Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La Maraîchine Normande
27 décembre 2013

LE MINISTERE TRAGIQUE DE M. COHELEACH, RECTEUR CONSTITUTIONNEL DE KERVIGNAC (56)

LE MINISTERE TRAGIQUE DE M. COHELEACH
RECTEUR CONSTITUTIONNEL DE KERVIGNAC
DISTRICT D'HENNEBONT

Dans l'introduction à son ouvrage sur les "Prêtres du Morbihan, victimes de la Révolution", l'abbé Le Falher écrit : "Je ne parle pas des "constitutionnels" assassinés ; je ne m'occupe que des catholiques. Les autres se sont mis volontairement hors la hiérarchie, c'est à dire hors l'Église, ils ne sont plus des nôtres. S'ils tombèrent, je n'ai pas à m'occuper de savoir pour quels motifs, ou bien victimes de leur bonne foi ou bien victimes de leurs imprudences de langage, du scandale de leur vie, de vengeances personnelles ...
Pas un "constitutionnel" ne périt sur l'échafaud ou en déportation, quinze furent assassinés : Tatibouët André, de Saint-Patern, curé de Camors ; Le Guillou Jean-Marie, de Guidel, curé de Caudan ; Cohéléach Guillaume, d'Auray, curé de Kervignac ; Le Lan Jean, de Landévant, curé de Landévant ; Allanic Jean, de Bubry, curé de Lignol ; Jolivet François, vicaire de Lignol ; Polotec Jean, curé de Ploërdut ; Le Goff François, de Silfiac, curé de Saint-Tugdual ; Deloynes Charles, curé de Brignac ; Jamet Etienne, capucin, curé de Guiscriff ; Le Corre Pierre, vicaire de Langonnet ; Lévêque Jean guillaume, recteur de Férel ; Chedaleux Thomas, curé de Peillac ; Van der Gracht, curé de Mohon ; Cassac Jean, curé de Moustoir-Remungol."

Au temps où je lus ce passage je découvris un certain nombre de lettres du recteur Cohéléach, de Kervignac. Ma curiosité, déjà en éveil, s'attacha à cet assermenté inconnu. Elle me fit rechercher aux archives départementales ce qui le concernait. Et n'ayant pas d'obligation morale à laisser dans l'oubli un personnage de l'époque révolutionnaire en Morbihan, si j'estimais sa vie intéressante, j'arrivai à exhumer la silhouette de ce pauvre constitutionnel massacré par ses ouailles.
A plus d'un siècle des évènements j'estime que, sans avoir à juger la conduite des hommes qui y participèrent, on peut les relater impartialement, - sans froisser qui que ce soit, - favorables ou défavorables à l'un ou l'autre des anciens camps. Cela dit pour m'excuser auprès d'un maître de l'histoire révolutionnaire locale de ne pas accepter toutes ses directives ; pour prévenir le lecteur - faisant d'une pierre deux coups - que je n'écris point en partisan ...

Le 27 novembre 1790, l'Assemblée nationale décréta que "les évêques, les ci-devant archevêques, les curés conservés dans en fonctions, seront tenus s'ils ne l'ont pas fait de prêter le serment auquel ils sont assujettis par l'article 30 du décret du 24 juillet dernier, réglé par les articles 21 et 38 de celui du même mois concernant la Constitution civile du clergé. En conséquence, ils jureront, en vertu du décret ci-dessus, de veiller avec soin sur les fidèles du diocèse, de la paroisse qui leur est confiée, d'être fidèles à la Nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi, savoir : ceux qui sont actuellement dans leur diocèse ou dans leur cure, dans la huitaine ; ceux qui en sont absents, mais qui sont en France, dans un mois ; et ceux qui sont en pays étrangers, dans deux mois ; le tout à compter de la publication du présent ..." Le mois suivant le roi sanctionna ce texte, qui n'ajoutait rien à la Constitution civile du clergé mais se trouvait être une mise en demeure à l'égard des retardataires ou hésitants intéressés à la prestation du serment qu'elle prévoyait.

KERVIGNAC



Le recteur de la paroisse de Kervignac, district d'Hennebont, était à l'époque un sieur Mathurin Séveno, et son vicaire se nommait Yves Leslé.

