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La Maraîchine Normande
12 septembre 2013

MORTEAU (25) - L'ABBÉ BALLANCHE, CURÉ DE MORTEAU

L'ABBÉ BALLANCHE
CURÉ DE MORTEAU

Il y a vingt-cinq ans, les prêtres des montagnes du Doubs se plaisaient à interroger un vieillard vénéré, une des gloires du sacerdoce, qui avait porté les chaînes dans les mauvais jours de la révolution française, et qui était l'un des derniers acteurs de ces scènes si glorieuses pour l'Église de Besançon. Il racontait ce qu'il avait vu, ce qu'il avait souffert et l'on ajoutait tout bas ce que sa modestie lui faisait cacher. C'était l'abbé Ballanche, dont le nom réveille encore dans le val de Morteau des sentiments d'affection et de respect qui tiennent de la vénération.

Né à Combe-la-Motte, d'une famille de laboureurs unie par quelque lien de parenté au célèbre Ballanche, il fit ses premières études de latinité à Montbenoit, où il eut pour condisciple le général comte Morand. Ayant perdu son père et sa mère de très-bonne heure, il fut admis aux Orphelins à Dôle, y termina ses humanités et sa philosophie, et il se trouvait élève de l'abbé Moyse quand la révolution éclata. La défection du maître jeta les disciples dans une grande inquiétude, car ils entendaient porter les jugements les plus contradictoires sur la constitution faite en vue d'assujettir le clergé au pouvoir civil et de le détacher du saint-siège. En attendant la décision du pape, Ballanche et ses amis les plus soucieux d'éclaircir le doute, consultèrent les directeurs du séminaire de Besançon. La réponse fut qu'ils pouvaient achever les cours de l'année. Le jeune Ballanche fut-il soupçonné d'avoir pris les devants pour faire condamner l'abbé Moyse ? Songeait-on à jeter la terreur parmi les élèves, en sévissant contre celui qui avait le plus d'ascendant sur eux, et qui, par la fermeté de son caractère, la perspicacité de son esprit, présageait un des plus redoutables adversaires des nouvelles doctrines ? Jamais il ne sut le dernier mot des rigueurs exercées contre lui ; mais il fut arrêté, conduit dans les prisons de Dôle à l'âge de dix-neuf ans, sans qu'on lui donnât aucun motif de cette étrange incarcération. Il ignora même d'où lui venait le coup qui l'avait frappé. L'abbé Moyse, étant des Gras, près de Morteau, ne pouvait être indifférent à ce compatriote, dont il étudiait les dispositions et dont la conquête l'eût comblé de joie ; s'il ne fut pas le dénonciateur, du moins il ne vint pas le consoler ni lui prêter son secours tout-puissant. Toutefois l'on crut que c'était assez de l'intimidation pour ouvrir les yeux au jeune étudiant sur les périls auxquels l'entraînait son ardente fidélité à l'Église.

Les vacances le ramenèrent au sein de sa famille dans les montagnes de Morteau, qui ressentaient vivement la secousse révolutionnaire. Nulle part les deux courants d'opinions contraires ne s'étaient choqués plus rudement et avec plus de persistance. Quoique la révolution parût tout d'abord avoir dominé la situation, les contre-coups la tenaient encore en échec, au moment où elle s'annonçait très-menaçante ; et les patriotes, en prenant les armes contre les défenseurs du clergé, donnaient les plus singuliers exemples d'attachement à l'ancienne foi. Le club y fonctionnait avec activité, dans la grande salle de l'hôtel de ville ; les femmes s'y rendaient en foule, coiffées du bonnet rouge, ou portant de petites cocardes qui flottaient sur leurs têtes ; les Suisses y arrivaient pour se divertir et offraient des bonnets rouges aux enfants qu'ils rencontraient dans les rues. C'était le soir, devant une statue de Brutus, que se tenaient ordinairement les séances. Quand l'intrus s'était présenté pour succéder à l'abbé Thomas, demeuré fidèle, une foule nombreuse était accourue à sa rencontre. La municipalité avait salué son arrivée par un grand bal. Lui-même ouvrit la danse, mais il blessa les regards fixés sur lui, et presque toute la population se souleva pour le chasser et ramener l'abbé Thomas. Ce fut un dimanche après la messe constitutionnelle, que des attroupements se formèrent pour le reconduire à l'église. Les gendarmes et un détachement de cavalerie qu'on avait appelé de Besançon, en prévision d'une émeute, n'eurent qu'à tourner deux pièces de canon, mêches allumées, contre Morteau, pour dissiper l'effervescence populaire. Mais les vaincus de ce jour-là eurent à l'église une éclatante revanche. L'évêque Moyse y prêchait sur la soumission due à la constitution civile du clergé, et défiait qui que ce fût de lui répondre ; tout à coup le brigadier de la gendarmerie se leva, le réfuta victorieusement, à la grande stupéfaction de l'auditoire. Il traita la question en habile théologien qu'il était. Ses amis, l'abbé Receveur et l'abbé Vernier, plus tard missionnaire à Ecole, lui avaient fait préparé la thèse. Il se nommait Hippolyte Prélot.

Ce fut le bataillon de Morteau qui arriva des premiers pour mettre en fuite et disperser la troupe de la petite Vendée qui se déployait en avant de Bonnétage ; mais les jeunes volontaires, après avoir poursuivi les fugitifs au delà des frontières de la Suisse allèrent en grand nombre visiter l'abbé Darçot, curé de Montandon et ancien vicaire de Morteau, qui s'était retiré à l'abbaye de Bellelay dans le val de Tavanne, pour échapper à la persécution. Ils restèrent plusieurs jours à le fêter, car "ils l'aimaient beaucoup", disait un vieillard de ce temps-là.

