LA LÉGENDE HEROIQUE DE JOSEPH-AGRICOL VIALA
LA LÉGENDE HEROIQUE DE
JOSEPH-AGRICOL VIALA
Par MARCEL HASQUENOPH
Le 31 mai 1793, de la tribune de la Convention Maximilien Robespierre prononce un réquisitoire implacable contre les Girondins. L'influence des Provinciaux semble détruite ; le peuple de Paris, soulagé, savoure sa victoire alors que partout ailleurs de violentes réactions éclatent.
Face au despotisme montagnard, 70 à 75 départements se révoltent, font cause commune avec les Girondins. La France, déjà déchirée par la menace étrangère, se dresse contre la municipalité parisienne : il faut purger la Convention, nettoyer Paris de ses factions. A tous les départements de la République une proclamation est envoyée :
"Le bon peuple de Paris nous appelle. Français, la patrie outragée nous appelle. Une commune conspiratrice, gorgée de sang et d'or tient nos représentants captifs."
La province n'accepte pas la mise hors la loi de ses représentants. Sur le territoire, de Bourgogne en Normandie, dans la vallée du Rhône, en Aquitaine, se créent des mouvements fédéralistes prêts à marcher sur la capitale.
A ses amis de Provence, le Conventionnel girondin Barbaroux dicte des consignes enflammées. Dès le 22 juin, quatre bataillons quittent Marseille en chantant :
"Saintes lois, liberté, patrie
Gardez nos bataillons
Nous marchons contre l'anarchie
Certains de revenir vainqueurs."
Premier objectif, Avignon, où malgré une certaine et apparente fidélité au régime, se présentent des possibilités de recrutement. A la tête de son bataillon, Rousselet, un ancien sous-officier d'infanterie, arrive devant Tarascon le 4 juillet. Réveillés au son du tocsin, les Avignonnais se concertent et s'organisent pour la riposte. Bientôt d'une rive à l'autre de la Durance un premier combat d'artillerie s'engage.
L'ENFANT DE LA DURANCE
En plein centre, près de la place d' l'Horloge, la Cité des Papes abrite une modeste et laborieuse famille de commerçants, une famille dont on ne dit rien : un foyer comme les autres. Personne n'imagine, ce 22 février 1778, qu'il vient d'y naître un garçon promis à "l'immortalité".
Que dire de cet enfant sans histoire ? Au sein d'une famille traumatisée par la Révolution, il devient par la force des choses un jacobin en herbe, donnant libre cours aux ardeurs de sa jeunesse. Comment ne s'enrôlerait-il pas, comme beaucoup de ses camarades, dans la Garde Nationale des Enfants, cette formation appelée l'Espérance de la Patrie ?
Le jeune Viala a envie de se battre, c'est de son âge. Lorsque les Marseillais attaquent la ville, tout naturellement il se glisse dans les rangs de la Milice, la première unité au combat. De toutes ses forces, il est prêt à défendre ce qu'on lui dit être l'indivisibilité de la République. En comprend-il le sens réel ? Mesure-t-il la portée de son attitude ? Viala ne se pose aucune question, ne ménageant pas sa vaillance ni son courage.
Les assaillants atteignent le bac, le dernier rempart. C'est l'instant décisif : alors le chef de la Milice avignonnaise fait appel à un volontaire pour couper le câble permettant au bac de rejoindre la rive opposée. De sentinelle au poste voisin, Viala se présente, muni d'une hachette.
Il se précipite sous la mitraille qui fait rage. Le poteau atteint, il reçoit une balle en pleine tête. Quelque peu il s'accroche : à la 5e décharge Viala s'écroule définitivement. Dans la mêlée, on perd la trace de son corps. Est-il jeté dans la Durance ? Aucun acte de décès ne sera plus tard révélé. Selon une tradition de la famille, la dépouille de Viala aurait été transportée de nuit à Avignon et inhumée dans un jardin particulier.
L'action du jeune Avignonnais n'aura servi à rien. Le câble, resté intact, permet aux Marseillais de franchir la rivière, sans difficultés. Le 7 juillet, Rousselet et son bataillon pénétraient dans la ville.
