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La Maraîchine Normande
28 mai 2013

LA TERREUR A MARSEILLE - PROCONSULAT DE BARRAS ET FRÉRON

LA TERREUR A MARSEILLE

PROCONSULAT DE BARRAS ET DE FRÉRON

marseille 2



La chute de la Royauté et la proclamation de la République avaient été accueillies à Marseille et dans tout le Midi avec un joyeux empressement. Les Marseillais s'étaient même signalés par leur ardeur civique ; mais aux effusions de la première heure avaient vite succédé le découragement et la désaffection. Trop d'intérêts avaient été froissés, trop d'espérances déçues, trop d'illusions dissipées, et de jour en jour augmentait le nombre de mécontents. Lorsque la Convention, en acceptant la guerre contre l'Europe entière, eut brusquement interrompu le commerce et que les Comités de Salut public et de Sûreté générale, en centralisant entre leurs mains tous les pouvoirs, brisèrent les résistances provinciales, il y eut dans tout le pays comme un frémissement de révolte. Sur bien des points éclatèrent des insurrections. Les Marseillais organisèrent une armée dite Fédérale, espérant donner la main aux insurgés de Lyon et marcher avec eux contre Paris. Ils furent battus à Avignon et près de Septèmes par les Républicains commandés par Carteaux et c'est au lendemain de leur défaite que commença la Terreur.

On peut diviser cette histoire de la Terreur en deux périodes : la première, celle que nous racontons ici, depuis la bataille de Septèmes jusqu'au rappel de Barras et de Fréron ; la seconde depuis l'arrivée de Maignet jusqu'au neuf thermidor.

COMMENCEMENT DE LA TERREUR

Les Fédéralistes Provençaux venaient donc d'être mis en déroute sur les hauteurs de Fabrégoules par les troupes du général Carteaux (24 août 1793). Ils fuyaient en désordre dans la direction de Marseille, et couvraient la route de Septèmes à Saint-Antoine, jetant leurs armes et leurs munitions et n'essayant même pas de tenir tête aux Républicains vainqueurs, qui les poursuivaient à outrance. Leurs chefs Villeneuve, Rousselet et Canonge, étaient rentrés les premiers à Marseille et avaient couru à l'hôtel de ville pour y tenter un simulacre de résistance. Ils auraient voulu qu'on se retranchât dans les rues et qu'on y essayât la guerre des barricades ; mais tout s'effondrait. Les autorités avaient disparu. Les exaltés de la veille s'étaient prudemment esquivés et déjà cherchaient un refuge les uns dans les bastides de la banlieue, les autres jusque dans les villes voisines d'Aubagne, de Gemenos ou de Cassis. A peine cents hommes gardaient-ils un semblant d'organisation. Campés sur le Cours, ils y attendaient les ordres suprêmes de leurs chefs ; mais le découragement était général ; toutes les fenêtres se fermaient, toutes les lumières s'éteignaient et, par toutes les routes qui vont dans la direction de Toulon, commençait à s'épandre le flot toujours grossissant des fuyards. Les uns, d'une course éperdue, ne s'arrêtèrent qu'à Toulon. Les autres, tous ceux auxquels la pénurie de leurs ressources ne permettait que la marche à pied campèrent sur les rives, alors très ombragées, du Jarret ou de l'Huveaune. Quant à Villeneuve, désespérant de la partie, il ne tarda pas à donner aux derniers défenseurs du Fédéralisme l'ordre de se disperser, non sans avoir essayé de protéger de sa personne leur fuite lamentable. Bientôt même, trouvant que la situation devenait tragique, il abandonna ses soldats et chercha un refuge à Toulon. Il allait y devenir un des principaux artisans de la trahison qui livra cette ville aux Anglais et il se signala par sa valeur lors du siège par les républicains. Quand les vainqueurs pénétrèrent dans la ville coupable, il eut l'heureuse chance d'échapper à la répression et de s'enfuir en Espagne. Tenace dans sa haine, il s'occupait d'y lever un régiment qu'il comptait conduire en France, quand il fut surpris par la mort. En même temps que lui, réussirent à s'esquiver Rampal fils qui trouva un refuge dans une forêt près de Montpellier, Castellane, Peloux, Bruniquel et bon nombre de Fédéralistes qui s'enfermèrent à Toulon, y subirent le siège et furent presque tous assez heureux, lors de la prise de la ville, pour être recueillis par la flotte espagnole.

Ces Français égarés ne devaient plus revoir leur patrie. Il est vrai que, s'ils étaient restés à Marseille, ils n'auraient pas échappé à la vengeance républicaine. Ils auraient été immédiatement jetés en prison, car les soldats de Carteaux ne cachaient pas qu'on ne ferait aucun quartier et que la répression serait terrible. Déjà l'on entendait au loin, sur les collines de la Viste et de Saint-Antoine leurs chants de triomphe et, dans Marseille même, surtout dans la onzième section, bien que fumassent encore les débris des maisons éventrées par les boulets des Fédéralistes, les patriotes, enfin rassurés, s'apprêtaient à donner la main à ceux de leurs concitoyens qui avaient déjà rejoint l'armée Républicaine. La cause Fédéraliste était donc irrévocablement perdue.

Carteaux, l'heureux vainqueur de la pseudo-bataille de Septèmes, ne voulut pas entrer à Marseille le soir même du combat. Il l'aurait certes pu, et on l'y engageait, mais il craignait de s'aventurer dans les rues étroites de la cité abattue et ne voulait pas s'exposer à quelque retour inoffensif d'adversaires, dont il ne connaissait d'ailleurs que très imparfaitement et le nombre et les ressources. Ce fut seulement le 25 août, sur les dix heures du matin, précédé par les patriotes sectionnaires, qui étaient allés à sa rencontre, et en compagnie des représentants du peuple Albitte, Escudier, Salicetti, Gasparin et Nioche, qu'il entra dans Marseille. Ses soldats le suivaient, mais en bon ordre, disciplinés et silencieux. L'aspect des rues était affligeant : maisons éventrées par les boulets, débris accumulés, barricades ébauchées. On aurait cru pénétrer dans une ville prise d'assaut. Carteaux ne songeait pas à d'immédiates vengeances. Il aurait même été, personnellement, partisan des mesures de modération. Il accueillit avec bienveillance tous ceux qui vinrent à lui, même les chefs des compagnies franches. Il leur suffisait d'affirmer qu'ils avaient été enrôlés malgré eux dans l'armée Fédéraliste. C'est ainsi qu'il donna, un peu légèrement, de bonnes paroles à un Marseillais, pourtant bien compromis, le lieutenant des douanes Favier ; mais l'heure n'était pas aux tempéraments et les Représentants du peuple, emportés par une sorte de fureur révolutionnaire, allaient au contraire se signaler par une exagération de sévérité.

