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La Maraîchine Normande
18 novembre 2013

LES SOUVENIRS D'UN JEUNE PRISONNIER OU MÉMOIRES SUR LES PRISONS DE LA FORCE ET DU PLESSIS

LES SOUVENIRS D'UN JEUNE PRISONNIER
OU MEMOIRES SUR LES PRISONS DE LA FORCE ET DUPLESSIS
POUR SERVIR
A L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION.

Avant-propos
Aucun ressentiment particulier ne me détermine à publier mes tristes souvenirs, les crimes que j'ai vu commettre, et les horreurs dont j'ai été témoin ; mais quand la clémence pardonne, le coupable n'est point absou ! Le gibet de l'opinion exécute le scélérat, pour épargner à la société de nouvelles victimes. - Je veux y attacher un peu plus fort, ceux qui ont couvert de cendres et de cyprès mon infortunée patrie ; et c'est en servant l'humanité, que je veux adoucir mes peines.

Les souvenirs d'un jeune prisonnier



Echappé à tous les dangers qui ont menacé mes jours, je veux consacrer quelques veilles à écrire mes souvenirs, donner des larmes aux compagnons que l'échafaud m'a ravi, aux amis que j'ai perdus, et le témoignage de ma juste sensibilité à celle qui a tout fait pour moi, qui m'a constamment servi par ses soins, son zèle, sa tendre amitié, et qui seule a nourri dans mon coeur, pendant la durée de ma captivité, la patience utile à la douleur, et l'espérance nécessaire au courage.
A la lueur de ma lampe, je vais peindre tout ce que j'ai souffert dans la nuit des tombeaux ! - Je veux descendre encore dans ce séjour d'horreur ! - Me rappeler mes peines, seroit me faire sentir le prix si doux du repos ; mais, hélas ! je t'ai perdu, ami généreux et fidèle ; tu n'as fait que paroître, et déjà tu n'es plus. - Tendre compagnon de ma jeunesse, toujours tu vivras là, - là - dans ce coeur, qui peut-être n'a pas tout perdu sur la terre, puisqu'il lui reste une bienfaitrice, trop justement aimée.

Le 12 septembre 1793, j'apprends qu'une loi ordonne à tous les militaires, démissionnaires et autres, de quitter Paris, et de s'en éloigner à 20 lieues. Je me rends au Bureau de la Guerre, pour m'en assurer positivement, et savoir si ceux domiciliés sont compris dans la rigueur du décret.

J'étois accompagné de cette amie tendre et bienfaisante, qui étoit loin de prévoir le malheur qui me menaçoit. Sans me douter du piège, je me présente sur la foi des traités ; à peine avois-je pénétré dans cet antre, qu'une foule de gendarmes m'entourent ; tous les suppôts de police, un essaim de jeunes commis, bien insolens, à cheveux bien noirs et bien puants, me parlent à-la-fois, me demandant qui je suis, ce que je demande, que je suis hors la loi, et qu'il faut me conduire avec les autres. - ll est bien mis, c'est un conspirateur, disoit l'un - Il est grand, il paroît fier, c'est un suspect. - On m'entraîne dans une écurie ; un moment après on me dépose dans un cachot.


En vain, je réclame, j'invoque les lois, la justice, tout est sourd ; des éclats de rire seuls se prolongent sous les voûtes. Je supplie un gendarme d'écouter mes raisons, de faire valoir mes motifs ; il est muet ; j'interroge sa pitié ; il me répond que je l'importune, que nous sommes tous comme - çà, qu'on ne peut pas écouter tout le monde, et qu'à mon tour je serai interrogé. - Mais que je parle du moins à cette femme qui m'accompagnoit ; qu'elle sache où je suis, sûrement c'est une méprise qu'elle feroit réparer ; si vous étiez sensible, me refuseriez-vous la grâce que je vous demande. - Mon gendarme crut sûrement que je parlois une langue étrangère, et qu'on m'arrêtoit comme sujet d'un pays avec lequel nous étions en guerre. - Je ne pus le fléchir. - C'est ainsi que je disparus de la société. - Je renfermai donc mes plaintes inutiles, et j'attendois qu'on disposât de mon sort, quand tout-à-coup la porte s'ouvre, et sa lueur me permet de reconnoître que je ne suis pas seul, que trois malheureux m'ont devancé dans cette obscure prison. On nous signifie de nous lever et de marcher : une voiture nous attendoit ; des gendarmes à cheval nous escortent au comité de surveillance de la section du Mont-Blanc.


Les membres qui le composoit, bien dignes collaborateurs des ministres Bouchotte et Vincent, ordonnèrent qu'on nous surveillât exactement, que nous ne serions interrogés que le lendemain, et de ne nous laisser communiquer avec personne. Dans un gouvernement révolutionnaire, quelle étrange succession dans les évènemens, et quels contrastes dans la vie des hommes ! - J'étois heureux et tranquille ; une heure s'écoule ! je tombe sur la paille et dans les fers. - Ah ! utile leçon pour le citoyen, quand il déléguera ses pouvoirs et nommera ses magistrats.


On aura peine à croire tous les genres de vexation et de cruauté qu'on nous fit essuyer. D'abord fouillés avec une indécence atroce, pas une partie de nos corps n'échappa à leurs recherches : les bijoux furent déclarés suspects et saisis. - Ceux qui avoient de l'or étoient des agens de Cobourg, on les en dépouilla ; ceux qui avoient des assignats étoient des contre-révolutionnaires, on les leur prit. - Ainsi déshabillés et volés, on nous prévint que nous pouvions nous coucher et attendre le lendemain.


Que cette nuit fut longue ! que les heures furent lentes ! Le tems qui vole pour le plaisir, est bien paresseux pour la souffrance ; et combien est à plaindre celui qu'on vient de séparer de ses affections, de ses habitudes, quand l'insomnie les lui rappelle dans un obscure cachot ! - O vous ! hommes froidement pervers et coupables, qui avez coûté tant de larmes à l'humanité, de soupirs à l'innocence, dévorez dans la honte et le remord, le long supplice d'être connu, de vivre, et de rougir !


Enfin le soleil parut, et nous ramena le jour et l'espérance ! Si l'erreur fait des malheureux, me disois-je, elle n'a qu'un moment, celui d'après appartient à la justice. Ce matin je serai rendu à mon amie ; je lui peindrai ce que j'ai souffert, je doublerai mes jouissances, en voyant quelles furent ses inquiétudes : hélas ! comme moi, elle connoît mon coeur, et doit se flatter de mon retour. - Tout en raisonnant ainsi, j'apperçois par la fenêtre un jeune homme, qui cherchoit à découvrir les issues de ma demeure, et parloit à une sentinelle, dont sans doute il fut rebuté, car il s'éloigna. - Malheureux ami ! du séjour de paix où le juste repose, regarde avec intérêt les pleurs que tu boûtes à ma tendresse. Quand nos jeunes années s'écouloient dans le bonheur, devions-nous prévoir que l'échafaud termineroit tes jours, et qu'en proie à la douleur et à mes souvenirs, j'aurois à regretter à-la-fois, et mon ami et le repos !


Les membres du comité s'assemblèrent à dix heures, et sur-le-champ nous fûmes introduits : dans le plus mauvais jargon, le moins ignorant nous interpelle. - Chacun exhibe sa carte, décline son nom, sa demeure, et demande raison d'une arrestation aussi arbitraire : le sublime aréopage se regarde, délibère, et ordonne de nous conduire à la Mairie. Nous y arrivâmes à huit heures du soir, et sans pouvoir être entendus, nous fûmes déposés dans une longue et étroite chambre, où quatre-vingt malheureux attendoient leur sort ; ils vinrent au-devant de nous, nous exhortèrent à la patience, et offrirent à notre douleur l'échange de l'espérance. Le président nous fit un petit discours, en nous engageant à contribuer, selon nos facultés, au soulagement de ceux de nos compagnons que l'infortune maltraitoit comme nous, et que la misère rendoit plus à plaindre ... Du peu qu'on nous avoit laissé, nous les aidâmes de grand coeur.
La Mairie étoit l'entrepôt général des personnes arrêtées sans motifs énoncés. - On les laissoit dans la gêne la plus dure ; sans lit, sans chaise, sur des vieux matelas couverts de vermine. - On les oublioit là huit jours, on les transféroient ensuite dans une maison d'arrêt. Quand je quittai la Mairie, on ne m'auroit pu toucher sur aucune partie du corps, sans m'écraser un insecte. - Les administrateurs venoient quelquefois promener leur insolence au milieu de leurs victimes ; faisoient mille questions, n'écoutoient pas une réponse ; recevoient cent mémoires, et ne répondirent à aucun. - Une mauvaise nourriture nous étoit fournie aux dépens de l'administration, on mangeoit en communauté. Tous les vagabonds arrêtés dans la nuit, augmentoient chaque jour notre intéressante société ; - ils n'y demeuroient pas long-temps. - Ceux qui avoient des ressources obtenoient quelques douceurs, en payant largement un concierge avide ; il prêtoit même de l'argent à ceux qu'il jugeoit pouvoir bien le lui rendre. Celui que j'ai connu a été guillotiné, il aimoit les assignats, et sa trop grande facilité à mettre de côté des sommes qui ne lui appartenoient pas, a causé sa perte : d'ailleurs il n'avoit pas l'extérieur rebutant, et les façons grossières des geôliers ses confrères ; il étoit complaisant, honnête, et souvent en prenant un salaire plus fort que celui qui lui étoit dû, il donnoit un bon conseil qu'il ne devoit pas.
On avoit établi à la Mairie une police fraternelle ; les matelats étoient roulés le jour, la nuit chacun s'y jetoit, quand il y avoit place pour tous ; dans le cas contraire, à de certaines heures on se relevoit, pour faire reposer ceux qui avoient veillé, et qui attendoient sur des bancs, une surface pour étendre leur corps.

Force


J'ai passé huit jours à la Mairie, je fus transféré à la Force, en vertu d'un ordre de la police, exécuté par deux gendarmes, les plus insignes coquins qui jamais aient porté habit bleu. - Ils s'informèrent d'abord si j'avois de l'argent. - D'autres ont été plus pressés, leur dis-je, et ne m'ont rien laissé. - Ils me lièrent alors étroitement et me traînèrent ainsi jusqu'au lieu de mon nouveau domicile, en m'assurant qu'incessamment je voyagerois en sens contraire. Il n'est pas de sots propos, de plates plaisanteries dont la gaieté de ces messieurs ne me régala. Hélas ! je n'avois pas bien saisi leur première demande ; leur dire que je n'avois rien, c'étoit m'exposer à toute leur indignation. Être bien vêtu, et refuser sa bourse à des voleurs, en révolution c'est un crime impardonnable, c'est du moins une mal-adresse, et j'en fis l'expérience.


J'arrivai à sept heures du soir à la Force, les geôliers étoient à table et ne crurent pas devoir se déranger pour un simple suspect. Qu'on le f..te à la sourricière, articula une voix forte. - On me f..tit à la sourricière.
La sourricière est un cachot obscur et incommode, où l'on dépose les prisonniers en attendant de comparoître devant le concierge. - On est là, livré à ses tristes réflexions ; un baquet au milieu, un pot et de la paille aux deux coins : voilà tout le mobilier. - Un malheureux que j'y trouvai, m'accueillit avec intérêt, me donna partie de sa litière, je lui donnai partie de mes pous. - Il a été guillotiné dans la prétendue conspiration des Carmes. - Au bout de quelques heures on m'apporta du pain ; je me réclamai d'un détenu de ma connoissance, arrivé de la veille, et comme moi parti de la Mairie ; j'observai que j'avois des ressources, que je payerois honnêtement l'humanité, dont on soulageroit ma misère, de me procurer un lit et quelques alimens ; que depuis huit jours ne m'étant pas déshabillé, j'avois besoin de repos. Le citoyen Valois, grand monsieur bien planté, ayant des façons tout-à-fait aimables, d'un ton vraiment imposant, me dit de le suivre ; je pris congé de mon compagnon, escorté de deux chiens monstrueux, je fléchis la tête sous dix portes de fer, et je traversai ces cours fatales, où tant de victimes innocentes avoient péri, par les massacres à jamais mémorables des 2 et 3 septembre.


De quelles craintes je fus atteint, de quels souvenirs je fus frappé ! - Dieu puissant ! toi qui honoras l'homme d'une âme pour sentir, de la raison pour juger, d'un coeur pour aimer ! A l'instant où tu consens à ses malheurs, retires les dons que tu lui as fait. - Si tu permets qu'il soit persécuté, précipité dans ses cachots, - premier tombeau de la vie, - fais que sa mémoire ne lui rappelle pas une mère ! une soeur ! une amie ! - Ah - cela fait trop de mal. - Et la douce consolation qui naît quelquefois de doux souvenirs, ne peut jamais applanir ce que la douleur sillone. Vois ces jeunes beautés que tu formas pour les plaisirs ! Le chagrin les a flétries ! C'est le vent brûlant du Midi, desséchant sur leur tige ces fleurs brillantes, la parure de nos jardins. - Sur des tombes elles cherchent un père qui fut leur appui, un amant qui fut leur espérance ! - Tout s'est refroidi pour elles ! - La fortune et la pitié ! [De toute part on a guillotiné, fusillé, noyé, massacré, incendié, foudroyé, confisqué, volé, scellé. Les femmes, les enfans meurent de faim et de misère, les vampires révolutionnaires, les jacobins, les suppôts et les frippons, gorgés de dépouilles, reposent sur le duvet : - la veuve et l'orphelin ne peuvent obtenir ni asyle ni ressources.]


