avait donné durant toute sa vie ne fût pas interrompu, il avait fondé un prix de 600 francs en vue de la publication d'un almanach agricole ; il avait légué des sommes considérables aux communes voisines pour créer des écoles primaires, abandonné ses droits d'auteur, doté les enfants de ses fermiers de Chaloüe et récompensé ses domestiques.
Il avait réglé lui-même les conditions de ses obsèques et demandé qu'on l'enterrât "le plus simplement possible" et qu'on élevât sur sa tombe une petite colonne en fonte, avec cette inscription : Maître Jacques, laboureur, auteur des Almanachs et du Guide des comices. Ses concitoyens crurent, et avec raison, que ce n'était pas suffisant ; le buste de Jacques Bujault, élevé par souscription publique, se dresse depuis longtemps déjà devant la mairie et le groupe scolaire de la commune de Sainte-Blandine et, depuis quelques années seulement, sur une des places de la ville de Melle.

Jacques Bujault avait, quelque temps avant sa mort, reçu du roi Louis-Philippe la croix de la Légion d'honneur.

[Bien qu'il soit décédé dans sa ferme de Chaloue, à Sainte-Blandine dont l'église paroissiale n'étant pas encore réaffectée au culte, la cérémonie fut célébrée à Mougon. Il y repose dans le petit cimetière communal sous une très simple tombe.]

Deux-Sèvres par Charles Causeret - 1893

 

jacques bujault - statue Melle



VISITE A JACQUES BUJAULT par M. SAVARY

Messieurs,


Je me propose de vous rendre d'une visite que j'ai eu l'occasion de faire à l'un de nos honorables compatriotes, le laboureur Jacques Bujault de Chaloue.


Il y avait longtemps que je désirais faire la connaissance de cet écrivain si pittoresque, dont la réputation habite surtout la cabane du pauvre. Un jour enfin, je vais trouver un franc et ancien ami du laboureur : "Faut que nous allions voir maître Jacques, lui dis-je. - Soit, me répond-il, j'écrirai pour demander sa voiture. - Eh quoi ! m'écriai-je, le paysan de Chaloue est propriétaire d'une voiture ? - Oh ! pas pour lui ; pour ses amis !"
La voiture arrive en effet, bon coupé vraiment, bien suspendu. Nous partons. Durant le voyage nous devisons agriculture ; mais devant maître Jacques ! ... oh ! chut ! ... Nous arrivons ; le voici, affublé d'une blouse commode, appuyé sur un long bâton, homme vert encore, malgré ses soixante ans, sourire perlé, amical, franc, sans oublier les grandes brassées.

 

laboureur


Vous décrire en détail la ferme de Chaloue, telle qu'elle nous apparut à ce premier moment, ce serait, Messieurs, une tâche assez difficile ; les bâtimens très nombreux sont placés sans harmonie, en long, en large, en tête, en coin ; je fus un peu surpris de cette disposition et je le serais encore, si je n'avais appris d'un paysan le fait suivant, que je vais raconter sans le garantir : il paraîtrait que le grand diable Rococo, profitant d'une nuit bien noire, pour se venger des tours pendables que lui avait joués maître Jacques, aurait appelé cinq cent mille diablotins et les mettant à l'ouvrage, aurait déplacé et retourné, dans tous les sens, les bâtimens qui dans le principe avaient été établis sur un plan parfaitement régulier


Quant à la partie de la ferme habitée par le propriétaire, elle était si bien gardée par lui-même et surtout par sa digne compagne, qui ne la laisse manquer ni d'eau bénite ni de buis béni, que Rococo n'osa pas en approcher ; aussi est-ce là que nous étudierons l'application du génie de maître Jacques à l'architecture.
Vous savez tous, Messieurs, comment le célèbre conseiller Crespel bâtit sa maison de Crémone ; il n'avait eu recours à aucun homme de l'art. Un jour, ayant amené les maçons dans une vaste plaine : "Élevez-moi là, dit-il, quatre murailles en carré, jusqu'à ce que je vous dise : C'est assez. -


