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La Maraîchine Normande
15 février 2014

SOUVENIRS DE BRETAGNE - MATHURIN

SOUVENIRS DE BRETAGNE

MATHURIN

BINIOUC'était par un beau jour d'automne, en 1826, s'il m'en souvient. Monté sur un très-paisible coursier, un jeune homme cheminait sur la route de Hennebond à Baud, songeant aux contrées qu'il venait de parcourir, aux monuments qu'il venait de visiter. Breton enthousiaste de tout ce qui se rattache au pays qui l'avait vu naître, il était parti dans l'intention d'en explorer les monuments, d'en étudier plus profondément les moeurs et les usages. Et quel pays offrit jamais une mine plus riche à l'observateur, une source plus abondante aux inspirations de la poésie ! Là, le ciel, la nature, les hommes, la langue, tout a une physionomie particulière. C'est un ciel presque toujours sombre et sévère, un rivage hérissé de rochers où se brisent en mugissant les grandes vagues de l'Océan, des collines granitiques couvertes de bruyères rouges, des plaines ou le genêt balance avec grâce ses tiges couvertes de fleurs jaunes ; et au milieu de tout cela d'énormes pierres, obélisques d'Irminsul, qui s'élèvent comme des fantômes dans les landes incultes. Nulle part le moyen âge n'a semé plus de manoirs à gothiques tourelles, de chapelles expiatoires et votives ; c'est que nulle part aussi plus de maux ne pesèrent sur les populations. Les Normands, les Anglais, les Français, les Bretons eux-mêmes, s'entre-déchirant en faveur de tel ou tel duc, ravagèrent alternativement le pays. Et quelle ressource pouvait-on avoir, si ce n'était derrière ces remparts des cités et ces donjons solitaires qui dominent encore les campagnes.
Notre voyageur avait fait son pèlerinage aux châteaux de Karman, de Kerjean, de Tonquedec ; il s'était reposé sur les ruines de l'abbaye de Saint-Mathieu, aux lieux où finit le monde et où l'Océan azuré semble offrir l'image de l'éternité. Il avait vu l'homme de Léon aux larges brayes, à la chevelure flottante, aux sombres superstitions ; il s'était assis au foyer du farouche Riverain de Plouescat, là où le malheureux naufragé trouvait jadis une nouvelle Tauride ; il avait écouté la triste complainte du Tréguerrois et la ballade du paysan de Cornouailles. Maintenant le Morbihan était le but de ses excursions. Près de Baud, lui avait-on dit, aux ruines de Kinipili, une statue noircie par le temps, s'élève solitaire au bas d'une montagne couverte de pins toujours verts. Cette statue à laquelle les anciens Armoricains élevèrent un autel, qu'ils adorèrent sous le nom de Marie protectrice des malheureux, d'où vient-elle, qui peut-elle représenter ? Telles sont les questions que se faisait le voyageur en songeant à la description qu'on lui en avait faite ; car ces pieds joints, ces bras collés au corps, ces bandelettes tombant des deux côtés de la tête, dénotent une origine égyptienne. L'Egypte aurait donc eu réellement des relations commerciales avec les Venetes ; leur religion aurait donc laissé des traces sur nos rivages, comme semblerait l'indiquer le nom de Karnac donné aux lieux où le grand monument druidique semble défier le temps et les hommes.

 

