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La Maraîchine Normande
8 octobre 2013

D'ANDIGNÉ ET SUZANNET - ÉVASION DU FORT DE JOUX

D'ANDIGNÉ ET SUZANNET

C'est en vain qu'on avait, à plusieurs reprises, de 1795 à 1800, proclamé la soumission et la pacification de la Vendée ; les entreprises des Chouans n'avaient pas cessé de s'y succéder. A la fin de l'année 1800, notamment, la police consulaire avait été fort inquiète et avait fait surveiller de près les chefs royalistes les plus connus. L'attentat de la machine infernale (24 décembre 1800) vint prouver que ces craintes n'étaient pas exagérées. Des arrestations en masse furent alors ordonnées, et l'on redoubla de sévérité à l'égard des Chouans dont on s'était précédemment assuré. Au nombre de ces derniers se trouvaient le marquis d'Andigné et le comte de Suzannet, qui avaient commandé les rebelles, l'un dans l'Anjou, l'autre dans le Bas-Poitou. Enfermés d'abord au Temple, à Paris (décembre 1800), ils avaient été transférés ensuite à Dijon (juillet 1801) : c'est de là qu'on les dirigea peu après sur le fort de Joux, près de Pontarlier. D'Andigné a laissé dans ses Mémoires le récit de leur captivité et de leur évasion à tous deux. C'est ce récit que nous leur empruntons.

Le général d'Andigné

Le 15 août 1801, à une heure du matin, une brigade de gendarmerie entra dans notre casemate, tandis que trente-cinq hommes d'infanterie, dont les armes visités avec soin ; on ôta ce qu'on jugeait dangereux de nous laisser, canifs et rasoirs. Nos scies, l'objet le plus vif de notre sollicitude, étaient entre le maroquin et le feutre de nos chapeaux. Toute autre recherche m'était indifférente ; mais, je l'avoue, je ne fus pas très à l'aise quand je vis un gendarme arracher mon chapeau, et cependant je ne voulais pas paraître y mettre de l'intérêt. Je ne devins parfaitement tranquille que lorsqu'il me fut rendu, et je le remis sur ma tête avec une vraie satisfaction.

Nous descendîmes à la ville vers deux heures du matin par un sentier humide où nous étions parfois dans la boue jusqu'à mi-jambes. L'infanterie et les gendarmes nous escortaient. Une même chaîne nous attachait, Suzannet et moi, par le cou, une seconde par le corps. Un gendarme tenait le bout de ces chaînes ; nous marchions comme si nous avions été en laisse. Au bas du fort, on nous fit monter dans un char à bancs ; une troisième chaîne fut placée de manière à nous y fixer. Je fis observer au gendarme qui attachait cette dernière chaîne que, pour plus de sûreté, il aurait dû y suspendre quelques boulets, cette plaisanterie lui parut très mauvaise. Dix gendarmes à cheval, plus de trente fantassins avec un officier nous escortaient pendant toute la route. Nous avions à faire sept grandes lieues de pays pour nous rendre à Pontarlier - deux journées d'étapes ; nous n'eûmes cependant qu'une courte halte, non pour arriver plus promptement, mais parce qu'on ne jugea pas que la prison de la première étape fût assez sûre pour nous garder.

Il était trois heures après-midi lorsque nous arrivâmes à Pontarlier. On nous arrêta au milieu de la ville. La renommée nous avait devancés : aussi nous fit-on une réception telle qu'un consul de la République l'eût à peine obtenue. La ville entière s'assembla pour nous. Chacun faisait des conjectures sur ce que nous pouvions être : quelques personnes, n'osant croire que nous fussions des Français, voulurent nous parler dans des langues étrangères. Les gendarmes de notre escorte, loin de chercher à diminuer le brouhaha qui se faisait autour de nous, l'augmentaient encore en imitant par dérision les cris de guerre usités en Vendée. Une demi-heure s'était déjà écoulée au milieu de ce tumulte quand M. le commandant de l'arrondissement, qui avait mis ce jour-là son habit brodé et qui avait emprunté un cheval de selle bien harnaché, prit la tête d'un fort détachement et nous conduisit au fort de Joux, situé sur la frontière de la Suisse, à trois kilomètres de Pontarlier.

Une compagnie de fantassins, divisée par sections, marchait moitié devant, moitié derrière nous ; les sous-officiers et les gendarmes à cheval étaient sur les ailes. Les derniers encourageaient de toute leur âme de ce qu'après une forte journée on voulait encore leur faire gravir le fort. L'escorte qui nous conduisait devait paraître suffisante pour deux hommes enchaînés ; le commandant n'en avait pas jugé ainsi ; car nous trouvâmes, dans le fort destiné à nous servir de demeure, la garnison entière sous les armes. Tous les ponts-levis étaient bordés de soldats ; nous traversâmes le fort dans toute son étendue, entre deux haies ; en un mot, pour nous recevoir, on avait mis quatre cents hommes sur pied.

Fort de Joux

Le fort de Joux, placé sur un rocher en forme de pain de sucre, à cinq enceintes qui s'élèvent les unes au-dessus des autres. Notre char à bancs s'arrêta à la troisième. Quelques instants après, on vint nous prier d'entrer chez le commandant ; les officiers y étaient tous réunis. On nous reçut avec politesse ; nous n'y étions plus habitués et nous en fûmes surpris. M. Baille, commandant du fort et de l'arrondissement, était un vieillard sexagénaire, gentilhomme du Nivernais, et officier de l'ancien régime. Il en avait conservé le ton et les manières ; mais il avait aussi les manières d'un homme bien né qui, ayant toujours fléchi devant la Terreur, s'est fait de la peur une habitude. La crainte de se compromettre l'a souvent fait nous tourmenter. Aussi m'a-t-il, par sa conduite, confirmé cette vérité, dont je me suis bien pénétré, que, dans les temps difficiles, il vaut mieux avoir affaire à un coquin hardi qu'à un poltron honnête homme.

Je commençai par remercier M. Baille des honneurs qu'il avait bien voulu nous rendre, ajoutant que je ne pouvais prendre pour une mesure de sûreté vis-à-vis de deux hommes enchaînés l'appareil qu'il avait déployé pour nous recevoir. Il fut un peu embarrassé de mes remerciements, et il nous assura qu'il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour adoucir notre sort. Nos chaînes, cependant, nous restaient toujours ; il hésita même lorsque je lui demandai s'il comptait nous les laisser ; il n'osa prendre sur lui de nous les ôter qu'après s'être bien assuré que nous n'en avions pas dans le lieu d'où on nous avait tirés pour nous conduire à son fort. Il nous retint quelque temps dans son logement, nous y laissa même dîner tout à notre aise ; puis, après beaucoup de compliments, il finit par nous mener dans une cour obscure fermée d'une porte de fer et nous laissa là, avec beaucoup d'excuses de ne pouvoir nous mettre ailleurs.

Cette tour était connue sous le nom de Tour de Grammont, du nom d'une femme qui y avait été enfermée jusqu'à sa mort. On ne pouvait y lire en plein midi ; pendant les trois jours que nous y sommes restés, il fallut conserver de la lumière toute la journée. Un lit de camp assez passable nous avait été préparé ; on nous procura quelques livres : mais les yeux ne pouvaient résister à lire sans cesse dans ce lieu. L'exercice nous était nécessaire, et il ne nous était pas facile d'en faire : à force d'étudier le terrain, nous trouvâmes le moyen de faire six pas droit devant nous avant de nous retourner ; mais, pour cela, il fallait suivre avec soin la courbure de la muraille.

On disposait de nouveaux logements, où nous fûmes transférés le troisième jour de notre arrivée. C'étaient deux casemates contiguës de vingt-quatre pieds de longueur sur douze de largeur. Leurs voûtes noires et enfumées les rendaient un peu sombre ; du reste, elles étaient saines et bien aérées. Chacune de ces casemates était éclairée d'une fenêtre percée dans un mur de cinq pieds d'épaisseur. Les fenêtres étaient garnie de deux rang de barreaux de fer, éloignés de quatre pieds l'un de l'autre ; celui du devant avait, outre les barreaux, six traverses. Les barreaux avaient été posés à notre intention ainsi qu'un treillage de fils de fer, qui avait été mis en dehors depuis peu. Ce bâtiment était à l'abri de la bombe ; nous étions entre deux voûtes, dont la supérieure était chargée de sept pieds de terre. Cette partie formait, au besoin, une plate-forme destinée, en cas de siège, à porter une batterie. Les casemates que nous habitions devaient être, dans ce cas, converties en hôpital ; elles étaient fermées d'une double porte de cinq pouces d'épaisseur, barrée par des verrous énormes. On avait pratiqué, en avant, dans l'intérieur, un tambour fait en barreaux de bois de quatre pouces carrés ; ce tambour était couvert de planches ; là se plaçait la garde pendant qu'on faisait nos chambres. Les vivres et autres objets qu'on nous envoyait devaient passer au travers de ces barreaux ; ce qui ne fut jamais pratiqué.

