Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La Maraîchine Normande
9 juillet 2013

LA CHANSON DE LA CLOCHE

LA CHANSON DE LA CLOCHE

Grand poème de Frédéric de Schiller
traduite en français par Dr Jost
Paris - 1859

CLOCHES


VIVOS VOCO, MORTUOS PLANGO, FULGURA FRANGO

Je convoque les vivants, j'accompagne plaintivement les morts, je brise les foudres.

Formé solidement de terre grasse, le moule est terminé. C'est aujourd'hui que la cloche doit se fondre. Courage, camarades, tenez-vous prêts. La sueur doit ruisseler de vos fronts pour produire un ouvrage en l'honneur du maître. La bénédiction vient d'en Haut.

Pendant que nous nous occupons d'une telle oeuvre, ne songeons qu'à des objets sérieux, si, en travaillant, on a de bonnes paroles à la bouche, le travail avance rapidement. Examinons donc avec soin ce que notre faiblesse est en état de produire. On doit mépriser l'homme indolent qui n'a jamais réfléchi sur son ouvrage, car ce qui distingue l'homme c'est l'intelligence qui lui a été accordée pour qu'il médite sur la forme à donner aux ouvrages de ses mains.

Prenez du bois de sapin bien sec, afin que la flamme bien vive facilite la fusion.

Faites bouillir le cuivre en fusion ; apportez vite l'étain afin que le bronze tenace résulte de leur mélange en proportions convenables.

L'ouvrage que la main construit à l'aide du feu, dans une fosse profonde, rendra témoignage de nous, lorsqu'il sera placé au haut du clocher. Il durera encore dans un avenir très-éloigné ; les sons qu'il fera entendre parviendront à l'oreille de beaucoup d'hommes ; il gémira avec les affligés et réjouira les âmes dévotes. Les vicissitudes de ce bas monde seront annoncées par ce métal et propagées, par ses sons, pour l'édification du genre humain.

Je vois bouillonner le métal. Très-bien ! Les masses métalliques sont en fusion.

Mêlez-y de l'alcali pour que la fonte marche plus rapidement.

L'alliage doit être sans écume afin que le son du métal soit clair et limpide.

La cloche salue l'enfant chéri avec ses sons joyeux, au moment de sa première sortie dans la vie, qu'il commence dans les bras du sommeil. Pour lui dorment encore dans l'avenir les jours heureux et malheureux. Les tendres soins d'une mère veillent sur son heureuse enfance. Les années s'écoulent avec la rapidité de la flèche. Jeune homme, il s'arrache des bras de la jeune fille, il s'élance dans la vie et parcourt le monde avec le bâton de pèlerin à la main, puis il rentre comme un étranger dans la maison maternelle.

Dans tout l'éclat de sa jeunesse, semblable à un être descendu des hauteurs du ciel, la vue d'une jeune fille chaste et pudique trouble son coeur et lui inspire des sentiments inconnus jusque-là. Il erre seul çà et là, des larmes s'échappent de ses yeux, il fuit les danses effrénées de ses amis d'enfance. Il suit en rougissant les traces de la jeune fille ; il est heureux quand elle le salue ; il cherche dans les champs les plus belles fleurs pour en parer celle qui lui est chère. Tendre langueur ! Doux espoir ! Pendant ce temps fortuné du premier amour, il voit le ciel ouvert, son coeur s'enivre de délices. Plût à Dieu que ce temps du premier amour durât toujours !

Les ouvertures du four se brunissent. Je trempe une baguette dans le métal ; si elle en sort blanche et étincelante, il sera temps de couler.

Maintenant, camarades, courage, examinez bien la fonte ; si elle réunit en même temps la dureté et la mollesse, c'est un bon signe.