NAISSANCE DE LA LÉGENDE
Entre Fédérés et Robespierriste, la lutte a été assez chaude, mais de courte durée. Les victimes ont été nombreuses ; parmi elles remarque-t-on celle du jeune Joseph Viala ? ... Il faut reconnaître que dans l'ensemble de la population cette disparition, si noble soit-elle, passe inaperçue. Durant de longs mois, on ne parlera plus du tout de l'évènement. Un "incident guerrier" dont on n'aurait jamais sans doute rien dit si le hasard n'était venu sortir Joseph-Agricol Viala de l'oubli.
Sans l'entrée en scène d'Agricol Moureau, son oncle, il ne serait pas entré dans la légende.
Le 18 frimaire (27 novembre 1793), Moureau, journaliste de son état, est mis en prison à cause d'une vengeance ou d'un bon plaisir. Alors, subitement, Moureau pense qu'il a un neveu mort au combat, Pourquoi ne mettrait-il pas en valeur son acte héroïque ?
Robineaux, un ancien collaborateur de Moureau au Courrier d'Avignon, le premier, glorifie le jeune volontaire :
"Eclairer et chanter son pays, voilà le partage des journées du journaliste. Le soir, il peut se dire : un sommeil calme va fermer mes paupières car demain mes concitoyens, mes frères, verront que leur bonheur occupe mes pensées.
Telles sont les réflexions qui m'ont frappé en essayant de raconter le trait d'héroïsme du jeune Agricol Viala que l'on vient de me transmettre.
Les rebelles marseillais voulaient traverser la Durance. Une colonne républicaine d'Avignon se porte sur la rive droite de la Durance pour forcer les fédéralistes à rester dans le département des Bouches-du-Rhône. Il fallait s'emparer des pontons et couper les câbles. Une mousquetterie terrible en défendait l'approche ; les plus courageux balançaient.
Un enfant se dévoua.
C'est Agricol Viala ; il n'a que 13 ans. Il se présente. On le refuse : il se saisit alors d'une hache. Il tombe.
- M'an pas nanca, dit-il, aco mes egau, more per la liberta.
Sa mère, dit ensuite : Il a péri pour la Patrie."
Lignes vibrantes, inspirées, sans doute, par le Sans-Culotte du Midi, Agricol Moureau, sous les verrous.
LETTRE A ROBESPIERRE
Son emprisonnement se fait long. N'est-ce pas le moment de toucher Robespierre, le Grand Prêtre ? Le 19 pluviôse, il lui écrit :
"Apprends à connaître le sang qui coule dans mes veines par la mort héroïque de mon élève et de mon neveu. Je t'invite au nom du bien public non pas de demander qu'il soit mis à côté du jeune Bara, mais de faire décréter qu'il sera élevé une pyramide au milieu de la place publique d'Avignon ou sur les bords mêmes de la Durance, sur laquelle on gravera et le tableau de sa mort et ses dernières paroles.
Le nom de mon neveu est Joseph-Agricol Viala. Il a été le premier martyr de l'unité et de l'indivisibilité de la République."
Le résultat ne se fait pas attendre. Quelque temps plus tard, Moureau, extrait de sa cellule, est conduit à Paris pour y être reçu par Robespierre en personne. Remis en liberté aussitôt, il retourne à Avignon.
VIALA, FIGURE NATIONALE
L'affaire n'est pas terminée pour autant. Bien au contraire, elle commence : Agricol Viala ne va pas tarder à devenir une figure nationale. En excellent démagogue, Robespierre connaît les aspirations et les besoins du peuple ; avec le culte de l'Etre suprême, il vient de lancer une campagne de religiosité. Dans ce cadre, l'Incorruptible a besoin de personnage comme Bara, l'enfant de la Vendée et de Viala, l'enfant de la Provence. Quelles images pour la Nation ? ... N'illustrent-elles pas le triomphe et la grandeur de la République ? ...
Le 18 floréal an II, Robespierre monte à la tribune de la Convention. Après avoir exalté Bara, il déclare :
"Par quelle fatalité ou par quelle ingratitude a-t-on laissé dans l'oubli un héros plus jeune encore et digne des hommages de la postérité ?"
L'orateur, dans un lyrisme frémissant, ajoute :
"Il est blessé, il soulève encore sa hache. Enfin le câble est coupé : il tombe et s'écrie : Que m'importe ? Je meurs, mais mon pays est sauvé."