Le corps de logis dans lequel nous nous trouvions formait l'enceinte supérieure du fort. On y montait par un escalier qui traversait le bâtiment et qui donnait dans une cour sur laquelle s'ouvrait la porte d'entrée de nos casemates. Nos fenêtres s'ouvraient de l'autre côté sur la cour de l'enceinte inférieure ; nous étions de plain-pied avec la cour d'entrée, et nos fenêtres étaient à vingt pied au-dessus de la cour inférieure. En face de nos croisées était le corps de garde qui veillait sur nous ; la garde, au début, était composée d'un sergent et de quatorze soldats ; la garnison étant devenue moins nombreuse par la suite, elle fut diminuée. Ce corps de garde fournissait trois factionnaires : un à notre porte, un sous nos fenêtres, le troisième à une poudrière dans une enceinte inférieure. La seule vue dont nous pouvions jouir, de nos fenêtres, était bornée par une montagne éloignée de trois cents toises (un peu moins de 600 mètres). Le sommet de cette montagne était couvert de sapins ; ses flancs étaient un rocher uni. Pendant cinq mois et demi, nous eûmes la satisfaction de voir cette montagne entièrement couverte de neige.

Ce local, la manière dont nous y étions gardés nous laissaient peu d'espoir de nous évader ; nous crûmes d'abord la chose impossible, et nous n'y songeâmes point. Notre liberté nous était promise pour le 1er vendémiaire (c'est-à-dire pour le premier jour de la nouvelle année (22 septembre), suivant le calendrier républicain) ; nous y comptions peu ; mais un léger espoir, dont il est toujours impossible de se défendre, nous faisait supporter notre sort avec plus de patience que si on ne nous eût rien promis.

Fort de Joux

Dans les premiers, il ne nous fut pas permis de prendre l'air. Lorsque le commandant eut écrit au général de la division et reçu de lui une douzaine de lettres, il crut enfin pouvoir prendre sur lui, sans se compromettre, de nous laisser promener quelques heures par jour. La cour qui était sous nos pieds fut désignée à cet effet ; elle faisait face à deux des côtés du corps de logis que nous habitions. Ce bâtiment était carré ; deux des côtés donnaient sur la cour, et les deux autres étaient assis sur des rochers effrayants à regarder. Une tour, nommée Tour de Mirabeau, du nom du député qui l'avait habitée dans sa jeunesse, formait l'angle du bâtiment sur la cour ; elle était terminée à une extrémité par la tour de Grammont. Une batterie, commandant les routes de Genève et de Neuchâtel, qui se réunissent au pied du fort, était à l'autre extrémité. Lorsque nous nous promenions, cette batterie était gardée par une sentinelle, qui nous en défendait l'approche ; une autre sentinelle, placée près du corps de garde, protégeait l'entrée de l'escalier qui descendait dans l'enceinte inférieure. La batterie dont on nous empêchait d'approcher était placée sur des rochers dont la pente était plus ou moins rapide, suivant les accidents : le soin qu'on mettait à ne pas nous laisser approcher nous faisait croire que ces rochers étaient praticables.

Les officiers de la garnison, qui nous parlaient quelquefois, ne le croyaient pas ; ils n'avaient pas mis assez d'intérêt à les considérer pour s'apercevoir que des enfants, en jouant, avaient essayé de suivre un sentier qui les amenait jusqu'au pied du fort. Dans quelques instants où la surveillance était négligée, dans d'autres où nous témoignait une trop grande confiance, j'y jetai encore les yeux, et je parvins à connaître assez le terrain pour m'en servir au besoin.

Un officier nous accompagnait pendant notre promenade dans les premiers jours ; les sentinelles avaient alors leurs armes chargées. Les uns et les autres se relâchèrent peu à peu. On nous témoignait beaucoup d'égards ; malgré les tracasseries qu'on nous a fait souvent essuyer, on n'a jamais cessé de nous en montrer. Jean de Bry, préfet du Doubs, sous l'inspection duquel nous avions le malheur de nous trouver, eût voulu nous traiter différemment. Dans un voyage qu'il fit à Pontarlier, un sentiment de curiosité, probablement, l'amena dans nos casemates. En entrant, il avait pris un air gracieux ; mais cet air céda bientôt à l'accueil froid et réservé que nous lui fîmes et qu'il devait attendre. Jamais il n'a oublié cette réception, et il a toujours écrit depuis, contre nous, des lettres fulminantes.

Afin d'arriver à bien connaître le fort, nous avions cherché à nous procurer des renseignements par tous les moyens possibles ; ceux qui nous avaient approchés y avaient tous contribué à leur insu ; des questions détournées, des regards jetés à la dérobée, avaient quelquefois amené des découvertes précieuses. Longtemps les avis du dehors nous avaient été d'un faible secours ; ce ne fut qu'au bout de huit mois que nous parvînmes à nous procurer un plan du fort un peu exact et que nous eûmes recueilli assez de lumière pour nous diriger dans les entreprises que nous voudrions tenter. Dans l'Ouest de la France, nous aurions eu tout cela en huit jours.

A toutes nos questions, on avait répondu longtemps : "Tant que vous aurez le fort pour prison, il sera impossible de vous sauver." C'était désespérant. Nos premières relations avaient été très difficiles à établir. Le cantinier du fort faisait nos chambres et nous donnait, pour beaucoup d'argent, un dîner détestable. La figure malheureuse dont il était porteur nous le faisait juger un fripon, et nous ne nous trompions pas beaucoup. Nous n'osions nous ouvrir à lui ; mais que ne fait pas un coquin pour de l'argent ? Le domestique de Suzannet, qui nous avait suivis à Pontarlier, réussit à le séduire. Un jour, à notre grand étonnement, nous trouvâmes un paquet de lettres déposé dans un de nos lits ; nous mîmes un autre paquet à la même place ; il parvint à son adresse. Ce fut notre première boîte aux lettres. Il nous parut bientôt incommode de ne faire tenir des lettres qu'une fois par jour et nous cherchâmes de nouveaux moyens d'en envoyer et d'en recevoir. Quelquefois on glissait les paquets sous les serviettes, en mettant le couvert ; d'autres fois, on les donnait de la main à la main, lorsque le caporal détournait les yeux. Ma tâche était d'amuser ce caporal, pendant que Suzannet prenait ou remettait les dépêches. C'était le bonheur de notre journée ; nous ne négligions rien pour nous l'assurer.

Des difficultés imprévues rendaient parfois plus piquante cette manière de correspondre. Elles furent toujours surmontées, et jamais on ne s'aperçut de rien. Un caporal, excessivement bête, avait un jour, les yeux attachés sur le cantinier. Malgré ce que j'avais pu lui dire, je n'avais pas réussi à les lui faire détourner un seul instant. Suzannet avait un gros paquet à remettre ; je craignais qu'il ne pût y parvenir. Je saisis le caporal par la queue, et, sous prétexte de considérer la plaque de cuivre qui y était appliquée et sur laquelle était gravé le numéro de chaque demi-brigade, je tins la tête de cet homme tournée du côté opposé assez de temps pour remettre tous les paquets du monde.