Deux prêtres retirés à Kervignac les aidaient dans leur ministère : Etienne Le Goff et Pierre Le Blays. Le Goff, Mathurin Séveno et Leslé refusèrent de se conformer aux mesures qui venaient d'être prises et furent considérés comme non assermentés et traités en réfractaires ; Pierre Le Blays, dut s'incliner car on trouve sa nomination à la cure de Riantec par l'assemblée électorale du district d'Hennebont, le 4 avril 1791. Cette assemblée fut appelée à partir du 3 de ce mois à élire les remplaçants des recteurs et curés considérés comme démissionnaires. Un sieur Boulard, ancien prêtre de la paroisse de Languidic, fut élu au poste de Séveno par 46 suffrages sur 53 votants. Il refusa et il fallut procéder à un autre vote. Cette fois, les électeurs désignèrent un gardien des Capucins d'Hennebont, Rémi Calando. Le second "constitutionnel" déclina également la succession de "l'insermenté". Une troisième et une quatrième élections, celles d'un vicaire de Ploërdut, du nom de Le Prat et d'un Vannetais, l'abbé Le Fruit, ne permirent pas encore d'installer un nouveau recteur. Cette première assemblée interrompit ses opérations le 7 avril et les ajourna jusqu'au mois d'août suivant. Les efforts de nomination d'un pasteur à Kervignac furent repris et, le 14 août, aboutirent : l'homme désigné, Guillaume Cohéléach, accepta. Il était chapelain de la Commanderie du Saint Esprit et hôpital d'Auray. Ce ne fut pas sans hésitation, à vrai dire, qu'il répondit au voeu général : il remontra au district qu'ignorant de la langue bretonne, le poste ne lui convenait guère et qu'il serait sage de le confier à quelqu'un pouvant se faire entendre des fidèles. L'administration, lasse de rechercher un membre du clergé de bonne volonté, trouva le moyen de calmer ses appréhensions et le décida à donner son acquiescement.
Il n'est pas sans intérêt de rapporter une partie du discours prononcé par le président de l'assemblée électorale à la suite des acceptations de Cohéléach et de plusieurs autres prêtres - les dernières - clôturant les travaux et les ennuis de bien des gens ! Ne serait-ce que pour saisir les sentiments des officiels et des administrateurs sur les prêtres constitutionnels.

"Vous connaissez, Messieurs, au moins de réputation, presque tous les ecclésiastiques que je viens de nommer ; leurs vertus chrétiennes et morales peuvent défier la critique la plus audacieuse. Presque tous se sont soumis au décret du 27 novembre. Mais qu'est-ce encore que ce petit nombre en comparaison de celui que fournirait la liste de tous les ecclésiastiques qui ont fait ce trop fameux serment si on la publiait ? Celle des ecclésiastiques de la seule ville de Paris en présente plus de 600. Et l'on veut vous persuader que tant de respectables ecclésiastiques renoncent au vrai Dieu, abandonnant la religion de leurs pères et s'excluant volontairement du giron de l'Eglise ! Ah, Messieurs, gardez-vous bien de le penser. Vous ne pouvez croire, sans blesser grièvement la charité, qu'ils sont déterminés par un vil intérêt. Si vous étiez injustes à ce point, considérez donc qu'un grand nombre d'ecclésiastiques, après avoir rendu un hommage public à la Constitution civile du clergé en faisant le serment de la maintenir, ont cependant refusé les cures et mêmes les épiscopats qui leur ont été offerts. Au moins, Messieurs, soyons justes à l'égard de ceux-là et convenons que l'intérêt personnel n'est entré pour rien dans leurs motifs.
Sans doute, Messieurs, la diversité des opinions chez les ecclésiastiques doit vous jeter dans une grande perplexité, j'en conviens ; mais dans cette circonstance critique, il y a deux partis à prendre et que je conseille à tous ceux qui désirent n'avoir pas de reproches à se faire. Le premier est pour ceux qui sont en état, et qui ont le loisir de s'instruire : qu'ils lisent les ouvrages savants et profonds qui ont été faits sur cette matière ; et à coup sûr ils seront convaincus que la Constitution civile du clergé n'attaque pas la religion, mais au contraire la favorise. Pour ceux qui ne sont pas en état de puiser dans ces ouvrages, je leur dirai : soyez aveuglément soumis à la loi, embrassez le parti qui procure la paix ; gardez-vous bien de rejeter ce don précieux que J.-C. a fait aux fidèles en disant à ses apôtres en montant au ciel : "Je vous donne ma paix ; je vous laisse ma paix" et fermez l'oreille à ces insinuations fanatiques qui ne tendent qu'à armer le citoyen contre le citoyen, et à faire du plus beau royaume un monceau de débris et de cendres."

Le 26 août, le nouveau pasteur reçut l'institution canonique de Monsieur Lemasle, évêque constitutionnel du Morbihan. Et le dimanche 28, Lapotaire et Cordon, administrateurs du Directoire du District d'Hennebont, se rendirent à Kervignac en vue de l'installation officielle du recteur, "fidèle à la Nation, à la loi et au roi".

Ce jour-là les bonnes gens de Kervignac assistèrent à un spectacle mi-religieux mi-civil qu'ils n'oublièrent pas facilement. Vers les dix heures du matin, sous un ciel magnifique, réunis aux abords de leur église paroissiale, sur la grand'place et derrière le muret du cimetière, ils virent un inconnu revêtu d'un surplis, qui s'avançait vers la porte close du lieu saint. Des personnages importants et redoutés le suivaient : deux administrateurs du directoire du district, le maire Jean Boulard, Pierre Le Bouille, officier municipal, Pierre Boulard, procureur de la commune. Le prêtre ayant frappé à l'un des vantaux, ceux-ci pivotèrent et livrèrent passage au curé d'Hennebont, Le Michel du Roy, qui s'avança vers son confrère, lui passa par dessus la tête l'étole pastorale et l'invita à entrer dans le sanctuaire. Cohéléach, car c'était lui, éprouva à son tour un certain étonnement ; en se dirigeant vers le maître-autel, il regardait à droite et à gauche et parcourait des yeux les rangées de bancs pour y compter les fidèles ; il n'arrivait à découvrir que des vieilles femmes, - une quinzaine ; pas une jeune, pas un homme. Au pied du tabernacle il s'agenouilla et s'inclina profondément. Il entonna le Veni Creator. A la fin du chant, Cordon, l'un des administrateurs, vint se placer près de lui et, face aux quelques bonnes femmes, qui n'y entendirent goutte, lut de grandes phrases sur la nomination du nouveau recteur. Cohéléach, revêtu des vêtements sacerdotaux, monta en chaire, et prêta le serment en conformité de la loi du 27 décembre 1790. Puis il célébra la grand'messe.