Les murailles s'élevèrent dans les airs avec une rapidité surprenante ; un jour Crespel s'écria : "Halte !" les maçons s'arrêtèrent aussitôt : puis courant à l'une des extrémités de ce qui devait être le jardin, il revint donner droit du nez contre un pan de sa muraille : "Qu'on m'ouvre ici une porte," dit-il ; et en même temps il en donna la hauteur et la largeur. On l'ouvrit immédiatement. Alors Crespel, entrant dans sa maison, se mit à se promener fièrement entre les quatre murs, suivi de maçons portant pelles et pioches ; aussitôt qu'il s'écriait : "Ici une fenêtre de six pieds de haut sur quatre de large ; là une lucarne de douze pieds," on s'empressait d'exécuter ses volontés. Il en résulta, comme vous pouvez le penser, une maison dont l'extérieur présentait l'aspect le plus bizarre, mais dont l'intérieur offrait toutes les commodités désirables.


Telle est, Messieurs, la description la plus exacte qu'il soit possible de faire de la maison de l'honorable laboureur ; ainsi à l'extérieur quatre belles murailles d'une grande hauteur ; l'escalier, auquel on n'avait pas pensé sans doute, a été établi en dehors, petit escalier de vrai paysan, sans une rampe, sans un appui. A l'intérieur, pas plus de distribution que chez Crespel.


De la fenêtre de la salle à manger, seule pièce occupée pendant le jour, on aperçoit, plus loin que la cour, un joli paysage assez bien encadré ; mais ce n'est qu'un hasard, bien peu digne, à Chaloue, de fixer l'attention. Il faut rétrécir son horizon, et voir, avant tout, ce qui compose la cour elle-même.
D'abord, on a droit devant soi, à soixante pas environ, une énorme, magnifique, splendide accumulation de fumier. C'est le grand saint, l'âme de la ferme ; son jus créateur s'écoule en un grand trou que vous verrez plus tard, chose inattendue, servir de baignoire.


Un bon tiers du reste de la cour est occupé par une large mare, la mare classique, la mare indispensable dans toutes les fermes de notre pays. Cette mare est l'objet des voeux et le centre des plaisirs de la plupart ou pour mieux dire de tous les habitans de la ferme ; c'est là véritablement le lieu de la scène, où se joue la partie la plus intéressante du drame de la vie de Chaloue.
L'histoire de cette mare demanderait un volume, Messieurs ; si Bernardin de Saint-Pierre s'extasiait sur son fraisier, si Rousseau disait : "Mettez-moi en un coin de pré, j'y passerai volontiers toute ma vie à trier des herbes ;" que n'auraient pas pensé ces grands hommes ; s'ils avaient pu avoir sans cesse devant les yeux cette mare, tantôt solitaire, et silencieuse, comme une vaste mer ; tantôt peuplée, animée, féconde, subissant mille changemens, depuis le débordement qui l'amène au pied de la maison, jusqu'à sa mise à sec, malheur enfanté par les chaleurs caniculaires !


C'est avec l'aurore que commence ce spectacle varié et véritablement curieux des mouvemens de toute la grande famille d'animaux, élevée, hébergée dans les différentes parties de la ferme.
Vous voyez d'abord paraître l'énorme jument mulassière, large, épatée, pesante, incomptam, les crins longs, sales, épars, telle que l'a si bien décrite notre écrivain-laboureur ; elle est suivie de l'intéressant petit animal, fruit d'un amour sinon illégitime, au moins bizarre. Place ! place ! voici d'autres nourrices ! en voici un grand nombre, douze, quinze, vingt, toutes suivies de leurs rejetons : les mères se rendent pesamment vers la mare, donnant l'exemple au troupeau novice, qui déjà commence à s'évertuer ; le nectar embourbé les désaltère ; puis tout ce petit monde, escorté du berger, part pour les champs : les pauvres mères ont besoin de prendre l'air, et l'espoir de nos marchés veut s'ébattre en pleine liberté.