Le plaisir de tromper un geôlier, un concierge, ou même un commandant de château, doit nécessairement avoir un certain attrait, car il venait peu de personnes nous visiter sans qu'il y eût quelques lettres ou billets pour nous. Dans les différentes prisons que nous avons habitées, les moyens seuls que nous avons employés pour nos correspondances feraient la matière d'un volume. Le vieux chirurgien du fort, entre autres, nous donnait quelquefois des billets, en feignant de nous tâter le pouls. Un jour qu'il voulait détourner l'attention du commandant qui l'avait accompagné, il fit avec lui le pari qu'il ne serait que six pas dans la longueur de la casemate, tandis que l'autre ne pourrait la parcourir en moins de huit. Un spectateur indifférent eût ri aux larmes en voyant ces deux grands corps se disloquer les membres par leurs contorsions, et il ne se fût pas douté que le but de ce jeu était de nous donner une lettre, que le bon chirurgien remit à Suzannet en passant près de lui. Un des frères de ce chirurgien, ci-devant chanoine, nous rendit aussi quelques services de ce genre.

Les habitants de Pontarlier, ainsi que les habitants de la partie montagneuse de la Franche-Comté, étaient généralement religieux et royalistes très prononcés. Presque tous nous ont témoigné le plus vif intérêt ; un grand nombre auraient désiré nous servir, mais très peu savaient les moyens à prendre pour le faire.

Le fort de Joux est à une lieue de la frontière. Le rocher sur lequel il est placé est presque inaccessible. Le Doubs, qui traverse un petit lac à une lieue au-dessus, baigne, d'un côté, le pied de ce rocher. Une rampe douce permet aux voitures d'en atteindre le sommet ; un sentier plus court et plus rapide y conduit les piétons. Les routes de Genève et de Neuchâtel se joignent au pied du fort. Une grille de fer, posée sur le grand chemin, sert de porte de frontière ; la rampe tombe en dehors ; le sentier pour les piétons, en dedans. Cette porte était gardée par un concierge ; elle était ouverte le jour et fermée la nuit. Une réunion de cinq enceintes forment le fort de Joux ; elles se commandent toutes, en sorte que l'on pourrait soutenir autant de sièges qu'il y a d'enceintes. Presque tout est voûté et casematé dans l'intérieur.

Pour sortir du fort par l'intérieur, il nous fallait d'abord, de l'enceinte la plus élevée où nous habitions, descendre deux escaliers, dont l'un était couvert et habituellement fermer, et passer deux pont-levis, dont l'un celui de l'entrée, se levait seul pendant l'hiver. A cette époque de l'année, les neiges et les glaces empêchaient également la porte de l'escalier couvert de se fermer ; il y avait peu d'obstacles à rencontrer pour gagner la première enceinte.

Nous apprîmes qu'une brèche, ouverte dans les murs de celle-ci, en rendait l'accès praticable ; elle était fréquentée par ceux des soldats qui arrivaient lorsque la retraite était battue, le premier pont-levis étant toujours levé à cette heure.

Pendant l'hiver que nous avons passé dans ce lieu, les montagnes furent couvertes de huit pieds de neige. Les sentinelles ne pouvaient résister pendant la nuit ; aussi le service s'était relâché, au point de ne les poser que pendant le jour.

Le 1er vendémiaire était passé depuis longtemps. Les préliminaires de paix avaient été signés avec l'Angleterre le 1er octobre. On nous renvoyait à la paix définitive ; or, nous étions loin de pouvoir nous flatter d'être libres à cette époque. Nous songions sérieusement aux moyens de nous évader, ce qui pouvait difficilement se faire sans y mettre beaucoup de temps.

Nos fenêtres nous semblaient d'abord le seul endroit par où nous pussions sortir de nos chambres. Pour nous y faire jour, il fallait couper deux rangs de barreaux et faire sauter le treillage de fils de fer. Les grands vents, qui sont habituels dans ces montagnes, les masses de neige qui tombent sans cesse des toits, faisaient assez de bruit pour qu'on ne nous entendît pas au moment où nous serions descendus de nos casemates. La garde ne fournissait alors de sentinelle pendant la nuit qu'à la poudrière ; cette sentinelle n'était pas chargée de surveiller les allants et venants. Une fois hors de nos casemates, nous pouvions donc aisément sortir du fort ; mais, pour gagner la ville, il nous fallait descendre par la grande rampe et faire ouvrir les portes de la frontière, ce qui n'était pas sans inconvénient. Le sentier qui tombait au dedans était trop dangereux, à cause des neiges, pour oser s'y risquer dans la nuit.

Si nous avions bien su nous servir de nos scies, et si nous avions eu des limes pour les réparer, elles auraient été plus que suffisantes pour le but que nous en attendions. Malheureusement, nous ne savions ni les monter ni les employer ; aussi nous en avions cassé plusieurs par maladresse. Les autres s'émoussaient ; nous n'avions aucun moyen d'y remédier. Nous enlevâmes cependant assez facilement un barreau de la grille du dedans ; il nous avait fallu couper celui-ci en deux endroits et le plus proche possible des traverses, afin d'avoir plus d'espace : cela nous donnait un passage de quinze pouces de largeur sur dix à onze de hauteur. Pour atteindre le barreau du dehors que nous devions couper, il nous fallait passer par cette ouverture ; puis, lorsque nous voulions rentrer dans l'intérieur, remettre le barreau du dedans en place. Celui qui coupait le barreau du dehors se trouvait ainsi dans une cage de quatre pieds de longueur en face du corps de garde ; il ne voyait point à son travail, et il avait à le faire le plus souvent dans une position très incommode.

Cette cage était remplie de neige tous les matins ; nous l'ôtions, devant le caporal, sous prétexte d'éloigner l'humidité qu'elle nous attirait. Nous avions soin aussi de faire disparaître toutes les traces de notre passage pendant la nuit. Ce qui nous demandait le plus de temps et d'attention, c'était de rétablir le barreau déplacé de manière qu'il eût de la solidité et que sa coupure ne fût pas apparente. Après plusieurs essais, nous atteignîmes parfaitement ce double but. Nous placions sur chaque extrémité du barreau coupé un morceau de papier brouillard, de la grandeur du morceau enlevé ; il y était fixé avec de la colle de poudre à friser ; cette colle sèche plus promptement que la colle de farine. Quand cette première colle était sèche, nous remettions le barreau en place ; il était fixé avec de la colle qui tenait le papier brouillard inférieur et supérieur, et avec de petites cales de bois ou des morceaux de scies cassées. Un mélange de cire, de suif, de charbon et de suie couvrait les coupures. Ce mélange était fait et placé avec tant de soin qu'il était impossible de distinguer ce barreau des autres. La colle devenue sèche, il tenait si solidement qu'il fallait le secouer avec beaucoup de force pour l'arracher. Nous jetions ensuite de l'eau dessus pour le rouiller, et nous avions soin de le frotter avec la rouille des autres barreaux, afin qu'il ne parût pas avoir été touché.

Nous avions l'habitude de jouer tous les jours au tric-trac depuis dix heures du soir jusqu'à onze ; nous continuâmes à le faire pour ne pas attirer les soupçons. Nous éteignions nos lumières, une fois notre partie achevée ; nous conservions peu de feu, et une couverture déployée empêchait ses rayons de se porter vers la fenêtre. Le morceau du barreau était enlevé, et l'un de nous se mettait à l'ouvrage, tandis que l'autre restait auprès du feu.

Il faisait alors un froid extrême. Celui de nous qui travaillait conservait le plus de vêtements possible ; il ne pouvait, néanmoins, rester au travail plus d'une heure et demie ; il rentrait même souvent tout couvert de givre. Il nous fallait ensuite replacer le barreau à tâtons. Un long usage nous avait fait le poser très droit ; le matin, avant l'heure où l'on venait faire nos chambres et nous apporter à déjeuner, notre cirage était placé, si bien qu'on ne voyait jamais aucune trace de ce que nous avions fait.

Cet ouvrage allait très lentement. On n'y voyait point ; on sciait tout de travers ; le fer était gelé ; la fatalité qui nous accompagnait faisait que le barreau extérieur, placé du temps de Louis XVI, était de fer aigre, très dur à couper. Celui-ci n'avait besoin d'être scié que dans un seul endroit ; cependant nous y passâmes, en détail, plus de quatre-vingts heures, alors que huit heures nous avaient suffi pour couper chaque partie du barreau intérieur. Nous n'étions encore qu'à moitié, que toutes nos scies étaient émoussées ou brisées, et qu'il fallut songer à nous en procurer de nouvelles.

Notre cantinier s'était engagé à favoriser notre évasion. A la réflexion, le courage lui manqua. Le domestique de Suzannet était allé à Besançon nous acheter des scies ; il les avait remises à ce cantinier, qui prétexta les avoir jetées dans la rivière et déclara que désormais il ne nous passerait aucun paquet.