Car, lorsque le rude s'unit au tendre et le fort au doux, il en résulte un beau son. Que celui qui forme un lien éternel examine d'abord s'il a trouvé un coeur qui lui soit sympathique, car l'illusion est courte, le repentir est long. Lorsque brille sur les cheveux des jeunes fiancées la couronne virginale, lorsque le son argentin des cloches de l'église invite à assister à une fête splendide, hélas ! la plus belle solennité de la vie termine aussi le printemps de nos jours ; avec la ceinture, avec le voile, l'illusion disparaît. La passion s'envole ; il faut que l'amour reste. Les fleurs se fanent, il faut que le fruit les remplace. L'homme est obligé de marcher au hasard dans la vie au milieu des gens qui lui sont hostiles. Il est obligé d'employer toutes ses ressources pour vivre : il est obligé d'employer tantôt la ruse et tantôt la violence, quelquefois il faut qu'il coure les chances pour arriver à la fortune. C'est alors qu'il regorge de biens, que son grenier se remplit, que ses arbres croissent, que sa maison s'enrichit. Sa chaste épouse gouverne sagement sa maison ; elle donne ses instructions aux jeunes filles et impose aux garçons ; sans cesse active, elle augmente encore ses biens par son esprit d'ordre ; elle remplit son coffre de trésors ; elle tourne le fil sur le fuseau bruyant ; elle serre dans son armoire bien polie les laines brillantes et la toile, blanche comme la neige ; elle ajoute au bon l'éclat et le lustre, et ne se repose jamais.

Être le père, joyeux de son bonheur, contemple de sa fenêtre l'étendue de son domaine, ses arbres chargés de fruits ; il voit ses greniers pleins et les ondes agitées de ses blés. Cette vue lui inspire de la fierté. La maison lui paraît aussi solide que la terre sur ses fondements ; il se voit à l'abri du malheur. Toutefois, cet espoir est prématuré, car on ne peut pas compter sur un bonheur constant. Le malheur arrive rapidement.

Eh bien ! le jet peut commencer maintenant, la fracture est bien dentelée. Mais, avant de couler, faites pieusement la prière. Enlevez le tampon. Que Dieu garde la maison ! On voit dans la courbe quelque chose s'élancer comme une vague brunie par le feu.

La puissance du feu est bienfaisante, lorsque l'homme parvient à la dompter et qu'il la surveille ; les corps qu'il crée il les doit à cette force céleste. Mais elle devient terrible si elle lui échappe ; si elle devient indépendante, elle, la libre fille de la nature. Malheur, lorsque livrée à elle-même, elle croît sans obstacle et produit un immense incendie dans les rues populeuses. Car les éléments n'aiment pas les ouvrages sortis de la main des hommes.

Les nuages sont la source de l'abondance, car ils donnent naissance à la pluie féconde, mais aussi de ces mêmes nuages descend le feu du ciel, en se serpentant.

N'entendez-vous pas les gémissements qui viennent du haut des cloches ? C'est le tocsin. Le ciel est rouge comme le feu. Ce n'est pas la lueur du jour. Quel tumulte dans les rues ! Des tourbillons de fumée s'élèvent. La colonne de feu monte dans les airs, s'élance à travers la longue file des rues ; elle grandit avec la vitesse des vents. En bouillonnant, comme s'ils étaient dans la fournaise, les airs sont embrasés, les poutres craquent, les poteaux sont renversés, les fenêtres éclatent, les enfants se lamentent, les mères errent çà et là, les animaux gémissent sous les décombres. Tout le monde court on sauve ce que l'on peut, on s'enfuit. Au milieu de la nuit, on y voit comme en plein jour. Le seau passe rapidement de main en main, les pompes font jaillir en l'air, en forme d'arc, des torrents d'eau. La tempête arrive en hurlant pour se joindre à la flamme.

Le feu tombe en pétillant sur les grains secs, dans le grenier, sur les chevrons, et comme s'il voulait, en soufflant, entraîner avec lui la masse de la terre, il grandit dans les airs d'une manière gigantesque. L'homme cède sans espoir à cette force surhumaine. Les bras croisés, il voit, plein d'étonnement, détruire tous ses ouvrages. Son habitation est brûlée et devient le séjour des tempêtes. L'horreur réside dans les creux des fenêtres, et les nuages s'y regardent d'en haut.