L'abbé Ballanche suivait ces flux et ces reflux de l'opinion ; il se rendait à Morteau à la dérobée, cherchant à se dissimuler le danger toujours croissant qui le menaçait. Quand Marat fut tombé sous le couteau de Charlotte Corday (13 juillet 1793), la Convention rendit la loi des suspects, qui donnait le droit d'emprisonner quiconque était soupçonné de ne pas aimer la révolution. Ce fut un redoublement de violences qui ne laissèrent plus de sécurité à personne. Il était temps pour le jeune Ballanche de se dérober à l'espionnage dont il était environné. Il avait songé à cultiver la terre avec ses deux soeurs, en attendant des jours meilleurs pour se préparer au sacerdoce ; mais, comprenant de quelle utilité sa jeunesse pourrait être à l'Eglise dans ces temps désastreux, quand les prêtres fidèles étaient exilés, emprisonnés ou réduits à se cacher dans les bois et les hameaux, il voulut partager leur sort. Ce fut vers la Suisse qu'il tourna ses regards. Un grand nombre d'ecclésiastiques l'y avaient devancé, avec des étudiants courageux que le désir de sacrifier leur vie pour sauver l'ancienne foi, mettait au-dessus de tous les dangers. C'était d'ailleurs un si douloureux spectacle que celui de sa patrie, dominée par les hommes de sang, obligée d'écouter la voix des moines défroqués, des prêtres déshonorés, qu'il n'éprouva pas de peine à se résigner à l'exil. Sa jeune soeur Agnès qui n'était guère moins compromise que lui aux yeux des patriotes de Morteau, et qui fut portée sur la liste des émigrés, voulut l'accompagner, comptant bien travailler pour lui pendant qu'il serait occupé à l'étude et aux exercices préparatoires au sacerdoce. Ils s'acheminèrent ensemble vers Fribourg, n'ayant pour unique ressource qu'une somme de 36 francs et le petit trousseau de l'exilé. Ils y arrivèrent dans les derniers mois de l'année 1793.

FRIBOURG

Fribourg était alors encombré d'émigrés. Depuis 1789, les grandes familles de la capitale et des provinces y avaient afflué, avec un empressement et une joie qui n'avaient d'égal que leur aveuglement. Elles croyaient aller faire un voyage en Suisse et que tout serait fini au retour. On avait vu arriver successivement Mme la duchesse de Conti, sous le nom de comtesse de Fiel (9 juin 1790) ; Mlle d'Harcourt (8 juillet) ; la comtesse de la Salle ; le vicomte du Lac ; la comtesse de Rostaing, de Franche-Comté (3 juillet) ; puis le baron d'Estrée avec la comtesse de Baleure (1791) ; la comtesse de Besse et Mme de Rochechouart (1791 ; toute la famille du comte de Rougé ; le baron de Jugnié et sa famille ; M. et Mme de Bouclans (1793) ; Mme Adélaïde de Durfort, duchesse de Lorges ; M. le duc de Noailles, grand d'Espagne (1793) ; et beaucoup d'autres moins connus, mais d'un rang aussi élevé et d'une fortune aussi opulente. Ils avaient promené quelque temps leur luxe, leurs équipages, leur longue suite de familiers et leur train de grands seigneurs dans cette modeste ville de Fribourg, aux moeurs patriarcales, sans se douter qu'ils allaient être bientôt de splendides pauvres, à la charge de leurs hôtes, émerveillés d'abord de les recevoir. Quand les évènements prirent en France un caractère menaçant, que les biens des émigrés furent mis sous le séquestre et que les armées de la république commencèrent à épouvanter l'Europe, on les rappela à leur véritable situation. Dès l'année 1792, un arrêté du grand conseil avait réglé l'état de leurs maisons et réduit le nombre de leurs domestiques. On eut peur que les idées nouvelles qui bouleversaient si profondément la France, ne fussent répandues dans les campagnes par les gens de leur suite, beaucoup moins éloignés de ces innovations que leurs maîtres : il leur fut défendu de s'établir à la campagne, sauf à quelques-uns de ceux qui étaient arrivés les premiers. La crainte de la disette fit prendre des mesures plus sévères. Il fut statué, le 28 septembre 1792, que l'on ne garderait pas au delà de quarante-huit heures les nouveaux arrivants, et, comme la fraude des bons habitants de Fribourg, qui se laissaient toucher aux supplications et aux larmes, ne cessait de grossir le nombre des réfugiés, les ordonnances se suivaient en des termes qui marquent l'anxiété croissante des magistrats. Mme de la Trémouille, accompagnée de son fils et du précepteur de cet enfant, s'était vue, de même que M. de Castellane, repoussée de Morat, dont le bailli n'avait pu prendre sur lui de les recevoir. Fribourg avait consulté Berne à cet égard, et la réponse n'ayant pas été favorable, on avait félicité le bailli de son refus courageux (4 octobre 1792). Une seule exception avait d'abord été faite en faveur des ecclésiastiques, dont le sort inspirait plus de compassion. L'on savait que la mort les attendait dans leur patrie, s'ils ne trahissaient la foi ; les religieuses affluaient dans les couvents ; la détresse où elles étaient réduites faisait vivement ressortir la brutalité de leurs persécuteurs, et la haine dont ils étaient animés contre tout ce qui tenait à la religion. Mais, enfin, les autorités se croyaient hors d'état de recevoir un plus grand nombre de prêtres ; on en comptait 624 à Fribourg et aux environs dans les derniers mois de 1792. Le grand conseil décida, en conséquence le 11 octobre, que l'on ne tolérerait plus que ceux auxquels on avait déjà donné une autorisation de séjour. Le gouvernement, n'ayant pris ces mesures qu'à contre-coeur, n'en pressa pas vigoureusement l'exécution ; il se laissait facilement circonvenir et autorisait les particuliers à céder à son exemple. Un des compagnons de M. Receveur, fondateur de la Retraite des Fontenelles, étant arrivé à Fribourg avec un détachement de sa communauté, alla demander au gouverneur la liberté de fixer sa petite troupe à la campagne. Le gouverneur paraissait bien décidé à rester inébranlable, opposant à toutes les prières les termes exprès des nouveaux édits, et ajoutant que des pauvres, n'ayant rien pour subsister, seraient à charge à la république. Alors le suppliant posa sur la table une bourse de 500 francs, due à la charité des habitants de la Suisse, et non-seulement il le rassura, mais il obtint de lui des paroles de bienveillance. D'après les conseils de ce magistrat, il se rendit à la Roche, et ne fut point inquiété par le bailli. Le grand conseil, saisi de cette affaire à deux reprises, le 12 mars et le 24 octobre 1793, accorda d'abord un délai, puis s'abstint de prononcer.