Voici comment l'un d'entre eux, Albitte, au nom de ses collègues, racontait au Comité de Salut Public son arrivée à Marseille. "Nous sommes entrés ce matin à huit heures, après avoir loué le brûlant courage avec lequel les troupes de la République ont dissipé hier l'armée des rebelles. Nous avons été reçus avec elles et le général qui les commande au milieu des plus vives et des plus nombreuses acclamations. Il est midi. Nous avons embrassé nos collègues Bô et Antiboul, qui ont couru les plus grands dangers et mis en liberté une partie des patriotes incarcérés. Ricord est du nombre. Nous sommes extrêmement fatigués et pressés de vous faire parvenir cette nouvelle intéressante. Nous nous bornons à vous dire que le peuple marseillais reconnaît dans les prétendus brigands les meilleures gens du monde ; que beaucoup d'aristocrates, que nombre de chefs de la faction ont pris la fuite, quoique quelques-uns soient arrêtés. Notre besogne sera bien pénible, tout est désorganisé, mais la patrie est partout où l'on peut toujours la servir et l'on peut toujours la servir quand on l'aime."

Bô et Antiboul avaient été durement traités par les Fédéralistes. Séparés l'un de l'autre, ils avaient été, après leur arrestation, invités à s'expliquer dans une réunion publique et peut-être avaient-ils eu le tort de répondre à des interrogatoires illégaux. Jetés en prison, et tenus au secret pendant soixante et dix jours, "dévorés par la vermine, calcinés de chaleur, et tourmentés jour et nuit par les factionnaires" ils s'étaient crus, à maintes reprises, à la veille d'être sacrifiés. Ils avaient pourtant écrit à Carteaux en lui conseillant la clémence, tout en le suppliant d'agir sans faire attention à leur situation délicate. Aussi s'attendaient-ils à une mort prochaine. Leur joie fut grande, quand ils rentrèrent en vainqueurs dans cette cité où ils avaient failli monter à l'échafaud, et ils remercièrent avec effusion leurs libérateurs. Pleins de joie étaient également les quelques centaines de patriotes rendus à la liberté. Comme l'écrivaient au Comité de Salut public les représentants en mission, "ils n'avaient que le tort d'être républicains, mais ils étaient destinés à le payer de leur tête". Délivrés contre toute prévision, ils exhalaient leur reconnaissance en bruyantes acclamations, mais aussi réclamaient de promptes vengeances. On ne devait que trop les écouter.

Les Représentants procédèrent ensuite, et la mesure s'imposait, au désarmement général. Il n'y eut d'exceptés que les patriotes de la onzième section qui conservèrent le privilège de garder leurs fusils et formèrent comme une garde d'honneur. On leur fit même un singulier cadeau, car on leur permit "de vendre à leur profit les ballots de laine et de coton, qui servaient d'abri aux ennemis de la patrie, afin de se défrayer des dépenses qu'ils ont faites pour les pauvres sans-culottes, qui ont combattu avec eux et manquaient de pain". Le désarmement s'opéra avec une extrême rigueur. Non seulement on obligea tous les détenteurs d'armes mais aussi "ceux d'habits, vestes, culottes et uniformes à les verser dans les magasins de l'état". En outre tous les contrevenants furent menacés des peines les plus graves : "Faute de se conformer au présent ordre, tout particulier chez lequel les objets sus-mentionnés seraient trouvés au moyen des visites domiciliaires, qui seront commandées à cet effet, tans dans la ville que dans la campagne, sera regardé comme rebelle et traître à la République, et en cette qualité dénoncé aux tribunaux pour statuer ce que de droit."

Les Représentants ne se contentèrent pas d'ordonner le désarmement général. Ils prescrivirent également la destruction des armoiries royales et de tous les signes de l'ancien régime qui se trouvaient encore dans les églises ou sur les monuments publics (14 septembre). Ils poussèrent même bien loin sur ce point leurs haines rétrospectives, car ils ordonnèrent plus tard (20 septembre) non seulement de faire disparaître les fleurs de lis sculptées sur les bornes des grandes routes, mais encore les rois et les reines dans les jeux de cartes (22 octobre). Ils enjoignirent même de retourner les plaques de cheminée qui "porteraient quelque signes de la féodalité" (12 octobre), et de détruire les poinçons et matrices d'assignats avec la tête de Louis XVI (31 octobre). C'était vraiment accorder une grande importance à des manifestations tout ordinaires et qui ne gênaient personne. Les Représentants s'imaginaient peut être qu'en agissant de la sorte ils portaient un coup mortel à l'ancien régime. Mieux aurait valu réformer les moeurs et les institutions ! il est vrai qu'ils crurent le faire et qu'avec une ardeur extraordinaire ils entreprirent d'établir le gouvernement Républicain dans un pays encore resté monarchique.

