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La Maraîchine Normande
18 juin 2013

MADEMOISELLE DE SAINT-HAIGLE ET LE VÉNÉRABLE AVOCAT

MADEMOISELLE DE SAINT-HAIGLE ET LE VÉNÉRABLE AVOCAT

1794

M. J...., avocat au Parlement et doyen de l'ordre, apprit, vers la fin de l'année 1794, que mademoiselle de Saint-Haigle, à peine âgée de 16 ans, vivait, en proie à une affreuse indigence, avec une vieille religieuse, dans une maison du faubourg Saint-Marceau. M. J.... avait été l'avocat, le conseil du marquis de Saint-Haigle, major des cuirassiers sous Louis XV. Le fils et le petit-fils du marquis de Saint-Haigle avaient été également les clients du respectable avocat, qui avait été ainsi le guide et le patron de ces trois générations de guerriers. M. J.... apprit en outre que de toute cette noble famille, jadis si florissante et si riche, il ne restait que la pauvre enfant, échappée comme par miracle à la hache révolutionnaire. Les vastes domaines, les splendides châteaux, les terres productives avaient été confisquées, et l'échafaud avait dévoré un à un tous les membres de cette illustre maison. Julie de Saint-Haible avait vu tour à tour marcher au supplice son bisaïeul, son aïeul, son père, sa mère et ses deux frères.

Tant d'infortunes brisèrent le coeur de l'avocat ; il se souvint de la longue affection qui avait existé entre cette famille et lui, et résolut de venir en aide à l'orpheline.

bergère au tricotM. J.... se transporta dans le triste logis qui servait de refuge à mademoiselle de Saint-Haigle. Là, il vit une jeune fille belle, modeste, résignée, se livrant sans relâche à des travaux pénibles pour soutenir sa misérable existence et celle de la pieuse femme qui lui tenait lieu de mère. Les haillons qui couvraient le dernier rejeton du marquis de Saint-Haigle n'ôtaient point à ses traits leur distinction native, leur cachet de grandeur ; la noblesse de la race se révélait dans ses yeux, dans son langage, dans son maintien, dans ses moindres mouvements. Chaste et pure, la jeune vierge se courbait sous la main de Dieu qui la frappait, non avec l'humilité d'une pécheresse, mais avec la sérénité d'un ange et la dignité d'un martyr.

L'avocat et la jeune fille causèrent longtemps. Le vieillard se plaisait à sonder les replis les plus cachés de cet âme naïve, en l'interrogeant longuement sur ses malheurs. Julie trouvait un charme indéfinissable à dérouler ses calamiteuses aventures à ce guide sage qui pendant 60 ans avait été l'oracle de sa famille, et qui allait devenir le sien.

- Mademoiselle, dit l'avocat, vers la fin de l'entretien, vos malheurs devaient avoir un terme, et vous y êtes arrivée. Je suis riche en or et en années ; car j'ai quarante mille livres de rentes et 87 ans. Acceptez la main du vieillard pour posséder la fortune de l'avocat. Mon nom n'est point illustre ; je n'ai ni blason, ni couronne à vous offrir, mais ma réputation est sans tache, et la probité, à mon avis comme au vôtre, sans doute, est le plus beau des titres et le plus respectable des parchemins.
Le malheur, mademoiselle, a mûri votre raison, a agrandi votre intelligence : voilà pourquoi je parle à la fille de 16 ans comme je pourrais parler à une fille de 25 ans. Mademoiselle, une simple adoption ne serait être digne ni de vous, ni de moi, et troublerait peut-être un jour votre tranquillité, en devenant une source de procès et un texte intarissable à la malignité publique ; le mariage concilie tout, et en vous assurant ma fortune, en fondant votre félicité future sur de solides bases, je rends un dernier hommage aux amis que je pleure, à vos parents qui ne sont plus.

La jeune fille ne baissa point les yeux, ne rougit point, car son angélique raison ne considérait le mariage que comme un pacte religieux ; mais elle pleura, et ces pleurs qui inondaient ses joues, l'embellirent encore.

- Vous voulez donc être mon bienfaiteur ? s'écria-t-elle.
- Je veux être votre père et votre ami, mademoiselle, répartit le vieillard.

Puis une idée, une idée noble et honnête traversa le coeur de la jeune fille :
- Monsieur, dit-elle, à M. J...., si vous avez des héritiers, je leur ferais tort ; oh ! je repousse vos bienfaits s'ils peuvent être préjudiciables à quelqu'un !

Une larme roula dans les yeux de l'avocat en entendant cette pauvre fille livrée à toutes les privations, elle, dont l'enfance avait été si magnifique et si dorée, s'effrayer à la seule pensée de nuire à l'opulence d'autrui.
- Ne craignez rien, mademoiselle, répondit M. J...., je n'ai que des collatéraux fort éloignés, cent mille francs suffiront pour les rendre heureux, et votre conscience demeurera en repos.

On fut tout étonné, quelques jours après la réouverture des églises, sous le Directoire, de voir le vieil avocat quitter le modeste appartement qu'il habitait depuis plus de 30 ans, rue Hautefeuille, pour aller occuper rue Saint-Louis, au Marais, un superbe hôtel qu'il avait acheté et qu'il avait fait meubler avec un grand luxe.

L'étonnement augmenta prodigieusement lorsqu'on apprit enfin que le Nestor de l'ancien barreau allait se marier avec une jeune fille de seize ans, dernière descendante de la noble maison de Saint-Haigle. Les plaisanteries, les quolibets jaillirent de toutes parts, au palais surtout, mais M. J.... eut le bon esprit d'en rire le premier.

J'assistai à ses noces qui se célébrèrent avec une sorte de magnificence et qui rassemblèrent, pour la première fois peut-être, des hommes que les tempêtes politiques avaient séparés depuis longtemps. MM. Target, Tronchet, Barbet-Marbois, Muraire, Cambacérès, s'y trouvaient, et je distinguai parmi les hommes de lettres, les savants et les artistes, MM. Ducis, Volney, l'astronome Lalande, le statuaire Chaudet et le compositeur Méhul.

Le soir arrivé, après un festin splendide où plus de cent convives avaient pris place, M. J.... précédé et suivi de ses amis les plus intimes, conduisit solennellement sa jeune épouse vers l'appartement qui lui était destiné. Arrivé là, il s'arrêta, déposa un baiser respectueux sur le front de Julie de Saint-Haigle, détacha le chapeau virginal qui se balançait sur les ondes brunes de sa chevelure, et lui dit avec une grâce charmante :
- Ma chère épouse, voilà le seul trophée dont je m'empare. J'ai assuré votre bonheur ; l'amitié a gagné son procès, je m'en tiens là : il ne faut pas que la vieillesse perde le sien.

La Terreur
par l'abbé Pioger
1861

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