C'est au milieu de cette affluence d'étrangers et dans ces circonstances difficiles que M. Ballanche et sa soeur entrèrent à Fribourg. Deux jeunes ecclésiastiques arrivés avant lui, l'abbé Gonin, plus tard chanoine de la métropole de Besançon, et l'abbé Charles de Bretenière, mort supérieur général de la Retraite des Fontenelles, lui offrirent de partager une petite chambre qu'ils avaient louée ; sa soeur fut placée dans la ville. Comme ses deux amis, n'ayant d'autre but que de hâter son admission à la prêtrise, il fréquenta sur-le-champ les cours de théologie donnés par les directeurs du séminaire de Besançon. Une pauvre femme leur apportait un peu de nourriture. Quelques heures de loisir étaient employées à tricoter de petits ouvrages de laine que de charitables dames voulaient bien leur acheter. Le jeune Ballanche aimait les travaux d'horlogerie, pour lesquels ils se sentait de l'aptitude ; sans travailler lui-même, il imaginait des combinaisons ingénieuses par lesquelles il réalisait certains bénéfices, que la situation toujours plus gênée de la ville rendait plus nécessaires. Ayant sous les yeux tant de familles princières réduites au dernier dénûment, il en fut touché jusqu'au fond de l'âme, et, songeant à la différence que l'argent crée entre les hommes, à ce pouvoir que Dieu lui a donné dans le monde, il en conserva toute sa vie des préoccupations financières, qui semblaient le reporter au milieu de ce triste spectacle de sa jeunesse, et qui le mirent toujours en état de subvenir à toutes les infortunes.

A l'ordination du 5 avril 1794, il reçut la tonsure et les ordres mineurs des mains de l'évêque de Lausanne, Mgr Emmanuel de Lentzbourg ; son compagnon, Charles de Bretenière, fut ordonné prêtre ; l'abbé Gonin l'avait été à la fin de 1793. L'avenir devenait de jour en jour plus alarmant ; le gouvernement pressait le départ des prêtres arrivés depuis Pâques 1793. Le nombre en était si grand, que la commission des étrangers proposa, le 11 septembre 1794, de réduire à mille ceux qui résidaient dans le canton et à 400 les autres émigrés. Les évêques de Lausanne, de Châlons, de Gap, de Sisteron, de Riez, de Meaux, après avoir présenté une requête en faveur des prêtres qui étaient sous le coup des derniers règlements, avaient obtenu, le 22 août 1793, un sursis de trois semaines, puis on avait un instant fermé les yeux sur les réfractaires. En octobre 1794, pour obtenir une prolongation de séjour jusqu'au printemps, les évêques offrirent de livrer aux greniers de l'Etat une quantité de blé et de riz suffisante pour l'entretien de leurs protégés. - Les registres de la chancellerie porte : "il est répondu oui à cette demande" Les évêques donnèrent trois mille sacs de froment.