On me signala, et je fus placé dans le département de la police ; le chien de garde vint me flairer, dès-lors je fus sous sa responsabilité, et vainement j'aurois cherché à fuir. Je l'ai vu ramener par le poignet, et sans lui faire mal, un prisonnier qui s'étoit caché, et qui s'étoit un moment soustrait à sa vigilance. [Un Bostonien avoit été amené à la Force ; on lui citoit l'instinct de cet animal, et la certitude qu'il terrasseroit l'homme le plus fort. Le chien étoit monstrueux. Qu'on l'excite et qu'on me le lance, dit l'Américain. Ils prennent du champ ; le chien, stimulé par son maître, se précipite, saisit au collet le Bostonien, qui, ferme sur ses pieds, résiste au premier choc, de chaque côté passe adroitement un doigt dans la gueule de l'animal, la lui sépare, et saisissant vigoureusement l'inférieure et la supérieure, alloit déchirer la tête du chien si son maître n'eût demandé grâce. La gueule séparée, l'animal perdit sa force et son mouvement ; ses jambes s'allongèrent sans la moindre résistance.]


La chambre neuve me fut offerte, cette désignation me prévint. - Mais qu'elle fut ma surprise en voyant ce dégoûtant local ! - C'étoit cependant le moins affreux. - Quatre murailles bien noires, sur lesquelles l'ennui et la douleur gravèrent de sévères maximes, et l'ineptie de dégoûtantes images. - Une fenêtre grillée et barrée, huit grabats, un baquet pour recevoir tous les besoins de la nuit, et une chaise pour le repos du jour. - Six infortunés reposoient ; le bruit de mon entrée, mon installation faites aux aboiemens de deux dogues, au ramage d'un trousseau de clefs et d'un guichetier bruyant, réveillèrent tout le monde. J'entendis six soupirs ! - Il m'échappa le septième. - Ces malheureux étoient arrivés depuis peu, et cette demeure leur étoit aussi étrangère qu'à moi. Ils goûtoient un premier sommeil que je me reprochai de troubler. J'ai su par la suite combien il est affreux d'être réveillé, quand le corps, affaissé par tous les genres de fatigue, se livre enfin à un sommeil nécessaire. - Je vous prends à témoin, heures fatales que j'ai si souvent comptées, quand seul avec mes chagrins, mon coeur et ma mémoire, je maudissois la lenteur de votre marche, l'injustice de mon sort, et rêvois un moins cruel avenir. O mon amie ! toujours vous étiez présente à ma triste pensée, ma seule espérance étoit dans mon innocence, et votre tendresse et vos soins n'ont pas trompé mon esprit ! 

Le lendemain je fis connoissance avec tous mes voisins de lits et de chambre. - Francoeur, ancien directeur de l'opéra, par sa gaieté naturelle, l'honnêteté de ses manières, attira bientôt ma confiance ; il ignoroit le motif de ses malheurs, je lui racontai le prétexte des miens. - Son fils sur nos frontières garantissoit notre liberté naissante, rien ne put protéger celle de son père ! L'un alloit à la victoire par le chemin des hasards ; l'autre à la mort par celui de la misère. - Ainsi nous avons vu notre bouillante jeunesse cueillir mille lauriers ! Aux champs de la Belgique, et au sein de ses pénates, retrouver autant de cyprès ! Ils agrandissoient nos domaines, on confisquoit le leur. [La Convention nationale a décrété qu'on ne réviseroit aucun procès emportant peine de confiscation des biens. - Je défendois mon pays, on a égorgé mon père, - et mon patrimoine m'est ravi par mon pays ! - Ah ! cela n'est pas possible.] Nous nous persuadions que notre captivité ne seroit pas longue, que quand le mal seroit connu, on se hâteroit de faire le bien, lorsqu'un arrêté de la commune, sur le réquisitoire de Chaumette, fit évanouir nos idées de liberté et de bonheur ! - L'arrêté portoit qu'aucun détenu ne seroit élargi, sans que préalablement son nom, sa demeure, les motifs de son arrestation, n'eûssent été proclamés à l'assemblée générale, et que pendant trois jours on n'eût consulté tous les dénonciateurs sectionnaires et frippons à gages. - Voilà la ressource d'un gouvernement où chacun fait des lois ! La commune de Paris, de son côté, avoit ses décrets et ses bourreaux ! Robespierre de l'autre, ses volontés et ses échafauds.


Si l'effet salutaire des lois sages est de former les hommes à la morale et à la vertu, de quel oeil devons-nous appercevoir cette longue suite de décrets, portant honneur, récompense au premier traître, qui, par une cupidité trop naturelle à l'indigence, aura trahi la confiance de son ami, de son voisin, de son bienfaiteur même, qui le mensonge sur les lèvres et le remord dans l'âme, va recevoir le salaire de son forfait ? - Honte de mon pays ! ces lois existent, ont eu leur effet. - Le laquais insolent et féroce, couvert des dépouilles de son maître, siégeoit fièrement à un comité révolutionnaire, faisoit comparoître devant lui, celui qui protégea son enfance, l'éleva par ses soins généreux, lui donna la vie, en échange de ses services : mais la reconnoissance nécessaire, est un tourment au coeur du scélérat ! - Précipiter son bienfaiteur dans les cachots, pour mieux s'approprier le fruit de son brigandage, l'envoyer à la mort : voilà de quels crimes s'est rendu coupable cette espèce vile et abjecte. - Les tyrans se reprocheroient moins de forfaits, si les valets avoient un peu plus de vertu. [J'en connois qui ont donné de grandes preuves de dévouement à leurs maîtres malheureux ; mais c'est le très-petit nombre. Tous les comités, toutes les prisons ont pris parmi eux leurs présidens et leurs geôliers.]


Ne pouvant compter sur aucune espèce de justice, je cherchai à adoucir la rigueur de ma position. - On pouvoit encore écrire à ses parens et les voir. Le troisième jour de mon arrivée à La Force, ma soeur et mon amie vinrent me demander ; timides et tremblantes, elles m'attendoient dans une cage de fer, qui servoit de parloir. Une voix de Stentor fait raisonner mon nom, je m'élance et me trouve dans leurs bras. - Moment plein d'horreur et de charme ; les battemens de mon coeur, contre lequel je les pressois, furent mes seuls interprêtes ; arrosé de leurs larmes, je ne pus bégayer aucun son, et ce ne fut que long-temps après, que je pus leur dire que j'étois innocent et que je souffrois. - Un gros monstre de porte-clefs étoit présent, il bâilloit et s'étendit sur le seul banc, nous restâmes debout. - Elles ne me dissimulèrent pas la peine qu'elles auroient à me faire obtenir justice ; et se préparant à toute espèce de sacrifices, elles m'exhortèrent au plus utile courage ... - Ah ! on espère toujours auprès de ce qu'on aime ; mais seul, dans un cachot, tout vous abandonne. La douleur de l'homme sensible reprend ses droits sur son âme ; il passe dans l'abattement et la souffrance, tous les instans qui le séparent des objets de son affection ; il ne ressaisit un grand caractère, que quand enfin il faut se résigner, et devant ses semblables subir son sort avec grandeur ! - J'ai vu marcher à la mort un grand nombre de mes compagnons. - Je les ai vu, doux, languissans, pleurer sur la cruauté de leur semblable, et l'injustice de leur position, tant qu'elle fut incertaine ! - Condamnés ! mourir avec valeur et fierté. - Quand le coeur s'afflige, l'âme grandit, et le juste avec calme rend sa dépouille à la terre.


La loi du 17 septembre venoit de paroître ; chaque jour amenoit à la Force un grand nombre de personnes suspectes. Les tribuns révolutionnaires peuploient les prisons ; leur armée ravageoit les campagnes ; le viol, le brigandage, l'assassinat commençoient leurs fléaux ! et la toute-puissance populaire, par la voix de ses proconsuls, sanctionnoit tous ces crimes. - Le ci-devant duc de Villeroi, le plus nul des hommes et le plus circonspect, fut une des premières victimes ; ses domestiques en pleurs, l'accompagnèrent et ne le quittèrent que quand les verroux se furent tirés sur lui ; personne n'avoit fait plus de dons à la nation : sommes immenses, chevaux, équipages, il avoit tout offert à son pays ! Ses gens avoient l'ordre de ne plus le servir, de faire exactement leur service dans la garde nationale ; à ces conditions, ils étoient par lui nourris, logés et vêtus. Il étoit riche, il faisoit le bien, il fut à l'échafaud. - La famille Wendeniver vint ensuite. Un vieillard respectable, banquier fameux par ses richesses et sa probité, périt avec ses deux fils. - Un triste pressentiment de ses malheurs et de sa destinée occupoit mes noires rêveries, et souvent troubloit mon sommeil ; il couchoit à côté de moi ; vingt fois dans l'horreur de mes songes je l'ai vu sur l'échafaud ; me réveillant agité, je le trouvois encore, reposant comme la vertu, sans crainte et sans alarmes. - Ils restèrent peu de temps à la Force, et suivirent à la mort, la trop célèbre Dubarri.
Le fils Sombreuil arriva, escorté de trente gendarmes. Vingt ans, des maîtresses, le goût des plaisirs que la jeunesse entraîne, et l'éloignement politique des affaires, que nécessitent la dissipation et la chasse, n'ont pu le garantir du sort des conspirateurs. Il n'avoit jamais conspiré que contre les coeurs, qu'il s'attachoit par la douceur et l'honnêteté. - Une femme adorable, et tendrement adorée, venoit le voir quelquefois ; elle le trouva un jour dans un accès de fièvre affeux ; à la hâte, elle dépouille les habits de son sexe, se couvre de ceux de son amant, s'attache au chevet de son lit, et lui donne ses soins. - Elle y resta trois jours et trois nuits.
Achile Duchâtelet vint nous montrer sa belle figure, et ses jambes maltraitées par le sort des combats ; à l'attaque de Gand, il avoit perdu un mollet d'un coup de feu ; il perdit la vie à l'infirmerie, où il s'empoisonna.
Brochet de St-Près, maître des requêtes, esprit fin et méchant ; Custine fils, intéressant et instruit ;Charost Béthune, jeune écervelé, sans esprit et sans moyens ; Garnache, phraseur insipide ; Lévis Mirepoix, constituant ; d'Espagnac, immoral abbé, grand calculateur ; Gusman, espagnol, scélérat déterminé ; Lamarelle, père et fils ; Bochard de Saron, grand astronome ; Menard de Chousi, Fleuri, Duval de Beaumontel, de Bruges, constituant, se succédèrent rapidement, et dans les fers, et à la mort. - Le baron de Trenck, cet aventurier célèbre, échappé des fers d'un roi, vint en chercher au milieu d'un peuple de frères. En nous publiant ses folies, il fut témoin des nôtres ; il est mort dans la prétendue conspiration de la maison Lazare, où il fut transféré de la Force. Cinquante années de malheurs, et vingt-cinq de misère, n'ont pu garantir sa vieillesse d'une fin si tragique. - C'étoit d'ailleurs un fort mince personnage, que ce baron fameux, sale, malhonnête, ignorant et menteur ; il falloit ne pas le connoître, pour croire à son roman ; et comme ces tableaux prestigieux, le beau disparoissoit à mesure de l'approche.

 

Adam Lux

Adam Lux, reparquable par son caractère de député de la ville de Mayence, et son amour pour l'étonnante Corday, vit venir la mort avec la tranquillité la plus stoïque ; il causoit avec nous sur le danger des passions et le défaut de jugement, qui entraîne au-delà du but une âme neuve et ardente, lorsqu'on l'appela pour lui remettre son acte d'accusation ; il le lut avec sang-froid, et le mit dans sa poche en haussant les épaules. - Voilà mon arrêt de mort, nous dit-il. Ce tissu d'absurdité conduit à l'échafaud le représentant d'une ville, qui m'envoyoit pour se donner à vous. Je finis à vingt-huit ans une vie misérable ; demain je serai froid comme cette pierre ! Mais dites à ceux qui vous parleront de moi, que si j'ai mérité la mort, ce n'est pas au milieu des françois que je devois la recevoir, et que j'en ai vu l'approche avec calme et mépris. - Il passa la nuit à écrire, le matin déjeuna avec appétit, donna son manteau à un malheureux prisonnier, et partit pour le tribunal à neuf heures ; à trois, il n'étoit plus.
Vergniaux, l'homme le plus éloquent, et Valazé, le plus froidement déterminé, nous quittèrent pour aller à la Conciergerie. - Si on nous permet de parler, nous nous reverrons, nous dirent-ils en partant ; sinon, adieu pour toujours. - On décréta que la conscience des jurés étoit suffisammen éclairée, ils périrent sans être entendus.
Bailli les suivit de près, et ne tarda pas à subir son malheureux sort ; il vit dresser son échafaud, et préparer les apprêts de son supplice ; il avala le calice jusqu'à la lie, et ne témoigna d'autre émotion, que celle du froid qui se faisoit rigoureusement sentir. Celui qui avoit interrogé le ciel, et donné aux hommes ses réponses utiles, courba sa tête sous la hache des licteurs.
Le tableau sans cesse renaissant des malheureux qui arrivoient et de ceux qui nous quittoient, nous expliquoit assez l'énigme de l'avenir. - La mort étoit le mot. - Deseze arriva ; circonspect et froid, à force de prudence, vouloit faire oublier son courage. - Linguet, sans cesse raisonnant, cessa d'être raisonnable : il attendoit sa liberté promise, quand on lui annonça qu'il étoit destiné au tribunal. - Kersaint ne pouvant l'éviter, s'y préparoit avec courage.