Seconde entrée : Voici des pouliches déjà faites, des mules de deux ans, élégantes, lestes, variées de poil, indomptées, se précipitant hors de l'étable, caracolant, se jouant entre elles, et surtout se faisant beaucoup de caresses qui leur ont valu la réputation d'être redoutables. Il semble qu'elles aient plus besoin de mouvement que d'alimens, plus envie de sauter que de boire. Mais hélas ! l'arrêt du maître est impitoyable : il n'est pas de ceux qui envoient le bétail se promener tout le jour dans de mauvais champs afin qu'il y disperse ses précieuses déjections, tout en rapportant un appétit à dévorer le râtelier. Non, non, pauvres mules, encore un instant, un bien court instant, et vous allez rentrer dans votre écurie, où par compensation du moins, vous aurez de bon foin à dévorer, sans compter qu'on vous bourrera de pommes de terre ; car enfin, qu'êtes-vous, répondez ? - "Nous ne sommes, hélas ! que des machines à fumier ! le maître l'a dit." (Extrait des Almanachs)
C'est pendant ce court moment de leur liberté, que le propriétaire de la ferme, notre digne ami maître Jacques, placé à la grande croisée de la salle à manger, dans un large et vénérable fauteuil, passe de l'oeil l'inspection de tout le troupeau ; il connaît chacun par son nom, se plaint de ce que Grison a le flanc bas, Pierrot la peau tant soit peu rugueuse ; mais s'il y avait une mule boiteuse, grands dieux ! une mule boiteuse ou écorchée, quels flots de réprimandes !


Ce n'est qu'avec peine qu'on parvient à réintégrer dans leurs stalles ces hôtes tant soit peu indisciplinés : il le faut pourtant, car il y a derrière eux de plus nobles créatures, plus avancées du moins, plus belles, mieux achevées, et qu'on n'exposerait pas volontiers aux atteintes du bétail vulgaire. Voyez ! ce sont des êtres de haute distinction ! voyez ! c'est la fleur des mules du Poitou, c'est tout dire : elles sont six, huit, dix, dont chacune vaut ses quarante louis. Voyez comme elles relèvent fièrement leurs têtes, comme elles semblent avoir conscience de leur beauté ! elles ont abandonné les ébats de la première jeunesse, ces bonds, ces soubresauts indignes de leur âge, en ce jour où leur quatre ans se sont accomplis. Qui peut savoir quelle destinée les attend, et ce qu'elles ont perdu à la chute de dom Miguel le monstre, qui selon ses habitudes se serait plu peut-être à les guider de ses propres mains !


J'ai eu tort, Messieurs, j'aurais dû ne montrer qu'en dernier lieu ces élégans animaux ; je me suis trop attaché à l'ordre réel des faits. Comment parler maintenant des élèves-veaux, qu'on peut retrouver ailleurs, du mouton stupide et routinier ? ... Ah ! vraiment, je puis encore vous dire quelques mots du pourceau ; c'est un animal à part dans l'espèce animale ; ses goûts sont bizarres ; je vous ai d'ailleurs promis une explication.
Voyez donc cette bande d'une trentaine de porcs, qui s'élancent de la bauge. A peine, en passant, s'ils font un peu sentir à leur groin l'onde de la mare, qui ne leur paraît pas assez corrompue ; un autre objet les attire, un attrait plus puissant, une volupté que seuls ils connaissent. Vous rappelez-vous ce grand égout que je vous ai dit être rempli d'un certain jus et devant servir de baignoire ? Eh bien ! c'est vers ce lac nouveau que se précipitent les animaux à queue tordue ; voyez-les à l'envi, si vous pouvez vous dispenser de détourner la tête, se plonger, se vautrer dans cet amas infect et dégoûtant ; voyez ces marques de plaisir, ces transports d'une joie honteuse ... ; je m'arrête ! Triste image de ces hommes dépravés, qui se plongent sans cesse en de sales voluptés, et ne s'y trouvant jamais assez profondément enfondrés, mériteraient comme leurs modèles de peupler le vide d'infâmes charniers ! ...