Comme toutes les autorités avaient disparu, il n'y avait pas de destitutions à prononcer. Toutes les places étaient vacantes. Les Représentants n'eurent donc qu'à inviter l'ancienne municipalité à reprendre ses sièges à l'hôtel de ville. Ils invitèrent également les membres de l'Assemblée du département, ceux qui se trouvaient encore à Marseille, Granet, Mauche, Ricord fils, Ducros-Aubert et Bompard, à se considérer comme étant toujours en fonctions, et, trouvant leur nombre insuffisant, leur adjoignirent à titre provisoire quelques citoyens notoirement connus par leurs sentiments républicains, le chirurgien Ricord, les apothicaires Vernet et Bernard, le marbrier Riciardi, le courtier Escalon, etc. En effet les administrateurs anciens ou nouveaux se réunissaient aussitôt (27 août) et rédigeaient sans plus tarder une adresse à la Convention : "Marseille vient de secouer le joug des Fédéralistes. Elle vient de rentrer sous les lois françaises et de reprendre son ancienne énergie. Nous avons bravé les fers et la mort pour soutenir notre serment à la Convention Nationale. Nous jurons que nous nous exposerons aux mêmes dangers pour l'exécution de vos décrets et pour l'affermissement de la République une et indivisible". Deux jours plus tard, le 29 août Ricord fils qui avait été nommé à titre provisoire procureur général syndic, affirmait de nouveau, et avec plus de force, les sentiments de l'Assemblée dans un discours qui eut du retentissement. "Citoyens, disait-il, c'est après avoir bravé les tyrans Fédéralistes que nous sommes rendus à nos fonctions. C'est par la conduite mâle et patriotique de la onzième section, des patriotes des sections 6, 9, 13 et 14, et enfin de tous les Républicains de Marseille qui s'y sont réunis qu'un despotisme plus affreux, plus arbitraire que celui de l'ancien régime, vient d'être terrassé. Ce sera à présent par la conduite ferme des Représentants du peuple, par la prudence et la bravoure de l'armée Républicaine, que la liberté se concolidera dans Marseille. La Convention a fait son devoir : nous avons fait le nôtre. Elle a été digne de nous : rendons-nous dignes d'elle. Je le jure le premier au milieu de vous. J'abjure tout ressentiment particulier, j'oublie les maux infinis que j'ai soufferts ; mais en nous isolant, en abandonnant les poursuites personnelles que nous serions en droit de faire, livrons les coupables qui ont trahi le peuple au glaive vengeur de la loi. Si nous avons bravé la mort pour soutenir la loi, nous saurons périr pour la faire exécuter." Suit un tableau déclamatoire de la tyrannie Fédéraliste. Il y est parlé, d'après la phraséologie de l'époque, des "vampires qui se gorgeaient de la substance du peuple", des "insatiables vautours qui dirigeaient les opérations, etc". Ce qui est beaucoup plus grave, c'est l'annonce de certaines mesures qui vont être prises contre les vaincus : visites domiciliaires, surveillance de tous les fonctionnaires, confiscation des biens des suspects, arrestations et surtout grande facilité donnée à la dénonciation ! Il n'en fallait certes pas autant pour surexcité le zèle des vainqueurs. Déjà dans les clubs, et dans les sociétés populaires, toutes réinstallées, retentissaient de sinistres appels à la vengeance. Déjà devant les proscrits se fermaient toutes les portes. Si par malheur les Représentants avaient lâché la bride à toutes les mauvaises passions qui fermentaient, si surtout ils avaient permis aux soldats de Carteaux de se livrer aux mauvais instincts de la nature humaine, Marseille aurait été traité en ville conquise. Carteaux eut le bon sens et le mérite d'imposer à ses hommes une stricte discipline. Aucun excès ne fut commis. Ainsi que l'écrivaient les Représentants, "la terreur que les rebelles avaient répandue dans Marseille en peignant des plus affreuses couleurs de la calomnie le général Carteaux et les troupes qu'il commandait est entièrement dissipée par la conduite que nous tenons ici, à tel point que les plus égarés, qui craignaient si fort notre arrivée ne craignent plus que notre départ."

Les Représentants s'abusaient. Si l'ordre matériel était assuré dans la rue, le plus grand désordre régnait dans les esprits. La plupart des Marseillais tremblaient de peur et leurs craintes étaient fondées, car l'heure de l'expiation avait sonné. Déjà, dans toutes les directions des patrouilles étaient lancées à la recherche des citoyens compromis et des fuyards. La terreur fut alors générale. De l'aveu de Fréron, qui devait arriver à Marseille quelques jours plus tard, "les patriotes eux-mêmes ne se promenaient pas et les rues les plus fréquentées devenaient désertes". "On marchait tête baissée, a écrit un contemporain, et sans oser regarder autour de soi. Si par hasard on rencontrait un visage ami, on feignait mutuellement de ne pas se reconnaître." Les dénonciations étaient en effet à l'ordre du jour et, ainsi qu'il arrive aux périodes troublées de l'histoire, les caractères s'abaissaient, et de honteuses défaillances se produisaient. Toutes les portes se fermaient devant les malheureux proscrits, et, si par hasard elles s'entrouvraient, ce refuge n'était que temporaire, car personne n'ignorait que tout citoyen ayant donné asile à un suspect serait considéré comme complice et traité comme tel. Aussi les arrestations furent-elles nombreuses et de nouveau les prisons se trouvèrent encombrées, mais la terrible activité du tribunal criminel extraordinaire allait bientôt y créer des vides.

Dès le 27 août 1793, Salicetti, Gasparin, Albitte et Escudier rendaient le décret suivant : "Considérant qu'il est urgent de faire arrêter toutes les personnes qui ont participé à la rébellion de Marseille, tant pour punir les principaux coupables que pour mettre les autres hors d'état de machiner contre la République, le Directoire du département des Bouches-du-Rhône est autorisé à faire arrêter dans l'étendue de son ressort non seulement les personnes comprises dans le décret du 29 juin dernier, mais toutes celles dont les principes lui paraîtront dangereux pour l'affermissement du système Républicain ou par leurs relations avec les puissances coalisées en guerre avec la France." Quelques jours plus tard, le 4 septembre, et sans entente préalable avec les Représentants, la Convention non seulement approuvait les décisions prises, mais encore les aggravait, car elle décidait que "les biens des individus qui, à Marseille et dans les départements circonvoisins, ont levé l'étendard de la révolte contre l'autorité nationale, sont confisqués et affectés spécialement aux indemnirés dûes aux patriotes persécutés dans ces mêmes contrées." C'était la mise hors la loi, et même hors le droit commun, de nombreux suspects que des inimitiés particulières ou de basses convoitises allaient du jour au lendemain transformer en criminels de lèse nature.

Or, pour juger ces suspects, dès le 28 août un tribunal criminel pour tout le département était installé à Marseille, sous la présidence de Maillet cadet, ex-instituteur, avec Giraud, ex-oratorien comme accusateur public, Leclerc, Courmes, Bompard, Brogy, Renedy et Maurin comme juges, et le maître ès arts Chompré comme greffier. Un autre arrêté des représentants en mission autorisait à juger révolutionnairement, c'est-à-dire sans l'assistance d'un jury. Voici quelle était la procédure. On lisait l'acte d'accusation. Le prévenu était interrogé, l'accusateur public entendu, puis les juges avec leur président opinaient à haute voix en commençant par le plus jeune et le jugement étant prononcé était immédiatement exécuté. En vertu du code pénal de 1791, les condamnés allaient à la mort vêtus d'une chemise rouge, celle des assassins et des empoisonneurs.