A midi Mathurin Séveno reçut la visite de son remplaçant, flanqué des autorités. On le pria de déguerpir et de laisser les clefs du presbytère au seul prêtre de Kervignac reconnu pour légitime. Le pauvre homme promit ce qu'on voulut ! Et tout s'étant fort bien passé, on regagna l'église et "l'on y chanta le Te Deum en action de grâces". Les paroissiens n'avaient pas quitté leurs places, soit devant l'édifice, soit derrière le muret du cimetière, du commencement à la fin de ces allées et venues. Et, selon une lettre du 31 août de Cordon, "la curiosité, péché mignon des femmes, en avait entraîné une foule". Ils en oubliaient d'aller déjeuner. Les paroissiennes durent être les dernières à retrouver la notion du temps et le chemin de leurs domiciles ! ...
Le malheureux Cohéléach dès le soir même se trouva en but aux sarcasmes et aux tracasseries de ses ouailles. La nuit tombait quand une bande de forcenés vinrent rôder autour de la maison mise à sa disposition en attendant le départ de l'ancien recteur. Ils tentèrent un moment d'enfoncer la porte et le constitutionnel, pris de frayeur, envoya son domestique demander assistance au voisin, Monsieur Le Mancq, ex-officier de marine, lequel accourut avec son fusil "à deux coups" et se posta dans l'embrasure de la fenêtre. Les malandrins n'insistèrent pas et se retirèrent non sans avoir lancé des pierres qui brisèrent les vitres. Et ce fut au tour des femmes. Un après-midi que le curé de Merlevenez et Cohéléach, à cheval, rentraient à Kervignac, une troupe de mégères se jetèrent à la tête de leurs montures en les traitant de coquins et de voleurs. Affolés sans doute par cette attaque inopinée, les deux constitutionnels sortirent leurs pistolets, "dont deux à deux coups et les deux autres ordinaires, leur déclarant que si elles insistaient ils en tueraient toujours six". Cette ferme attitude leur imposa et elles disparurent derrière les haies bordant la route, rejoignant des hommes demeurés impassibles pendant la scène. Ces faits scandaleux, tantôt causés par les paysans, tantôt par les paysannes, accompagnaient, il faut le dire pour respecter la vérité des documents, des évènements moins graves mais aussi significatifs quand à l'hostilité des gens d'un autre milieu.

Ainsi le jour même de son installation, - on se souvient de la date : 28 août, - le constitutionnel ayant organisé une procession à l'issue des vêpres, son porteur de bannière fut injurié par les assistants, chapeau sur la tête, ricanant à qui mieux mieux, et le plus exalté d'entre eux fut le propre domestique du recteur Mathurin Séveno. Aucun des quatre ecclésiastiques résidant à Kervignac n'avait participé à cette réunion. Et le lendemain matin, le jureur constata la disparition des saintes huiles et du saint-chrême enfermés dans le tabernacle et en dressa un procès-verbal. Sa première semaine de fonctions n'était pas achevée qu'on l'avisa d'un ordre des insermentés à ses paroissiens de ne pas présenter les nouveaux-nés à l'église, car le sacrement donné par lui était sans effet ; que le père et la mère étaient autorisés à baptiser ; qu'on pouvait se confesser entre membres de la famille. Les assermentés de Bubry, Plouhinec, Merlevenez, installés à la même époque que Cohéléach, avaient les mêmes tracas ; et Pécart, le recteur de la dernière paroisse citée, écrivait au district : "On nous accable de sottises, on nous couvre d'opprobres ; on nous charge d'horreurs, de malédictions, et on trame sourdement notre perte. Ce qui diminue, refroidit nos ouailles, c'est la présence des prêtres réfractaires qui parcourent les différents villages, trompent et séduisent la simplicité des fidèles ... La foi n'est point capable en ce moment de résister à la rage de ces énergumènes ... C'est à vous, Messieurs, de balayer de ces environs, un Séveno, ex-curé de Kervignac, un Le Goff, un Leslé, un Kerneur, un Hunsec ; n'attendez pas le moment funeste qui vous annoncera que Kervignac, Merlevenez et Plouhinec se sont révoltés ... Nous sommes regardés comme des voleurs et des scélérats ..." Ce n'était point là de simples phrases dictées par l'amertume ; elles reflétaient assez exactement la position de ces prêtres qui, pour la plupart, n'avaient accepté leurs fonctions qu'à contre coeur, honnis de l'ancien clergé, et se voyaient encore à l'imbicilité et à la méchanceté d'une population à demi sauvage, à la suite d'une installation solennelle, pompeuse, voire grotesque !
Lorsque les deux recteurs, que nous avons vu sauvés des griffes féminines grâce aux pistolets braqués sous les nez, arrivèrent ce jour là au presbytère de Kervignac, ils se sentirent las, découragés. Cohéléach, effondré sur une chaise, la tête entre les mains, réfléchissait, se demandait s'il ne valait pas mieux renoncer à la cure et retourner à Auray. Pécart le réconfortait et finalement obtint sa promesse de rester à son poste. Comme ils se séparaient, un habitant de Kervignac fut introduit. Partisan des idées nouvelles, il assura les recteurs d'un entier dévouement et se mit à leur disposition. Pécart crut bon de lui narrer l'aventure de l'après-midi et le pria de constituer avec quelques hommes un garde sûre toutefois discrète autour de son malheureux confrère. Le quidam voulut immédiatement que Cohéléach abandonnât son gîte et logeât chez lui. Ne pouvant l'y déterminer, il parvint à faire accepter "un bon fusil de munition, de la poudre et du gros plomb, faute de balles", car les pistolets du constitutionnel constituaient un armement insignifiant ...
Voici les femmes de Kervignac de nouveau déchaînées ! C'est une fille qui, aux rires d'une vingtaine de spectateurs, pénètre dans la cour du presbytère et y jette un rosaire ; c'est une autre fille, Hélène Vigoureux, jadis journalière de Mathurin Séveno, qui se cache dans un angle de cette cour et au passage de Cohéléach lui lance une fourche recourbée à la tête, mais le manque ; ce sont les soeurs des anciens recteur et vicaire qui épient les fidèles, menaçant ceux qui assistent à la messe du jureur de les chasser de leurs terres.
La domesticité du constitutionnel n'est pas épargnée. Ses serviteurs, chaque fois qu'ils se rendent à Hennebont, sont copieusement insultés pendant leur trajet. Et, un jour d'octobre que la servante avec l'aide du neveu de Cohéléach ramassait des châtaignes non loin du presbytère, elle dut s'enfuir sous les huées d'une bande de filles, tandis que le jeune homme recevait un coup de fouet d'un individu qui se trouvait parmi elles.