Pour se soustraire aux injonctions du grand conseil, on avait recours à un moyen qui fut souvent employé pour les jeunes ecclésiastiques : on les attachait comme précepteurs aux enfants de la ville. L'abbé Ballanche eut l'entrée dans la famille Maillardoz ; ce qui augmenta ses ressources et l'établit dans la tolérance légale, car une ordonnance permettait de garder les précepteurs à condition de les nourrir à domicile. Plusieurs de ses compagnons d'étude n'avaient pu trouver cette planche de salut. Ces jeunes gens se pressaient en foule autour des chaires de théologie, attendant avec impatience la fin de leur noviciat sacerdotal, pour retourner dans leur patrie et y prendre part aux dangers de l'Église. Trente-un Franc-comtois s'étaient présentés aux différents ordres en 1792, vingt-six en 1793 ; les diocèses d'Autun, de Langres et du midi de la France, en fournissaient également un nombre considérable. Mr Babey, supérieur du séminaire de Besançon, venait encourager cette troupe de lévites, et en même temps apporter des lettres de Mgr de Rhosy pour l'évêque de Lausanne. Malgré l'admiration que l'on avait pour ces jeunes gens intrépides, le gouvernement n'avait pu fermer les yeux sur leur grand nombre, et les menaces que la république française, victorieuse de tous ses ennemis, faisait entendre aux cantons helvétiques par la bouche de ses représentants, commandaient bien un peu de circonspection. Qui savait si ces farouches Jacobins ne viendrait pas un jour atteindre les émigrés dans leur paisible retraite, et disperser la pépinière sacerdotale de Fribourg ? L'abbé Ballanche ne fut pas plus que les autres à l'abri de ces appréhensions. Il fut statué par le grand conseil que tous les étudiants reçus les années précédentes pourraient encore demeurer ; ils étaient quatre-vingts ; les autres seraient forcés de partir. Ici l'intervention des évêques obtint beaucoup de grâces. Il fallait bénir la Providence de n'avoir pas plus à souffrir ; car les grands seigneurs, qui arrivaient toujours, étaient bien plus rudement traités. Cette affligeante nécessité où se voyait réduit le gouvernement fribourgeois, laissa de douloureux souvenirs dans l'esprit de Mme de Montagu ; son habile historien s'en est inspirée dans quelques pages qui renferment une plainte contre Fribourg. M. Chassot, archiviste de cette ville, péniblement surpris de ce blâme, quand il savait tout ce que sa patrie avait fait pour les émigrés, a chargé son collaborateur, M. Joseph Schnewly, de tirer des archives et de réunir tous les documents relatifs à l'émigration. C'est à cette invitation que l'on doit un précieux travail inédit, dans lequel M. Schnewly n'a rien oublié. L'on y suit jour par jour toutes les vicissitudes du temps. Si, en y puisant, nous nous sommes laissé presque entraîner au delà du sujet, c'est une faute qui, nous l'espérons, nous sera pardonnée.

L'abbé Ballanche, ordonné sous-diacre le 28 février 1795, fut prêtre le 12 juillet. Il n'avait plus rien à demander à Fribourg et ne souhaitait plus que de venir donner sa jeunesse et sa vie sacerdotale à sa patrie. Il dit adieu à la Suisse, dans l'automne de 1795, emportant l'amitié du jeune Yenni, destiné au siège épiscopal de Fribourg. Plus tard, l'évêque se souvint de l'abbé Ballanche, et lui ouvrit sa cathédrale pour une station du carême, honneur qui le mit en regard avec un prédicateur distingué.

Notre bon curé ne parlait jamais de Fribourg, de tant de bien qu'on lui avait fait, de cette réunion de prêtres exilés, dont plusieurs devaient courir tant de dangers pour la foi, sans être vivement touché de reconnaissance et d'attendrissement.

De retour en France, M. l'abbé Ballanche célébra la messe à Morteau dans une chambre qu'il revit avec joie en des temps plus heureux, et résida principalement dans son pays natal, à Combe-la-Motte, sans se croire obligé de se cacher avec soin au milieu de ses concitoyens. Quoique l'on eût confisqué son modeste patrimoine, il espérait, par un coup d'audace, intimider les patriotes et rendre le coeur aux honnêtes gens. A la mort de Robespierre, un immense cri de joie avait déjà retenti dans les prisons et annoncé le commencement d'une ère de délivrance ; mais les hommes de sang avaient reparu et la tentative du jeune prêtre fut prématurée. Comme il sonnait sa messe à l'église de Combe-la-Motte, une troupe forcenée accourut à l'instant, le cerna de toutes parts et le conduisit à Morteau. Emmené le lendemain au fort de Joux, il n'y passa qu'une nuit, et fut dirigé vers Besançon par la gendarmerie, qui le lia sur un canon. Il passa la nuit dans l'ancienne cure de Nods, enchaîné à un gendarme qui avait la chaîne autour du corps, pour ne pas lui donner la tentation de s'évader. On l'enferma dans la prison militaire, aujourd'hui remplacée par un arsenal. Il eut pour compagnons de captivité un prêtre avancé en âge, et un capucin échappé deux fois aux mains des persécuteurs.

Besançon, qui avait déjà donné tant de marques de compassion pour les malheureux menacés de la hache révolutionnaire, s'émut du sort de ces généreux prisonniers. Le célèbre Curasson, jeune avocat dans la fleur de son talent, et animé des sentiments religieux qu'il avait emportés du séminaire, les défendit devant leurs juges ; mais voyant ses efforts inutiles auprès de ces hommes résolus à prononcer la peine de mort, il glissa sous la porte de la prison un billet pour avertir ses clients de songer à un autre moyen de salut. Des dames, en grand nombre, qui avaient suivi les débats, se mirent en devoir de préparer leur évasion. Elles envoyèrent dans leur cachot une somme de trois mille francs, qu'ils promirent à la gardienne, si elle consentait à leur ouvrir la porte pendant la nuit. Celle-ci eût agréé de bon coeur la proposition, et se fût échappée avec eux pour se soustraire à la vengeance de la révolution ; mais la lune était dans son plein ; il eût été facile de les découvrir et il y allait de sa tête. Elle n'osa pas courir un si grand danger : un expédient plus hardi fut imaginé. Le cachot des trois prêtres communiquait à une chambre qui n'était pas occupée ; à l'aide des clefs qu'on leur procura ils y entrèrent, se mire à percer la voûte en recevant sur des matelas les pierres qui tombaient, afin de ne pas éveiller l'attention des gardes et des voisins : les instruments nécessaires leur étaient apportés du dehors. Deux jours et trois nuits furent consacrés à ce travail. Quand il fut achevé, l'abbé Ballanche et l'intrépide capucin embrassèrent le vieux prêtre, qui refusait de s'engager dans une telle entreprise et qui leur dit en les quittant : "Je crains fort de vous revoir demain avec les menottes aux mains et les fers aux pieds."