Nos jours s'écouloient tristement vers le sombre avenir. Il falloit vaquer aux devoirs du ménage, faire nos lits, balayer, assister aux différens appels, obéir à ces féroces geôliers, sourire à leur cruelle ineptie, payer largement le plus léger de leurs services, et recevoir souvent leurs dégoûtantes accolades. Le soir à l'heure de la retraite, chacun rentroit chez soi ; deux chiens, dont j'ai parlé plus haut, couroient les corridors pour presser les paresseux ; on faisoit raisonner les barreaux pour s'assurer d'eux. - Comptés comme d'imbécilles moutons, trois portes de fer se fermoient jusqu'au lendemain.


Le comité de Salut public commençoit à cimenter sa puissance ; celui de Sûreté générale fit rendre un décret, par lequel aucun détenu ne pouvoit plus voir, ni ses parens, ni ses amis. Tout prit un aspect de terreur ; les guichetiers, retroussant leurs manches, armés de longs bâtons, promenoient au milieu de nous ; se rappelant les massacres dont ils avoient été témoins, sembloient présager ceux que l'on avoit à craindre. - La consternation devint générale : l'espérance s'éloigna ; les émissaires du tyran parcouroient les prisons, et désignoient les victimes : la mort planoit sur toutes les têtes ; le plus coupable étoit celui qui avoit le plus d'ennemis acharnés, ou contre lui, le plus de frippons en crédit. - Le nommé Calon et son fils, dénoncés par le plus insigne scélérat, furent aussi des premières victimes. - Ce dénonciateur à gage, mauvais tailleur par métier, et depuis administrateur de police, - place qu'il a eu l'adresse de n'occuper qu'un instant, - est un nommé L. C....., grand hurleur de la section des Tuileries. Il se vantoit de la faveur dont il jouissoit auprès des autorités constituées. D'un mot, disoit-il, j'envoie à la mort ; d'un mot, je l'éloigne de ceux que je protège ; et comme le fils de Dieu sur la terre, j'ai le pouvoir de lier et de délier ! - Gascon de naissance, frippon d'habitude, ce tailleur a fait périr plus d'hommes, qu'il n'en a jamais habillés. - Il est étrange combien les bureaux, les comités, les antichambres, sont peuplés d'habitans des bords de la Garonne ; la plus grande partie des mensonges absurdes, des vexations atroces, qui ont révolté le genre-humain, ont été imaginés et commis par ces aventuriers du Midi. Si un crime s'articule, c'est presque toujours dans ce perfide dialecte, qui choque autant l'oreille, que les individus révoltent le coeur.

 

Maillard

Maillard, ce président sanguinaire du tribunal dressé dans les guichets de la Force, venoit souvent reconnoître et compter ses victimes ; il les suivoit ordinairement jusqu'à l'échafaud ; et avec son collègue Héron, alloit sur la place de la révolution, voir tomber les têtes qu'ils avoient dévouées. Ces hommes vivent encore, trouvent même des défenseurs ; ce sont de ces patriotes à formes acerbes, tels que les peint l'aimable seigneur de Vieusac. Ils sont nombreux, ces émules de Carrier ! ces héritiers de Robespierre ! Leurs yeux souillent encore la lumière que nous partageons, et leur existence la société qu'ils ont tant outragée. - Quoi ! des sénateurs sur leur chaise curulle, menacent de l'assassinat leurs collègues trop sincères, et les françois assassinés, ne pourront atteindre et saisir leurs bourreaux ! Peuple ! quand ressaisiras-tu ta formidable massue, quand purgeras-tu la terre de ces monstres, qui t'ont si fort avili et trompé ? - Imite donc les glorieux travaux d'Hercule, déjà Diomède n'est plus ; détournes encore un fleuve, pour nétoyer ton pays, comme le fils d'Alcmène, pour laver les écuries d'Augias. - Le greffe ne se désemplissoit plus, ni jour, ni nuit ; à toute heure, à tout moment, il arrivoit quelqu'infortuné. - La vieillesse des deux Brancas, leurs vertus bienfaisantes ; la résignation tranquille du vieux maréchal de Mouchi, les qualités heureuses des deux frères Sabatier, unis d'une amitié touchante et rare ; l'opinion publique en faveur du respectable Périgord. - Villeminot, gendre du banquier Wendeniver, courant les comités pour servir son père. - Quatermen, écossais, descendant d'un des quatre qui soutinrent glorieusement la constitution de leur pays, réduit à la misère, vint vivre d'aumônes dans les fers. - Cazo, président du parlement de Bordeaux ; quarante citoyens de la section du Muséum, artisans, ouvriers, généraux et soldats, tous vinrent habiter nos cachots. - Les militaires destitués nous arrivoient en foule ; leur sein, couvert de cicatrices honorables, leur sang versé pour la patrie, ne purent les garantir de l'inquisition exercée par les représentans auprès des armées. - Désorganiser, ravager, détruire, assassiner, telles étoient, à cette époque, les opérations de Robespierre et de ses comités.


C'est alors que les soixante-onze députés, sacrifiés aux vues ambitieuses dés idôles du jour, vinrent augmenter le nombre des hécatombes, qu'on devoit leur offrir. - Plus notre position devenoit affreuse, plus les moyens redoubloient de rigueur pour river nos chaînes, et nous abreuver de douleur ; plus nos parens, nos amis étoient ingénieux à nous procurer quelque consolation. - Tendres écrits, sermens d'être fidèles, de secourir le malheur, de n'abandonner jamais la nature et l'innocence, vous surpreniez la vigilance de nos féroces gardiens. [La citoyenne Beau, concierge de la Force, a seule conservé ces formes d'humanité, si désirables dans ceux proposés à la garde du malheur. - Je doute que personne ait eu à s'en plaindre ; mais ses subalternes la surveillant, l'obligèrent quelquefois à des devoirs rigoureux. Dans le pli d'un mouchoir, dans le bec d'un pigeon, dans l'ourlet d'une cravate, vous nous portiez paroles d'amour, de tranquillité et d'espérance !
Que les femmes ont fait pour nous ! - Tout entreprendre, tout imaginer, tout braver, pour nous être utiles. - Rien n'a été négligé par leur ingénieuse tendresse. - Ah ! les femmes ! oui, les femmes ! mieux que nous savent aimer et réussir. - Dans les frimats, par les orages, à la pointe du jour, elles entouroient nos tombeaux. - Surprendre un regard, signaler leur demande, étoit pour elles la douce récompense de tant de soins et de peines. Courir les comités, la demeure des gens en place, étoient leurs constantes occupations. - Ainsi la mère éplorée, l'épouse alarmée, l'amante au désespoir, alloient réclamer les objets de leur tendresse.


La cour où pendant la triste durée des jours, nous pouvions respirer un peu d'air et beaucoup d'ennui, étoit séparée par un seul mur du département occupé par les femmes. - Un égoût étoit la seule communication possible. - C'est là que se rendoit tous les matins, et chaque soir, le petit Foucaud, fils de la citoyenne Kolly, condamnée à mort, et qui depuis a subi son jugement. - Ce pieux enfant ! qui à peine à son adolescence, connoissoit déjà toutes les misères de la vie, s'agenouilloit devant cet égoût infect, et la bouche collée sur le trou, échangeoit les sentimens de son coeur contre ceux de sa mère ! - C'est là que son plus jeune frère, âgé de trois ans, le seul compagnon de ses derniers momens, beau comme l'amour, intéressant comme le malheur, venoit lui dire : - Maman a moins pleuré cette nuit ; - un peu reposé, et te souhaite le bon jour, c'est Lolo, qui t'aime bien, qui te dit cela. - Enfin, c'est par cet égoût que cette malheureuse allant à la mort, lui remit sa longue chevelure, comme le seul héritage qu'elle pouvoit lui laisser, en l'exhortant à faire réclamer son corps, ainsi que la loi le lui permettoit, pour le réunir aux mânes de son époux et de son ami, qui périent le même jour [Les citoyens Kolly et Beauvoir, exécutés sur la place du Carroussel].
Quel tableau pour un témoin sensible ! - Et moi aussi j'avois une mère, et je sentois les chagrins de cet enfant ! - Lecteur ! si tu reçus de la nature l'heureux don de compatir aux maux de tes semblables, donnes une larme en tribut à l'image que je te présente. - Que les hommes sont ennemis de leur bonheur ! - Sous la zone tempérée, sous le climat qui atteste les faveurs de l'éternel, nous ne savons point aimer et respecter son plus bel ouvrage. Nos lois condamnent à mort une femme ! - Une femme ! - Ah ! c'est toujours un grand motif qui les rend coupables. C'est l'amour ou ses fureurs, l'amitié ou ses charmes, qui leur font partager nos crimes. - En est-il de barbares, de dénaturés, c'est une erreur de la nature, enfermez-les ; elles sont en petit nombre, et ne vous servez jamais de l'appareil des échafauds pour punir une créature foible, charmante, dont l'aspect seul doit tout désarmer.


Alors qu'on désespère, on est près du succès. - L'évènement le plus affreux de la vie, touche au moment le plus fortuné de nos jours ; le beaume croît tout près de la cigüe, et les peines sont l'escorte des plaisirs. - Mes amis parvinrent enfin à faire connoître toute l'injustice de ma détention ; les portes de fer s'ouvrirent, les guichets se haussèrent, je recouvrai ma liberté. - Je rentrai dans le monde, et n'y trouvai plus mon ami. - Tout étoit changé, les moeurs et le costume. - Les carmagnoles, les bonnets rouges, remplaçoient les habits, les chapeaux, comme le crime remplaçoit la vertu, et la terreur le repos. - Des insensés, au nom du peuple, couroient les rues, couverts de chapes et d'aumusses. Les dépouilles de ses temples traînées dans la boue, ses ministres à l'échafaud, ses tyrans en triomphe, ses représentans fidèles réduits à dissimuler leurs alarmes, et à composer avec leurs devoirs, à errer d'asyles en asyles, à craindre de reparoître, et sous leurs toits domestiques, et sur leurs chaises au sénat : tel étoit mon pays quand je sortis des cachots ! Mais aujourd'hui, quelle différence ! la douce sécurité a remplacé les alarmes, les doux plaisirs les noirs chagrins. - La beauté peut paroître sans craindre les outrages, la sagesse peut parler sans craindre les revers, la vertu réclamer ses droits, les arts leur empire, la gaieté son domaine, l'industrie ses ateliers, le commence ses ressources. La Convention nationale veut tout protéger, tout ranimer, tout refleurir ; ah ! rallions-nous sous ses bannières, ses ennemis sont les nôtres ; plus de bourreaux ! plus de terreur ! combattons les hommes de sang ! Ils sont faciles à connoître : devant un crêpe ils sourient, derrière la vertu ils se cachent.
Sortant des prisons, quand tout le monde y entroit, tenant un si petit coin dans la retraite que j'avois choisie, je devois espérer pouvoir gémir en paix, sur les maux qui ravageoient ma patrie. - J'éloignois les craintes fâcheuses, les tristes souvenirs, les soucis inquiétans ; comme le pigeon blessé, je ne voulois plus quitter mon toit ; quand pour moi de bien plus grands malheurs se préparoient, et qu'une faulx barbare, sur les bords de la Loire, tranchoit les jours de mon ami. -  Simple étranger dans une ville malheureuse, on l'immola ! Comme en Tauride, on sacrifioit à Diane. - Je doute encore de mon existence, et je n'appartiens à la vie, que par ma haine pour les scélérats qui ont ensanglanté cette contrée, et ma reconnoissance pour ceux qui travaillent à la venger.


Une loi aussi féroce que toutes celles proposées par le comité dictatorial, força le citoyen paisible, l'étranger laborieux à fuir son toit domestique, et à chercher un abri dans des campagnes hospitalières. Trente mille personnes quittèrent Paris, sans savoir où porter leurs incertitudes et leurs peines. - Le 8 Floréal fut pour tous les ci-devant nobles et les étrangers, la première journée vers l'échafaud qui les attendoit, ou les bateaux qui devoient les engloutir. Alors Robespierre étoit au pinacle de la fortune, ses satrapes insolens n'attendoient que son signal, et sur des monceaux de cadavres alloient élever un trône à son envie ! - Je pris une maison à Neuilly, et sans me faire illusion sur des craintes assez sages, j'attendois en paix un moment plus prospère, ou une fin que ne redoute jamais la vertu et l'innocence.