La municipalité de Kervignac, entièrement dévouée aux réfractaires qui vivaient errant de ci de là, couchant la nuit dans les paillers et surgissant à l'improviste devant leurs anciens paroissiens, ne faisait rien pour soutenir le prestige ou l'autorité du jureur ; bien au contraire.

Mais pour comprendre l'attitude de la municipalité et s'expliquer la présence des prêtres non assermentés dans la paroisse, au su et au vu de tous, il faut savoir que si les arrêtés du directoire du département des 1er juin et 3 septembre 1791 prescrivaient, d'abord, l'internement à Lorient des prêtres catholiques responsables des troubles, puis, l'exil à dix lieues de leurs paroisses de tous les curés et vicaires remplacés, une loi d'amnistie générale du 15 septembre avait suspendu toutes les poursuites pour faits révolutionnaires et ordonné la mise en liberté des gens emprisonnés en raison de ces mêmes faits. Or, l'autorité départementale appliqua la mesure de grâce aux prêtres prisonniers, se conformant à la volonté expresse de l'Assemblée nationale, mais décida de ne point étendre à tous les prêtres réfractaires le bénéfice implicite de la nouvelle loi en passant l'éponge sur leur passé. C'est ainsi que le procureur syndic, le 1er octobre, écrivait au procureur syndic du district d'Hennebont : "Vous avez bien fait de ne rien annoncer aux municipalités par rapport aux prêtres réfractaires remplacés : ils ne seront pas mieux intentionnés après qu'avant l'amnistie. Il est à désirer qu'ils ne retournent jamais dans les lieux où ils exerçaient leurs fonctions. Si cependant ils y retournaient, il n'y aurait aucun moyen légal de les en empêcher sauf à les poursuivre juridiquement en cas de nouveaux délits, mais il serait dangereux de leur en donner l'idée. Aussi le département ne se propose pas de révoquer son arrêté du 1er juin. S'il a le bon effet de tenir à l'écart les perturbateurs de l'ordre, ce sera un grand bien pour la société. Il a donc dû borner sa lettre à ceux qui étaient détenus et qu'il était indispensable d'élargir ..."
Séveno, Leslé et Le Goff, après les premiers évènements qui suivirent la nomination de Cohéléach, avaient reçu notification du premier arrêté du directoire et, en conséquence, avaient quitté Kervignac, mais en y laissant meubles et immeubles sous la garde de leurs serviteurs. La relaxe des ecclésiastiques enfermés fut rapidement connue et tous les intéressés apprirent les termes exacts du texte législatif qui l'avait permise. Les trois hommes décidèrent de regagner leur paroisse, le 18 octobre, à la barbe peut-on dire du directoire, accordant à leur cas la large interprétation de la loi qu'il ne voulait pas admettre. Ils prirent soin cependant de ne pas se loger à Kervignac. Le 21 de ce mois d'octobre 1791, la municipalité prit un arrêté aux termes duquel Séveno, Leslé et Le Goff étaient autorisés à officier à l'église paroissiale et aux divers sanctuaires de la commune et que Leslé était toujours vicaire. Cohéléach devait donner son adhésion à cette ordonnance devant le district. Il fut bien moins étonné des termes de ce papier que d'y reconnaître l'écriture de son prédécesseur ! Celui-ci, le surlendemain, dans une chapelle dédiée à la Vierge, vint tranquillement dire sa messe. Cohéléach, prévenu, ne cherchant sans doute que l'apaisement autour de lui, gagna la sacristie et pria le bedeau d'avertir l'ex-recteur de sa présence. L'office terminé on s'entretint aimablement et le constitutionnel invita le réfractaire à chanter la grand'messe, ce qu'il refusa.
Pendant ce temps, Leslé célébra le divin mystère dans un autre édifice. Pour attirer le plus de monde possible, la cloche avait sonné pendant une heure et demie ! Aussi l'assistance y fut-elle nombreuse et beaucoup communièrent ou se confessèrent. Après quoi l'ancien vicaire n'avait pas hésité à pénétrer dans l'église de Kervignac, à y prendre un surplis et à se rendre au confessionnal pour entendre ses pénitents et les absoudre au nom de celui qui avait prêché la fraternité entre les hommes. Hélas ! Cohéléach dut comprendre que rien ne désarmait les gens de Kervignac ! Le dimanche suivant, il prétendit officier dans l'une des chapelles extérieures. Il trouva porte close et le bedeau lui refusa les clefs. Le sonneur se déclara malade et incapable de remplir ses fonctions ...