Ils pénétrèrent sur les combles, vers huit heures et demie du soir. Mais le temps était clair : comment échapper à l'oeil des gardes et des sentinelles multipliées autour d'eux, et de la foule qui circulait dans les rues ? Les dames de Besançon y avaient songé. Des jeux, des danses, des divertissements, organisés par elles sur la place de Chamars, envoyaient au loin les chants et les explosion de joie : tout ce qu'il y avait de plus menaçant dans la ville y était accouru. Un avocat de Dole, qui était dans le secret, et d'autres jeunes gens, répondaient de la cour des prisons par de bruyants éclats de rire. L'éclair des baïonnettes brillant aux rayons de la lune, et une grande confusion de gens qui s'agitaient : voilà tout ce qu'aperçurent les deux fugitifs, jetant du haut des combles un dernier regard sur le poste des soldats. Ils descendirent à l'extrémité du toit, fixèrent des cordes au chéneau et se glissèrent auprès des jardins du séminaire. De là, ils pénétrèrent dans la rue St-Vincent, devant la porte même de cet établissement qui leur était bien connu. Une partie de leurs bienfaitrices étaient en prière ; deux autres les attendaient en cet endroit. Aussitôt elles les conduisirent dans la rue de la Vieille-Monnaie chez un honnête vieillard,  qui fut tout effrayé d'entendre leur histoire, se hâta de leur donner un pain avec une bouteille de vin et de les congédier. Ils furent ensuite forcés de s'arrêter dans une maison de la rue du Clos où bon nombre de dames étaient réunies. Toutes se disputaient l'honneur de les fournir de provisions de bouche ; ils se dérobèrent à grand peine à leurs instances, rendirent les trois mille francs qui leur étaient parvenus dans leur prison, et se dirigèrent, par la porte Bregille, vers les bords du Doubs. La sentinelle gagnée ne les arrêta pas, leur guide s'en retourna et ils franchirent la rivière sur une barque, dans la direction du Champ-Brûlé. Après avoir traversé les vignes, les broussailles, ils s'assirent dans la forêt de Chailluz, vis-à-vis du Grand-Vaire, où ils commencèrent à respirer et à mesurer toute l'étendue des dangers qu'ils venaient de courir. Delà, le P. capucin s'achemina vers Vesoul, tandis que l'abbé Ballanche gagna les hautes montagnes. Dans une nuit, il arriva jusqu'à une ferme du Bélieu, connue des prêtres fugitifs.

Il ne s'y reposa qu'un jour : un vieux prêtre, qui ne craignait pas de risquer sa vie pour aller au secours des malades et des mourants, lui conseilla de réserver sa jeunesse pour d'autres périls et de regagner la Suisse, car la recrudescence révolutionnaire et la nouvelle de sa délivrance ne manqueraient pas de lancer des patriotes à sa poursuite, et de compromettre les habitués de la maison avec la famille entière. Cédant à ces considérations, il tourna de nouveau les yeux vers Fribourg, passa le Doubs à pied sec, au-dessus des rochers du Saut, et alla retrouver ses anciens maîtres et ses amis, qui, fort étonnés de le voir et d'entendre son histoire, avouèrent qu'ils le croyaient mort. Son repos lui pesait, au souvenir de tous les maux de la France ; il brûlait d'y retourner. Les directeurs du séminaire de Besançon lui assignèrent, pour théâtre de son zèle, la partie du diocèse qui s'étendait dans la Bourgogne, à cause de l'abandon plus grand où elle était restée. Il revint secrètement à Morteau, visita sa famille à Combe-la-Motte, et, muni d'une sorte de passeport, reprit en plein jour la route de Besançon. Comme il sortait de cette ville par la porte Notre-Dame, une affiche attira son attention. C'était l'ordre d'arrêter l'abbé Ballanche et le P. Capucin qui s'étaient enfuis de la prison militaire : le signalement était donné fort au long. Il riait, dans sa vieillesse, en rappelant que la nation l'avait déclaré bel homme dans son ensemble.

Le lieu choisi pour sa résidence fut la petite ville de Seurre en Bourgogne. Elle était située sur la Saône, dans une très-agréable position, et compte près de 4000 habitants. Ses travaux, ses courses dans une paroisse aussi populeuse, l'exposèrent maintes fois à tomber entre les mains des émissaires de la révolution ; toujours il sut échapper, grâce à l'énergie, à la merveilleuse activité, qui le distinguèrent jusque dans sa vieillesse. Une fois, poursuivi de près par les patriotes, il se jeta dans une barque sur la Saône, fit force de rames et toucha la rive opposée, tandis que ceux qui croyaient l'atteindre furent entraînés par le courant. La paix ayant été rendue à l'Église, il resta vicaire de M. Simon, curé de Seurre, jusqu'en 1804. Des prêtres éminents du diocèse d'Autun l'avaient connu à Fribourg, ils le signalèrent à l'évêque d'Autun, et le firent nommer vicaire de la cathédrale. A ce poste s'ajoutèrent la direction d'une communauté religieuse et l'administration de la paroisse de Monthelon, située à six kilomètres de la ville. Pendant deux ans, l'évêque le suivit avec une satisfaction toute paternelle au milieu de ses veilles, de ses travaux incessants, et, plus tard, il voulut l'avoir pour être assisté à son lit de mort, mais l'abbé Ballanche ne put se rendre à l'appel de cette voix si chère.