Cette défection devait causer une grande gêne aux prisonniers. Pour y mettre fin et pour se débarrasser d'un homme dont la vue leur était désagréable, ils font naître un sujet de querelle entre eux et lui et  demandent d'être servis désormais par une cafetière qui demeurait dans un village situé au pied du fort.

Ce changement souffrit moins de difficultés que nous ne l'avions craint. Nous devions, à la vérité, redouter les propos de l'homme que nous avions éconduit ; car il était très sensible à la perte de notre pratique et à l'humiliation d'être chassé ; mais la crainte d'être poursuivi pour les services qu'il nous avait rendus le détourna de faire une dénonciation ouverte. Quelques bruits sourds parvinrent aux oreilles du commandant. Quoique le froid fût encore très vif, les sentinelles furent rétablies à leurs premiers postes, et la surveillance devint plus active qu'elle ne l'avait été depuis longtemps.

L'entrée de nos appartements était interdite à notre cafetière. Un vétéran faisait nos chambres ; un caporal très exact l'accompagnait ; celui-là seul était chargé de nos commissions au dehors. Nous ne pouvions nous ouvrir à cet homme ; notre correspondance était donc à jamais, interrompue, si la cafetière ne se prêtait à la favoriser. Une salade d'abord, un étui dans le corps d'une volaille ensuite, nous apportèrent quelques lettres. Même cette femme nous fit passer des scies de cette manière ; mais elles étaient si mal trempées qu'elles ne pouvaient couper le fer. D'ailleurs, nous ne pouvions nous en servir aussi longtemps qu'on ne se relâcherait pas des nouvelles précautions qu'on avait prises.

Nos lettres nous parvenaient ; mais nous ne pouvions répondre. Un panier à double fond, fait à Besançon, nous en fournit les moyens. Ce panier nous portait tous les jours notre dîner. Le caporal nous le montait lui-même ; sans s'en douter, il a servi notre correspondance jusqu'au dernier instant.
Le plaisir de correspondre avec nos amis nous procurait quelques douceurs ; mais le temps se passait, la paix définitive ne se faisait point. Il fallut bientôt revenir à de nouvelles tentatives d'évasion.

Fort de Joux 8

A mesure qu'on voyait le moment de notre sortie approcher, on nous gardait avec moins de soin. Nous en profitâmes pour reconnaître quelques parties du fort qui nous avaient toujours été célées. Nous vîmes que l'enfoncement de la cheminée de la casemate voisine diminuait l'épaisseur du mur qui nous en séparait. Nous sondâmes le mur de notre côté ; nous y trouvâmes du vide, et bientôt nous nous aperçûmes que le tuyau de la cheminée de la casemate qui était au-dessous de la nôtre diminuait encore l'épaisseur de ce mur, de sorte qu'il n'y avait réellement que treize ou quatorze pouces en deux murs de six à sept pouces chacun, qui séparaient les deux tuyaux des casemates (inférieure et supérieure), et que nous pourrions aisément nous y ouvrir un passage en levant deux pierres de taille, placées vis-à-vis l'une de l'autre dans chacun des petits murs de séparation des deux tuyaux. Nous levâmes la pierre qui était de notre côté, et nous ouvrîmes un petit jour sur la casemate voisine. Dans la crainte de ne pouvoir la replacer, nous n'osâmes pas déranger la pierre de la cheminée de la casemate voisine ; mais nous avions acquis la certitude que deux heures nous suffiraient désormais pour nous y ouvrir un passage.

Que de peines et d'inquiétudes nous eût évitées cette découverte, si nous l'avions faite plus tôt ! Les fenêtres de cette casemate s'ouvraient sur la cour où nous nous promenions ; elles avaient, en outre, des embrasures au-dessous desquelles le rocher formait un plateau. Pour gagner ce plateau, il y avait à descendre soixante-dix pieds des murailles du fort ; puis on pourrait se laisser glisser sans danger par un éboulement qui formait un talus très rapide. En mettant bout à bout nos draps, nos couvertures et nos rideaux, nous pouvions faire une corde de cent cinquante pieds. On pouvait, du dehors, nous monter des cordes, si nous en avions besoin ; même on nous le proposait. Les bouts de ficelle qui avaient servi à monter les cordes qu'on nous aurait apportées, si nous n'avions pas cru devoir nous confier simplement à nos draps et à nos rideaux.

"Cependant la paix d'Amiens est signée (25 mars 1802), Bonaparte a promis pour cette époque la liberté des prisonniers. Ceux-ci, sans perdre de vue leurs projets d'évasion, veulent donc espérer qu'ils n'auront pas besoin d'y avoir recours."

Bonaparte avait promis notre liberté à la paix définitive. Lorsqu'elle fut signée, il fit plus ; il prévint nos familles que nous serions en liberté dans quinze jours. Un mois s'étant déjà écoulé ; nous n'entendions plus parler de rien ; nous commencions à revenir à l'idée que nous ne devrions jamais notre liberté qu'à nous-mêmes, quand un évènement imprévu obstrua la voie de salut que nous regardions comme assurée.

Un officieux avertit un jour le chef de la gendarmerie que nous devions nous évader dans la nuit. L'officier en prévint le commandant, qui se rendit au fort, où il venait rarement. Cette dénonciation était vague et sans fondement. Il nous signifia néanmoins que nous ne quitterions nos chambres que sur de nouveaux ordres du préfet. Le plus fâcheux, c'est qu'il donna l'ordre de tenir ouverte la porte de la casemate contiguë à la nôtre, par laquelle notre évasion était préparée ; la sentinelle placée à notre porte devait surveiller cette casemate. Nous ne nous étions ouverts de notre projet à personne ; le hasard seul avait décidé cette mesure. Nous n'en sentîmes que plus vivement les inconvénients, quand on nous signifia, quelques jours après, qu'on ne voulait plus nous mettre en liberté et qu'on avait l'intention, au contraire, de nous envoyer passer six ans dans l'Inde, en nous laissant seulement le choix du lieu où nous serions déportés. C'était le moment de recueillir le fruit de nos travaux ; l'alarme donnée au commandant les avait rendus inutiles. Des recherches secrètes sur le prétendu plan d'évasiuon ne produisirent rien, parce qu'il n'existait rien. Cependant la promenade nous fut interdite.

Nous devions nous-mêmes demander à être déportés et fixer le lieu où nous serions conduits. Nous demandâmes l'un et l'autre à pouvoir rester à l'Ile de France. Nous n'avions nul désir de nous y rendre, mais nous espérions que la route nous offrirait quelques moyens de nous échapper.

Dans la lettre que j'écrivais, je disais : "J'aimerais mieux être au Monomotapa, en Cochinchine, dans la terre des Papous, que de rester où je suis ; la méchanceté d'un côté, la faiblesse de l'autre, se sont réunies pour nous tourmenter. "Cette lettre devait passer par M. Baille ; il me fit demander si je serais bien aise qu'il envoyât à Jean de Bry. Je lui répondis que je lui aurais une véritable obligation de le faire, Jean de Bry fut dans une colère horrible ; il fit tenir cependant ma lettre à la police pour qu'elle fût remise à son adresse.

On nous surveillait avec la plus sévère exactitude. Le commandant força même le domestique de Suzannet à s'éloigner de Pontarlier. Une digne femme restait notre seule correspondante. Cette femme respectable était peu fortunée ; dans un pays où on aime l'argent, elle mettait à nous servir un courage et un désintéressement dont la vraie vertu est seule capable. Le secret de notre panier n'avait point été découvert ; nos relations n'étaient point rompues, elles étaient notre seule consolation. Nous avions manifesté le désir de ne plus voir le commandant. Les gens honnêtes de Pontarlier l'accusaient d'avoir inventé un projet d'évasion pour avoir un prétexte de nous tourmenter ; il en était peiné et honteux. Il voulu tenter quelques avances vers nous ; elles furent reçues avec froideur, et, pour ne pas lui avoir d'obligation, nous continuâmes à garder nos chambres.

Cet état durait depuis six semaines, lorsque mon frère cadet obtint la permission de venir passer quelques jours avec moi. Nous ne nous étions pas vus depuis onze ans ; son séjour fut le temps le plus heureux de ma détention. M. Baille nous laissa la liberté de nous promener comme par le passé, tant que resta mon frère. Mais, aussitôt après son départ, on ne nous permit plus de sortir qu'une fois par jour ; nous eûmes seulement le choix de le faire le soir ou le matin.