Cependant au milieu des ennuis, voire des craintes, le recteur eut parfois l'occasion de sourire. C'est ainsi qu'une "promise" lui présenta le cas de conscience suivant : Son futur mari ne voulait pas d'un mariage célébré par le jureur, et en cela il était parfaitement d'accord avec ses parents à elle - ses amis lui disaient de se mettre en mariage sans s'occuper du sacrement illusoire donné par le constitutionnel, d'autant que les prêtres réfractaires se gardaient bien en ce moment de baptiser ou de marier ! Était-ce la vérité ? Pouvait-elle dans ces conditions se donner à son galant ? Je laisse à penser ce que fut la réponse de Cohéléach ! Une autre fois, un homme lui demanda d'enregistrer la naissance de son enfant. Comme il représentait qu'avant d'accomplir cette formalité le nouveau né devait être baptisé, le père répondit que c'était inutile : le fait d'être inscrit sur le registre officiel conférant la qualité d'enfant de Dieu puisque lui, Cohéléach, est un "mauvais prêtre" !

Le recteur n'alla pas au district, selon la volonté de la municipalité, pour l'approbation écrite à l'arrêté qu'elle avait pris en faveur de Séveno et des autres réfractaires, quand au droit de se servir pour l'office divin du linge, des ornements et vases consacrés, existant dans les divers édifices religieux de la paroisse, le procureur syndic lui évita cette peine. Au reçu de l'original de la délibération, il avait répondu au maire, que le défaut de prestation de serment des prêtres visés, en effet, ne leur enlevait pas le droit de dire la messe, mais qu'il y aurait lieu toutefois de prononcer cette interdiction si la présence de ces réfractaires attirait des ennuis au jureur ; que la municipalité n'avait pas à imposer Leslé au recteur ; celui-ci choisirait son vicaire, serment préalablement prêté. Et la lettre se terminait par des lignes d'avertissement : "Vous n'avez pas le droit non plus de décider que linge et ornements seront remis aux non assermentés, car l'administration des biens de la paroisse appartient au général et non à la municipalité. Sachez que la paroisse et vous surtout, Messieurs, répondrez des désagréments que le fanatisme peut nous faire essuyer." Séveno et consorts trouvèrent dans ces dernières phrases la meilleure riposte aux menaces du district. Puisque le général de la paroisse était l'administrateur des biens du culte, on allait se réunir et en obtenir ce qu'on désirait ! Le 6 novembre 1791, l'assemblée du général "formant le corps politique de la paroisse de Kervignac, district d'Hennebont, décidait que les trésoriers de la mère église, des chapelles de la paroisse devront délivrer le linge, ornements et calices à Messieurs Séveno, Leslé et Le Goff pour leurs offices, les dimanches, fêtes et autres jours de la semaine". Savez-vous qui tenait la plume pendant cette petite manifestation ? Monsieur le vicaire Leslé, tout simplement !

Le curé constitutionnel apprenant l'évènement comprend que la situation sera d'ici peu intenable ; il adresse, le soir même, une lettre au district où il espose que "sans l'assistance de la force armée il ne pourra se maintenir dans la place". Le maire et le procureur de la commune, se souvenant des phrases de l'autorité hennebontaise, ont accepté d'apostiller la missive et leurs signatures sont précédées de ces mots : "Du secours, de suite !" Un détachement du régiment de la Martinique arrive le lendemain à Kervignac. C'est un joli tapage parmi la population ! Sous sa pression, une délégation des officiers municipaux pénètre au domicile du chef de détachement et lui signifie d'avoir à reprendre la direction d'Hennebont ! Depuis plusieurs jours, la municipalité est divisée en deux camps : d'un côté, le maire et le procureur sont décidés à soutenir Cohéléach ; de l'autre, les officiers municipaux ont embrassé la cause des réfractaires. Bien entendu, l'officier responsable du maintien de l'ordre dans la paroisse repousse l'ultimatum ; et les amis du jureur expédient un courrier signalant l'incident et suppliant qu'on leur laissât les militaires.

