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La Maraîchine Normande
8 juin 2013

NORMANDIE ♣ TURQUETIN ET LA PETITE ROSE

DENTISTE

TURQUETIN ET LA PETITE ROSE

Les beaux charlatans sont morts, ceux qui, sous le second Empire, mentaient sur les places, devant les églises, dans le tumulte des assemblées.

La grosse caisse, le tambour, le trombone à coulisse et le cornet à piston faisaient rage ; l'orchestre, en des sens divers, s'agitait sur le haut de la voiture rouge, à galerie d'argent ; plus bas, devant le siège, apparaissait le Charlatan, blanc et noir entre les filets d'or de la capote.

En Normandie, le plus célèbre de toute l'époque fut Turquetin. Il s'était fait la tête de l'Empereur.

Il débitait son boniment d'une voix cuivrée ; puis il vendait des flacons où tremblait une eau couleur d'améthyste, après quoi, saisissant à pleines mains des pièces d'or et d'argent, il les éparpillait en pluie sur des vannettes d'osier ; il revendait des flacons, puis d'un signe, il arrêtait la musique. Alors, devant la foule étonnée, Turquetin s'emparait d'un cadre où l'Impératrice Eugénie apparaissait sous le manteau d'hermine ; il entourait le cadre avec son bras gauche et posait ensuite sa main droite, chargée de bagues, sur l'épaule de la souveraine.
Et il ne bougeait plus.
Stupéfaction. Murmures. On sentait éveillées de petites pudeurs bonapartistes, quoique, au fond, la foule s'enchantât d'une familiarité aussi audacieuse. Turquetin ... Turquetin ... Qui donc lui a permis ? Des voix répondaient : c'est l'Empereur ...

Tout à coup le cadre glissait, le charlatan s'emparait d'un davier, se penchait à gauche vers la portière éclatante, qu'il ouvrait en criant : Montez !

Ils montaient, vieux aux chicots branlants, grands gâs aux favori en pattes de lapin, petites femmes rondelettes aux quenottes blanches. L'instrument pénétrait dans les bouches, Turquetin manoeuvrait, la dent sautait, le sang giclait. Applaudissements, rires et grimaces. La foule suivait les péripéties des extractions, elle s'y passionnait ; quand une dent résistait, le charlatan, monté sur un siège, tenait renversée entre ses genoux la tête du patient ; la manoeuvre alors devenait terrible et le public s'affolait. On s'étouffait devant la voiture. On prenait parti. L'aura ! L'aura pas ! Si ! Non ! Attendez ...
Crac ... un grand cri ... la dent se détachait, elle sortait de la bouche avec un flot noir, Turquetin la cueillait au passage et bientôt la foule émerveillée apercevait trois longues racines qui saignaient au centre d'un mouchoir.
En avant la musique !

Après avoir mis de côté les dents phénoménales, Turquetin demandait de l'eau, se lavait, remettait son haut de forme et congédiait tout le monde. Les opérés s'en allait raffermir leurs gencives dans les cafés, ils les cicatrisaient avec de l'eau de vie. D'autres, songeurs et mélancoliques, rentraient chez eux en regrettant, le long des chemins, de n'avoir pas eu, ce jour-là, mal aux dents !

Turquetin rentrait à l'auberge, où il mangeait seul. Cet isolement volontaire augmentait son prestige. Il aimait les tripes, qu'il mangeait debout, entre deux réchauds. Les plats bouillants élevaient vers lui d'odorantes buées. Il ne fallait que du pied, des feuillets et du gras-double. Il donnait le reste à son chien quand la sauce était figée.

Les autres forains l'enviaient et l'admiraient. En ce temps-là ; j'ai connu un homme qui eût tout donné pour être admis à la table de Turquetin, pour avoir l'honneur de trinquer avec lui. C'était un vieillard à la barbe ondulée ; il faisait, devant l'indifférence de ses contemporains, manoeuvrer des rats blancs dans une cage. C'était merveilleux et sa femme lui disait :
Tu as cent fois plus de talent que Turquetin !
Tais-toi. Tu ne sais donc pas à qui Turquetin ressemble ?
Tu le prends sans doute pour l'Empereur ?
Est-ce qu'on peut savoir ? murmurait le bonhomme.  ...