BINIOU


Et songeant ainsi il marchait toujours, s'arrêtant quelquefois pour regarder un rocher aux formes étranges, ou pour écouter le vent dont le murmure était harmonieux lorsqu'il agitait les noires forêts de pins. Mais ces légères distractions, loin de troubler ses pensées, y ajoutaient au contraire un nouveau degré de recueillement et de force. Il se fut ainsi rendu jusqu'au fond de la vallée de Kinipili, s'il n'avait aperçu quelques paysans accroupis derrière un rocher grisâtre et paraissant apporter une extrême attention à une scène qui se passait non loin de là. Il n'en fallut pas davantage pour piquer la curiosité de notre explorateur. Descendant aussitôt de cheval, il se dirige vers ces hommes, qui l'ayant aperçu, lui firent signe d'attacher sa monture à un arbre voisin et de s'approcher sans faire de bruit. Cette mystérieuse pantomime l'étonna d'abord, mais la physionomie radieuse des paysans le rassurant, il se décida à les rejoindre.  Alors il lui font remarquer un vieil aveugle assis sous un sapin et partageant un très-frugal repas avec un gros paysan qu'il reconnut pour un sonneur (joueur de biniou), à l'instrument rustique placé à ses côtés. - Quel est ce vieil aveugle, dit alors le voyageur ? - C'est Mathurin ! - A ce nom si connu dans le Morbihan le mystère fut éclairci, il comprit que l'espoir d'entendre le galoubet ou le hautbois de leur célèbre Mathurin retenait les paysans dans cette espèce d'immobilité extatique qui l'avait frappé. Lui-même avait souvent entendu parler de cet Orphée armoricain qui, aux courses de Saint-Brieuc, remporta le prix de la musique sur trente compétiteurs. Il était devant lui, Mathurin, le dernier de ces bardes bretons, de ces trouvères qui allaient de manoir en manoir, de ferme en ferme, chantant les grands coups de lance des chevaliers ou les simples amours des bachelettes. L'attente ne fut pas longue ; Jopic Kermeur gonfla sa bombarde dont les sons monotones retentirent dans la forêt ; Mathurin, la tête penchée, écoutait attentivement ; bientôt il porta à ses lèvres son hautbois favori ; il semblait que la nature elle-même fût dans l'attente, les plus légères brises ne venaient plus agiter le feuillage. Des accents doux, entrecoupés mélancoliquement, captivèrent alors l'attention du sauvage auditoire ; c'était une improvisation charmante, au milieu de laquelle une oreille attentive reconnaissait l'air si pittoresque de An-ini-goz, et la douce complainte de la fiancée du Port-Louis, demandant aux goëlands des nouvelles de son ami embarqué sur le Rapide. Admirable pouvoir de la musique ! ces lourds paysans semblaient vouloir saisir les sons fugitifs, leurs poitrines se gonflaient, des larmes humectaient leurs paupières. C'est que les accents de Mathurin étaient simples et purs, c'était l'expression d'une âme tendre et poétique, c'était un cri de douleur, un fugitif rayon d'espérance. A ces chants succédèrent des hymnes sacrés, graves et solennels ; des airs de danse gais, riants, frais comme la nature par une belle matinée du printemps. Mathurin se surpassa, et des airs nouveaux de nos opéras à la mode qu'il avait appris à Lorient, prirent même sous son inspiration un charme particulier, car il leur communiquait le souffle du génie dont ils sont si souvent privés.
Enfin, l'aveugle se levant, son auditoire accourut autour de lui, et les félicitations qui lui furent prodiguées n'étaient pas mensongères. Le voyageur aussi s'y joignit, il pressa la main de Mathurin, puis continua sa route à travers la vallée. Captivé par ce musicien enfant de la nature, il avait oublié et la Vénus de Kinipili et l'obélisque des Trente ; lorsqu'il arriva à Baud, la nuit couvrant la campagne, il dut remettre ses explorations au lendemain. Mais combien il était amplement dédommagé de ce léger retard ; il avait vu par ses yeux quel pouvoir immense la musique peut exercer sur les hommes les plus grossiers ; il avait compris la sagesse des législateurs de l'antiquité qui s'en étaient servi pour adoucir les moeurs et fonder l'empire des lois. Quinze siècles plus tôt Mathurin eût peut-être été aussi un législateur ; aujourd'hui ce n'est qu'un pauvre ménétrier de village.

O. L.
L'Écho de la Fabrique
N° 22 - 31 juillet 1842

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