Les incidents entre civile et soldats vont naître et se multiplier sans arrêt. Les paysans les insultent et devant eux profèrent des menaces à l'encontre du jureur. Journellement, les soldats se plaignent de l'attitude des gens de Kervignac, rapportent à leurs gradés les propos des fanatiques ; un sieur Blaise, par exemple, a dit aux militaires logés chez lui : "Comment ce f... gueux de maire a-t-il encore la tête sur les épaules ? S'il ne faut qu'un coup de main je suis prêt à le donner !" Ils signalent l'activité incessante des trois prêtres réfractaires. Si l'un de leurs camarades a déserté, c'est qu'il y a été incité par Le Goff, Leslé et Séveno. Quatre autres ont reçu des offres d'argent aux mêmes fins. Au village de Locohen, à deux pas de Kervignac, des hommes logés là "sont très énervés par une certaine femme, vêtue d'une jupe avec un corset rouge, bordé de vert, ayant pour parer la pluie un capot couleur marron qui lui couvre le visage à son gré ... C'est un homme qui depuis plus de vingt ans a abandonné les habits de couleur et se faisait un devoir de ne paraître qu'en noir, c'est Mathurin Séveno !" Leslé, qui rôde la nuit dans Locohen, se tient le jour près de ce village dans une maison du côté de Merlevenez ; on l'y a vu avec d'autres "robins" attablés devant quatre bouteilles et plusieurs verres ; ces Messieurs s'entretiennent fort des élections des maires et officiers municipaux de la région.

On n'oublie pas Cohéléach ! Un soir de novembre 1791, sous la bourrasque, le jureur monté sur son vieux cheval, regagnait son presbytère, quand il fut attaqué par le domestique de Séveno. D'une main l'homme se cramponnait à la bride ; de l'autre, il cherchait à le désarçonner. D'un vigoureux coup de soulier à la pointe du menton le jureur mit à la raison cet antagoniste. Dans les derniers jours de novembre le général Canclaux crut plus sage de rappeler le détachement, sauf quinze hommes qui restèrent à Kervignac sous les ordres d'un sergent. S'il faut se fier aux rapports de ce sous-officier à ses chefs, le général avait eu raison, car jusqu'au mois de janvier 1792 les évènements sont sans intérêt ; et si le gradé n'emploie pas la formule consacrée - peut-être ignorée à l'époque - pour dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ; "Rien à signaler", il n'écrit que des lignes enfantines ; sur le temps, les rhumes de ses hommes, les potins des cabarets. Ah ! une fois, il estime nécessaire d'entretenir le commandement de la sentimentalité de la soeur du vicaire Leslé : "Sa soeur ne peut souffrir d'autre siège que les genoux d'un militaire !" La correspondance du soldat et celle du jureur ne nous révèlent pas grand'chose durant cette période ; il n'est cependant pas douteux que les manoeuvres de certains continuaient pour entraver l'action des autorités et réduire à néant les effets du ministère de Cohéléach. Pourquoi, le Conseil général du département du Morbihan, dans le courant de décembre 1791, aurait-il pris un arrêté portant que les ecclésiastiques non assermentés soupçonnés d'être la cause des troubles dans une paroisse, seraient obligés de s'en éloigner à dix lieues, si ceux-là, à Kervignac comme en d'autres lieux fussent demeurés inactifs ? Et la meilleure preuve nous en est fournie par l'arrestation de Séveno, Leslé et Le Goff en janvier 1792. Apprenant que ces derniers non seulement persistaient dans leur "tourment de consciences", mais empêchaient l'établissement et le recouvrement des impôts, le district et le directoire du département sont tombés bien vite d'accord pour faire appréhender les trois prêtres et les conduire à l'île de Groix (La municipalité de l'île, fort mécontente du cadeau, obtiendra peu après leur internement à la citadelle de Port-Louis). Jusqu'à présent l'autorité administrative n'a guère facilité la tâche du curé constitutionnel ; - ce n'est pas l'envoi d'un détachement à Kervignac, nous l'avons vu, qui a pu calmer les esprits et procurer la tranquillité à Cohéléach. Mais voici qui sort de son indifférence quand on l'avise que les insermentés de Kervignac non contents de tracasser l'assermenté placent des bâtons dans les roues des organismes chargés de percevoir l'impôt. En moins de huit jours le sort des trois individus est réglé ! (tant il est vrai que les détenteurs du pouvoir pratiquent depuis toujours la seule maxime évangélique qu'ils aient placée en exergue à leur retistres de délibérations : "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu". Sans oublier que pour eux, aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain, César doit être d'abord le premier payé !)

Cohéléach le 6 février écrivit au district une longue lettre sur les faits et gestes de ses ennemis ; on lui répondit par courrier qu'il n'avait plus à s'inquiéter, les personnages étaient sous les verrous !