Malgré tant de soins, il travaillait encore à l'éducation de la jeunesse. Il ouvrit d'abord une pension, y réunit de nombreux élèves et la transforma en petit séminaire. M. Léveillé, chanoine d'Autun et ancien curé de Mâcon, signale encore aujourd'hui ses succès dans l'établissement de cette pépinière sacerdotale. Un décret de Napoléon, qui obligeait toutes les pensions, tous les petits séminaires de l'empire à se fondre dans les collèges, ferma cette école naissante. La voix publique appelait à la direction du collège d'autun l'habile et infatigable instituteur. Cette charge lui fut confiée en 1813. Entouré des vives sympathies de la ville et d'une nombreuse jeunesse, M. Ballanche créa pour les enfants qui n'aspiraient pas aux carrières libérales, une école séparée, qui est devenue l'établissement des frères de la Doctrine chrétienne.

La douce et paternelle affection qui l'attachait à l'enfance, se réveilla 30 ans après, d'une façon aussi frappante qu'inespérée pour lui. Lors des campagnes d'Afrique, de 1840 à 1843, la renommée lui apporta plusieurs fois le nom d'un général, dont il prenait un singulier plaisir à entendre raconter les exploits contre les Kabyles. Les journaux, qu'il ne lisaient pas habituellement, avaient pour lui beaucoup d'attrait, quand il espérait y rencontrer ce nom : il le prononçait en souriant : c'était celui du général Changarnier. On ignorait généralement la cause de cette joyeuse et discrète impression ; il craignait de la découvrir : ce n'est guère que dans l'intimité d'une conversation sans défiance qu'il parlait du jeune Changarnier, du collège d'Autun. Après plus de cinquante ans, l'illustre général s'est souvenu de l'abbé Ballanche, et a voulu envoyer à la mémoire de son ancien maître une parole de reconnaissance et de filial attachement.

Pendant les cent-jours, les opinions politiques bien avouées de M. l'abbé Ballanche le firent destituer par le commissaire impérial Thibaudeau, ancien jacobin, qui passait à Autun. Alors il reporta toutes ses pensées vers son diocèse, où plusieurs fois les directeurs du séminaire de Besançon l'avaient pressé de revenir. Après la mort de l'archevêque Lecoz, il accéda aux voeux de ses amis. Bien résolu à ne témoigner aucune préférence pour le poste qui lui serait assigné, il ne put cependant se défendre d'une profonde émotion quand il s'entendit proposer la cure de Morteau ou celle de Moirans, dans le Jura. Morteau, c'était pour ainsi dire sa patrie : il connaissait si bien les maux qu'il faudrait guérir ; il y a laissé tant de personnes chéries et tant d'autres qu'il se croyait appelé à rendre aux consolations de la foi ! Il y avait encore un motif qui le faisait pencher en faveur de Morteau. A son départ d'Autun, il avait réalisé une somme d'argent par la vente de sa maison ; il pensait en disposer dans des vues élevées ; auxquelles nulle situation ne répondait mieux que celle de Morteau. Il accepta donc la cure de Morteau, et y fut installé le 30 novembre 1815.

Qui eût dit que l'homme si incapable de transiger avec les idées de la révolution, revoyant les exaltés révolutionnaires et les enfants de ceux qui l'avaient livré lui-même, trouverait dans son coeur assez de paix, de charité, d'amour des âmes, pour effacer tous les souvenirs de son esprit, dissiper tous les nuages, et, s'il ne pouvait les gagner tous, au moins pour se faire bénir et aimer de tous. Tel fut cependant le résultat de son long ministère de trente-quatre années, pendant lequel les commotions sociales ravivèrent plus d'une fois les douloureuses blessures de son coeur. Il savait gré aux femmes de Morteau de l'énergie qu'elles avaient déployée quatre ans avant son arrivée. A la mort de l'abbé Lamarche, en 1811, Mgr Claude Lecoz nomma pour le remplacer un prêtre jureur. Le jour où il venait s'installer, les dames de la ville, parmi lesquelles se trouvait Mme Tournier, se réunirent au nombre d'environ quarante, et demandèrent au vicaire, M. Parandier, les clefs de l'église et de la cure. Les ayant obtenues, moitié par ruse, moitié par violence, elles fermèrent toutes les portes, et allèrent à la rencontre du curé, qui s'avançait du côté de l'ancien prieuré, lui protestèrent que jamais il n'aurait les clefs du presbytère, que son seul parti était de s'en retourner : ce qu'il fit sans parlementer et la paroisse demeura quatre ans privée de pasteur. Cette fermeté allait bien au caractère de l'abbé Ballanche ; elle lui inspirait de la confiance, et, quoique le veuvage prolongé de cette église eût été funeste, il travaillait de bon coeur au milieu des familles qui n'avaient pas craint de dire anathème à tous les souvenirs néfastes de 1793.