Il s'éleva à cette époque de légers mouvements insurrectionnels dans le pays de Vaud. La demi-brigade qui fournissait la garde eut l'ordre de s'y rendre. Durant quelques jours, nous fûmes confinés aux seuls vétérans. Peu à peu ils furent remplacés par une compagnie d'une demi-brigade piémontaise. Les soldats qui la composaient étaient presque tous d'anciens soldats du roi de Sardaigne, qui détestaient cordialement Bonaparte et la République française. Dès le jour même de leur arrivée, je remarquai un soldat de cette compagnie, fort dégourdi, déserteur de plusieurs puissances, dont je crus pouvoir tirer parti. Nous ne pouvions plus passer par la casemate voisine sans avoir deux sentinelles à nous ; une qui était sous nos fenêtres, l'autre qui était à notre porte. Si nous étions d'accord avec deux soldats, il nous était donc possible de nous sauver. Mon homme m'aborda deux ou trois jours après son arrivée ; il me dit qu'il comptait déserter, le soir même, avec sept de ses camarades ; qu'ils iraient à Neuchâtel, où ils prendraient du service chez les Prussiens. Je l'engageai à différer, afin de faciliter notre évasion. L'heure de rentrer était venue ; je ne pus lui parler qu'un instant. J'appris, le lendemain, que quatre de ces soldats avaient déserté ; comme mon homme ne se montra point, je crus qu'il était du nombre. Je m'abouchai le même jour, avec un autre qui me parut intelligent ; il convint avec moi de rester en faction le soir même, à notre porte, depuis neuf heures jusqu'au lendemain matin, à une heure. La sentinelle qui était sous nos fenêtres étant relevée à minuit, nous pourrions, après cette heure, passer devant le corps de garde sans danger et nous rendre au rocher par lequel nous comptions descendre. Pour gagner du temps, nous voulûmes essayer de dégager une nouvelle pierre. Malgré les précautions que nous avions prises, nous fûmes entendus ; la sentinelle avertit le sergent de garde, le commandant fut prévenu, et le porte-clés fut envoyé pour s'assurer du fait. Celui-ci prêta l'oreille quelque temps et n'entendit rien. Suzannet, qui avait l'oreille très fine, s'était heureusement aperçu de ce qui se passait. Tout avait été promptement réparé ; nous ne redoutions point une visite ; mais l'homme qui avait promis de nous aider avait été sans doute effrayé de cette découverte, car il ne donna pas le signal convenu et il nous évita soigneusement depuis.

Le soldat sur lequel j'avais compté, et que je croyais déserteur, reparut le lendemain ; il me dit que lui et deux de ses camarades étaient restés exprès pour faciliter notre évasion, et me proposa de l'arranger pour le soir même. Il nous donna, vers neuf heures du soir, le signal qui indiquait qu'il était maître des deux sentinelles ; elles tinrent réellement leur poste depuis neuf heures du soir jusqu'à une heure du matin. Mais l'alerte de la veille nous avait un peu intimidés ; nous n'avions pas assez de temps, d'ailleurs, pour nous concerter avec cet homme, et, dans la crainte d'un malentendu nous ne tentâmes pas de sortir. Les dispositions que nous avions vu prendre à cet homme nous avaient, du moins, donné de la confiance pour l'avenir ; nous étions bien décidés à en profiter, si la chose pouvait se renouer. Un hasard nous empêcha de sortir à midi, comme nous avions coutume de le faire. Nous entendîmes plusieurs fois la voix de notre homme, qui nous avait attendus tout le matin. Le soir, nous apprîmes qu'il venait de déserter avec un de ses camarades.

Ce contre-temps nous affligea, mais ne nous rebuta pas. Le lendemain même, je m'adressai à la sentinelle qui nous avait attendus la veille et n'avait pas déserté. Je sus que le soldat auquel j'avais parlé nous avait attendus quelques heures, la veille au soir, et qu'alors, persuadé que nous ne pourrions sortir de nos chambres, il avait pris le parti de déserter sans nous. Nous avions promis cinquante louis à ceux qui nous auraient aidés à nous évader ; je les promis à cet homme, s'il voulait nous servir. Presque tous ces Piémontais étaient maçons ; j'engageai celui-ci à visiter le dedans de la cheminée dans la casemate contiguë à la nôtre. Je lui avais indiqué la pierre qu'il fallait lever pour nous ouvrir un passage ; il la considéra de près, l'ébranla avec sa baïonnette, et m'assura qu'il la ferait sauter dans un quart d'heure. Cinq minutes suffisaient pour lever celle qui était de notre côté ; notre évasion, d'après cela, devait être très prompte. Nous convînmes avec lui que, le lendemain, à neuf heures du soir, il serait de faction à notre porte, qu'il se serait assuré de celui de ses camarades qui serait sous nos fenêtres et qu'à neuf heures et demie nous serions tous partis. Comme il nous l'avait promis, nous l'entendîmes arranger sa faction avec son camarade. Nous attachâmes alors nos draps et nos rideaux par les angles ; nous voulions nous en servir comme d'une corde pour descendre le rocher.

Tout était déjà disposé pour notre départ, quand la garde fut relevée tout à coup par des vétérans. Nous comptions mettre la dernière main à l'oeuvre vers neuf heures, et cette garde fut changée à huit heures trois quarts. Une compagnie de troupes de ligne était arrivée de Pontarlier et devait monter au fort le lendemain. Le capitaine de la compagnie piémontaise, qui avait déjà vu déserter une partie de son monde, craignait de voir sa compagnie diminuer encore s'il passait une nuit en ville. Il demanda que sa compagnie fût relevée le soir même, afin de pouvoir la faire partir de grand matin pour Besançon. Avec beaucoup d'intelligence ces Piémontais nous donnèrent des preuves d'une discrétion peu commune : sept d'entre eux avaient été dans notre secret, il ne fut pas connu un instant ; nous ne nous ouvrîmes, depuis, qu'à un seul soldat français, qui nous dénonça.

Nos espérances, cette fois, avaient été trompées d'une manière d'autant plus pénible que jamais nous n'avions été aussi près de les voir se réaliser. Cependant nous ne nous décourageâmes pas, et nous résolûmes de pratiquer quelques soldats de la nouvelle compagnie qui avait pris la garde du fort. Celle-ci était peu nombreuse ; elle appartenait à une demi-brigade qui avait fait la campagne d'Egypte. Parmi les soldats qui la composaient se trouvait un jeune Marseillais né de parents honnêtes, qui avait fait partie des compagnies royalistes connues dans le midi sous le nom de compagnies du Soleil. Il aurait bien voulu que sa position lui eût permis de nous aider ; mais, pour le préserver de la déportation, sa famille l'avait cautionné d'une forte somme ; outre la crainte de faire perdre à ses parents le prix de leur cautionnement, il redoutait encore de leur occasionner de nouvelles tracasseries. En nous exprimant le regret de ne pouvoir nous servir, il nous avertit de mettre peu de confiance dans ses camarades, plus capables de nous tromper que de nous aider. Déjà, malheureusement, Suzannet s'était ouvert à un Provençal, auquel il avait indiqué le chemin par lequel nous voulions sortir.

Un banquier de Pontarlier avait l'ordre de nous fournir tout l'argent dont nous aurions besoin ; le commandant lui avait fait défendre, depuis longtemps, de nous remettre plus de trois cents francs à la fois. Mon frère, heureusement, m'avait apporté cent louis qu'on ne nous connaissait pas. Suzannet en promit cinquante à ce Provençal, en lui disant, toutefois, qu'il ne les paierait qu'à Lyon ou dans toute autre ville où il pourrait se procurer de l'argent. Pour l'encourager, il lui en avait donné un d'avance. La bonne correspondante que nous avions en ville veillait sur nous ; elle nous prévint que ce soldat, buvant au cabaret avec un de ses camarades, était convenu avec lui de favoriser notre sortie de nos chambres et de nous livrer lorsqu'ils auraient pu nous tirer le plus d'argent possible. Ce Provençal s'approcha le lendemain de Suzannet, qui lui dit avoir renoncé à toute idée d'évasion vu qu'il la regardait comme impossible.  Son camarade chercha également à capter notre confiance ; mais nous étions sur nos gardes.