Le terrible tribunal entra aussitôt en fonction et, grâce à la procédure sommaire qu'il avait adoptée, son activité fut redoutable. Le jour même de son installation étaient condamnés à mort le négociant Laugier "mis hors la loi en qualité de président du tribunal soi-disant populaire d'accusation" et Mignonnet, huissier du même tribunal. Ils moururent l'un et l'autre avec courage, Laugier obtint comme unique faveur de ne point passer devant sa maison en allant au supplice. Les jours suivants (6 et 7 septembre) portèrent leur tête sur l'échafaud Chalon, un simple bourgeois, le chirurgien-dentiste Cornély et l'imprimeur de la Ferté, qui tous les trois avaient été membres du tribunal populaire. Le négociant Louis Meiffredy, ex-juge de paix et président du même tribunal, avait d'abord réussi à s'esquiver. Il fut trouvé dans un grenier à foin, à Martigues, et, malgré ses soixante quinze ans, exécuté. Le capitaine marchand Clastrier et le constructeur de vaisseaux Nicolas payaient également de leur tête (26 et 28 septembre) le crime d'avoir appartenu comme juges à ce tribunal exécré. Le 12 septembre c'était le tour d'un jeune homme de vingt-deux ans, Vence, poursuivi "comme auteur, fauteur et instigateur du crime de contre-révolution et rébellion contre la Convention Nationale". Vence avait occupé d'importantes fonctions dans le parti Fédéraliste. Riche, intelligent, beau, il avait excité de nombreuses sympathies. Aussi réussit-il tout d'abord à se sauver à bord d'un navire gênois ; mais ce vaisseau fut pris par un corsaire français et ramené d'Antibes à Marseille. Vence fut aussitôt traduit devant le tribunal, "lequel tribunal l'audience tenant dans l'église Saint-Augustin à dix heures du matin, a mandé venir des prisons au palais de Justice séant à Marseille le citoyen Vence, y détenu à la clameur publique, et traduit la réquisition des Représentants et de l'Accusateur public, lequel, constitué à la barre, libre, sans fer et assis, a répondu ainsi qu'il suit ... plus n'a été interrogé. Lecture à lui faire, a déclaré contenir vérité, y persister et a signé avec nous. L'accusateur public parle et requiert l'exécution des décrets de la Convention Nationale des 19 et 27 mars, du 5 juillet dernier et de l'article 2 de la section II du titre I du code pénal. Le président prend les avis des juges Brogy, Leclerc, Bompard, qui ont motivé leur opinion à haute voix et prononce, au nom du tribunal, que Vence est condamné à la peine de mort en vertu des décrets dont il a été fait lecture."

De la journée du 13 septembre faisaient partie un homme de loi, Sard, le négociant Pinastel, tous deux "secrétaires du ci-devant comité des trente-deux sections de Marseille" et le menuisier Brouquier, membre du même comité. Le tailleur Rousselet, l'ancien général de l'armée Fédéraliste, essaya d'apitoyer les juges en leur parlant de ses deux enfants qui servaient alors à la frontière, mais il était trop compromis, et, alors que tombaient les têtes d'obscurs comparses, on ne pouvait épargner celui qui avait osé lutter contre les armées nationales. Aussi fut-il condamné et exécuté le 16 septembre.

Le lendemain 17, c'était le tour de l'avocat Jean Francoul. Accusé de fédéralisme et jeté en prison, il avait réussi à s'échapper, mais, trahi par un capitaine Gênois, il avait été de nouveau pris à Montredon et, après un interrogatoire sommaire, incarcéré pour la seconde fois. Condamné à mort il adressa à sa famille en termes touchant ses dernières recommandations et eut même la présence d'esprit de régler diverses questions de détail. "Il ne faut pas se presser de vendre les livres de ma bibliothèque, on n'en retirerait presque rien dans ce moment de tant décri. L'état des choses ne peut subsister longtemps. Il faut donc nécessairement, attendre un temps et des circonstances plus prospères pour remplir cet objet." Ses derniers moments furent troublés par la vue de son petit-fils, qu'un précepteur, imprévoyant ou coupable, avait conduit sur la Canebière, pour le faire assister au spectacle de l'échafaud. Le 18, tombaient sous la hache révolutionnaire le négociant Dufay, membre de l'ex-comité des trente-deux sections, et le doreur sur bois Galibardy, administrateur provisoire du département ; le 20, le capitaine d'artillerie Pioche et l'instructeur d'artillerie Callas, qui paraissaient avoir été l'objet de haines spéciales, car le premier était accusé d'avoir "servi de tout son pouvoir dans l'armée rebelle, et d'avoir fourni des bouches à feu et des munitions propres à incendier une partie de la ville de Marseille" et le second "d'avoir prêté son ministère de bombardier au château d'If pour diriger et lancer des bombes sur le quartier de la section des Prêcheurs de Marseille."

Pendant que se poursuivaient les vengeances révolutionnaires, l'Administration départementale, renouvelée et complétée par les Représentants du peuple, au lieu d'apporter le calme dans la cité en prêchant la clémence, déclarait au contraire qu'il était temps de punir "les évènements arrivés dans Marseille et occasionnés par les contre-révolutionnaires couverts du masque hypocrite du patriotisme." Elle prenait aussitôt, à la date du 29 août, un arrêté en onze articles, dont voici quelques passages : "L'Administration du département des Bouches-du-Rhône en permanence, considérant que l'abjuration de tout sentiment personnel est le moyen le plus efficace pour assurer la paix dans le département, mais que la loi trop longtemps violée doit reprendre son empire en frappant les têtes coupables, arrête ... de recommander spécialement à tous les corps administratifs, municipalités et tribunaux la plus grande surveillance, de déployer le caractère de fermeté et d'énergie qui doit caractériser le magistrat d'un peuple libre, de n'apporter aucun retard à faire exécuter les décrets de la Convention Nationale que les traîtres n'ont cachés au peuple que pour l'entraîner plus sûrement dans le piège affreux qu'ils creusaient sous leurs pas ... d'inviter tous les bons citoyens à dénoncer aux Représentants du peuple délégués dans les départements méridionaux les complots contre la sûreté publique, l'unité et l'indivisibilité de la République, dont ils pourront avoir connaissance." Au même moment, confirmant l'implacable dureté de ces conseils, Gohier, alors ministre de la Justice, écrivait à Giraud une lettre qui fut publiée par voie d'affiche, comme pour mieux indiquer le véritable esprit du gouvernement révolutionnaire, et qui devait avoir une sinistre répercussion, car elle augmentait le nombre des suspects. "Vous désirez, citoyens, que je vous donne une explication sur la loi du 9 juin dernier, art. VII, qui porte qu'à compter du jour de la publication du présent décret seront réputés complices des assassins comprenant le prétendu tribunal populaire de Marseille et poursuivis comme tels, tous les citoyens indistinctement qui, de quelque manière que ce puisse être, prêtèrent leur ministère, même comme témoins, aux actes et jugements de ce prétendu tribunal. Il est vrai que, dans les cas ordinaires, il faut que la loi ait été publiée dans un endroit pour y être obligatoire, mais quand par extraordinaire le défaut de publication et le crime de ceux-là même qui auraient été atteints par la loi, s'ils n'en eussent empêché la publication, alors on doit regarder cette loi comme obligatoire, non pas seulement du jour où elle a été publiée, mais de celui où elle aurait dû l'être, si les révoltés n'y eussent point apporté d'obstacle."