Barrère proposa l'établissement d'une école martiale, et la plaine des Sablons fut choisie pour réunir cette jeunesse impétueuse et bouillante, qui, arrivant de toute part, à un centre d'instruction, devoit un jour briller avec l'éclat dans la carrière des hasards et de la gloire. - Ce voisinage me fit pressentir de fâcheux évènemens. - Couthon venoit journellement se perdre dans les délices de Bagatelle. - Robespierre ; Saint-Just, Lebas, Tachereau voltigeoient aux environs de Passy, et la fin du jour ramenoit toujours ces féroces hibous. - Neuilly réunissoit un grand nombre de réfugiés, qui, échappés par leur patriotisme aux recherches inquisitives de la gente révolutionnaire, faisoient le bien avec modestie, et se conformoient habituellement à la présentation journalière. - Les officiers municipaux, magistrats ignorans et féroce d'une commune honnête et tranquille, avoient à-la-fois à servir le parti dominant, qui déjà envoyoit ses émissaires, et le besoin du crime, dont alors il falloit se parer. - Ces quatorze individus, arrivés chez eux sur la foi des traités, sous la garantie même de la loi, qui les chassoit de leur domicile naturel, leur parurent des victimes assez éclatantes à offrir, et assez faciles à sacrifier. - Ils se concertèrent avec Lebas, que le comité de Salut public avoit nommé représentant près des élèves de Mars. - Une dénonciation bien artificieuse, bien astucieuse, fut le résultat de leurs conciliabules. - Cent quatorze individus, qui ne s'étoient jamais vus, connus ni rencontrés, furent sensés avoir conspiré, avoir semé des libelles dans le camp, et voués à la mort par cette horde scélérate. - Labreteche, ce hussard dans les plaines de la Belgique, et général dans celle des Sablons, aussi éfatué de sa nouvelle dignité, que l'âne de Lafontaine l'étoit de ses reliques, se chargea de porter au comité de Sûreté général, le tissu absurde d'une fable criminelle. - Bon accueil fut fait à frère dénonciateur. - Un ordre signé Vadier lui fut remis avec complaisance ! - Il n'emporta jamais d'aussi belle victoire ! - Chevaux écumans, aides-de-camps fringans, arrivent en se pavanant à la municipalité : le maire se met à côté du général, commande des voitures, la force armée arrive, et cent quatorze individus, enfans et vieillards, sont plongés dans les fers. - Entassés sur des chariots, sans bancs ni banquettes, on ramassa comme de timides agneaux qu'on presse vers la boucherie, tous ceux épars dans les villages qui entourent Neuilly ; les autres furent arrêtés en venant se faire écrire ; car la fin du jour ramenoit toujours notre imbécille confiance devant ces perfides magistrats.


L'ordre du comité de Sûreté générale, portoit de mettre en arrestation tous les ci-devant nobles et leurs domestiques, prévenus d'avoir jeté des libelles dans le camp de Mars pour en soulever les élèves. Je dénonce à l'humanité entière, aux antropophages même, ces dénonciateurs impudens, et ceux qui, sans examen et sans preuves apparentes, signèrent un mandat aussi arbitraire. - C'est le 16 de messidor que cette mesure fut exécutée ; et chacun se rappelle que le camp ne devoit commencer à se former que le 15, c'est-à-dire la veille, qu'à cette époque fort peu de jeunes gens étoient arrivés. - Comment étoit-il donc possible que cent individus, qui jamais ne s'étoient connus, ni réunis, pussent conspirer, et chercher à séduire une armée, dont les soldats couvroient encore les grandes routes. - L'état-major seul étoit à son poste, et j'abjure ici tous ceux qui le composoient. - A Labretèche près, qui agissoit avec Lebas, et la municipalité ; et qui fut l'imbécile instrument de cette conspiration imaginaire. - Je les abjure, dis-je, de déclarer la vérité des faits que j'établis ici, et si jamais ils ont apperçu même un seul réfugié de Neuilly, aux environs de cette fatale plaine. - Mais tous les prétextes étoient suffisans à l'autorité sanguinaire ! Et comme le loup, ce cruel tyran des bois, on nous reprochoit de troubler l'au au-dessous de laquelle ces monstres se désaltéroient. - Que pouvoit rêver un blanchisseur de village, jacobin à la ville, oppresseur dans sa commune, complaisant, menteur dans l'antichambre d'un traître ambitieux, visir insolent dans le domaine de son autorité ? - Des crimes ! - Un père n'enfante que le fruit de ses entrailles ! - Tous les âges de la vie, les deux sexes, les deux enfances [Des enfans de treize ans, une femme de quatre-vingt, qui toujours avoit nourri le pauvre et secouru la misère.], une foule de citoyens qui n'étoient pas même désignés dans le mandat d'arrêt, furent enveloppés dans cette proscription.


Nous fûmes déposés dans le cimetière du temple de la Raison, et dans le temple même. - C'est sur des tombes ! sur l'herbe jaune qui croît à l'ombre des cyprès, que, réunis par le malheur, nous apprîmes à nous connoître ; et le premier mot qui échappa à chacun de nous, fut l'expression pure et naïve de son étonnement et de son innocence. - La mère craintive fixoit ses enfans ; le sourire de la candeur répondoit à ses alarmes. - Un père, un époux, absorbés dans leur douleur, n'avoient pas le courage d'espérer, ayant eu la confiance de ne rien craindre. - Hélas ! javois ma soeur, à l'essai de ses belles années et de ses premiers chagrins, près de moi sur la même fosse, elle me rappeloit qu'à la même source nous avions puisé la vie, et que sur le même échafaud peut-être, innocens et malheureux, nous allions la finir. - Eh ! pouvions-nous nous faire illusion sur le sort qui nous attendoit ? - Issu d'une race proscrite, persécutée, ayant sous les yeux le spectacle sans cesse renaissant, de milliers de victimes sacrifiées aux évènemens ; pouvions-nous douter que nous ne fussions destinés à être offerts au Minautaure ? Les officiers municipaux et quelques adjoints arrivés de Paris, réunis en secret, délibéroient en commun ; en vain voulûmes-nous faire entendre nos réclamations. - Moitié à la Conciergerie, le reste dans d'autres prisons, fut la seule réponse dont la pitié de ces magistrats honora notre fortune.


On nous laissa passer la nuit sur ces tombeaux, sans doute pour nous familiariser avec notre prochaine demeure. - Comptés, enregistrés, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, nous répondîmes à un appel ; et quand une voix foible et oppressée ne raisonnoit pas assez tôt à l'oreille du farouche commandant, l'épithète la plus dure et la plus injurieuse provoquoit une réponse plus fortement articulée. - Ainsi ce sous-chef de légion, qui depuis quelque temps laissoit pousser, pour ce grand jour, ses hideuses moustaches ; - sans doute pour effrayer davantage ceux qu'on destinoit à augmenter les holocaustes du malheur, - classoit, nombroit des victimes ! qu'il connoissoit pures et innocentes. - Personne n'osoit parler en notre faveur, la terreur comprimoit tellement les âmes, que connus de tous les membres qui composoient les corps constitués, pas un n'eut assez de courage ou d'humanité pour faire son devoir, et acquiescer à la bienveillance de celui qui venoit nous chercher, muni des pouvoirs du comité de Sûreté générale, qui offroit de laisser ceux dont la municipalité répondroit. [Un manufacturier de la commune de Neuilly observoit au nommé Saunier, officier municipal, que son absence feroit souffrir les indigens du village, qu'il occupoit dans ses atteliers. - Sois bien tranquille, lui dit-on, c'est l'affaire de trois jours. - En effet, le troisième nous fûmes au moment de paroître au tribunal.] Quelques-uns insistèrent, provoquèrent l'examen le plus scrupuleux de leur conduite et de leurs papiers [On avoit arrêté le citoyen Royer, vieillard septuagénaire, qui étoit venu ce jour-là dîner chez un ami désigné dans le mandat d'arrêt. Il eut beau réclamer, montrer sa carte de Paris, son certificat de civisme, il partagea notre sort.] : les barbares gardoient un profond silence, se regardoient bêtement et faisoient éloigner le citoyen assez audacieux pour leur dire en face qu'il étoit innocent. - Les monstres nous avoient vendus, ils étoient impatiens de voir leur crime consommé, et de nous livrer à ceux qui étoient venus nous prendre de la part des bourreaux. [Trois jours après notre arrestation, les officiers municipaux de Neuilly faisoient une orgie révolutionnaire chez un traiteur, en face de la Trésorerie nationale. Sur la fin du repas, le greffier de la commune complimenta le maire, sur le grand caractère qu'il avoit déployé lors de l'arrestation des victimes par lui désignées ; qu'il ne lui auroit pas cru tant de fermeté ; que cet évènement étoit d'autant plus heureux, que sans cela ils étoient perdus. - Tant de vexations commises par ces tigres, avoient soulevé une partie des habitans de Neuilly et de la société populaire ; en provoquant une mesure général au nom des ci-devant, ils vinrent à leur but, et poussèrent dans le principe leurs concitoyens malheureux.


C'est une chose admirable que cette Providence mystérieuse et sage qui veille au destin des hommes ici-bas. Chargés d'anathêmes, de proscription, atteints de tous les crimes contre-révolutionnaires, le 16 messidor, les officiers municipaux de Neuilly nous plongent au fond des prisons ; et le 10 fructidor, jour où la justice rendit hommage à l'innocence en nous donnant la liberté, les mêmes officiers municipaux nous délivrent des attestations honorables de civisme et de bonne conduite.
Voilà ces nouveaux Janus, ces hommes à deux visages, conspirant contre la patrie avant le 10 thermidor, à la chûte de l'idole, encensant l'autorité nouvelle ; cherchant du sang pour l'offrir aux tyrans ! Comme l'amant qui veut plaire, cherche des fleurs nouvelles ; et Philintes ensuite fléchir avec adresse. - Mais aujourd'hui, vous êtes trop connus et ne pouvez plus nuire, vous occupez cependant des places, - et menacez encore - d'autres places vous attendent, où la justice nationale faisant courber des fronts où sont écrits tant de crimes, prouvera qu'il est enfin un Dieu juste et vengeur.


Il nous arrivoit à chaque instant quelques victimes nouvelles, l'occasion étoit belle, chacun exerçoit ses haines, ses vengeances. L'artisan honnête, le marchand, la manoeuvre quittoient leurs ateliers, leurs comptoirs, leurs truelles, pour venir expier dans la nuit des cachots, le malheur toujours à redouter d'avoir pendant l'anarchie des ennemis en crédit. [Le nommé Brissy, qui, depuis vingt ans, habitoit Neuilly, fut désigné par le ressentiment du maire ; il n'étoit pas porté sur la liste ; absent de chez lui, on arrête sa femme, qu'on arrache des bras de son enfant. - On connoissoit la tendresse de son époux. - Celui-ci de retour, apprend sa proscription et l'absence de sa femme ; il vint réclamer sa liberté et prendre ses fers.]
Enfin après vingt heures de perplexité et de souffrance, quinze chariots vinrent nous prendre rangés de nouveau sur deux lignes ; le commissaire prend la parole, et nous dit qu'il est d'usage, quand on arrête en masse, de payer les frais de la gendarmerie, et le déplacement de ceux qui sont venus servir la chose publique, en arrêtant leurs frères ! - Dilemme révolutionnaire ! Que de grâces vous prêtez à notre langage. - La collecte fournit cinq cents livres, dont les gendarmes n'ont jamais entendu parler, mais dont les officiers municipaux et quelques membres du comité révolutionnaire, se servirent pour payer leur ivresse, et un grand repas qu'ils mangèrent quelques heures après notre départ, le commissaire y revint. - La gaieté jacobite fit les honneurs du festin, et ses victimes en payèrent la dépense.


Notre départ fut affreux ; des enfans arrachés du sein de leur mère, et remis sans pitié aux premières mains qui s'offrirent. - Jetés sur des tombereaux sans banquettes, sans toile pour nous garantir à-la-fois du soleil brûlant et des outrages de la populace trompée ; c'est ainsi qu'à travers les huées, les menaces, les imprécations de la multitude, qu'un cortège aussi nombreux attiroit sur notre passage, nous fûmes amenés à Paris. - On accréditoit le bruit bourdonnant à nos oreilles, que nous étions des brigands de la Vendée, qu'on allait fusiller au Champ de Mars.
Cependant l'aspect d'une foule d'enfans en bas âge, de jeunes femmes encore parées, de vieillards ; une réunion qui offroit à la fois l'innocence, les grâces et le respect, paroissoit au peuple curieux et surpris, un enlèvement bien extraordinaire ; et quoique Barrère eût fait pour nous peindre à ses traits, à la tribune de la Convention, en nous désignant comme des monstres, comme des loups, dont on avoit fait une battue, on avoit peine à reconnoître des coupables sur des visages où régnoient le calme et la dignité. Nous arrivâmes à deux heures sur la place de la Révolution, sans que pendant la route nous eussions pu nous procurer un peu d'eau, pour étancher la soif la plus dévorante : le soleil pesoit à pic sur nos têtes. On nous arrêta devant le lieu sanglant des exécutions journalières, pour nous faire contempler à loisir les carreaux que tant de sang avoit arrosés, et que le nôtre devoit rougir encore. - Cette barbare affectation, de faire respirer des chevaux, n'obtint de nous que le sourire de l'indignation ; je ne vis pas un visage s'altérer, et certes, sans foiblesse, on pouvoit concevoir quelqu'émotion.