Le projet de ces gens et les relations qu'ils avaient eues avec nous avaient transpiré ; car nous entendîmes, peu de jours après, beaucoup de bruit dans la casemate voisine. Le commandant, les officiers du fort et le garde des fortifications s'y étaient réunis ; tous visitaient notre bienheureuse cheminée. Elle fut murée dès le lendemain ; on mit aussi des barreaux de fer à tous les jours de ces casemates. Comme nous nous étions attendus à cette mesure, le coup fut moins sensible ; il ne parut pas toutefois que l'on crût le travail commencé de notre côté, car le mur intérieur ne fut pas visité et notre ouvrage ne fut point aperçu.

M. Baille, pour le coup, avait raison de se plaindre. Il fit grand bruit, mais non tout le mal qu'il pouvait nous faire. Il ne vint point nous voir ; seulement il nous fit dire par l'officier des vétérans que, cette fois, il avait acquis le droit de nous surveiller de plus près. Je répondis à celui-ci :
"Vous pouvez dire à M. le commandant que des prisonniers politiques sont toujours en état de guerre avec l'officier qui les garde. C'est à M. Baille de nous garder, s'il le peut ; à nous de nous échapper, s'il nous est possible. Du reste, dites-lui bien qu'il a été un temps où nous n'avons pas voulu nous évader, dans la crainte de le compromettre, mais que, depuis, nous avons été si mécontents de lui que nous avons cherché tous les moyens de le faire, et que, si nous en trouvions maintenant l'occasion, nous la saisirions avec plaisir pour lui jouer un mauvais tour, quand même nous aurions l'assurance que notre liberté nous serait rendue trois jours après."

Jean de Bry l'avait pressé plusieurs fois de nous séparer ; il n'avait jamais voulu y consentir. Cette fois, il reçut du ministre de la Police l'ordre de prendre toutes les mesures qu'il jugerait convenable pour nous conserver. Il parla d'abord de nous resserrer dans la seconde de nos casemates et de placer un corps de garde dans la première. Différentes autres mesures l'occupèrent tour à tour. Puis il finit par se borner à ne plus nous laisser sortir et à nous faire surveiller plus exactement que par le passé.

Les difficultés qui s'élevaient ne faisaient que nous piquer au jeu ; nous fermer une voie de salut était nous donner le désir d'en ouvrir une nouvelle. Les cheminées de nos casemates, adossées l'une à l'autre, avaient un tuyau commun, séparé par un petit mur de sept pouces d'épaisseur. Si nous pouvions défaire ce mur jusqu'à la hauteur de quinze pieds et parcer sa partie extérieure, qui était en briques, nous nous trouverions sur la plate-forme qui couvrait nos casemates, d'où il nous serait facile de descendre sur le plateau par des embrasures semblables à celles des casemates contiguës aux nôtres. C'était un travail de géants ; mais que ne font pas de prisonniers pour briser leurs fers ? Nous entreprîmes cet ouvrage avec zèle.

Le dîner terminé, nous éteignions le feu et nous nous mettions à la besogne. Les murs de ce canton sont tous bâtis en pierre calcaire. Celui-ci s'était durci au feu ; les pierres et le ciment formaient un ensemble si solide qu'il eût valu autant les briser que les démolir. Nous nous servions, à cet effet, de clous de dix pouces de longueur, qui tenaient le tambour à l'entrée de nos casemates ; nous enlevions ces clous tous les jours et nous les remettions sans que cela parût. Ils s'émoussaient promptement ; il nous fallait les aiguiser à chaque instant sur le carreau ou sur une cruche de terre. Au bout d'un moment, nous étions couverts de suie et de sable ; nous passions un temps considérable à nous nettoyer. Le quatrième jour, nous fûmes obligés de renoncer à ce travail ; nous n'étions pas, alors, plus avancés que le premier.

La patience, ce dernier refuge des malheureux, était notre unique ressource. Le temps, qui est un grand maître, allait bientôt nous rendre de nouvelles espérances. Nous aperçûmes quelque relâchement dans le service. Le commandant avait quitté le fort pour retourner à la ville ; un excès de précaution lui avait fait ordonner, en partant, de lever tous les soirs le pont-levis qui séparait la deuxième enceinte de la troisième. Or l'officier des vétérans chargé de nos clefs habitait la première. Jusque-là, il avait fait des rondes de nuit très exactes ; elles lui étaient devenues impossibles. Arrivait-il quelque chose chez nous lorsque le pont était levé, il fallait réveiller l'officier qui avait les clefs, - il demeurait à la troisième enceinte, - baisser le pont et avertir l'officier des vétérans qui commandait le fort.  Tout cela demandait du temps et rendait très difficile de nous surprendre. La garde, certaine de ne pas être surveillée, se négligeait ; la faiblesse de la garnison du fort l'avait fait diminuer ; aussi ne mettait-elle plus de sentinelles sous nos fenêtres pendant la nuit. Le barreau une fois coupé, il nous était donc possible de descendre dans la cour et de regagner les rochers que commandait la batterie qui était à l'extrémité.

Nous étions dans les jours les plus longs de l'année. Les nuits, dans les montagnes, sont claires et sonores, ce qui rendait périlleux de travailler à cette époque. Nos scies étaient brisées par morceaux, et notre cafetière n'eût jamais consenti à nous en passer de nouvelles ; mais, sans le savoir, elle nous fit tenir une petite lime triangulaire, de sorte que nous pûmes réparer les morceaux les mieux conservés de nos scies et reprendre nos travaux de nuit. Nous ne pouvions guère les commencer avant onze heures ; à une heure, il fallait les terminer. Ce qui était extérieur était, sur-le-champ, réparé. Le matin, lorsqu'on entrait chez nous, toute trace de notre travail était entièrement disparue. Le jour, nous n'avions qu'à nous reposer et à réparer nos bouts de scies, ce qui demandait peu de temps.

Il nous fallait une circonspection extrême ; la sentinelle qui était à notre porte surveillait plusieurs points à la fois. Les hommes de garde sortaient souvent prendre l'air. En outre, nous étions très près de la tour de Mirabeau. Elle servait de salle de discipline ; abandonnée pendant l'hiver, parce qu'elle n'avait point de fenêtres, l'été, elle n'en devenait que plus dangereuse. Il y avait peu de jours où elle ne renfermât des hommes en punition. L'intérieur de la cage où nous nous placions pour travailler demandait aussi une grande attention ; le mortier qui en faisait la base avait été réduit en terre par le temps. Un pissenlit y avait pris racine ; ce fut longtemps la seule plante à notre disposition. Aussi le plus bel oranger d'une serre royale n'eut jamais des soins plus suivis. Il était devenu superbe ; nous le ménagions, autant par attachement pour lui que pour éloigner les soupçons. Celui qui montait dans la cage en attachait les feuilles ensemble ; il les déliait lorsqu'il sortait et les arrosait pour leur rendre leur fraîcheur.

Quelques précautions que nous pussions prendre, nous fûmes un jour entendus. Notre ouvrage touchait à sa fin ; la pleine lune approchait ; elle nous commandait de terminer. Un sergent, qui surveillait peu, devait être de garde le surlendemain ; nous voulions être prêts pour ce jour-là. La nuit était très calme. Je travaillai probablement avec trop de force ; car la sentinelle qui était à la porte m'entendit et vint sous la fenêtre où j'étais occupé. j'avais bien cru percevoir quelque chose ; je prêtai l'oreille ; rien ne bougeait ; je crus m'être trompé et je continuai. La sentinelle descendit, peu après, l'escalier et se dirigea vers le corps de garde.

"Voulez-vous entendre les prisonniers scier leurs barreaux ?" dit-elle au sergent.

La garde sortit et s'établit devant la fenêtre. Le jour approchait ; je craignais d'être aperçu dans cette position. Je masquai avec précaution la coupure du barreau extérieur, je descendis sans bruit, je remis le barreau intérieur en place et je gagnai mon lit sur la pointe du pied. Suzannet avait quitté le sien ; il demeura jusqu'au jour en observation. La sentinelle assurait nous avoir entendus couper les barreaux du dehors. L'impossibilité de prévenir l'officier des vétérans sans réveiller plusieurs officiers et sans baisser le pont-levis empêcha de visiter nos casemates aussitôt. De plus, un seul homme m'avait entendu, et les autres ne le croyaient pas entièrement. Le sang-froid et l'air d'assurance pouvaient seuls nous sauver. Jamais nous n'avions mis autant de soin à réparer notre ouvrage, et jamais nous ne réussîmes aussi parfaitement.