Je ne finirais pas si je voulais tout décrire ; il y a un moment où la mare a disparu ; un vol d'oies domestiques la couvre toute entière ; leur cris de joie sont peu harmonieux, mais enfin c'est de la joie. Tantôt elles replient, non sans grâce, leurs longs cous pour quêter sous l'onde quelque animal de leur goût ; tantôt ramant de leurs pattes, elles s'aident de leurs ailes pour traverser d'un seul trait la nappe entière.
Mais il y a assez longtemps, Messieurs, que je vous retiens à la ferme, entraîné par l'importance du sujet et le charme que j'y trouvais moi-même. Nous allons maintenant nous transporter dans les champs, si vous le voulez bien. Dans les champs ! c'est là que triomphe maître Jacques ; dans les champs ! c'est là qu'il est roi et que ses nombreux sujets courbent au moindre vent la tête devant lui ; vous avez, dans leur nombre, du froment de toutes les espèces, rouge, blanc, bleu, même blond ; puis les seigles, l'orge, le sarrasin, espèce bâtarde ; puis tous les fourrages, artificiels s'entend, car de naturel il n'y en a pas un brin ; la nature n'aurait pas plus maltraité le pauvre Jacques dans sa personne, si jamais son vénérable chef n'avait été couronné de cheveux.


C'est précisément sur les prodiges de l'art que s'établit son triomphe. Vous vous extasiez sur la hauteur des blés : "Ce n'est rien, dit-il, en hochant la tête, la récolte a manqué ! ..." Ailleurs, vous voyez des blés plus grands en effet, vous vous extasiez de nouveau : "C'est peu de chose, vous dit Jacques, j'en ai de plus beaux," et toujours de même ! Je ne sais, en vérité, si nous aurions pu mesurer de l'oeil la hauteur des derniers, dans le cas où l'extrême chaleur ne nous aurait pas empêché d'aller jusqu'au village voisin, où demeure le père Abraham (personnage des Almanachs).


Nous avions cependant franchi la limite qui sépare la ferme exploitée sous les yeux du maître, d'une autre plus éloignée et qu'il a mise à bail. Cette dernière est celle qui, vue de la maison, forme le joli coup-d'oeil dont j'ai parlé, entourée comme elle l'est d'un bouquet de bois. "Voyez ; nous dit maître Jacques, nous désignant un petit champ, il n'y a pourtant que cette étroite pièce de terre qui sépare mes deux fermes l'une de l'autre." Il n'avait point l'air triste en disant ces mots ; nous crûmes qu'il était résigné et que, malgré l'apparence, il fallait prendre part à son ennui : "C'est bien fâcheux, dîmes-nous. - Non vraiment, répliqua-t-il avec vivacité, on me l'a offerte, mais je n'en veux pas. - Ah ! sans doute à un prix trop élevé ? - Non, non, le prix est très raisonnable. - Eh bien donc ! pourquoi ... ? - Pourquoi ! je sais bien, moi, que je ne tomberai pas dans la faute que je vais vous indiquer ; mais pourriez-vous me répondre qu'après ma mort, mes héritiers, s'ils étaient maîtres de cette pièce de terre, n'ouvriraient pas une belle avenue d'une ferme à l'autre, et n'aurais-je pas ainsi concouru à la perte d'un bon terrain sur un quart de lieue de longueur et dix toises au moins de largeur ?"
Sur ce, maître Jacques semblait déjà voir l'allée, s'animait de courroux et marchait un peu au hasard. Voilà que le paysan propriétaire, qui précisément se trouvait là, lui dit : "Maître Jacques, vous foulez bien ma luzerne !" - Eh ! maître sot, répondit Jacques tout courroucé, ignores-tu que les pas d'un agriculteur fument la terre ?"


Cette boutade allait terminer la conversation de notre promenade, quand je remarquai, chemin faisant, qu'il n'y avait pas une herbe dans les blés ; "vous croyez, me dit Jacques, que je vais sarcler, biner ; détrompez-vous ; quand le froment ne tue pas l'herbe, l'herbe tue le froment ..." De là, grande explication, mais sans discussion, car nous n'aurions pas osé souffler le mot ; Jacques était très animé, et je crois que si dans ce moment-là il avait rencontré son principal antagoniste, celui dont le nom seul l'irrite, Routinet (personnage des Almanachs), en un mot, nous n'aurions pas pu l'empêcher de lui faire un mauvais parti.
Enfin nous rentrons à la ferme, harassés de chaleur, fatigués des jambes et l'estomac aussi bas que possible. Ici, Messieurs, je dois changer de ton dans mon récit : jusqu'à présent j'ai pu me contenter, au risque d'abuser de votre patience, d'une espèce de badinage ; mais le temps n'est plus de sourire ; il faut être sévère envers ce qui est mal et fronder impitoyablement celui qui s'épargne si peu, nous devons l'avouer, quand il s'agit de fronder les autres.