L'homme jette encore un regard en arrière vers le tombeau de ses biens, puis il prend le bâton de pèlerin. Quoique la rage de l'incendie lui ait tout enlevé, il lui reste toutefois une douce consolation, il compte les têtes de ceux qui lui sont chers et voit qu'aucune des têtes chéries ne lui manque.

Tout est bien dans la terre, le moule est parfaitement rempli. Est-ce que le produit de la fonte paraîtra bien au jour, pour récompenser l'application et l'art ? Si la fonte ne réussissait pas, si le moule éclatait ! hélas ! pendant que nous espérons, peut-être est arrivé quelque malheur.

Nous confions au sein de la terre l'oeuvre de nos mains, le semeur lui confie ses grains, espérant qu'ils renaîtront, s'il plaît à Dieu, avec abondance. Nous cachons dans notre affliction une semence encore plus précieuse dans le sein de la terre, espérant qu'elle éclora de la tombe pour une vie plus heureuse.

De la cathédrale la cloche fait entendre des sons graves et funèbres, ses sons lugubres accompagnent un pèlerin dans le dernier voyage. Hélas ! c'est l'épouse chérie, hélas ! c'est la mère fidèle que le noir roi des ombres arrache des bras de l'époux, du milieu des tendres enfants qu'elle lui donna à la fleur de l'âge, qu'elle vit grandir, après avoir eu le plaisir de les allaiter à sa mamelle. Hélas ! ces tendres liens sont rompus à jamais ! Car la mère de famille demeure dans l'empire des ombres, sa fidèle administration est regrettée ; on ne se confie plus à ses soins ; une étrangère va remplir la place restée vacante.

Jusqu'à ce que la cloche se soit refroidie, laissez-la en repos. Comme l'oiseau joue dans le feuillage, chacun peut s'amuser. La lumière des étoiles nous avertit. L'ouvrier, après son ouvrage, entend sonner les vêpres ; mais le patron est obligé de se tourmenter sans cesse.

C'est avec gaîté que le voyageur, dans une forêt éloignée et sauvage, accélère ses pas pour arriver à la cabane de son pays qui lui est chère. Les moutons rentrent en bêlant, et les troupeaux de bêtes à cornes au front large viennent, en beuglant, dans leurs étables. La lourde voiture chargée de blé rentre en cahotant. Une couronne de fleurs orne les gerbes et la jeune troupe de moissonneurs vole à la danse. Les marchés et les rues deviennent plus tranquilles. Les locataires se réunissent autour de la flamme et de la lumière, et la porte de la ville se ferme en criant. La terre se couvre d'un voile noir. Mais le citoyen honnête n'est pas effrayé de la nuit pendant laquelle le méchant se réveille en sursaut, car l'oeil de la loi veille.

Ordre sacré ! fils du ciel, riche en bénédictions ! C'est lui qui préside à toutes les réunions qui se forment librement et avec joie ; c'est lui qui a construit les villes ; c'est lui qui a porté le sauvage insociable à quitter les champs et à venir habiter les villes ; c'est lui qui, pénétrant dans les cabanes, forme les hommes à des moeurs douces ; c'est lui qui tisse le lien le plus doux, l'amour sacré de la patrie !

Mille mains actives se meuvent, s'aident, forment une alliance agréable, et dans cet ardent mouvement toutes les facultés se manifestent. Le patron s'agite ainsi que son ouvrier, sous la sainte protection de la liberté. Chacun est satisfait de sa place et se moque du railleur. Le travail est l'agrément du citoyen, l'abondance est le prix de la peine. Si le roi est honoré par suite de sa dignité, nous sommes honorés par le travail de nos mains.

Paix gracieuse ! douce concorde ! ah ! restez, restez amicalement dans cette ville ! Que jamais ne vienne le jour où des hordes guerrières ravagent avec fureur cette vallée tranquille ; ou celui où le ciel qui brille ordinairement de la douce et gracieuse rougeur du soir, rayonne de la lueur sinistre de l'incendie des villages et des villes.