De ces départs, la paix que Cohéléach attend depuis si longtemps, contre toute espérance raisonnable, naîtra-t-elle ? Va-t-il, enfin, être accepté par ses ouailles ? Pendant des mois les actes de violence cesseront par suite de l'éloignement d'aucuns dont la présence servait de mauvais prétexte à l'activité des forcenés. Mais la fin tragique du jureur, deux ans plus tard, prouve que les âmes de Kervignac n'auront pas connu le total soulagement de leurs passions, que la crainte de la force et du district auront simplement agi sur celles là comme l'huile filée en pleine tempête autour de la barque ne calme les flots en fureur que pendant un certain temps. Il y a par ci par là des incidents. C'est ainsi que François Le Mancq, juge de Paix, oblige Cohéléach à procéder à l'enterrement d'un nommé Le Chapelin, décédé subitement, le 25 avril 1792, sans l'avis préalable de l'officier de santé, alors que le maire, seul, pouvait prendre cette responsabilité. Mais "à la vérité, écrit-il à propos de l'incident, ce n'est pas le juge qui m'y contraint, c'est, je crois, Madame Le Mancq". Il porte plainte contre ce magistrat, en septembre de la même année, auprès du district, n'arrivant pas à obtenir son intervention pour que ne se renouvellent pas indéfiniment les scènes scandaleuses qui éclatent lors des cérémonies extérieures du culte.

Une loi du 14 août 1792 exige de tous les prêtres un nouveau serment. Carpentier et Prieur de la Marne, en mission dans le Morbihan, prennent à sa suite un arrêté aux termes duquel les lettres de prêtrise seront remises aux districts. Le 7 octobre, Patern Le Fur, maire de Kervignac, assisté de Jacques Boulard et de Joseph Corveste, reçoit le serment du recteur constitutionnel "de maintenir la liberté, l'égalité et de mourir en les défendant". Le 14 messidor an II (2 juillet 1794), Cohéléach adresse au district d'Hennebont son "institution canonique" et l'avise qu'il est prêt "à renoncer à l'exercice publique des fonctions de son état", à la première demande de l'administration.

Et voici que le silence s'établit autour des faits et gestes du jureur. Jusqu'au 12 frimaire an III (2 décembre 1794), jour du drame, les archives ne livrent rien sur le personnage.

Nous pénétrons dans la période monstrueuse de la Révolution. Nul n'ignore que ce fut cette chasse à l'homme, organisée, développée, devenue l'unique but des partis. Gardes nationales, gendarmes, administrateurs, soldats à pied ou à cheval, au long des routes, des chemins creux, à travers les landes et les champs de seigle, sont à l'affût des chouans ; aux revers des talus, aux lisières des bois, aux coins des maisons isolées, sous le chaume des fermes, les gars en sabots guettent les uniformes bleus. On se fusille à bout portant, on s'éventre en hurlant : "Vive la République !" ou "Vive le Roi !" Il n'y a plus de quartier. Républicains et Royalistes, en guise de passe temps, entre deux expéditions, poursuivent insermentés et assermentés. Les uns saisissent leur proie vivante afin de l'immoler en place publique ; les autres la sacrifient sauvagement avec la complicité de l'ombre, des portes closes et des murs sans échos ...

Les mois passent ...

Une nuit de décembre 1794, pluvieuse, frémissante et stridente des plaintes du vent dans la châtaigneraie voisine, enveloppait le presbytère de Kervignac. Depuis le matin, la cour était transformée en marécage et les murs moussus du bâtiment centenaire suintaient en longues rigoles que les poussées du vent aidaient à s'infiltrer sous les fenêtres et sous les portes. Le jureur s'y était pris de son mieux pour échapper aux effets sournois du mauvais temps ; il s'était calfeutré dans sa chambre au premier étage, sans voir une relation de toute la journée. Derrière ses volets clos, dans la douillette atmosphère créée par le feu de bois, aux lueurs de la dernière bûche, Cohéléach maintenant se déshabillait. Il était environ onze heures et demie. Le portail vibra soudain. Le recteur pensa que la barre avait été mal assujettie et que sous un coup de bélier de la bourrasque la masse de chêne avait tremblé sur ses gonds. Le bonnet de laine jusqu'aux oreilles, il s'étendit sur la couette, s'y creusa une place et ferma les yeux.
L'instituteur, qui était logé par la municipalité dans ce qui servit jadis de conciergerie à la cure, avait également entendu le bruit insolite de la porte-cochère. Vaguement inquiet, il avait tendu l'oreille au déchaînement des forces extérieures et nocturnes. Mais son attention fut rapidement prise dans les rets du sommeil. Une demi heure plus tard, le claquement brutal des vantaux contre les piliers, une irruption de gens, se bousculant, s'interpellant, des poings martelant ses volets, le jetèrent hors du lit. "Le Pahun, lui criait-on, ouvre ou l'on enfonce." Il n'arrivait pas à trouver ses chaussures dans l'obscurité, et par suite de son émotion. Des crosses s'abattirent sur l'huis. Alors, il y courut, et demanda : "Qui est là ?" - "Patrouille d'Hennebont, lui fut-il répondu". Il eut à peine le temps de tourner la clef dans la serrure et de soulever le loquet : on envahissait sa chambre, brusquement, comme une eau de torrent qu'une pluie soudaine et abondante vient de gonfler, comme une troupe d'animaux poursuivis, et il se trouva acculé dans un angle de la pièce. Un des furieux alluma une torche et la plaça sous le nez de l'instituteur.