J'étais résigné, malgré mon appétit ; je savais par ce qu'on m'avait dit que maître Jacques se nourrissait de pommes de terre ; j'avais lu écrit dans son almanach que depuis soixante-sept ans, le laboureur ne vivait pas d'autre chose ; je me faisais, en vrai philosophe, une espèce de charme d'être témoin de cette frugalité patriarcale. Vous le dirai-je, Messieurs ? quand nous entrâmes, le déjeuner était servi ; en pommes de terre, croyez-vous ; non, Messieurs, il n'y avait pas trace d'une seule ! loin de là, les mets de la ville les plus exquis, les plus recherchés, les plus opimes ; les vins les plus délicats, les plus légers, les plus suaves ... O direction des contributions indirectes (objet de sarcasmes dans les Almanachs), que n'étiez-vous là pour vous venger ! ...
Je me hâte, Messieurs, je suis pressé d'oublier ce que j'ai trouvé de plus véritablement blâmable dans la ferme de Chaloue ; heureusement pour le propriétaire et pour moi, car je n'aime pas à garder rancune, la scène qui se passa après le déjeuner me réconcilia tout-à-fait avec maître Jacques ; ce qui fut un véritable lit de Justice !
Entrent deux paysans ; le premier, grand dodinet de six pieds de haut, dégaine aussi mauvaise que longue, rire niais : "T'as fait quèque bêtise, dit le juge ; tu voudrais ben t'en tirer, je vois ça rien qu'à ton air. - C'est ben vrai, not'monsieur, répond le paysan d'un ton dolent. - Et toi, dit maître Jacques au second visiteur, comment t'appelles-tu ? - Tenaut, dit l'autre - Ah ! Tenaut ! finaut ! c'est tout un ; je gagerais que t'as joué quèque tour à c't homme et que tu veux lui faire du tort ... ; ah ! dam, mon gas, tu t'en repentiras, vas, sois-en sûr, si t'es pas franc ..."


Je vous fais grâce des détails ; sachez seulement qu'au bout de peu d'instans, les paysans s'en retournèrent d'accord et bons amis.
Oui, Messieurs, c'est ainsi que procède le bon Jacques, qu'on aime plus le tantôt que le matin, et plus le soir que le tantôt, parce qu'on le connaît davantage. Ce ne fut pas sans un vif regret, je vous l'assure, que nous abandonnâmes cette demeure, où tout respire un parfum de bienveillance et de bonhomie antique. J'ai voulu, pour moi, conserver le souvenir écrit de cette visite ; j'ai eu tort de croire que je vous en ferais partager le plaisir ; peut-être penserez-vous du moins que j'aurais dû le prendre sur un ton plus sérieux ; cela m'eût été impossible : vous comprenez sans peine que la plus légère critique a besoin de se montrer circonspecte, à l'occasion d'un homme aussi profond dans sa spécialité, et que l'éloge donné au mérite vivant doit s'envelopper d'un voile délicat.

SAVARY
Chef de Bataillon du Génie
Mémoires de la Société de Statistique
du Département des Deux-Sèvres.
Tome IV - 1839-1840
Niort - Imprimerie de Robin et Cie.