Nous continuâmes notre route par les quais ; enfin, après vingt-quatre heures de douleur et d'outrages, nous fûmes déposés dans la maison d'arrêt de l'Egalité, autrefois le collège du Plessis. - Nous pouvions espérer qu'un peu d'humanité et de repos seroient offerts à notre misère ; mais, dans ce lieu d'horreur et de souffrance, jamais la douceur de la pitié ne fut donnée au malheur. Le geôlier de cette prison n'est qu'un premier bourreau ; je le signale ici à ceux qui ont tout pouvoir en main pour poursuivre les scélérats et corriger les coquins. Jamais homme ne poussa si loin l'impudence et la cruauté. Frippon tant que duroit le jour, le soir féroce, quand au nom de Fouquier-Tinville, on venoit lui demander les quarante victimes, que journellement on envoyoit à la mort. Tout lui étoit égal, l'un ou l'autre, le militaire ou le chanoine ; selon lui, on devoit s'expliquer au tribunal, et Dieu sait si jamais il en revint un seul de ceux que l'erreur y porta. - Un petit messager de l'accusateur public, dont je regrette de ne pouvoir consigner ici le nom, laid comme le coeur de son maître, venoit tous les jours, avec une longue liste, enlever les victimes désignées ; elles partoient dans des voitures couvertes, passoient la nuit à la Conciergerie ; à neuf heures du matin paroissoient, ou non, devant les juges, à cinq alloient au supplice. - Une femme cependant parut au tribunal, et revint au milieu de nous.
La citoyenne d'Argouges n'eut jamais de frère ; on lui remit son acte d'accusation, portant qu'elle avoit entretenu des correspondances avec son frère émigré. On la tourna dans tous les sens, pour lui persuader qu'elle en avoit un en Allemagne. Hélas ! dit-elle, je n'en eu jamais ; la nature m'a refusé cette consolation. - Tu insultes à la majesté du peuple, lui répond Fouquier ; ton frère est émigré, voilà sa lettre sous les yeux des jurés : tu logeois avec lui, tel endroit, telle rue, tel numéro. - Je n'occupai jamais les logemens qu'on me désigne. Une erreur va causer ma mort ; je n'eus jamais de frère, et je recommande mon innocence à la vertu des citoyens qui m'écoutent. Le peuple fit entendre un mouvement de pitié, on la renvoya. - En la voyant revenir, chacun se précipite au-devant d'elle, c'étoit un phénomène. Sa femme de chambre livrée à la douleur la plus amère depuis qu'on l'avoit séparée de sa maîtresse, s'élança dans ses bras et faisoit éclater sa joie. Ah ! je me persuadai que les malheureux étoient parmi les hommes, les plus sensibles et les plus compatissans ; il faut avoir souffert pour s'attendrir sur les maux de celui qui souffre.


Au moment de notre entrée au Plessis, les prisonniers respiroient dans la cour, ils sortoient de table. - Tout-à-coup, le signal de rentrer se fait entendre, les portes se ferment, la grille s'ouvre, et quinze tombereaux vomissent cent quatorze malheureux. La curiosité fixoit tout le monde aux fenêtres ; au travers de quinze cents barreaux, on voyoit autant de figures livides et velues. On ne peut s'imaginer l'horreur de ce tableau ! Chacun nous questionnoient à-la-fois. - Oh ! que nous vous plaignons, citoyens, nous disoit-on ; cette maison est affreuse, c'est ici que Fouquier rassemble ses victimes ; soyez discrets, ne parlez à personne, si vous avez de l'argent, des bijoux, cachez-les, on prend tout, on ne vous laisse que le désespoir.
A peine descendus des chariots, on nous sépare : ce fut un coup terrible pour l'amitié et la tendresse ; les familles divisées, les larmes coulèrent. - Et quelles larmes ! - On nous déposa à la sourricière, elle ne put suffire, on eut recours aux cachots. - L'espace étoit si étroit, si court, qu'assis par terre nous ne pouvions y contenir ; il fallut donc rester debout. - En vain demandâmes-nous des logemens, on avoit garde de nous en donner. En arrivant au Plessis, il faut faire un petit séminaire de torture, et cela pour la plus grande fortune du concierge ; dans la sourricière on vit à ses frais et dépens ; cependant du jour de votre entrée l'administration de police paie trois livres par chaque individu, pour la nourriture commune, où vous n'êtes souvent appelés que le troisième ; cette friponnerie augmente considérablement le casuel de la geôle, qui d'ailleurs dîme sur toutes les fournitures faites par les autres frippons ses agens. - Nous payâmes vingt-sept livres un canard et quatre bouteilles de vin.
A force d'instances, on nous permit de coucher dans la cour, pour du moins pouvoir nous étendre.
La nuit précédente, nous l'avions passée sur l'herbe des tombeaux ; nous passâmes celle-là sur les pavés pointus, d'une cour bien sale, disputant la surface de nos corps à tous les verres cassés et le fumier, que le négligent Hali (concierge de la prison) laissoit ramasser de toute part.


Pendant la terrible durée d'une nuit aussi longue, plusieurs traits méritent d'être connus ; ils ont touché mon coeur, ils intéresseront le vôtre, hommes sensibles, qui lirez cet écrit ; la plupart peut-être, auront souffert autant que moi. - Ne jettez pas les yeux sur cet ouvrage, scélérats ! auteurs des maux qui ont ravagé cette terre malheureuse. Les souvenirs de l'infortune appartiennent à l'humanité. Vos forfaits sont graves ailleurs. - La nature en deuil, nous les offre à regret, sous nos toits démolis, nos champs ravagés, nos cités désertes, par-tout sont vos crimes. - Lois saintes et éternelles d'un Dieu juste et vengeur ! quand puniras-tu tant d'audace, et n'avons-nous pas le droit de douter de sa puissance, quand ton bras hésite à venger la vertu !
Un père avoit auprès de lui un fils, âgé de quatorze ans ; cet enfant, plein de candeur et de grâces, succombant sous le poids de ses peines, avoit enfin trouvé le sommeil, ce doux réparateur de nos misères. - Il faisait froid, et n'opposoit à la fraîcheur de la nuit, qu'une veste légère. - Cet enfant se ramassoit, se pelotonnoit, se pressoit contre son père. Celui-ci fixe cet être innocent, auquel il donna le jour, dans une nuit bien différente ; une larme tombe de ses yeux paternels, et sa redingotte, dont il se dépouille à la hâte, couvre avec précaution les membres délicats de son fils, qui reposa, l'autre promena ! - O Nature !


Un gendarme avoit reçu d'une femme un médaillon et des cheveux ; la crainte qu'on ne lui ravit des bijoux aussi chers à son coeur, la déterminaire à interroger la pitié d'un soldat, et à lui confier ses gages. - A l'instant où débarrassés d'une partie de nos surveillans, que l'ivresse éloignoit de l'attention ordinaire, qu'ils donnent à tout ce qui se passe auprès d'eux, le gendarme se glisse doucement, radoucit sa voix rauque et dure, appelle la femme qui lui a remis un portrait précieux. - Elle paroît, veut récompenser sa probité. - Non, madame, je trouve un plaisir trop pur à vous rendre en secret, ce qui peut allerger vos peines, et que je serois malheureux, si je n'étois parfois utile au malheur ! - Prenez, et je m'éloigne.- Le concierge faisoit la revue, découvre cet homme charitable, le rudoie, l'invective, croit appercevoir une conspiration, et veut la dénoncer. Le gendarme réplique avec force, la querelle s'engage, les gardiens accourent, les chiens aboient ; on charge cet être honnête et sensible, qui pour se dégager, tire son sabre ; mais bientôt assailli, il succombe, et le cachot fut son partage.


Les femmes furent les premières à passer au rapiotage [Est-il croyable qu'un gouvernement ait ordoné et souffert quinze mois de semblables horreurs ! Une femme debout, devant un coquin, déshabillée par lui, pour s'assurer si elle ne cache pas quelques assignats, ou ne dérobe pas quelques-uns de ses bijoux. - Cet affreux brigandage a fait la fortune de ces monstres. Voir un misérable Hali, reposer dans les  alcoves les plus voluptueuses, sous les lambris dorés, voulant les tapis de Turquie, s'asseyant sur le lampasse, et répétant sa sotte figure devant les glaces les plus belles. - Je crois voir l'âne de la Pucelle, au temple de la Renommée.] - Cette expression technique a besoin de développement. - A l'instant où l'on se propose de sortir un prisonnier de sa souricière, et de le rendre à ses nouveaux compagnons, il est fouillé, volé ; on ne lui laisse que son mouchoir. - Boucles, couteaux, ciseaux, argent, assignats, or et bijoux, tout est pris ; vous entrez comme la vérité, nud et dépouillé. - Ce brigandage s'appelle rapioter. - Les femmes offroient à la brutalité des geôliers, tout ce qui pouvoit éveiller leurs féroces désirs et leurs dégoûtans propos ; les plus jeunes furent déshabillées, fouillées ; la cupidité satisfaire, la lubricité s'éveilla, et ces infortunées, les yeux baissés, tremblantes, éplorées, devant ces bandits, ne pouvoient cacher à leurs yeux étonnés, ce que la pudeur même dérobe à l'amour trop heureux ! - La vertu alors étoit à l'ordre du jour, et le peuple transporté, célébroit l'Etre suprême, ses moeurs et ses triomphes !
Le lendemain les hommes passèrent aussi au rapiotage ; on ne nous laisse que cents sols, l'excédent fut mis de côté. - On nous installa dans des chambres déjà complettes. - Un lit de sangles se place par-tout, nous dit-on. - Les chaleurs étoient excessives, les maladies pestilentielles, dont bientôt quelques personnes furent victimes, commençoient à joindre leurs ravages à celui des bourreaux !


Les fenêtres avoient été diminuées d'ouverture ; pour voir ou respirer, il falloit monter sur des chaises, encore travailloit-on à nous placer des abat-jours. - Le Plessis, autrefois l'école de l'enfance, étoit alors celle du malheur et de la mort. - La plupart des prisonniers y avoient passé cette première jeunesse, qui ne connoît que les soucis légers de ses jeux contrariés, de ses goûts astreints. Dans cette même cour, ils avoient bondis de cette gaieté folâtre, compagne de nos premiers ans ; ils se rappeloient le thème qui fut leur châtiment. - Ils attendoient aux mêmes lieux, un acte d'accusation, le poignard de la vie. - On ne descendoit qu'à l'heure du repas ; trois heures de promenade, vingt-une de cachot. - Voilà comme nos momens s'écouloient tristement, jusqu'à celui où tout s'arrête, où la folie et la sagesse, l'amour et l'espérance, ne comptent plus de lendemain. - Le Plessis étoit la prison la plus dure de Paris, administrée par Fouquier-Tainville, et immédiatement sous sa discipline ; on étoit gouverné avec la plus sévère barbarie, - On n'en sortoit ordinairement que pour aller à la mort. - Un de mes compagnons, d'un jugement froid, et d'une conception ardente, que je consultois sur la manière de me faire rendre justice, me prit la main et me dit à l'oreille : - Nous sommes dans un tombeau, gardons-nous d'en soulever la pierre, mais creusons dessous. - Ce coup porta sur ma tête et mon coeur. Ma soeur à cet instant parut à ses barreaux. Ah ! Dieux, de quelles craintes je fus froissé ! - Ce prisonnier se sauva la nuit même, mais il fut ressaisi, et plus resserré.


Nous n'avions pu encore reposer un instant ; sous différens prétextes on nous refusoit des draps. Le concierge au fait du sort qui nous étoit préparé, nous regardoit déjà avec ce premier mépris dont les hommes durs et sanguinaires honorent les derniers momens de la vertu malheureuse. A minuit du second jour de notre arrivée, on nous réveille tous ; des voix sépulchrales se font entendre dans les corridors. - Tous les prisonniers de Neuilly au tribunal - Allons qu'on s'habille, point de paquets, ils n'en ont pas besoin. - Quel réveil, dans le silence des nuits ! - Pères, enfans, amis et frères se réunissent, déplorent leur sort et se résignent à mourir. - Peu d'heures leur sont comptées, ils sont innocens et l'échafaud se dresse. - Les voitures n'arrivoient pas : qu'elle horrible attente ! - Des femmes foibles et timides, s'affligeoient d'une position aussi douloureuse et si peu méritée. Ah ! laissez-moi tarir mes pleurs nous disoit la citoyenne B, j'en dois l'hommage à la nature et à l'amour ! J'appartiens encore à mes enfans, à mon époux. Tout-à-l'heure je serai à moi, tout à l'honneur, et je saurai mourir. - Quelques-uns songeoient à réclamer la justice du peuple, à lui tracer le tableau de tous les crimes qu'on exerçoit en son nom. - La plupart absorbé dans les réflexions sévères que présente le moment où l'on va cesser d'être, s'arrachoient à tous les sentimens, qui alors se réunissent avec tant de charmes, pour arriver au néant sans regrets et sans foiblesse. - Quelles images pour les spectateurs de cette nuit lugubre ! - Des enfans en bas âge, pressant leur mère, voulant se confondre, s'identifier, pour n'offrir qu'une vie en présentant trois têtes ! - Des malheureux écrivant leurs dernières volontés, et cherchant des hommes sensibles qui à l'abri d'un pareil sort puissent un jour remettre ces écrits à une amante adorée, à une mère respectée, à une épouse chérie.