Les envahisseurs - ils étaient environ soixante - éclatèrent de rire devant l'attitude de l'hôte, tremblant dans sa longue chemise blanche, pieds nus. "Sois sage, dit l'homme au flambeau ; montre nous tes armoires". Le Pahun obéit. Ils découvrirent le sabre et le fusil que la municipalité de Kervignac lui avait confiés, mais ne firent point de remarques à ce sujet. Et pendant qu'ils inventoriaient non seulement le contenu de ses armoires mais de toutes ses caisses, l'instituteur recouvrant son sang-froid, examina ces gens. Certains étaient en habits de gardes nationales, d'autres portaient la carmagnole. Ils étaient armés, qui de fusils, qui de sabres. Le Pahun reconnut des physionomies de la paroisse. Il ne souffla mot ... "Puisque tu as un fusil, lui dit-on, tu dois avoir de la poudre. Où est-elle donc cachée ?" L'instituteur assura ne pas en posséder. "Eh bien, dis nous maintenant où loge le jureur." Ils le poussèrent devant eux, l'obligèrent à sortir sous le ruissellement du ciel, dans la nuit glacée, et, devant les fenêtres du presbytère, à leur indiquer la chambre de Cohéléach. "Appelle-le !" - Le Pahun comprit que la situation tournait au tragique et, paralysé par le froid, la crainte folle qui l'envahissait de nouveau, il demeura muet. On n'insista pas autrement. Ces gens parfaitement maîtres d'eux mêmes n'en voulaient qu'au recteur ; ils reconduisirent l'instituteur dans sa loge et le laissèrent sous la surveillance de deux sentinelles. Puis ils retournèrent à la porte du jureur et pendant qu'une hache entaillait le panneau, ils crièrent à tue tête : "Cohéléach ! Cohéléach !"

Celui-ci, dès le début de la scène, s'était levé et en avait suivi toutes les péripéties au rez-de-chaussée, perdant minute par minute, l'espoir d'un secours quelconque ; Hervé le domestique, Jeanne la servante, couchaient dans un bâtiment isolé, face à celui de l'instituteur, mais se gardaient bien d'intervenir. A la réflexion, présumant que les forcenés, une fois chez lui, n'auraient qu'une idée : gagner sa chambre, il se réfugia dans le salon, qui était la dernière pièce à l'aile droite du bâtiment ... En effet, le seuil franchi, ce fut une ruée vers le premier étage. Le jureur entendit le piétinement sur les marches de l'escalier, les coups de crosses ou de sabres contre la rampe de ceux qui cherchaient à monter, à se dégager au milieu de la bousculade. Dans la chambre à coucher, le lit fut renversé ; ils brisèrent le prie-Dieu, le bureau et la bibliothèque. Pendant quelques minutes de silence, il perçut le froissement des papiers répandus sur le plancher et qu'on examinait avec attention. Enfin, ils descendirent. Ils s'arrêtèrent dans la salle à manger, ouvrirent le buffet. Il y eut un bruit de bouteilles entre-choquées. Certains durent boire ; d'autres s'acharnèrent sur les meubles. Et, lentement, prudemment, quelqu'un se glissa dans le salon. Cohéléach reçut un choc au regard qui se fixait sur sa silhouette blanche, debout, derrière un fauteuil.

"Approche et donne", hurla l'inconnu en se retournant vers celui qui portait la torche finissant de se consumer.
L'ayant en main, il s'avança en direction de Cohéléach, tandis que dix cous se tendaient, que dix visages grimaçaient de joie haineuse à mesure qu'ils saisissaient les traits de celui qui sortait de l'ombre ...
Alors le jureur écarta le faible rempart qui le séparait de ses meurtriers et il fit un grand signe de croix ...

Le 13 frimaire de l'an troisième de la République française (3 décembre 1794), le juge de Paix de Kervignac rédigea un procès-verbal où il consignait que, s'étant transporté au presbytère, il avait trouvé "dans une salle en bas, le cadavre de Cohéléach, étendu sur le dos, les bras en croix, les pieds croisés, vêtu d'une chemise fine, un bonnet brodé en laine sur la tête, une paire de pantoufles aux pieds, et portant des plaies à la poitrine et aux bras par armes à feu."

Ce drame n'eut aucune suite judiciaire.

Mais qui avait recruté les misérables ? qui avait décidé ce crime ? On ne le sut jamais [On reconnut que le meurtre de Cohéléach faisait partie d'un plan d'opérations, car il avait été précédé ce même soir, à Kervignac, de l'arrachage de l'arbre de la liberté et du pillage des locaux de la municipalité. Ce fut en vain que patrouillèrent les gardes nationaux de Lorient et d'Hennebont ...]. Peut-être, - et ceci est une explication plausible, - fut ce le vent furieux de l'esprit qui, ce soir de décembre 1794, se trouva déchaîné par la ronde diabolique du vent d'ouest au dessus de Kervignac, tordant les branches dénudées des châtaigniers, hurlant à la mort aux pignons des maisons, sifflant mystérieusement et impérativement sous certaines portes !

ROGER LE GRAND
Ile de Houat, août 1934
Bulletin de la Société Polymathique
du Morbihan - 1934

Publicité
Commentaires
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Archives
Derniers commentaires
Publicité