PROVERBES DE MAITRE JACQUES

Qui ne sait pas bien fait souvent mal.
Instruction est mère de fortune.
Pour nous la vie est au bout du bras ; mais il faut que la tête le conduise.
Écrire pour le laboureur, c'est faire l'aumône au pauvre.
Mauvaise herbe vient comme teigne et ne crève pas.
Qui se ressemble s'assemble.
Un ivrogne sent un ivrogne mieux qu'un chien ne sent un lièvre.
On se ruine aisément, on ne s'enrichit qu'en peine prenant.
L'économie est utile au riche et nécessaire au pauvre.
Sans économie, la misère entre à brassées et s'en va par pincées.
Si tu n'as pas d'économie tu travailleras toute ta vie, et tu auras moins d'argent à la fin qu'au commencement.
Le cultivateur économe et soigneux s'enrichit, le fainéant et le dissipateur se ruinent.
Le premier épargné est le premier gagné.
Poche percée ne tient pas le mil.
Les petits ruisseaux font les grandes rivières, et les petites rigoles mettent les ruisseaux à sec.
Qui mettra cinq liards sur un sou, aura bientôt six blancs.
A petit profit, grande épargne.
Le sac vide ne se tient pas debout.
La poule ne pond pas tous les jours.
On ne récolte qu'une fois l'an, et chaque jour il faut de l'argent.
Ne laisse rien perdre de ce qui est utile à l'homme, aux bestiaux et à la terre.
Une poignée de paille donne deux poignées de fumier, qui donneront une poignée de grain.
Il faut une place pour chaque chose et mettre chaque chose à sa place.
Chaque soir, ainsi qu'à la fin des travaux, serre tes fourches et tes râteaux.
Habitue tes enfans à tous serrer, cela s'apprend aussi bien qu'à gaspiller.
Un petit trou à la barrique et le vin est à bas ; petit gaspillage à la maison, richesse s'en va.
Mille manières de dépenser, cent fois moins de gagner.
Qui par sa faute perd un oeuf, peut aussi bien perdre un boeuf.
Il faut une bonne charrue qui ne fasse rien ; s'il l'une se brise ou se dérange, on a celle-là sous la main.
A la saison mieux vaut travailler, que de passer son temps à racommoder.
Qui réparera tout avant les travaux, commencera dès qu'il fera beau.
On perd souvent plus dans un jour par négligence, qu'on ne gagne dans une semaine par le travail.
Si tu as des foins à terre ou des gerbes sur le sillon, ne laisse personne à la maison.
Ne dis jamais, viendra le beau temps, dans les étés humides, il pleut par tous les vents.
Ne remets point au lendemain ce que tu peux faire le jour ou le matin.
A femme bavarde, mari sourd ; mais à ferme bien tenue, point de fermier qui ait la berlue.
Qui ne voit chaque jour de tous côtés, perdra gros en hiver et en été.
Qui quitte souvent sa maison, ne fera bonne récolte à la saison.
A courir foires et marchés, un qui gagne et cent ruinés.
Nos cultivateurs se ruinent et ruinent la terre avec eux, faute de savoir.
Si on tirait des champs tout ce qu'ils peuvent donner, on vivrait à l'aise et à meilleur marché.
Tout vient de la terre et tout y rentre ; le travail et le savoir font les produits.
Chaque département doit améliorer sa culture et ne le peut que par l'instruction.
Le tout pesé, examiné, passé au four et au moulin, le conseil dit : Sème les terres fortes, froides, humides et qui poussent tard du 1er au 25 octobre.
L'hiver arrivé le grain est enraciné.
La terre sèche et mi-forte, ainsi que la terre légère doit être semée du 15 octobre au 6 novembre.
L'année du paresseux ne vient souvent, une fois au plus tous les six ans.
Semaille tardive, récolte chétive.
Tardivaille réussit mal.
Pour récolter il faut fumer.
Vingt-cinq boisselées bien fumées en valent soixante qui le sont mal.
Fais donc des prés, sème moins et fume mieux.
Ce n'est pas ce qu'on sème, c'est ce qu'on fume qui produit.
Tu es hirondelle, tu viendras, tu t'en iras ; tu es ruisseau, tu couleras ; tu es ivrogne, tu boiras. ... et bien d'autres encore !

Extrait : Oeuvres de Jacques Bujault
recueillies par Jules Rieffel - 1845

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Commentaires
M
Sauriez-vous ce qui est arrivé à Zélie-Rose Bujault décédée en 1798 à Niort à l'âge de 5 ans et si Pauline Bujault est venue vivre à Chaloué après sa séparation d'avec Armand Joslé, de 1817 à 1935? Ou habitait-elle à Niort dans la maison familiale d'origine avec son oncle Pierre?<br /> <br /> Comment se fait-il qu'Etéocle Gibouin, troisième enfant d'une des sœurs de Mme Bujault née Delavault, ait été pratiquement "adopté" par la famille Bujault quasiment à sa naissance? Fit-il à la Réunion les si mauvaises affaires qu'on a voulu dire?
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La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
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