Le plus profond respect accueillit cette vertu des temps antiques, sévère à elle-même, indulgente aux autres, et toujours incapable de transiger avec le mal, qui d'ailleurs n'osait se présenter devant lui pour le braver. On savait ses épreuves d'autrefois, les dangers extraordinaires dont la Providence l'avait sauvé, et tout ce que l'on racontait de son courage au milieu des privations de l'exil, ne pouvait plus étonner, lorsqu'on le voyait affronter les fatigues, le froid, les jeûnes, comme s'il eût été encore au temps de la persécution, restant souvent à l'église jusqu'à midi sans prendre de nourriture, couchant sur un grabat de chartreux, et comptant si peu avec lui-même qu'il s'en allait à pied dire la messe à Besançon et revenait le même jour. Un nuage, cependant, s'éleva dans l'esprit de ses paroissiens, d'autant plus étonné du blâme dont il était l'objet, que les apparences étaient contre lui. Malgré ses abondantes aumônes connues de tous, et malgré celles qui ne l'étaient que d'un petit nombre, il fut accusé d'aimer l'argent. Les dix mille francs qu'il avait reçus pour sa maison d'Autun, lui avaient été demandés par une riche et noble famille, obligée de racheter ses biens aliénés par la nation. N'ayant pu se refuser à des prières bien faites pour le toucher, ils constitua une rente viagère dont le montant, versé régulièrement, lui donna l'idée d'autres placements de ce genre. Ses revenus augmentèrent ; on continuait à murmurer et il réalisa les sommes dont il avait besoin pour la cause de Dieu et de ses paroissiens. S'il ne tint pas assez compte de l'opinion publique en une matière où elle a quelque droit de censurer, et s'il dépassa un peu la limite en poursuivant un but éminemment digne de son âme généreuse, c'est qu'il n'appartient qu'aux grands saints de toujours équilibrer parfaitement leurs vertus, pour qu'elles répandent une lumière inaltérable sur toutes les parties de leur vie. Son goût pour les ouvrages d'horlogerie, auxquels il s'était appliqué dans sa jeunesse, et principalement dans son exil de Fribourg, se réveilla plus fort que jamais. Il aimait à suivre les progrès de cette industrie sur les frontières de la Suisse, à se rendre compte des inventions et de la marche du commerce. Sa distraction préférée était de descendre, par un jour de soleil, auprès de la maison de M. Pertusier, et de vérifier au cadran solaire la régularité de ses montres. Il en avait toujours un grand nombre de la meilleure qualité, qu'il vendait à fonds perdus. Quelques-uns de ses clients, voyant leurs charges se multiplier avec les années, ne lui épargnèrent pas les railleries ; mais tous reconnurent sa générosité. Un employé des douanes, lassé de verser des annuités sans fin, pour prix d'une montre qu'il avait achetée à ces conditions, et craignant de la payer le double de sa valeur, la rapporta et demanda, pour seul grâce, que le marché fut rompu. L'abbé Ballanche fit plus, il rendit au douanier tout l'argent déboursé les années précédentes.

Il n'avait pas attendu jusqu'à cette heure de pourvoir l'église d'ornements sacerdotaux, de cloches et de vases sacrés, et de restaurer ce vaste monument, qui portait l'empreinte des dévastations de 1793. Mais on fut bien étonné d'apprendre, en 1825, qu'il était propriétaire de l'ancien couvent des bénédictins et de ses dépendances. Trois ans après, il offrait à la commune de lui céder cette maison, moyennant 2100 francs payés comptant, et une rente viagère de 800 francs, dont 200 seraient réversibles sur la tête de sa soeur Agnès, sa compagne de Fribourg. Il réserva que la commune y placerait à perpétuité des écoles pour les enfants des deux sexes, et un hospice pour les vieillards et les infirmes de la commune. Sur les recommandations du préfet, on se hâta d'accepter de telles offres, et la ville entra en possession sur-le-champ. M. Ballanche n'avait d'autres vues que d'établir des congrégations religieuses à Morteau pour l'éducation de la jeunesse ; mais il lui fallait attendre le produit de ses rentes pour aller en avant, et ce ne fut qu'en 1836, qu'il reprit l'exécution de son oeuvre. Il se rendit à Paris, où grâce à l'intervention du fils de sa soeur, M. Xavier Faivre, alors chef de bureau au ministère de l'instruction publique, il obtint de M. de Salvandy, l'autorisation de fonder un établissement des frères de la doctrine chrétienne à Morteau. Le respectable frère Philippe lui prêta un concours bienveillant et habile, qui leva toutes les difficultés. Quarante mille francs furent versés par M. Ballanche, et les frères s'établirent à Morteau, à la fin de 1839.

Pendant ses dernières années, on l'avait souvent entendu parler du cinquantième anniversaire de sa prêtrise : il annonçait le désir de le célébrer avec pompe ; toute la ville de Morteau attendait ce jour avec impatience. Quand il vit que Dieu lui accordait cette année 1845, il craignit que l'anniversaire de son ordination de Fribourg ne rappelât tout ce qui s'en suivi, et ne le mît en évidence aux yeux de ses paroissiens, pour lesquels son exemple avait toujours été une si éloquente prédication d'humilité. Sa conscience s'alarma. Il cessa d'en parler ; plus le jour approchait, plus sa discrétion était grande. Cependant personne autour de lui ne l'avait oublié. Ceux qui pénétraient ses intentions n'en avaient qu'un plus grand désir de rendre la fête solennelle, et de faire violence à sa vertu, qui n'avait jamais rien offert de plus touchant. Les vieillards aiment tant à faire connaître les joyeux souvenirs de leur jeunesse !