Ainsi encouragés par la bonne volonté des administrateurs du Département et par la féroce interprétation de la loi, donnée à titre officiel, par le ministre de la justice, les membres du tribunal révolutionnaire n'interrompirent point leur redoutable activité. Ils l'interrompirent d'autant moins que, par un nouvel arrêté en date du 14 septembre, l'administration départementale avait ordonné l'arrestation de tous les membres des commissions d'armement et des subsistances, des administrateurs, des officiers municipaux, des juges et hommes de loi ayant trempé de près ou de loin dans le Fédéralisme, et la mise sous scellés de leurs biens, tant pour indemniser la nation des pertes que lui avait causées la révolte que pour être affectés spécialement aux indemnités dues aux patriotes ; ce qui était ouvrir la porte à toutes les dénonciations et mettre en suspicion une bonne moitié des habitants de Marseille.

Les Représentants du peuple, malgré leur zèle révolutionnaire, trouvèrent qu'on exagérait la répression. Dès les premiers jours de septembre, Salicetti, Albitte et Gasparin annonçaient au Comité de Salut public que "la situation de Marseille était aussi tranquille et aussi bonne que les circonstances pouvaient le permettre". Quelques jours plus tard, Albitte revenait avec complaisance sur ce calme relatif. "Marseille est pour l'instant assez tranquille, écrivait-il au président de la Convention. Le règne des lois Républicaines s'y rétablit. On commence à y voir renaître des sentiments patriotiques et on peut espérer, après quelques victoires des lumières, de la fermeté et des vivres, de rendre cette ville encore digne d'appartenir à la République."
Aussi commençait-il à prêcher la modération. Dans un rapport très étudié qu'il adressait le 13 septembre au Comité de Salut public, il recommandait pour rendre la paix à Marseille d'apporter le plus grand soin aux subsistances, de réprimer l'agiotage, et surtout de ne pas tarder à user largement de clémence : "Il est une vérité, écrivait-il ; si on punissait à Marseille et dans le département des Bouches-du-Rhône tous les coupables, les trois quarts au moins de la population disparaîtraient. Presque tous ont, ou par erreur, ou par crainte, ou par faiblesse, prêté le serment antirévolutionnaire, ont porté les armes contre l'armée Républicaine, ont été sectionnaires ou ont déposé dans les procédures civiques du tribunal sanguinaire de Marseille. Je soumets à votre sagesse et à votre patriotisme s'il ne serait pas utile et même nécessaire de fixer le genre précis du crime qui sera puni et de lever cette espèce d'excommunication civile, qui, de fait, menace presque tout un département." Il établissait ainsi une sorte de liste de proscription qui comprenait les chefs et les officiers de l'armée Fédéraliste, les membres du comité des trente-deux sections et du tribunal populaire, les administrateurs du premier degré et les chefs reconnus de la contre-révolution. Pour tous les autres il n'hésitait pas à proposer une amnistie aussi large que possible. Voici la réponse du Comité : "Nous pèserons mûrement les considérations que vous exposez dans votre lettre du 12 septembre. Il ne faut pas que les coupables échappent, mais il ne faut pas non plus que l'innocent et l'homme qui n'a été qu'égaré se trouve enveloppé avec les scélérats. Ce choix exige beaucoup de discernement. Le Comité continue à s'en rapporter à la connaissance que vous avez acquise du local, à votre prudence et à votre énergie." Il semblait donc qu'une ère nouvelle de clémence allait s'ouvrir, mais, cette fois encore, les conseils de violence l'emportèrent, et au moment où Albitte et ses collègues espéraient l'adoption de mesures de douceur, ils apprirent leur soudaine disgrâce ou du moins leur remplacement en qualité de chargés de mission dans les Bouches-du-Rhône par d'autres représentants d'opinions beaucoup plus avancées et qui étaient bien résolus à ne pas mentir à leur passé, Barras, Fréron, Robespierre jeune et Ricord.

MISSION BARRAS, FRÉRON, ROBESPIERRE, RICORD

Les nouveaux proconsuls avaient déjà donné des gages de leurs convictions ultra-républicaines. Tous les quatre avaient voté la mort de Louis XVI sans appel ni sursis. Ils s'étaient associés à toutes les mesures de rigueur décrétées par la Convention. Envoyés en mission dans les départements du midi, ils y avaient été fort mal reçus, car le mouvement Fédéraliste battait alors son plein et les Représentants étaient considérés presque comme des ennemis publics. Barras et Fréron n'avaient même pas pu entrer à Marseille. Ils avaient été assaillis à Gap par les forces insurrectionnelles et n'avaient été sauvés que par l'intervention d'un bataillon de volontaires de la Gironde. Ils avaient, il est vrai, réussi à gagner Nice, où l'armée d'Italie avait alors son quartier général, mais ils s'y trouvaient en quelque sorte bloqués. Depuis huit jours nous ne recevons plus rien, écrivait Fréron au Comité de Salut public, pas même les bulletins pour l'armée." On surveillait leurs pas et gestes. On répandait le bruit que Fréron était le frère de Marat. Quant à Barras, sa tête était mise à prix, sa mère et sa femme étaient insultées et les Toulonnais, qui venaient d'entrer en révolte contre la Convention interceptaient toutes les communications. Aussi les Représentants étaient-ils fort découragés et demandaient-ils leur rappel. "Nous sommes depuis deux mois comme à 6.000 lieues de la Convention Nationale, écrivaient-ils, le 20 juillet 1793, à la Convention. Nous ignorons si elle existe encore. Nuls bulletins, nuls journaux ne pénètrent. Les mesures que le Comité de Salut public doit avoir prises pour étouffer la rébellion des départements coalisés nous sont inconnues." Quant à Robespierre jeune et à Ricord, ils n'avaient pas réussi à rejoindre leurs collègues. Les Fédéralistes occupaient toutes les routes et arrêtaient tous les suspects. Le 16 août, les deux représentants étaient obligés d'attendre, dans la petite ville de Sault, que le passage fut libre et, dans leur impatience, adressaient au Comité de Salut public un rapport dans lequel ils peignaient la situation sous les plus sombres couleurs. "Il est urgent de prendre toutes les mesures qui sont en votre pouvoir pour débarrasser la nation d'une poignée de brigands qui lui porte un préjudice énorme par les obstacles qu'ils mettent à l'expédition des affaires. Nous sommes indignés de voir que quelques factieux suffisent pour tenir en échec une grande nation ... Ne perdez pas de vue les rebelles de Marseille. Occupez-vous sérieusement de les réduire, si vous ne voulez pas voir s'allumer ici une guerre malheureuse. Il est encore très facile de les anéantir. Leur milice est sans discipline, sans courage. Ils ne savent que piller et fuir ... Le mal s'accroît chaque jour par l'état d'inaction dans lequel demeure l'armée de la République qui est en présence des rebelles, par l'impossibilité où elle est d'empêcher les incursions subites qu'ils font sur les patriotes qu'ils traînent dans les fers." Malgré les obstacles semés sur leur route et bien qu'ils eussent failli tomber dans une embuscade sur les bords de la Durance et eussent été poursuivis à outrance dans la montagne de Forcalquier, Robespierre jeune et Ricord s'obstinèrent à remplir leur mission. Repoussés une première fois à Manosque, ils revinrent à la charge et réussirent à se faire admettre. "On avait persuadé aux habitants de Manosque, écrivaient-ils plus tard à la Convention, qu'il ne devait plus rester pierre sur pierre dans cette ville, qu'une armée de brigands devait dévaster, incendier, piller cette coupable cité. Nous n'avons eu besoin, pour dissiper cette terreur panique, que de faire connaître les principes de la Convention Nationale, qui étaient profondément ignorés, et ils reconnurent bientôt que nous n'étions pas des anarchistes." Etant encore à Manosque, ils reçurent d'inquiétants rapports sur la situation de Marseille et s'empressèrent d'en faire part au Comité de Salut public. "Nous vous dépêchons un courrier extraordinaire pour vous instruire des projets horribles des rebelles de Marseille. Leur dessein parricide est de livrer leur port aux Anglais et aux Espagnols. La flotte ennemie croise presque à la portée du canon et déjà un vaisseau parlementaire a été envoyé à l'escadre anglaise, qui n'est qu'à trois lieues des côtes ... Nous sommes instruits que les conspirateurs veulent bien réellement livrer le Midi, soit pour démembrer la République, soit pour tout autre système également contraire à l'intérêt national, à la liberté et à l'égalité."