Maintenant brisez l'édifice, car il a atteint son but, afin que l'oeil et le coeur se repaissent de l'ouvrage qui a bien réussi. Agitez le marteau, agitez-le jusqu'à ce que la chape se rompe. Si la cloche doit ressusciter, il faut que le moule éclate en morceaux. Le patron peut briser le moule d'une main sage et en temps opportun. Mais malheur ! si l'airain incandescent, brisant son enveloppe, se répandait en ruisseaux de feu ! Avec une fureur aveugle et le fracas du tonnerre, il fait voler en éclats son enveloppe déjà crevée, et, semblable à l'enfer, il vomit la ruine et l'incendie. Dès que les forces brutes de la nature dominent sans être dirigées, on ne peut obtenir aucun ouvrage régulier. Si les peuples s'affranchissent eux-mêmes, ils ne peuvent espérer de prospérité. Malheur, si dans le sein des villes, la mèche incendiaire s'est allumée en silence, le peuple rompant sa chaîne veut se faire lui-même justice. Alors la révolte agite les cordes de la cloche, de manière à produire des sons lamentables ; la cloche qui ne devrait être consacrée qu'à annoncer la paix, donne le signal de la violence. On entend crier partout : liberté, égalité ! Le citoyen paisible prend les armes pour se défendre, les rues se remplissent, des bandes d'assassins parcourent le pays. Alors les femmes se changent en hyènes, plaisantent de ces horreurs ; palpitantes, elles déchirent, avec des dents de panthères, le coeur de l'ennemi. Il n'y a plus rien de sacré ; les liens du respect sont brisés. L'homme de bien cède sa place au méchant, et tous les vices dominent en liberté ! Il est dangereux de réveiller le lion, la dent du tigre est fatale. Mais la plus terrible des horreurs, c'est l'homme dans son illusion. Malheur à ceux qui prêtent à celui qui est toujours aveugle, la torche céleste de la lumière. Elle ne l'éclaire pas, elle ne peut qu'incendier et réduire en cendres les villes et les pays.

Dieu m'a donné de la joie. Voyez comme une étoile d'or, le noyau du métal se sépare de l'enveloppe luisante et polie. Du casque à la couronne, il brille comme le soleil ; aussi les beaux écussons de l'armoirie louent-ils l'habileté de l'artiste plastique.

Entrez, entrez, compagnons, entrez tous. Formez un cercle afin que nous bénissions la cloche en lui donnant un nom. C'est Concorde qu'elle doit s'appeler. Qu'elle fasse régner la concorde et une union bien sincère sur toute la communauté, et que ce soit dorénavant le seul usage auquel elle soit destinée. Élevée au-dessus de la terre, elle doit planer dans la voûte azurée du ciel, voisine du tonnerre, et toucher le monde des étoiles. Elle doit être une voix d'en haut, comme l'armée brillante des étoiles qui louent leur créateur en errant dans le ciel, et servent de guides à l'année couronnée. Que sa bouche métallique ne soit consacrée qu'à des choses éternelles et sérieuses, et qu'à chaque heure elle touche par ses ailes rapides le temps qui s'écoule. Qu'elle prête sa langue au destin. Qu'elle-même, sans coeur, sans sympathie, préside aux divers évènements de la vie. Et comme le son se perd dans l'oreille dans laquelle elle retentit fortement, elle enseignera que rien ne dure éternellement, que toutes les choses terrestres s'évanouissent. Maintenant, au moyen de la corde, soulevez doucement la cloche hors de la fosse, pour qu'elle monte dans l'empire des sons, dans les airs.

Tirez, tirez, levez, elle se meut, elle plane déjà dans l'air. Que ses premiers sons annoncent à cette ville la joie et la paix.

FIN DE LA CHANSON DE LA CLOCHE

Paris - Imprimerie A. WETTERSHEIM, 8, rue Montmorency
1859

Publicité
Commentaires
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Archives
Derniers commentaires
Publicité