On entra chez nous à l'heure ordinaire. la fenêtre était toute grande ouverte. Un miroir masquait ordinairement le barreau coupé ; Suzannet détacha ce miroir devant le caporal porte-clefs et me le remit en me priant d'y faire une légère réparation. L'officier des vétérans entra peu après. Je me promenai longtemps de long en large avec lui, le laissant considérer la fenêtre tout à son aise ; je le fis même s'appuyer quelque temps dessus. Le caporal porte-clefs y revenait sans cesse ; il tint les yeux plus d'un quart d'heure à trois doigts du barreau coupé. Ils sortirent enfin. Le caporal dit, en passant, à la garde :
"J'ai bien regardé ; il n'y a rien de touché."

L'officier des vétérans, M. Chauveau, qui eût été fort aise de nous savoir dehors, dit à la garde qu'il ne paraissait rien, que la sentinelle s'était trompée, que, du reste, nous ne pourrions jamais nous échapper par là si la surveillance était exacte, et il recommanda de surveiller cette fenêtre avec soin.

Pendant quelques jours, on y regarda de très près. Cette alerte, toutefois, fut bientôt oubliée ; les soldats finirent par en plaisanter entre eux, et ils attribuèrent généralement le bruit qu'on avait entendu aux feuilles de fer-blanc qui couvraient le sommet des toits, lesquelles avaient dû être agitées par le vent.

Une fausse alerte, donnée quelque temps auparavant, avait rendu les gens de garde crédules sur les rapports de ce genre ; elle nous servit merveilleusement dans la circonstance. La garde, en entier, entre chez nous à dix heures du soir. Nous étions à jouer au trictrac. Les soldats avaient pris le bruit des dames pour un mouvement de pierres et s'étaient persuadé que nous étions occupés à démolir un mur. M. Chauveau les amena tous pour les détromper, et nous pria de jouer un instant devant eux.

Nous n'avions perdu que du temps ; mais le temps, dans notre position, était précieux. La lune commençait à éclairer les nuits ; elle nous condamna quinze jours au repos. Un seul jour d'orage nous permit de travailler quelques heures.

Nous nous remîmes à l'ouvrage aussitôt que la lune eut disparu. La leçon que nous avions reçue nous fit redoubler de précautions. Pendant que je travaillais, Suzannet surveillait les mouvements de la sentinelle ; si elle bougeait, une ficelle attachée à mon bras m'avertissait de me tenir sur mes gardes. Nous étions même parvenus à ouvrir et fermer la porte du tambour sans qu'on s'en aperçût ; Suzannet, moyennant cela, pouvait tenir l'oreille auprès de la porte où était la sentinelle. Mais cette opération faisant quelque bruit, il nous fallait veiller au mouvement du soldat, attendre le moment où on le relevait, ou encore saisir l'instant où l'horloge venait à sonner.

Un jour, on ouvrit notre porte beaucoup plus matin qu'à l'ordinaire. Nous n'étions pas levés, et la porte du tambour était encore toute grande ouverte. Nous courûmes la fermer, ce qui fut fait pendant que le bruit des verrous empêchait de nous entendre. L'officier de vétérans, le garde des fortifications et le serrurier du fort entrèrent successivement et allèrent droit à nos fenêtres. L'oeil exercé d'un ouvrier pouvait découvrir ce que des soldats n'avaient pas vu. Ils pouvaient, en outre, faire résonner nos barreaux ; la fraude était alors reconnue. Quelques propos vagues de M. Chauveau ne contribuèrent pas à nous rassurer. Mais nos craintes cessèrent quand il nous dit avoir reçu l'ordre de préparer des logements pour de nouveaux prisonniers et que les ouvriers venaient prendre la mesure de nos grilles. Ces grilles ne furent pas jugées suffisantes ; on en fit de plus fortes, qui furent bientôt placées à la fenêtre de la casemate qui était au-dessous des nôtres.

Ces prisonniers devaient arriver prochainement. Il était évident, dès lors, que la garde serait renforcée et qu'il y aurait toujours une sentinelle sous nos fenêtres. Nous étions alors sans ressources ; il nous fallait prévenir leur arrivée.

Le barreau extérieur avait été scié tellement de travers que nos scies ne pouvaient plus entrer dans l'entaille. Il restait peu de chose à couper ; le seul moyen était de le briser. Un morceau de bois, long de quatre pieds, me servit de levier. Nous nous plaçâmes un soir tous les deux dans la cage ; je tenais le levier, Suzannet tenait un morceau de bois dont je me servais comme arc-boutant. le barreau fit, en se brisant, le bruit d'un fort coup de fouet. La lune nous éclairait de ses rayons. La partie supérieure du barreau, qui n'était plus soutenue, s'abaissa tout à coup. Dans le même instant, le hasard fit sortir le sergent de son corps de garde. Suzannet était descendu promptement ; il joua seul au tric-trac dans la casemate voisine. Aussitôt que le sergent fut rentré, je remis tout en place, et nous attendîmes en repos le jour où nous croirions devoir fixer notre départ.

A cette époque, on nous proposa de nous donner le fort de Joux pour prison si nous voulions donner notre parole d'honneur de n'en pas sortir. C'était une prison plus douce, mais éternelle, au lieu d'une prison plus austère de laquelle nous avions le droit de nous arracher. M. de Calonne avait obtenu cette concession de Fouché. Le commandant eût désiré nous voir accepter un marché qui eût mis sa responsabilité à couvert. Nous lui fîmes répondre simplement que nous y réfléchirions.

Un orage subit, une nuit sombre étaient désormais le terme de nos voeux ; le temps, jusqu'alors la chose la plus indifférente pour nous, devenait chaque matin la première pensée de notre réveil ; savoir s'il pleuvait ou s'il ne pleuvait pas était la question la plus importante de la journée. Notre respectable correspondante était prévenue que nous saisirions la première nuit sombre ; un léger orage qui survint lui fit passer une nuit au pied du rocher. Nos préparatifs étaient achevés ; il ne nous restait qu'à faire sauter les fils de fer. Mais un maudit caporal, plus défiant que les autres, resta sous nos fenêtres tout le temps de la pluie et nous força de différer encore.

Le temps était devenu superbe. Un matin, on nous annonça les prisonniers qu'on attendait pour le soir ou le lendemain. Il n'y avait plus à délibérer. La garde de ce jour était peu attentive. Le corps de garde s'ouvrait en face de nos fenêtres ; soit défiance, soit par l'effet de l'extrême chaleur, la porte restait souvent ouverte une partie de la nuit ; nous la vîmes se fermer dès neuf heures du soir.

Nous commençâmes alors nos préparatifs, attachant nos rideaux par les angles, et faisant ainsi une corde de cinquante pouces à laquelle nous ajoutâmes celle de vingt pieds que j'avais faites avec tous les bouts de ficelle et de fil que nous avions pu ramasser. J'avais voulu prendre également nos draps, ce qui nous eût donné cent cinquante pieds. Suzannet s'y opposa ; cela faillit nous coûter cher. Nos comptes de dépenses se faisaient ordinairement tous les dix jours ; nous les réglâmes d'avance ; ce que nous devions fut placé dans un sac, avec un billet qui en désignait l'emploi. Tout cela fini, nous nous mîmes à l'ouvrage.

de SuzannetSuzannet commença son tric-trac à dix heures. Il jouait dans une des casemates ; je faisais sauter, dans l'autre, le treillage de la fenêtre. J'avais à couper cent trente-cinq mailles de fil de fer ; une pièce de mon petit couteau anglais, que j'avais cassé à cette fin, me tint lieu de bec-de-corbin. Une maille conservée à chaque angle devait maintenir le treillage en place jusqu'au dernier instant. Suzannet faisait beaucoup de bruit pendant que je travaillais ; il jouait et parlait comme si nous avions été réunis. Je m'observais avec soin et je pris toutes les précautions que la prudence pouvait me dicter. Il ne me restait plus que quelques mailles à rompre au moment où le sergent vint à sortir du corps de garde. Je ne sais si la vue de la lumière, ou le bruit qu'il entendait dans une casemate où nous n'avions pas l'habitude de nous tenir lui donna quelques soupçons ; tant il y a qu'il resta, sans bouger, une grande demi-heure sous la fenêtre ... Il se retira enfin, et j'achevai mon ouvrage.