Ce récit ne correspond pas à la vérité. Tout d'abord Agricol Viala meurt avant qu'il n'ait réussi à couper le câble ; son geste n'a en rien empêché les Marseillais de franchir la Durance. Quant à ses dernières paroles, personne ne les a entendues. Aucune importance ; pour l'heure, l'essentiel est qu'elles aient pu être dites.
Un tonnerre d'applaudissements couvre les rangs de l'Assemblée, redoublant à la péroraison de Robespierre :
"Le midi est sauvé. Respectable enfant, que son pays s'enorgueillisse de t'avoir donné le jour.
Avec quel orgueil la Grèce et Rome auraient honoré ta mémoire si elles avaient produit un homme tel que toi.
Citoyens, portons en pompe ses cendres au temple de la Gloire.
Que la République en deuil les arrose de ses larmes amères. Non, nous ne le pleurons pas ; imitons-le par la ruine de tous les ennemis de la République."
Une motion de Barrère et la Convention, à l'unanimité, décide le transfert des cendres de Bara et de Viala au Panthéon à l'issue d'une fête publique qui aura lieu le 30 Prairial. Le directeur des Arts, le peintre Louis David est chargé de l'organisation ; lui seul peut apporter la note de grandiose indispensable à une telle cérémonie.
Quelques jours plus tard, à lieu une nouvelle séance à la Convention, en présence cette fois d'une délégation des patriotes d'Avignon, parmi lesquels trône évidemment Agricol Moureau. "Les citoyens de la commune d'Avignon, déclare-t-il, nous ont députés auprès de vous pour venir vous exprimer leur reconnaissance sur votre décret du 7 mai qui donne l'immortalité à cet illustre et vertueux enfant à qui Avignon se félicite d'avoir donné le jour."
Le Président remercie ces Révolutionnaires zélés ainsi que les Clubs et autres Sociétés Populaires venus en grand nombre. La séance se termine par les paroles d'un délégué de Sceaux :
"Les voici ces jeunes guerriers, ces héros intrépides qui n'ont pas trouvé de modèles dans les Républiques anciennes, mais qui auront beaucoup d'imitateurs au sein de la Nation française."
Un procès-verbal est dressé à l'intention de la famille et, à mains levées, la Convention décide que les portraits de Bara et de Viala, offerts par la députation de Sceaux, seront placés en effigie de la Convention l'un et l'autre à gauche et à droite du siège présidentiel.
Quant à la cérémonie prévue pour le 30 Prairial, elle doit, au dernier moment, être reportée au 30 Messidor sur la demande des organisateurs.
Enfin le 23, David dépose sur le bureau de l'Assemblée son rapport suivi d'un programme détaillé de la fête : pompeux, grandiloquent, comme Paris les aime, à l'exemple du Culte de l'Etre suprême célébré le 20 Prairial (8 juin 1794).
Le peuple brûle d'impatience. En attendant ce grand jour, on envoie le programme aux Sociétés Populaires et on imprime un Précis Historique, une sorte de Credo obligatoire de l'Héroïsme.
UN MERVEILLEUX PROGRAMME
Le 30 Messidor sera l'apothéose de l'héroïsme juvénile : heureuse Nation qui peut s'offrir de tels spectacles !
Rassemblement à quinze heures, place du Champ de Mars, en présence des Hauts Dignitaires de la République. Les urnes contenant les cendres symboliques des héros seront précédées d'un cortège sur deux rangs ; l'un à droite composé de 48 élèves de l'Ecole de Mars en l'honneur de Viala ; l'autre formé de mères de famille accompagnant les restes de Bara.
Magnifiques, altiers, ces jeunes soldats, en costume mi-romain, mi-écossais, aux jambes nues, avec une tunique polonaise ornée de nids d'hirondelles et un lourd glaive à l'antique maintenu par une ceinture en peau de tigre.
Émouvantes, ces femmes en noir, prêtresses de la Fécondité, images tragiques des foyers endeuillés par les guerres et les révolutions.
Devant le Panthéon, Temple de la Gloire, un immense autel est érigé pour y accueillir les urnes sacrées. Là, Robespierre, rayonnant, prononcera un discours enflammé face au peuple qui, à la fin, entonnera l'hymne patriotique de Joseph Chénier, sur un air de Méhul.