Quand je rentrai le soir à Echauffour, Turquetin venait d'y arriver. Au moment où je pénétrais dans la cuisine de l'auberge, le dentiste tambourinait sur une vitre avec ses ongles.
Il se retourna :
C'est le blondin que j'ai vu haut comme ma botte ?
Oui, répondit ma grand'mère. C'est un petit poète, maintenant. Il a fait une chanson.
Approchez, fit Turquetin.
Je crus qu'il voulait m'arracher une dent.
J'avais ma chanson dans les mains. Il la prit.
Tout le monde se tut. M. Turquetin lisait.

De temps à autre, il me regardait, ouvrait la bouche et la refermait. Quand il eut fini, le célèbre charlatan se mit à mordre sa moustache ; il la tordit. Le silence était devenu plus profond. On s'attendait à quelque discours. Evidemment, Turquetin cherchait quelque chose, une phrase qui traduisit sa pensée, un compliment, une critique, je ne sais quoi. Rien ne vint. Pour la première fois peut-être, ce grand parleur, ce roi du boniment, avait peur des mots ...
Il me rendit mon papier, me sourit, me donna une chiquenaude sur la joue et s'en alla. Je ne l'ai jamais revu.

Mais depuis j'ai parlé de lui bien souvent avec la petite Rose.

Ils s'étaient rencontrés je ne sais où, vers 1842. Rose avait seize ans, Turquetin dix-huit. Il l'avait demandée en mariage. Rose n'avait pas dit non. C'était une brune aux yeux noirs ; ses cheveux d'encre luisaient comme des ailes de corbeau ; elle avait un joli nez, carré du bout ; les lèvres fines, le menton rose et la gorge blanche. Turquetin lui dit : "Je vous aime, attendez-moi, je reviendrai." Il disait cela sous Louis-Philippe. Il ne revint qu'après le coup d'Etat.
Il revint frisé, pommadé, tiré à quatre épingles, dans une voiture à quatre chevaux. Sur la route, un dimanche d'assemblée, on vit s'élever une colonne de poussière, on entendit des roulements de tambour et des notes suraiguës de petit bugle ; en quelques minutes tous se précisa, des gens reconnurent l'homme au masque napoléonien, des clameurs retentirent et Turquetin fit son entrée dans le bourg, au son des cloches ébranlées pour un saint local. Un beau soleil de septembre enveloppait la voiture qui s'arrêta devant l'auberge ; les chevaux écumants furent dételés.
Au loin, les flâneurs, les joueurs, les buveurs quittèrent les loteries, les bastringues et les cabarets ; l'église se vida. Bientôt, la place fut noire de monde. Turquetin salua la foule.

Au milieu des blouses bleues et des jupes multicolores, sous de hauts bonnets à dentelle, la petite Rose ouvrait des yeux de rêve.
Elle était là, cachée, tremblante, anéantie.
Pauvre petite Rose ! Elle revoyait tout à coup, sans que rien l'eût prévenue, celui qu'elle attendait depuis si longtemps ! Était-ce bien lui ? Quel homme nouveau ! Quel maintien dans cette calèche d'or et quel regard d'aigle !
Il parla.
C'était bien sa voix, la voix qui avait dit : "Je vous aime, attendez-moi, je reviendrai ..."

Rose tendit l'oreille encore. Elle s'imagina qu'on l'appelait : Rose ! Rose ! Elle voulut s'élancer, mais elle tomba. Ce fut le père Pignel, aux bras forts, qui la releva pour l'emporter chez elle, presque évanouie.

Turquetin ne connut même pas l'incident. Il ne s'en fût d'ailleurs aucunement préoccupé.

La gloire anéantit l'amour et les charlatans oublient vite les bergères.

PAUL HAREL
Bulletin (Société historique et archéologique de l'Orne)
1907

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