Le jour parut, et avec lui un premier rayon d'espérance. Les voitures commandées pour venir nous prendre, avoient été au Luxembourg, en avoient ramené quatre-vingts malheureux, qui périrent. - Le greffier avoit fait sa liste sur celle de cette maison. - Qui d'ailleurs devoit avoir lieu le lendemain. - Cette erreur nous a sauvé la vie ! - Le comité de sûreté générale craignant qu'un aussi grand nombre de malheureux, sacrifiés avec tant d'éclat, d'impudeur & de précipitation, n'inspirassent au peuple de la commisération et des remords, donna contr'ordre, il fut décidé que nous serions assassinés dans les conjurations de prisons. - On nous annonça que nous pouvions être tranquilles, qu'il n'y avoit plus de translation à craindre pour le moment. - On nous donna des draps, et enfin nous reposâmes. = Les furies lâchèrent leur proie.
La nourriture était détestable, rien ne pouvoit parvenir du dehors. - Un mauvais vin nous étoit vendu fort cher, c'étoit le bénéfice des gardiens. A trois heures on dressoit au milieu de la cour, une longue table mal fixée, on y rangeoit cent assiettes mal-propres, on la couvroit de trois plats dégoûtans. - Il falloit déchirer la viande avec les doigts ; privés de couteaux, nos seuls meubles utiles étoient un pot, un couvert de buis, une coupe. - Quand les ongles par leur longueur devenoient incommodes, le gardien vous prétoit des ciseaux, et ne vous quittoit pas que cette toilette ne fût achevée. Un barbier venoit tous les jours raser et friser ceux qui en avoient besoin. Le même bassin, le même savon, le même rasoir servoient aux galeux, aux teigneux, aux dartreux ; il en coûtoit cinq sous.
Un malheureux perruquier, qui depuis un an couroit les prisons, avoit eu l'adresse de soustraire un rasoir au rapiotage des geôliers ; il s'en servoit journellement, pour ceux qui le payoient bien. - Il avoit une sentinelle pour le temps qu'il opéroit ; son rasoir étoit sa fortune, & lui rapportoit GROS. - Il en avoit refusé cent écus. - Car malgré la vigilance des guichetiers, les assignats passoient dans les paquets de linge, dans la semelle des souliers, & je n'ose dire où, quand mademoiselle Beaulieu vouloit bien s'en charger. - L'intérêt a son industrie, comme le malheur ses ressources.


Il falloit vaquer aux devoirs du ménage ; comme dans toutes les prisons, faire les lits, balayer, charier les baquets, chercher l'eau. - La fontaine étoit dans le bâtiment des femmes ; c'étoit la corvée que chacun désiroit. On pouvoit au passage, voir sa femme, ses enfans, sa soeur, s'étreindre douloureusement, & se recommander du courage. Ah ! que de larmes de sang augmentèrent souvent le volume d'eau que portoit un père, sur-tout quand les gardiens insensibles & méchans, pressoient, par les propos les plus durs, celui qu'une tendresse paresseuse livroit avec trop de charme au plaisir de revoir l'objet de sa tendresse. - Le concierge s'apperçut que l'eau étoit le prétexte de voyage fréquens dans le département des femmes, son ingénieuse humanité défendit que personne, à l'avenir, fût chercher l'eau nécessaire ; il fit former un aqueduc pour nous la conduire. Ce cruel Hati, ne savoit qu'imaginer pour tourmenter & nuire. - Son cousin, grand someiller de la maison, insolent & fripon, faisoit transférer à Bicêtre ceux qui trouvoient son vin mauvais, ou trop foible. Le cuisinier avoit le même pouvoir, employoit la même ressource, quand on lui représentoit que ses viandes étoit gâtées, couvertes de vermine, que le salé qu'il donnoit n'étoit que de la chair de guillotinés. [Hati appeloit cela un plat de ci-devant, et il rioit aux éclats. Il est certain que la police d'alors, ordonna cette horrible ressource.] Jamais les bagnes de Tunis & d'Alger, ne furent aussi cruels pour les malheureux que les barbares y plongent, que les prisons du Plessis, pour ceux que des Français, que des frères y précipitoient. - Et l'ineptie du peuple applaudissoit à ces mesures révolutionnaires, à cet excès de barbarie, il faisoit éclater sa joie, ses transports, quand des charrettes entières traînoient des hommes dans ce séjour d'horreur & de misère. Ils y étoient accompagnés par les cris d'allégresse de la féroce populace, mais accueillis par les soupirs & l'intérêt compatissant de ceux qui déjà connoissoient l'infortune.


Aujourd'hui encore, je vois les habitans de Paris souffrir, sans le plus léger murmure, ces abat-jours, qui du haut des fenêtres des cent bastilles élevées dans ses murs, menacent de leur chûte le passant laborieux, qui sans lever la tête, court à ses affaires, & le citoyen paisible, qui peut-être un jour en éprouvera les rigueurs. La commune, sous Chaumette, fit défendre d'orner de vases de fleurs, le frontispice de nos maisons, chacun s'y conforma. - On suspend au sommet des toits, & à chaque ouverture de prison, un abat-jour d'un volume effrayant, personne ne se plaint, & le vulgaire indifférent oublie déjà ses assassins. - Rallions-nous donc à la Convention Nationale ; elle veut nous venger, elle avoue solennellement la vertu & l'humanité ; déjà elle répandu ses premiers bienfaits sur cette ville désolée ; elle fera disparoître ces contre-sens révoltans ; elle s'occupera de cette législation des sens, si puissante sur les hommes, qui veut impérativement que le berceau de la liberté ne soit point entouré de chaînes, de geôliers, & le citoyen vertueux, de scélérats en crédit. - Comment les soixante-onze députés, que l'injustice opprima, dans ces asyles de douleur, & qui tous les jours encore, rencontrent leurs bourreaux, ne font-ils pas entendre leurs puissantes réclamations. - Craindroient-ils toujours l'imposture & la tyrannie de leurs ennemis vaincus ! - Vous, Lecointre, qui eûtes le talent de les deviner et le courage de les faire connoître ! - Legendre, Bourdon, Fréron, Laignelot, Bentabolle, Cluzel, Merlin, Lomont, Mathieu & Tallien, - dépositaires de grands talens, & de grands pouvoirs, dont les vertus justifient l'emploi que vous vous réservez d'en faire, comment épargnez-vous le piédestal, après avoir brisé l'idole ? - Je sais que malheureusement la prudence a des lenteurs utiles, mais l'expérience vous dit assez qu'elle a aussi ses dangers.


La durée des jours étoit affreuse au Plessis ; si fatigué du soleil brûlant qui pesoit sur nos têtes, dans une cour étroite & pavée, où trois heures de promenade nous réunissoient, nous désirions le soir, pour faire place aux femmes, & respirer le vent frais qui annonce la nuit, - alors un bruis terrible se faisoit entendre ; deux charriots, précédés d'un messager de mort, annonçoient que quarante de nous n'avoient plus que peu de momens à vivre. - L'oiseau de proie crioit quarante fois, autant de victimes se présentoient, nous disoient adieu, confioient à notre mémoire leurs dernières paroles ; à nos coeurs leurs derniers gages, pour être remis à leurs parens, à leurs amis. - Dites-leur du moins que nous sommes morts avec courage, & en pensant à eux ! - Telles étoient leurs dernières recommandations. - Hier, je veux l'écrire aujourd'hui, - J'étois dans une maison, dont autrefois la maîtresse fut heureuse & opulente ; un mauvais feu nous réunissoit auprès d'un foyer mal échauffé, & plus mal éclairé encore. On annonce un étranger, un homme, qui sort de la maison des Carmes, où il a resté un an. - Un prisonnier qui longtemps partagea avec moi l'horreur d'une longue captivité, nous dit-il, & dont les soins généreux adoucirent ma misère ; - J'étois étranger & sans secours, - a confié à ma reconnoissance & à mon zèle, ces gages infortunés de son amour pour sa mère ; je viens vous le remettre, citoyenne ; un jour, je l'espère, je reviendrai acquitter ma dette particulière. - Cette malheureuse mère, à un souvenir si cher, pousse un cri, tombe. - Une longue chevelure se déroule dans ses doigts, c'étoit celle de son fils ! - Une lettre y était attachée ; cet infortuné ignoroit les motifs de son sort, & marchoit au trépas ! Il la conjuroit de partager avec ses soeurs, les tristes dépouilles de sa jeunesse, & de parler quelquefois de lui, dans leur doux entretien.
C'est par l'appareil des échaffauds & de la mort, que nous nous disposions au sommeil.
Le même compagnon qui la veille étoit notre voisin, qui reposoit à nos côtés, avec qui nous partagions nos frugales ressources, avec lequel nous échangions notre douleur, - descendu dans la tombe, y refroidissoit les entrailles d'un père, ou le coeur d'un amant. Vingt-quatre heures d'ennui et de désespoir, tel était l'avenir de tous les prisonniers du Plessis, quand ils avoient échappé la translation du soir. - Quelquefois même le matin, on venoit chercher ceux qu'on avoit oubliés la veille.


On ne laissoit jamais pénétrer les journaux à eux pas de la rue, nous n'avions aucun commerce avec les vivans. - Notre correspondance permise, étoit la seule demande de linge ; aucune consolation ne passoit le seuil de notre tombeau, & long-temps chez le concierge, on recopioit les billets que nous recevions, ou l'on en effaçoit les lignes de tendresse que nous traçoient l'amitié.


Quelques jours avant le 10 Thermidor, trois personnages célèbres dans les conspirations de Saint-Lazare, des Carmes, du Luxembourg, vinrent au Plessis. - On les devina bientôt, & chacun s'en méfia. Inutiles détours, précautions infructueuses ; ces monstres parcouroient les chambres, demandoient les noms, les listes se formoient ; elles étoient à leur perfection ; quand la Providence culbuta le tyran & ouvrit les cachots. Ils ne purent dissimuler leur rage, la République étoit perdue. - Le sang de l'innocent alloit être respecté, les secrets s'ouvrir, pour rendre à la société des êtres intéressans, qui depuis six mois étoient abandonnés de la nature entière. [La citoyenne Fontenoy, aujourd'hui du nom de Tallien, depuis trois mois gémissoit au secret. Cette femme, aussi intéressante par les qualités de son coeur que par ses grâces et ses talens, alloit devenir la proie du monstre qui ravageoit la France, comme ces jeunes filles grecques l'étoient du fléau qui désola la crête. ...] - C'étoit une contre-révolution. - Ainsi dès les premiers momens du 10 Thermidor, ces scélérats, par leurs discours & leur conduite, que le concierge approuvoient & protégeoient, comprimoient encore la joie que nous ressentions d'un évènement aussi mémorable. - Mal instruits, craignant de nous livrer à d'infidèles rapports, nous cachions nos transports, & taisions notre espérance ; l'opinion s'étant formée, notre allégresse éclata, leur insolence se tut. - Ils devinrent rampans & nous prenoient à témoins de leur conduite & de leurs généreux procédés. - Ces hommes se promènent encore fièrement dans les antichambres du comité de Sûreté générale, & comme ils le disoient très-bien. - Nous survivons à tous les partis, nous servons toujours bien celui qui triomphe ! Un lieutenant-général de police changeoit, mêmes espions étoient employés. - Ce sera toujours la même chose - L'insolence de leurs discours avoit un jour indigné quelques prisonniers peu endurans, ils demandèrent un commissaire de police, pour faire leur plainte, recevoir leur dénonciation. - Le commissaire vint, les témoins et déposans furent entendus ; le sur-lendemain déposans et témoins furent déposés à Bicêtre. - C'étoit après le 10 Thermidor.


Une avanture piquante nous donna la mesure de ces hommes. - Ils étoient ivres, et se prirent de querelle ; on les excite ; à force d'aveux et de franchise, chacun veut terrasser son adversaire, il s'ensuit que tous ont dénoncé une foule de victimes innocentes, qu'ils ont été les agens & les dénonciateurs de ces prétendus conspirations de prisons, qu'ils ont abusé & joui de toutes les femmes qui ont voulu se soustraire à la mort, en se prostituant à leur lubricité, et que malgré tant de sacrifices, la plupart ont été sacrifiées.


En dépit du service exact des gardiens, quelques journaux passoient. - Quelquefois, ils coûtoient chers. Ce que "Feuillant" vendoit deux sous, nous l'achetions vingt-cinq livres. - L'article du Tribunal étoit toujours l'objet de notre sollicitude & de notre curiosité. - Tous les jours soixante, - parmi lesquels nous retrouvions nos infortunés compagnons -. - Le monstre que défit Thésée, se contentoit tous les ans de quarante victimes ; Robespierre, plus féroce, en vouloit cinquante mille ; et avec imbécillité ce nombre alloit à la mort. - Pas le plus léger murmure. - On s'enveloppoit du manteau d'Anaxagore ; on attendoit l'échaffaud comme ce philosophe attendoit la mort.


Le trait que je vais citer, m'a fortement convaincu qu'une noble audace répare et empêche de grands maux. Qu'une âme chaleureuse & véhémente en impose aux scélérats ! Lorsque la douceur & la résignation ne font qu'accroître leur audace. - Un colonel d'hussard, fils d'un marchand de drap de Besançon, jeune homme d'une belle figure, vigoureusement articulé, cinq pieds cinq pouces, oeil noir, jambe nerveuse, né aquilin, est appellé le 6 Thermidor pour aller au tribunal, il descend fièrement, prend gaiement congé de tout le monde, va chercher les officiers de son corps, avec lesquels et pour le même objet on l'avoit envoyé à Paris. Ne les trouvant pas auprès de la charrette, il refuse d'y monter, assure que c'est une erreur, & que puisque ses camarades ne sont pas avertis, il ne peut être appellé. - Un gendarme insiste, veut hâter l'ouvrage qu'il préside ; ce jeune homme le repousse vigoureusement, d'autres s'approchent, il les terrasse [il fut assez heureux que de trouver près de la charrette, un long bâton ferré, dont il se servit merveilleusement] ; il en impose tellement au reste, qu'on se décide à faire partir les voitures déjà pleines, et à ordonner qu'on le mit au cachot, en attendant qu'on vint le rechercher. - Il y fut oublié trois jours. Le 10 Thermidor lui rendit la vie et la liberté. - Ah ! que cet exemple serve de précepte utile ! L'obéissance passive envers des hommes de sang, est un outrage à la raison. L'homme innocent et courageux, s'indigne, casse, tombe, mais ne s'incline pas. - Instruit à l'école du malheur, j'en proclame les leçons.