Heureusement les craintes patriotiques des Représentants du Peuple ne se réalisèrent pas. Pendant ce temps en effet les troupes de Carteaux refoulaient l'armée Fédéraliste et entraient à Marseille. Les unes après les autres toutes les cités rebelles étaient réduites à l'obéissance, sauf Toulon qui aggravait son cas en appelant à son aide les Anglais et les Espagnols. Les Représentants n'avaient donc plus qu'à accomplir leur mission. Ils n'y manquèrent pas et se ruèrent à leur sinistre besogne.

Barras et Fréron surtout se signalèrent par leur ardeur. Toulon, plus encore que Marseille, les préoccupait. Il fallait, de toute nécessité, reprendre la ville aux ennemis et improviser en quelque sorte une armée de siège, car les soldats de Carteaux n'étaient ni assez nombreux, ni assez bien équipés pour se heurter à une aussi puissante citadelle. Les Représentants s'efforcèrent donc en premier lieu de réunir les hommes et de leur fournir des armes contre la cité coupable. Volontaires et réquisitionnaires affluèrent bientôt, mais il était plus difficile de les armer. Albitte leur avait dit, un peu légèrement, "qu'ils trouveraient à Marseille 70.000 fusils. "Cette ressource nous manquant, écrivent-ils alors à la Convention, nous sommes remontés à cheval, nous avons de nouveau parcouru les communes, avons partout ordonné des désarmements, avons fait établir dans les chefs-lieux de districts des ateliers. Nous courons à Marseille arracher des mains des muscadins les fusils qu'ils ont osé porter contre la République et qu'on leur laissait encore. Nous marcherons alors à Toulon et croyez que nous y porterons le même courage, la même énergie qui nous ont fait sauver l'armée d'Italie."

Avant d'entrer à Marseille, Barras, Fréron, Ricord et Robespierre jeune avaient sur leur passage ordonné de nombreuses arrestations, entre autres celles de plusieurs juges du soi-disant tribunal populaire, Boeuf, le tanneur Jourdain, Chabot, secrétaire de l'hôpital, Guillot, et deux autres citoyens qui s'étaient réfugiés dans la maison de Sainte-Roseline, au territoire des Arcs, mais ils avaient été dénoncés et jetés en prison, ainsi que Félix, concierge de la maison, et sa femme qui les avaient reçus sans avertir les autorités. Le séquestre avait été aussitôt mis sur leurs biens. D'autres arrestations avaient été ordonnées aux Arcs, à Draguignan, Lorgues, Cotignac, Fos-Amphoux, Barjols, Soliers, Pignan et la Roque-Brussane, en sorte que les prisons étaient pleines et que de nouveau la Terreur régnait à Marseille, lorsque les Représentants se décidèrent à y faire leur entrée. Les patriotes les attendaient avec impatience et les accueillirent avec des acclamations. Ils s'installèrent, comme dans une ville conquise, à l'hôtel Borély, rue Vacon, et y menèrent une existence fastueuse. Fêtes et festins se succédèrent dans cette résidence, qui trop souvent dégénérèrent en orgies, et ce déploiement de luxe fut d'autant plus odieux que la cité était alors en deuil et que les ordres impitoyables de la Convention étaient exécutées à la lettre. Voici la lettre que Barras et Fréron adressaient à ce sujet à la Convention, le 10 octobre 1793 : "Le bandeau est tombé. Les traîtres sont dévoilés et poursuivis. Le peuple les abhorre et leur reproche son malheur et ses erreurs. Les Sociétés populaires reprennent leurs séances et leur énergie ... Les Royalistes sectionnaires sont dans la stupeur. Nous faisons poursuivre criminellement tous les traîtres qui ont eu des correspondances avec Toulon et Marseille. Nous faisons séquestrer provisoirement leurs biens. Chaque jour vaut cent mille écus à la République. La loi sur les personnes suspectes s'exécute. La guillotine seule nous manque. Il n'y en a pas dans les départements du Var et des Alpes-Maritimes. Celle de Marseille est très occupée. Nous sommes très embarrassés. Nous serons peut être réduits à faire fusiller les condamnés."