"De Bara, de Viala le sort nous fait envie
Ils sont morts, mais ils ont vaincu
Le lâche accablé d'ans n'a pas connu la vie
Qui meurt pour le peuple a vécu.
Vous êtes vaillants, nous le sommes
Guidez-nous contre les tyrans
Les Républicains sont des hommes
Les esclaves sont des enfants."
Après ce couplet chanté par un jeune garçon la foule reprendra :
"La République nous appelle
Sachons vaincre ou sachons périr
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir."
Plus rien ne manque. David le magicien peut se réjouir : sa journée s'annonce merveilleuse à souhait. Elle prendra place dans les annales de la Révolution !
ET LA FETE N'AURA PAS LIEU
Brusquement, sans raisons apparentes, la manifestation est de nouveau repoussée, cette fois au 10 Thermidor. En Avignon les organisateurs maintiennent la date du 30 Messidor : au milieu de sa famille l'enfant du pays sera honoré comme il convient. Défilés, drapeaux, discours comme à Paris. Un enfant nommé Avy, soi-disant aide de camp d'Agricol, embrasse la mère du disparu : "Parents, tendre mère de mon ami. Vive la République ... Vive la Montagne."
Jusqu'à l'aube la cité des Papes résonne d'allégresse patriotique tandis que Paris prépare une nouvelle Révolution. "Nous irons, s'écrie Billaut-Varenne, au Panthéon avec plus d'enthousiasme que nous aurons purgé la terre."
C'est la fin des Montagnards. Le 9 Thermidor, Robespierre et ses compagnons gravissent les marches de l'échafaud. L'Incorruptible est abattu, la Terreur s'achève. Avec la nouvelle République qui s'annonce, personne ne songe plus à Joseph Bara et à Agricol Viala.
Leur triomphe populaire n'aura pas lieu. Guirlandes et oripeaux sont retournés à leurs emballages, la fresque de David est repartie aux Archives. Seule la musique de Méhul, sous le nom de Chant du Départ, traversera les âges.
L'Opéra-Comique aura donné une seule et unique représentation le 1er juillet 1794 avec "Agricol Viala ou le héros de 13 ans". Il faudra attendre le 11 août 1794 - le 24 Thermidor - pour voir l'Armée prononcer un dernier éloge officiel.
Ce jour-là, devant les images de Bara et de Viala, un des élèves du camp des Sablons harangue ses camarades :
"Ce n'est pas par de vains serments que nous célébrons aujourd'hui l'époque mémorable du 10 août. Il ne suffit pas de jurer, il faut exécuter.
N'entendez-vous pas la voix de Bara et de Viala sortie du fond de leur tombeau et qui crie :
Nous sommes morts pour la Patrie
Défendez une aussi belle cause
Nous sommes morts pour vous.
Eh bien, camarades, rappelez-vous sans cesse ce que vous venez d'entendre : Bara et Viala sont morts pour leur Patrie.
Leur mort les rend immortels. Jurons de les imiter. Jurons de les venger ; pour utiliser nos bras, redoublons de zèle, d'assiduité et d'attention.
C'est là que nous prouverons aux despotes que les Français ne se contentent pas de crier : Vive la République, mais qu'ils seront encore capable de vaincre ou mourir pour elle."
C'est fini. Viala n'aura plus jamais sa page de gloire. On ira jusqu'à le renier. Le 28 pluviôse an III (16 février 1795) sous les voûtes de la Convention, cette même Assemblée qui avait vu sa victoire unanime, un député oublieux du passé, viendra protester contre le soi-disant héroïsme de Viala : "Citoyens, il est faux. La passion politique l'a élevé aux nues."
ULTIME SOUVENIR
En 1888, Avignon, sa ville natale, tentant vainement de lui élever une statue, se contentera d'un petit bout de rue.
Paris et quelques villes baptiseront une de leurs artères du nom d'Agricol Viala. C'est tout ce qui reste de l'enfant de la Durance dont le sang fort et généreux fera toujours mentir le vieux dicton provençal :
"Sies un pétachou d'Avignoun
Que tremple à l'oumbro d'un buissoun
C'est un poltron d'Avignon
Qu'effraye l'ombre même d'un buisson."
HISTOIRE POUR TOUS
n°144 - Avril 1972