Cette fois, le vicaire se crut en droit de commander. Il appela M. Verdot, aujourd'hui curé de Vesoul, pour présider à la cérémonie. Ne pouvant refuser cet honneur auquel il ne s'attendait pas, M. Verdot eut à décider l'abbé Ballanche à cette fête et à redire aux habitants de Morteau quelque chose de sa vie. M. Ballanche ne voulait rien entendre, rien permettre, rien tolérer. Il fallut prier, remontrer la déception de la paroisse entière, qui avait attendu ce jour avec impatience pour lui donner une preuve de son affection et de sa reconnaissance, assurer que ses refus auraient de fâcheuses conséquences ; enfin, il céda, à condition qu'on ne parlerait pas de lui. M. Verdot le rassura, sans lui promettre que son nom ne serait pas prononcé, et pour calmer davantage ses craintes, il débuta dans son discours par ces conseils de l'apôtre : "Vide ministerium quod accepisti in Domino. Voyez le ministère que vous avez reçu du Seigneur." Il dit que M. Ballanche avait souvent réfléchi au ministère saint dont il était chargé, qu'en ce moment solennel, en présence de ses nombreux paroissiens, il faisait une halte entre le passé et l'avenir, pour considérer les travaux accomplis et ceux qui lui restent à terminer. Alors, malgré l'embarras du vieillard, il rappela dans quelles circonstances le jeune prêtre s'était voué au sacerdoce, avec quel noble courage il avait envisagé la persécution, l'exil et les menaces des puissants de la terre, pour ne songer qu'à défendre la cause de Jésus-Christ et de son Église ; puis, ouvrant le coeur du vénéré pasteur, il le montra reprenant une jeunesse nouvelle, pour aimer davantage cette famille que Dieu lui avait donnée, pour attirer sur elle de plus abondantes bénédictions du Ciel, et remplir avec une fidélité inaltérable les devoirs qu'ils s'était tracés dans l'exil cinquante ans auparavant ... Enfin, il s'adressa aux paroissiens, leur demanda s'ils avaient répondu aux soins d'un tel ministère ; s'ils avaient senti la sainteté, la grandeur de ce sacerdoce, qui veille de tant de manières au bonheur de la famille et de la société. L'auditoire fut vivement ému, quand, au nom de tous, il lui offrit l'expression des voeux et des prières qui montaient pour lui vers le ciel ...

La joie était revenue au pieux vieillard à mesure qu'il envisageait les détails et la suite de la fête, qui réunissait, comme à son insu, dans son presbytère, outre les magistrats de la ville et ses amis, de généreux chrétiens, qu'il était fier de voir à ses côtés. M. Xavier Marmier prononça, sur la dignité et l'action du sacerdoce, quelques-unes de ces paroles fraîches et vivantes que l'on aurait crues tomber de la bouche de l'abbé Lacordaire.

La vieillesse, en brisant l'activité de M. Ballanche, ne lui avait pas rétréci le coeur : lui qui avait traité tant d'affaires, éprouvé dans sa jeunesse tant de malignité de la part des hommes, était resté candide et confiant jusqu'à mériter les reproches de ses intimes confidents. Fidèle aux traditions des anciens, qui prêtaient sans signature et ne perdaient rien, il n'inscrivait pas même le nom de ses débiteurs, ni le terme des échéances, recevait les différentes sommes qu'on lui apportait sans les trouver jamais incomplètes. Lorsque sa mémoire se fut affaiblie, il est évident qu'il courait des risques de plus d'une sorte, et il ne voulait pas s'arrêter à le supposer. Un jour, pour le convaincre de son aveugle bonne foi, un prêtre du voisinage lui réclama trois mille francs qu'il disait lui avoir prêtés. M. Ballanche allait les donner quand on se récria, car il ne devait rien. Il sourit, mais il n'abandonna pas son ancienne simplicité. Ce fut dans son église qu'il contracta la maladie à laquelle il succomba, en 1850. Son habitude de la pénitence lui avait fait cacher son mal ; quand il le découvrit, il était trop tard. Sa mort fut un deuil public. M. l'abbé de Vaulchier, supérieur du séminaire de Consolation, qui a donné naguère à la Grande-Chartreuse sa science et son héroïque piété, fit son oraison funèbre ; mais son plus bel éloge est dans les regrets qu'il emporta, dans les larmes qu'il fit couler, et dans ce souvenir vivace qu'il a laissé au sein des familles de Morteau et parmi tous les prêtres qui l'ont connu. Sa mort révéla de nouveau l'injustice de l'accusation que l'on avait portée contre lui, et dont il avait pleuré devant ses amis. L'amour de l'argent était si loin de son coeur, qu'avec ses 18.000 francs de rente annuelle, il laissa 10.000 francs de dettes, que son homme d'affaires, M. Boutey de Besançon, couvrit avec le mobilier.

Il avait trop le sentiment de la dignité ecclésiastique pour songer à enrichir sa famille, mais il avait l'âme trop bien faite pour ne pas s'occuper d'elle. Le fils de sa soeur Jeanne, M. Xavier Faivre, qui avait passé sa jeunesse auprès de lui, devint par ses soins chef de bureau du ministère de l'instruction publique, et fut particulièrement honoré de l'amitié de M. de Salvandy, qui le fit décorer de la Légion-d'honneur. La ville d'Autun entend quelquefois sa parole éloquente et facile dans les réunions de la société d'horticulture, dont il est vice-président. Ses conseils aux cultivateurs rappellent la sollicitude paternelle de M. Ballanche pour les familles de Morteau. Si le vénérable prêtre ne récolta pas lui-même des moissons aussi abondantes qu'il aurait voulu, dans ce champ des âmes, si profondément dévasté par l'impiété de 93, il eut du moins la consolation de recueillir et de bénir les dernières larmes de la plupart de ceux qu'avait égarés la révolution, et il fonda des oeuvres qui demandaient sa fortune pour être conduites à bonne fin.

En payant ce modeste tribut à la mémoire du bienfaiteur de Morteau, nous devons remercier M. le curé actuel de cette ville, M. Parent, curé de Noël-Cerneux, M. l'abbé Jaquot, M. Jules Roy et surtout M. l'abbé Perny, qui ont bien voulu y contribuer par la communication d'une foule de renseignements aussi édifiants qu'authentiques.

Episodes de la persécution religieuse
dans les hautes montagnes du Doubs
Par l'abbé Narbey
Locle (Suisse)
1868

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Commentaires
B
existe t-il un livre sur l'Abbé Ballanche?
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