Les administrateurs de police venoient journellement visiter la maison, se faire rendre compte de l'esprit qui y régnoit, promener leur misérable ignorance & leur tranquille férocité au milieu de quinze cents malheureux, pour ne les jamais quitter, sans ordonner un traitement plus barbare ! - Eh bien on se résignoit à l'ordonnance du bourreau rubanté, & on attendoit tranquillement la fin de la décade, espérant que son successeur seroit plus humain. - Le successeur arrivoit, mêmes formes, même individu, même bourreau.


Depuis mon entrée dans cette prison, où le brigandage ne m'avoit laissé que mon coeur et mes souvenirs ; je n'avois voulu informer de mon sort aucun de mes amis, craignant de les compromettre ; j'endurois mes douloureuses privations & la plus affreuse indigence ; enfin je crus pouvoir m'adresser à un, dont le patriotisme connu assuroit l'existence, & dont les entours protégeoient le repos. - Je me flattois qu'il voleroit à mon secours, & que me devant quelqu'argent, il acquitteroit à la fois une dette envers la reconnoissance & l'amitié. - Je n'obtins qu'un refus. Que d'individus se reconnoîtrons ici ! - Mais le siècle des crimes devoit être celui des ingrats. Eh ! combien d'infortunés ont éprouvé de maux pour n'avoir fait que du bien !
Riches de la terre, économes des ressources, dont vous pouvez soulager le besoin & la misère ; âmes généreuses & sensibles qui savez secourir & donner, couvrez de votre manteau celui qui intéresse votre pitié, pour n'avoir pas un jour à reconnoître l'ingratitude ! - En général, cette révolution a mis à découvert le côté foible des hommes, égoïstes, craintifs ou dissimulés, ils ont toujours marché de profil. Recherchant les hommes en place, les sacrifiant à leur chûte. - Les femmes, au contraire, ont retrempé leurs âmes de ce penser mâle & fier qui leur a fait tout braver pour donner consolation à l'infortune et azyle à la proscription. J'ai vu une femme suivre à l'échaffaud l'amant le plus tendrement aimé. - Elle suivit encore ses tristes dépouilles jusqu'au lieu où l'on devoit les ensevelir. - Là, elle flatte la cupidité du fossoyeur, si on veut lui remettre la tête qu'elle réclame ! Des yeux bleus où régnoient l'amour, & que la mort vient d'éteindre, la plus belle chevelure blonde, les grâces de la jeunesse flétries par le malheur ! voilà l'image de celui que je viens chercher. - Cent louis et ma reconnoissance, c'est le prix que je mets à votre service. - La tête est promise. - On vint en tremblant la prendre dans le suaire le plus beau ! L'amour ne veut confier qu'à lui ses transports et ses projets ; mais la nature ne put partager son délire. - Cette infortunée ne peut résister aux combats qu'elle éprouve, elle tombe au coin de la rue Saint-Florentin, et son dépôt et son secret paroissent aux yeux effrayés des voisins et des passans. - Elle fut conduite au comité révolutionnaire de la section des Champs-Elisées.


Un trait qui à jamais honorera la mémoire de la princesse de Monaco, qui rappellera avec attendrissement sa mort prématurée, et admiration ses derniers momens, c'est le sacrifice héroïque qu'elle en a fait. Ne voulant pas prolonger ses jours, & les devoirs à l'artifice d'une fausse déclaration. - Cette infortunée dont tout présente à nos coeurs l'image de la jeunesse, des grâces du malheur, se voyant condamné, se déclara enceinte ; mais par un retour sur elle-même, réfléchissant que son existence ne se prolongeoit qu'à l'appui d'une erreur & d'un mensonge, préféra l'honneur, la mort à une vie incertaine & déplorable ; elle écrivit à Fouquier-Thainville, lui demandant instamment l'honneur d'être assassinée par ses bourreaux. Elle le fut effectivement le 8 Thermidor.


Parmi les victimes qu'on venoit journellement enlever au Plessis, la citoyenne Grimaldi, par son courage et sa noble fierté, fut celle qui nous laissa les plus douloureux souvenirs. - Elle refusa de lire son acte d'accusation, pas la plus légère émotion n'altéra ses traits ; elle distribua aux indigens qu'elle soulageoit habituellement, tout l'argent qui lui restoit, embrassa sa femme-de-chambre, et se sépara de nous comme après une longue route on quitte des compagnons de voyage dont la société nous fut utile et douce. La citoyenne L... c... dormoit auprès de ses enfans en bas âge, qu'on lui avoit promis de garder auprès d'elle, quand à minuit les portes s'ouvrent avec fracas, et des voix sinistres font entendre son nom. - Eperdue, elle prend pour un songe, enfant de sa chimère, l'image de la mort qu'on lui présente au milieu des intéressantes créatures qui lui doivent le jour. Elle s'enlace de leurs bras, présente leurs grâces naïves, comme l'emblème de son innocence, veut attendrir ses bourreaux par le spectacle séduisant d'une mère éplorée ; Aujourd'hui huit ans, leur dit-elle, je donnai la vie à ces jumeaux ; déjà votre rage a assassiné leur père, vous ne voulez dont plus laisser sur cette terre sanglante, que des scélérats et des orphelins, des cendres et des cabanes ; on l'enleva sans lui donner même le temps de s'habiller ; elle ne revint pas.
Le tribunal acquittoit par fois quelques pauvres étrangers ou quelques malheureux de faubourgs ; ils revenaient triomphans chercher leur sac, s'enivrer avec les gardiens, et nous vanter l'équité des juges et des jurés.


La petite vérole avoit atteint plusieurs personnes, en vain demandoit-on au concierge, un médecin, des soins, et un hospice. - Tout étoit inutile, vous m'ennuyez, je n'ai pas le tems, vous m'étourdissez, j'ai mille affaires, les administrateurs sont au greffe. - Ils y venoient en effet souvent, boire le vin qu'on envoyoit aux prisonniers. Ce petit Hati étoit plus despote dans son fauteuil, que l'empereur du Mogol sur son trône d'ivoire. - Le jeune Barillon au bout de trois jours de maladie, mourut sans secours dans les bras de son père ; la citoyenne Déréo, paya aussi le fatal tribut de l'humanité envers la fièvre et la misère. Une autre atteinte de la maladie, dans un premier accès se précipita du haut des toits, pour terminer plutôt ses peines, et tomba à nos pieds morte et brisée. - Un ancien capitaine de cavalerie moribond sur son grabat, ne pouvant obtenir aucun soulagement, aucun remède, eut le courage de se traîner en chemise jusque dans la cour, pour effrayer par son aspect la pitié du concierge ; il en fut rebuté ; jeté dans cet état déplorable, sur un mauvais matelas au fond d'un cachot où il mourut. - Ce cadavre y étoit oublié, quand des prisonniers arrivant de Normandie, furent amenés au Plessis, des femmes nourrissant leur enfant, furent mises dans cet horrible lieu ; et parcourant leur sombre demeure, rencontrent ce corps inanimé ; leur sang se glace, elles reculent épouvantées ; l'intérieur de ce malheureux ; ainsi le supplice de Mézence, s'est renouvellé dans nos jours. Ah ! les antropophages sont loin de tant de cruautés !


Les traitements les plus barbares, le régime le plus féroce ont fouillé l'humanité et révolté la nature. Les prisonniers en ont fait une triste expérience ; ont-ils dû laisser leurs souvenirs au même lieu où ils ont tant soufferts ; et devoient-ils oublier les scélérats en allant au-devant des gens de bien qui leur ont ouvert les cachots ? - Pardonner l'erreur est un hommage à la vertu. - Mais absoudre tant de forfaits, c'est assassiner la nature. - Si révéler les maux que j'ai souffert, c'est en désigner les auteurs, vous êtes marqués en caractères indélébiles, magistrats perfides, artisans de mensonges et de crimes, qui de sang-froid avez voulu conduire à l'échafaud vos compatriotes innocens ; et vous tous, fripons et tyrans, qui gorgés de nos dépouilles, reposez avec mollesse, la roue en achevant son tour, replacera les hommes à la vraie place qu'ils doivent avoir, et vous offrira celle que vous devez occuper.
Le 8 Thermidor on vint demander le nommé Vermantois, Chanoine de Chartres, personne ne parût, personne n'avoit été chanoine. - Il me faut un chanoine, répétoit sans cesse l'envoyé de Fouquier. Enfin après mille recherches, on découvre un particulier du nom de Courlet-Vermantois, mais autrefois militaire, fils d'un conseiller de Dijon. - On lui remet l'acte d'accusation du chanoine, il n'eut jamais rien de commun avec aucune cathédrale, n'importe, on l'amène pour s'expliquer avec l'accusateur public, il fut exécuté le lendemain.
- C'étoit un assez mauvais sujet que ce Courlet-Vermantois mais en apprenant sa fin malheureuse, nous ne pûmes nous défendre d'un cri de douleur et de rage. La justice que nous pouvions espérer étoit suffisamment éclaircie par cet évènement et mille autres de ce genre. On fait qu'un malheureux, qui fut acquitté malgré Fouquier, seulement condamné à la détention jusqu'à la paix, n'en périt pas moins par l'ordre de ce monstre. - Nous étions dans le plus grand abattement, quand le tocsin se fit entendre, la cloche funèbre faisoit retentir ses sons redoublés. - Aux armes ! crioit-on de toute part. - Le massacre des prisons se peint avec vraisemblance, la multitude se presse aux portes de nos tombeaux, le moindre bruit éveille nos oreilles attentives, l'écho est dans nos coeurs, chacun a près de lui, et dans les mêmes alarmes, sa femme et ses enfans. On se rappelle les boucheries affreuses des 2 et 3 septembre. On convint de défendre sa vie, et de la vendre chère aux assassins. - Nous ignorons absolument le prétexte des rassemblemens : depuis plusieurs jours, les défenses étoient devenues plus rigoureuses, rien ne nous étoit parvenu du dehors, les commissionnaires même n'entroient plus. - On avoit élevé un mur transversal, qui coupant la cour en deux parties égales, laissoient place pour les échafauds dans l'une, et pour les victimes dans l'autre. - Ce projet, on le fait, avoit été adopté, et on n'est plus la dupe aujourd'hui, de toutes les plates excuses, de toutes les mauvaises raisons, que mons Barère est venu nous débiter au nom de la compagnie. - Les deux Comités, d'abord séparés par leurs prétentions, et leurs craintes particulières, avoient été réunis, pour ne s'occuper que d'un intérêt commun, et marcher de concert, à un but déterminé. Ce but n'étoit autre chose que le massacre des prisons, celui de la majeure partie des représentans du Peuple, l'arrestation, ou la fuite du reste. - Les députés épargnés, ceux en mission, nécessairement se seroient réunis aux deux comités triomphans. - Et ce peu d'hommes se fussent emparés de  L'AUTORITÉ SUPREME.
Hanrio disposoit de la force armée, Dumas présidoit au tribunal de sang, la commune étoit de concert, les Jacobins répétoient leur rôle, et distribuoient ceux de leurs agens. Labretèche à la tête de son champ, appuyoit et servoit les comités. Lebas dirigeoit l'ineptie du général, et les mouvemens de cette jeunesse égarée et crédule.
Meudon fortifié auroit reçu les vainqueurs, si encore un peu d'incertitude les eût fait douter de leurs plein succès. - Les adresses au bon Peuple, partoient de cette citadelle, les pétitions en retour étoient prêtes, ..., félicitations, reconnoissances, partoient aux pieds de ces tyrans, le dévouement servile du Peuple franc et gaulois. N'en doutons pas, la conjuration étoit formée, les Jacobins étoient à leur poste, dans tous les points de la République, et y attachoient les différens fils électrique, partis du centre des comités - Enfin le Dieu de rigueur et de clémence, voulut alléger nos malheurs, et empêcher tant de crimes. Dans la honte et la poussière, il renversa ces nouveaux Titans ! - Quelques-uns encore, paroissent sur les débris d'une des montagnes qu'ils élèvent, ils dissimulent leurs forfaits sous les dehors de l'impudence ; mais la vertu se prononce, et d'une main hardie, fait tomber tous ces masques hypocrites. L'attraction naturelle des insectes vers la lumière, ou des scélérats vers l'échafaud, nous sont de sûrs garans d'une vengeance utile.


Dans l'ignorance totale des mouvemens qui se faisoient sentir, abandonnés de nos gardiens que la frayeur avoit éloigné, nous convînmes que la prudence régleroit nos mesures, mais que la valeur & le désespoir, nous feroient raison des bourreaux ! il fut décidé qu'au premier signal de danger, nous nous armerions de bois de lits, que réunis dans la cour, nous placerions au milieu de nous, nos femmes, nos enfans ; qu'un mur de matelats, porté par les hommes les plus forts, nous garantiroient des premiers coups, & qu'ainsi nous chargerions nos assassins ! Je proposai ces mesures, elles me parurent devoir atteindre leur effet, au point que je regrettais la lenteur des évènemens, si nous étions destinés à soutenir cette cruelle & dernière épreuve. - Le tocsin redoubloit, les cris du peuple, les tambours, la traînée des canons, ajoutoient à la terreur, que notre position inspiroit. Quel parti triomphera, que deviendront les prisonniers, & nos enfans ! - Seront-ils massacrés ? - Dans quelle situation sont nos amis ? Il faut nous défendre, périr avec courage ! Voilà quel fut le colloque toute la nuit.