A Marseille, Barras, Fréron ne furent pas réduits à cette douloureuse extrémité, car la guillotine, pour employer leur pittoresque expression, fut constamment occupée. Un de leurs premiers actes fut de prendre un arrêté, en date du 28 vendémiaire an II (19 octobre 1793), ordonnant "l'arrestation des fonctionnaires publics, administrateurs des départements, districts et municipalités, et juges qui se sont montrés infidèles aux principes révolutionnaires, leur remplacement et le séquestre de leurs biens, déclarant suspects et émigrés toute personne qui ne justifiera pas dans la huitaine d'un certificat de résidence dans la République, postérieurement au 30 août dernier." Aussi les prisons regorgent-elles de suspects entassés et, sous couleur de patriotisme, les haines particulières se donnent-elles alors libre carrière. Quant au tribunal révolutionnaire, il s'acquitte avec frénésie de sa redoutable besogne et envoie pêle-mêle à l'échafaud  anciens fonctionnaires ou simples suspects. Au risque de tomber dans la monotonie ou de réveiller de douloureux souvenirs, qu'on nous permette de citer les noms de quelques-unes de ces malheureuses victimes des passions politiques :
le portefaix Amalric (30 septembre), "l'homme de confiance du Comité Général, qui en avait fait son commissionnaire en juillet et en août près l'armée départementale" ;
Berthet, homme de loi, ex-accusateur public près le tribunal criminel du Département (2 octobre) ;
Mériaud, homme de loi, président du Comité Général des six sections d'Aix et procureur de la municipalité ususpatrice d'Aix (2 octobre) ;
le négociant Boulouard, "l'âme de la rébellion à Arles" ;
Bussac, maître de langues "qui fut mis, à l'audience même, hors la loi, parce que, dans ses réponses, il soutenait le Fédéralisme" ;
le prêtre Cayras, membre du comité central des trente-deux sections (7 et 19 octobre) ;
le commis Allemand, (10 octobre) ;
le cultivateur Rey (12 octobre) qui "sous l'habit de paysan était l'agent le plus fidèle du Comité Général des trente-deux sections et du tribunal prétendu populaire" ;
le charpentier Hermite (14 octobre) ;
le cordonnier Trébuc (14 octobre) ;
et le prêtre Froment qui, dans la sacristie de l'église d'Auriol avait eu l'imprudence de parler en faveur de la Royauté (16 octobre).
Comme l'administration départementale avait pris un nouvel arrêté en vertu duquel le nombre des suspects était singulièrement augmenté (14 septembre), il y eut alors un redoublement de sévérité. Les membres du tribunal révolutionnaire frappent pour ainsi dire au hasard, "pour crime de contre-révolution"
le boucher Lenthéric (21 octobre),
le peseur public Tronc (28 octobre) et l'ex-provcureur syndic des Basses-Alpes, Imberty (22 octobre).
Imberty avait été signalé par Barras et Fréron comme un conspirateur dangereux. Ils l'accusaient "d'avoir levé une force départementale pour marcher contre la Convention et fait envoyer à Bourges des députés de son département. Nous l'avons dépisté une belle nuit dans sa retraite. Il a subi la peine de ses forfaits et a été exécuté à Marseille le lendemain de son jugement." Après Imberty montaient en même temps à la guillotine cinq officiers municipaux provisoires de Marseille, Spreux, coiffeur pour femmes, le fabricant de savons Bernard "qui a signé un ordre pour braquer contre les patriotes deux canons de dix-huit livres de balles", Salartès, tailleur, et deux bourgeois Concler et Artaud (24 octobre) ; puis le cordonnier Girard "aide de camp dans l'armée rebelle (30 octobre), et le docteur Rey, qui, pourtant, avait commis une faute bien légère "celle de témoigner par devant le prétendu tribunal populaire d'accusation et de jugement" ; l'instituteur Resquier et le maréchal ferrant Goirand étaient condamnés pour le même motif, car le temps était passé de la clémence et de la modération. Il fallait frapper vite et sans pitié.

La Convention trouvait qu'on usait de trop de ménagements et les Représentants en mission étaient les premiers à répéter que l'indulgence était hors de saison. En effet, le 13 octobre 1793, Barras et Fréron écrivent à la Convention "qu'ils ont trouvé Marseille dans une apathie désespérante pour de braves Républicains. Nous avons visité les sociétés populaires et nous y avons fait placer la Terreur à l'ordre du jour. Nous avons ordonné l'exécution du décret du 23 août dans toutes ses dispositions. On n'y pensait seulement pas." Le 20 octobre, Fréron se plaignait dans un nouveau rapport de ce que "nos affaires dans le midi vont bien lentement. La Convention Nationale et le Comité de Salut public ne savent pas la vérité. Je vois qu'on les trompe. Albitte a tout paralysé ici. Il a montré la plus imaginable répugnance pour les grandes mesures ... Il n'a rien fait à Marseille de ce qu'il fallait faire. Il a ménagé les négociants et les sectionnaires. Il n'était entouré que de ces messieurs. N'a-t-il pas défendu qu'on réquisitionnât des draps bleus pour l'armée d'Italie parce que ces draps était trop fins ! indignés de toutes ces muscardineries, nous avons donné ordre que tous les draps, de quelque qualité qu'ils fussent, serviraient à l'habillement de nos frères d'armes et, s'il n'y avait pas eu de drap, nous aurions pris du velours. Cela marche actuellement, mais Albitte nous a fait perdre plus d'un mois." Même difficulté pour les armes. "Il y a dans toute cette conduite sinon une malveillance bien prononcée, du moins une étourderie inexcusable ... Ce n'est pas ainsi qu'on sauve la République. Aussi Marseille est-elle à peine reconquise à la Liberté. Le peuple est morne, les riches ne tremblent pas, le Fédéralisme n'y est qu'endormi. Tout a été manqué dès le principe. C'était par Marseille qu'il fallait prendre Toulon. La première a été ménagée, caressée. Si Barras et moi fussions rentrés dans Marseille, nous eussions exécuté le décret que la Convention a rendu contre Lyon. Les maisons des riches seraient rasées à présent, et Toulon pris, incontestablement."