Onze heures et demie sonnaient lorsque tout fut terminé. Nous éteignîmes nos lumières ; nous brulâmes le double fond de notre panier, afin qu'il ne compromit pas ceux qui avaient servi notre correspondance. Ce ne fut pas sans peine que nous nous séparâmes de ce messager fidèle et discret ; nous lui avions dû longtemps toutes les consolations dont nous avons joui ; si notre entreprise avortait, nous restions sans relations d'aucune espèce. Nous hésitâmes quelques temps à nous défaire de ce double fond ; nous l'approchions du feu, nous le retirions. Enfin, le sacrifice fut décidé.

Je montai dans la cage où j'avais mis préalablement tout ce dont nous avions besoin. La célérité et le silence dans l'exécution devaient désormais assurer notre liberté ; je mis tous mes soins à ce que rien ne pût nous retarder. Je passai les rideaux en double autour d'un barreau de fer, que j'avais garni d'un torchon afin qu'ils pussent glisser dessus plus facilement. Les rideaux formaient un des doubles, la corde l'autre ; en sorte que, tirant d'en bas sur les rideaux et lâchant la corde, nous devions aisément attirer le tout à nous. Suzannet devait les tenir réunis pendant que je descendrais ; rendu en bas, je les tiendrais pour lui à mon tour.

Ces préparatifs étaient dans mon rôle. Le rôle de Suzannet était de surveiller la sentinelle. Si nous n'étions bien assurés de sa position, nous courions de grands dangers ; elle pouvait se trouver proche de ce lieu et nous voir ou nous entendre. Le soldat qui faisait faction dans ce moment était d'une tranquillité vraiment alarmante ; depuis onze heures jusqu'à minuit et demi, on n'entendait pas le moindre mouvement ; il ne poussa pas un seul soupir. Au bout de ce temps, il lui échappa, le dirai-je ? un .... Ce bruit bienheureux nous tira d'une angoisse horrible. Suzannet vint me l'annoncer avec l'expression du plus parfait bonheur ; et, dans mon ravissement, je fis sauter un des chaînons qui tenaient encore le treillage.

Cependant, Suzannet voulut attendre un instant encore pour mieux connaître où se trouvait cette sentinelle. Une heure sonna. Nous ne pouvions plus partir que la sentinelle ne fût relevée. Le sergent sortit, puis rentra, disant qu'il n'était que la demie ; la sentinelle de la poudrière, qui s'ennuyait d'attendre, monta au corps de garde pour prévenir le sergent de son erreur. Nous reconnûmes alors que le soldat dont nous avions redouté longtemps la surveillance était constamment resté assis auprès de la porte ; il s'y était endormi, et il est à présumer qu'il ne se réveilla pas au bruit qui flatta si sensiblement l'oreille de Suzannet. Un excès de prudence nous avait fait perdre deux heures précieuses. Ce n'était pas le moment de se livrer à des regrets. Aussi le caporal ne fut pas plus tôt rentré, après avoir fait une courte ronde, que nous nous disposâmes au départ.

Lorsque nous fûmes l'un et l'autre dans la cage, je voulus enlever le barreau coupé qui était encore tenu par du plomb fondu dans la pierre de taille de la partie inférieure de la fenêtre ; je l'avais senti remuer et je n'avais pas cru qu'il pût offrir une grande résistance. En cela, je m'étais trompé ; je ne parvins à l'arracher qu'après de violents efforts, qui me mirent en nage. Cela terminé, je fis sauter les derniers chaînons qui tenaient encore le treillage. Je laissai couler en dehors les cordes, je passai par la fenêtre, et je descendis sur-le-champ dans la cour.

J'étais encore à dix pieds de terre, lorsque les rideaux craquèrent ; je les lâchai machinalement, et je tombai sur les marches de l'escalier, d'où je roulai dans la cour, de manière que ma tête faillit enfoncer la porte du corps de garde. J'étais un peu étourdi de ma chute ; je me relevai toutefois promptement, et je saisis les rideaux et les cordes pour les empêcher de se dédoubler pendant que Suzannet descendrait. La secousse que j'avais donnée en descendant avait fait baisser la partie supérieure du barreau coupé ; Suzannet fut obligé de la relever avant de descendre, ce qui le retint un instant. Aussitôt qu'il fut dans la cour, une forte saccade, donnée aux rideaux en lâchant la corde, les attira à nous. Quelques bouts de fil de fer s'y étaient accrochés ; ils firent un peu de bruit en se détachant. Mais cette fois, la fatalité avait cessé de nous poursuivre.

Une heure et demie venait de sonner. La lune était dans son plein ; il faisait presque jour. Nous étions à cinq pas du corps de garde, où les hommes de service causaient entre eux sur leur lit de camp. Cette situation était périlleuse ; un rien pouvait nous perdre. Nous courûmes promptement au rocher, portant ou traînant nos rideaux. Je n'avais pas achevé de les attacher à la gouttière d'une poudrière à pic sur le rocher que Suzannet était à trente pieds au-dessous de moi. Je le suivis promptement. Trois minutes s'étaient à peine écoulées depuis que j'avais fait sauter la dernière maille du treillage, et déjà nous étions hors de toute atteinte. Nous nous arrêtâmes un instant sur le rocher où le mur qui soutenait la batterie était appuyé.

Ce fut alors seulement que nous fûmes bien convaincus que nos cordes étaient insuffisantes ; mais il n'y avait plus à reculer. Nous descendîmes encore trente pieds ; nous nous trouvions alors sur un talus qui, bien que rapide, nous permit de nous arrêter un instant. La descente était encore longue, mais elle devenait moins escarpée ; elle présentait des pointes de rocher où il était possible de se retenir. Nos cordes étaient à leur fin ; celle que j'avais faites avec les morceaux de fil et de ficelle avait cassé sous mon poids.

Suzannet et d'Andigné - évasion

Nous délibérions sur ce que nous avions à faire, lorsque Suzannet m'échappa tout à coup ; il tenait à la main une poignée d'orties, qui lui resta entre les doigts, et il roula l'espace de soixante ou quatre-vingts pieds, entraînant avec lui les pierres et la terre qui se trouvaient sur son passage. Je l'avais entièrement perdu de vue ; l'écho de la montagne m'avertit seul de la durée et de la fin de sa chute. Je le croyais en pièces. J'éprouvai donc une satisfaction vive lorsque je l'entendis m'appeler. Un silence prolongé suivit son premier cri ; je le crus évanoui, je me hâtai pour lui porter secours. Il me fallait prendre la même route ; je la suivis avec des précautions extrêmes. Je m'étendis sur le dos, les jambes écartées, les bras tendus, de manière que mes pieds, mes mains et mes coudes pussent s'accrocher aux pointes de rocher qui se trouveraient sur mon chemin. Je ne glissai jamais plus de trois ou quatre pieds sans être arrêté par quelque obstacle ; j'arrivai ainsi au bas du rocher, n'ayant pour tout mal que de légères contusions et quelques parties de vêtements déchirées.

Suzannet était moins maltraité que je ne l'avais redouté. Au pied de la montagne, nous vidâmes une petite fiole de kirsch-wasser, que j'avais réservée pour ce moment. Un paysan allant à ses travaux était arrêté à l'embranchement des deux routes de Genève et de Neuchâtel. Deux hommes tombant des nues, faisant rouler après eux, des charretées de pierres, lui avaient probablement semblé chose fort nouvelle. Nous désirions obtenir de lui quelques renseignements sur la nature du pays. Mais ce pauvre homme n'avait pas encore bien classé dans sa tête de quelle nature nous pouvions être ; une frayeur horrible le saisit à notre approche, et il s'enfuit à toutes jambes.

Nous nous acheminâmes vers la ville. La grille de la frontière était déjà ouverte ; nous la passâmes.

(Extrait des Mémoires du Général d'Andigné, publiés par Ed. Biré)

Extrait de :
Les Evasions célèbres
Hachette et Cie - Paris MCMII

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