Enfin le jour parut, & ne fut jamais plus désiré ; l'oiseau matinal chantoit la lumière, lorsqu'une proclamation nous annonça la victoire et le triomphe de la vertu ! - Nous fîmes éclater notre première espérance ; on s'embrassoit, comme après un combat opiniâtre, de rang en rang, on retrouve ses amis. Cependant nous n'osions faire éclater notre allégresse ! Mais concentrer sa joie, ses transports, c'est faire circuler dans tout notre être un baume salutaire, dont le contact heureux, porte l'ivresse au fond du coeur. - La crainte de nous abuser, la méfiance, trop naturelle à l'infortune, nous firent attendre dans un doux repos, les premières versions de vérité, sur tant de bonheur ! - Au maintien embarrassé des geôliers, à leurs nouvelles prévenances, nous aurions pu tout augurer ; mais tant de pièges nous avoient été tendus, qu'il étoit encore prudent de taire ce qu'il eût été si doux d'avouer ! - Enfin la foix forte de Saint-Huruge raisonna du fond de son cachot, & nous apprit que Robespierre, Lebas, Couthon, et Saint-Just, mis hors de la loi, devoient porter leur tête criminelle sur l'échafaud déjà prêt. Sa fenêtre donnoit sur quelques maisons du voisinage, dont les habitans montèrent sur les toits ; & par leur signes, nous annoncèrent le succès des évènemens, & ce que nous devions attendre d'un aussi beau jour.
C'étoit un étrange spectacle que celui de ces hommes sensibles, de ces femmes compatissantes, qui du haut des cheminées, des mansardes, des gouttières, échangeoient avec nous les premiers sentimens, quinspiroient une sage espérance. - Saint-Huruge ne garda plus de ménagement, il traita en prisonnier cruellement ulcéré tout les individus attachés à la faction qui venoit de succomber, & qui nous arrivoient en foule. [Nous eûmes la satisfaction de voir venir ces mêmes administrateurs de police, qui peu de jours auparavant, nous traitoient d'une manière aussi féroce, sur-tout ce nommé Benoît, le plus scélérat des hommes, qui journellement venoit insulter à nos malheurs, avec la plus excessive barbarie.] Il en étoit victime ; ce fameux patriote avoit enfin déplu au parti dominant, & traîné de Sainte-Pélagie à Bicêtre, avec la gale & la jaunisse, étoit arrivé au Plessis comme un saint de vermeil, échappé de la monnoie.


Pourra-t-on jamais croire que trois misérables coquins, soient parvenus à dominer la France, à dicter des loix à vingt millions d'hommes subjugués, à voir à leurs pieds, sénateurs, généraux & magistrats ; à disposer de la vie, de la volonté, de la fortune, d'un état aussi vaste et puissant. - Jamais nos enfans même, ne pourront se le persuader, & notre histoire sera la fable de l'avenir. - Un Robespierre ! un Couthon ! un Saint-Just ! - ont régné. - Un phantôme de bonnet à couvert leur couronne, & d'un bras de fer ont soumis & ravagé leur pays ! - Aucune contrée, aucune patrie au monde, n'offre un pareil exemple d'avilissement & de servitude ! - César subjugua sa patrie ! - Mais César passa le Rubicon, couvert de gloire & de lauriers ! - Grand capitaine, grand orateur ! heureux dans les combats, loin de Rome, vainquit vingt rois, & dans son sein s'attacha tous les coeurs. - Doué de tous les dons de la nature. - Beauté, force, intelligence, se défiant descendre de Vénus ! - Il put séduire le peuple, l'armée, & vainqueur de Pompée, gouverneur sur les bords du Tibre ! - Cromwel changea la constitution de l'Angleterre ; oui, à la guerre il commença sa fortune, en personne defit son roi, & par son grand caractère, au parlement sut se faire déléguer la toute puissance. - Mais, trois malheureux échappés de leur village, sans nom, sans courage, sans talens, conduits par l'hipocrisie & servis par la scélératesse, ont atteint le même but. - Ils ont régné en despotes, dans une démocratie naissante, & en dressant l'acte d'accusation des rois, se sont soumis un empire. [On sait que Couthon proposa aux jacobins, de dresser l'acte d'accusation de tous les rois, pour qu'aucune terre ne voulût les recevoir, et aucun soleil les éclairer. - Au milieu des applaudissemens, sa motion fut décrétée. Pauvres jacobins, vous avez dû rire long-temps de notre sainte imbécilité !]
Le 10 thermidor vit fléchir la rigoureuse sévérité des gardiens ; on ouvrit nos chambres de bonne heure ; tout le monde se précipita vers le département des femmes, pour leur porter nouvelles de paix, d'espérance & de bonheur.


Tout prit, à cette époque, un aspect différent. Le concierge flûta sa voix, sa femme miella la sienne. Tous les fripons se servirent de leurs jointures & fléchirent doucement. Les secrets furent ouverts. Chaque représentant, qui comptoit un ami malheureux, venoit l'arracher aux horreurs du tombeau. Le premier qui sortit fut un nommé Lafond, qui pour ne pas avouer la retraite de son père, pourrissoit au secret depuis six mois. - En sortant, les premiers regards se reposèrent sur une foule de jolies détenues, qui fuient au-devant de lui, au cri redoublé de vive la convention ! Sa captivité ne lui avoit point fait oublier la galanterie honnête des manières ; il les embrassa toutes en leur témoignant sa crainte de prendre des chaînes en quittant des fers. Il promit de s'occuper de ses compagnons d'infortune, & obtint effectivement la liberté de plusieurs.
A chaque instant, il sortoit un prisonnier, c'étoit un transport, un affolement ; on s'embrassoit, & toujours on les conduisoient aux cris d'allégresse du patriotisme français ! - Ah ! le 10 Thermidor convertit plus d'incrédules, et donna plus de citoyens à la république, que tous les échafauds & les massacres.
Rendu à l'espérance, je chantait l'amour ! - La romance suivante, que j'avois faite en me disposant à la mort, fit mon bonheur dans les premiers jours de ma nouvelle vie ! - Le citoyen Dreux, depuis, a bien voulu y faire un air charmant, & la musique la plus jolie, donné quelque mérite aux paroles les plus simples.

ROMANCE

romance
romance 3



Les hommes & les femmes se réunissoient à la promenade. Tout devint riant, aimable, la toilette des hommes devint plus propre, celle des femmes plus recherchée. La sécurité remplaça la terreur, le repos succéda aux alarmes, les vers aux pétitions. - Les bons déjeunés se donnoient, se rendoient, tout le monde y prenoient part. - Le Plessis n'étoit plus qu'une maison immense, réunissant une nombreuse famille.
Alors les jeunes gens s'aperçurent que Nathlie de la Boide, au maintien le plus décent joignoit la figure la plus enchanteresse ! Le 10 Thermidor, elle parut avec l'éclat de cette fleur timide, qui pour briller encore, ouvre son calice au premier regard du jour. - Les vers sont enfans du bonheur, ou la ressource du délire ; je ne pus résister au plaisir de lui faire connoître qu'un malheureux, dont les peines avoient été grandes, ne commençoit à s'en distraire qu'en apprenant à l'aimer ! Je lui adressai les deux couplets suivans, au nom de mon amoureux compagnon. - Ah ! combien j'aurois désiré la rendre sensible, & l'intéresser au fort de mon ami.


COUPLETS
L'avenir se prépare,
Pour embellir nos jours.
Le passé se répare.
Rappelons les amours.
Echappé du naufrage,
Un malheureux Français !
Offre au Ciel un hommage.
Ses voeux à tes attraits !
Pardonne, Nathalie,
Son téméraire amour ;
La rose fait envie,
Au matin d'un beau jour.
Laisse l'indifférence
Au séjour du malheur.
Le bonheur ne commence
Qu'où finit la rigueur.

Sophie de Magnie, à la tournure la plus belle, joignant l'oeil le plus doux, s'entendit bientôt dire qu'elle étoit jolie. - On remarquoit la langueur touchante de la jeune barbantane, & surtout l'amabilité de sa soeur, Mde de Veffi. - Aglaé de Bail lutinoit tout le monde. - Maurville, les mains dans un tablier, promenoit une taille élégante. - Depont, timide, paroissoit avec le soir ; les grâces sont compagnes, les deux Titon ne la quittoient jamais. - Avec la nuit descendoit la spirituelle & paresseuse Saint-Haon. - La dernière veuve du dernier Buffon, oubliant ses peines, rêvoit les plaisirs. - De Finarest de Beaurains, belle, brune & malheureuse, se livroit à ses douloureux regrets. - La bonne Montansier nous donnoit des nouvelles, & quelques poissardes la bonne-aventure. - Je dois un tribut de respect & d'admiration à la ci-devant duchesse de Duras, bonne, douce, compatissante ; elle a tout souffert, & souffre encore, les privations nécessaires, les douleurs renaissantes enfantées par les malheurs et les chagrins. Sa vertu est au-dessus de tout éloge, & sa résignation de tout modèle.


Le Plessis n'étoit plus une prison ; la porte étoit cependant toujours assiégée par une foule de personnes, que souvent les sentinelles, par un petit reste de robespierrisme, rudoyoient cruellement, quand, par-dessous, elles cherchoient à découvrir un parent, un ami dont elles étoient privées, depuis long-temps. - J'ai vu les plus jolis visages braver la puanteur des égoûts, pour dire à un père, à un époux combien ils étoient aimés, désirés dans leur famille, & les instruire des démarches qu'on faisoient en leur faveur.
C'est à travers un de ces aquéducs pestilentiels, que j'entendis un jour prononcer mon nom, & une voix douce & tremblante appeler un ami. - Je n'éprouvai de ma vie une sensation plus douce ! Hélas ! depuis ma captivité, j'étois abandonné de la nature entière. Cet ange tutélaire, amie sans foiblesse, bienfaisante sans intérêt, n'avoit deviné mes malheurs que par mon silence, croyant encore pouvoir les adoucir, accouroit du fond de sa retraite. - Elle reçut avec l'eau infecte que charioit l'égoût, les larmes d'attendrissement & de reconnoissance que m'arrachoient ses bontés. - Oh ! jamais ! non jamais je n'oublierai mon égoût. - Chaque jour y ramenoit l'amitié, & c'est par lui que la consolation & l'espérance entrèrent dans mon coeur.
Les comités venoient d'être renouvelés ; on pouvoit sans effroi approcher du lieu de leurs séances et solliciter pour les malheureux. La voix de l'opprimé commençoit à s'y faire entendre. Les oreilles farouches des anciens membres & commis, se familiarisoient enfin avec les mots humanité & justice.


Alors les bons habitans de Neuilly, que la terreur long-temps avoit comprimés, se rappellerent qu'on avoit arraché à leur commune, à l'asyle qu'ils avoient offert à la proscription, cent quatorze individus de tout sexe, de tout âge, de tout état ; ils s'ingénièrent pour leur être utile, & les rendre à la liberté. - Le peuple des campagnes revient aisément à ses affections naturelles. Il aime avec enthousiasme le véritable honneur & la probité ; son coeur n'est pas corrompu, le souffle impur des villes ne l'a pas rendu féroce. Il peut se reprocher des torts, mais rarement des crimes. - Tous les habitans vinrent nous réclamer, les charriots & les brandons vinrent nous prendre, mais des formes, des lenteurs prolongèrent notre captivité ; on voulut nous rendre justice avec précaution. - On avoit fait le mal avec tant de zèle. - La municipalité interrogée, & un moment fut l'arbitre de notre liberté. Les scélérats sont parresseux à réparer les maux qu'ils ont causé, d'un dernier remord ils ne savent pas se faire une vertu ; - ils redoutent un juste ressentiment, & ignorent que la probité malheureuse ne connoît que le mépris pour venger ses outrages. - Les officiers municipaux ne voulurent donc rien faire en notre faveur. Le seul agent national (le nommé Montrotte) fut un honnête homme ; & suivi de deux membres du comité de Surveillance, vint au comité de Sûreté générale avouer notre innocence.
Bernard, de Saintes, nouvellement appelé au doux plaisir de faire des heureux, étoit peu familier sur les moyens, il étoit notre rapporteur. On eut mille peines à lui prouver que quand un homme souffre injustement, il faut se hâter de le secourir, de le consoler. Enfin un arrêté proclamé dans notre prison, par Legendre & Vouland, nous annonça que nous étions libres & heureux. - Ah ! heureux. - Que de compagnons, que de parens, que d'amis n'ont pas été témoins de ce beau jour ! - que de tombes se sont ouvertes. - Allons y porter nos larmes, & comme le pieux Caraïbe, mêlons nos pleurs aux cendres de ceux qui nous ont été chers. - Mais sont-ils donc si à plaindre d'avoir devancé dans cette pénible carrière, leurs contemporains malheureux ? - Qu'est-ce que la mort, sinon un sommeil nécessaire, dont le réveil est impossible.

Hommes probes et sages, savans révérés, père respectés, enfans chéris, vous vivrez toujours dans notre mémoire. Un jour dans l'histoire on lira vos malheurs. Les peuples étonnés, s'attendriront au souvenir de tant de victimes, car déjà ils apprennent à sentir que l'échafaud de l'innocence, est le sarcophage de la vertu.

FIN.

Les souvenirs d'un jeune prisonnier,
ou Mémoires sur les prisons de la Force et Duplessis
pour servir à l'histoire de la révolution.
A PARIS
AN III DE LA RÉPUBLIQUE

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La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
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