FréronPendant que Fréron se plaignait ainsi des retards apportés à la répression, le tribunal révolutionnaire s'efforçait de mériter ses éloges, en redoublant de sévérité. Les juges libellent à peine leurs arrêtés. C'est simplement à titre de contre-révolutionnaires que sont jetés sous le couteau de la guillotine le négociant Benoît et son fils (2 novembre), Seignoret fils (6 novembre), Franchicano, prêtre non assermenté, Lecomte, ancien capitaine marchand, le docteur Mauran (8 novembre), le notaire Ganel (13 novembre), Emeric, cordonnier, Sanguin, propriétaire à Istres, Monier, Saint-Etienne (25 novembre), Perrin, homme de loi, et Doutreleau, propriétaire (28 novembre). D'autres accusés sont punis, et tels le curé de Salon, Reynès, "qui a occasionné presque tout le désordre à Salon en usant du fanatisme et de l'ascendant qu'il avait pris sur les femmes" (25 novembre ; Gayot, propriétaire (4 novembre) "pour avoir déposé comme témoin à charge auprès du prétendu tribunal populaire de Marseille", et le cultivateur Mouisson "pour avoir été témoin calomniateur et à charge" (15 novembre) ; le cordier Raoux (25 novembre, le marchand Barlatier (28 novembre). Les femmes elles-mêmes sont poursuivies pour ce prétendu crime, ainsi l'ouvrière Marie Boyer (23 novembre) ou la veuve Henrique, née Agnès Chapus, qualifiées de témoins calomniateurs assidus et à charge. On reprochait de plus à cette dernière de "prétendre remplacer la noblesse et d'avoir mis le désordre dans la commune de Saint-Chamas." On envoie à la mort comme ancien fonctionnaire Chauvet, officier ministériel à Aix (4 novembre) ; l'organiste Gros, membre du Comité des trois sections de Tarascon (4 novembre) ; Angelier, prêtre, président du Comité des sections de Lambesc (8 novembre) ; un autre prêtre, Fidaux, membre du Comité général des sections d'Aix (8 novembre) ; Salon de Louis, président de la section d'Eguilles (8 novembre) ; le fripier Allen, membre du Comité de Sûreté publique à Marseille ; Olivier, ancien maire d'Eguilles, et le ménager Blanc, ex-commissaire aux sections, tous les trois le même jour, 11 novembre. Le lendemain 12, c'est le tour de Lanet, président de la section anti-révolutionnaire de Berre ; le surlendemain 12 de Guichem, maire provisoire de Berre, et de Boyer, membre du comité des trente-deux sections à Marseille. Puis, au hasard, sont immolés le docteur Granier, président d'une section à Lambesc (18 novembre), Constans, "ex-commissaire de la commune provisoire et illégale de saint-Rémy, membre du comité des trente-deux sections de Marseille (22 novembre) ; deux notaires d'Aix, officiers municipaux provisoires, dont on ne connaît même pas les noms (23 novembre) ; le meunier Raoul, officier municipal à Graveson (25 novembre) ; Darmure, percepteur des contributions foncière et mobilière (27 novembre) ; le docteur Laville, membre des sections d'Arles (20 novembre) ; Landon, propriétaire, "président de la première section d'Aubagne et membre du Comité général des sections de cette ville." Sont condamnés, pour avoir fait partie de l'armée fédérale, le boulanger Fayol qui s'était cru sauvé par la protection de Carteaux (13 novembre) ; le voilier Caillol, "commissaire des trente-deux sections, envoyé pour désorganiser les autorités légalement constituées et révolter la commune contre la Convention" (22 novembre) ; Sette, qui avait falsifié et imaginé un ordre de route, avec les signatures des Représentants du peuple, d'un prétendu commissaire des guerres à Nice et de divers officiers municipaux, il avait déjà réussi à former des rassemblements depuis Nice jusqu'à Aix, quand il fut arrêté à Aix, avec tous les officiers de sa compagnie, le boucher Vicaire, le cultivateur Bumard, le perruquier Tinet, lieutenants, Belmont, et conduit avec eux à l'échafaud (5 décembre). Le 23 novembre étaient guillotinés Gérard Reisselet, officier au ci-devant régiment de la Marine, "ex-juge du prétendu tribunal militaire", et un tout jeune homme, le négociant Corail "le plus ferme appui de Barbaroux et des Rolandins à Paris, lors du séjour du second bataillon de Marseille." Ajoutons à cette liste Soffmann, capitaine de l'armée rebelle, Boeuf, capitaine des douanes à la Ciotat (8 décembre), le charcutier Favet, membre du Comité général des sections d'Arles, le prêtre Gail, de Salon (13 décembre), Maurin, ex-procureur général syndic du département, "convaincu d'avoir aidé et fomenté la contre-révolution, et d'avoir manqué à la représentation nationale en requérant l'arrestation des Représentants Antiboul et Bô." Achevons cette funèbre nomenclature en mentionnant l'exécution de Grignard, directeur d'une verrerie en bouteilles (11 novembre), du propriétaire Mittre "qui a violé les dépôts de la poste (15 novembre) et d'un autre propriétaire, Bègue, "chargé par la section d'aller éventrer les paquets de la poste."

Ces condamnations répétées ravissaient d'aise les exaltés de Marseille. Voici la curieuse lettre qu'adressait le 5 frimaire an II (25 novembre 1793) au procureur général Payan, l'un d'eux, Benet, qui devait être bientôt nommé greffier de la tristement fameuse commission d'Orange : "Encore un triomphe de la liberté sur l'esclavage, de la raison sur le fanatisme ; un ci-devant prêtre, curé de Salon, passe sous mes fenêtres, en robe rouge, conduit par la gendarmerie. Devine où va le cortège ... Demain on en annonce sept ou huit ; après-demain relâche au théâtre. Mon ami, l'esprit public se vivifie dans cette commune, la liberté, l'égalité commencent à y établir leur empire, etc ..." Aussi bien Barras et Fréron, qui auraient dû au moins garder le silence de l'impartialité, ne cachaient pas qu'ils jugeaient cette sévérité nécessaire : "L'appareil de la force, écrivaient-ils au Comité de Salut public, sera longtemps indispensable dans les départements méridionaux. C'est à une sévérité inflexible que nous devons une partie des succès inespérés que nous y avons obtenus. Il faut ici des hommes archirévolutionnaires. Croyez-en deux collègues qui ont parcouru ces contrées jour et nuit, à pied et à cheval, et qui ont étudié à fond l'esprit, les habitudes, le caractère particulier de leurs habitants. Le patriotisme est encore ici comme un corps asphyxié qu'il faut rappeler à la vie. Les moyens révolutionnaires sont les seuls convenables et les seuls correctifs que nous sachions administrer." Il est vrai que les Représentants savaient faire usage de ces correctifs. Ils se préoccupaient même de la façon dont on appliquait ces remèdes extrêmes. Après avoir créé un tribunal exceptionnel à Grasse, ils se plaignaient naïvement de ce que les condamnations à mort n'aient pu être exécutées faute de guillotine, "mais, ajoutaient-ils avec empressement, nous en avons commandé une à Marseille et elle sera prête la semaine prochaine. Nous en avons ordonné une aussi pour Nice, qui, depuis l'époque de sa réunion à la France, n'a pas mis le moindre empressement à s'en procurer ; ce qui a forcé en dernier lieu de fusiller le juge de paix Giraudi." Au moins à Marseille l'instrument libérateur fonctionnait-il à leur contentement et, de jour en jour, augmentait le nombre des victimes.

Tous les noms que nous avons cités jusqu'ici sont compris dans une première liste des exécutés depuis le 28 août jusqu'au 8 décembre 1793. Une seconde liste comprend les condamnations capitales prononcées jusqu'à la suppression du tribunal révolutionnaire, c'est-à-dire jusqu'au 29 nivôse an II (18 janvier 1794). Pour ne pas encourir le reproche trop fondé de monotonie, qu'il nous suffise d'indiquer que le tribunal révolutionnaire, présidé par Maillet, tint 60 séances et jugea 528 personnes, dont plus de la moitié, 278, furent acquittés, 162 condamnés à mort et 88 à des peines diverses. Au 23 décembre, une ordonnance était rendue relative à une augmentation de traitement à accorder aux exécuteurs des jugements criminels. En effet la funèbre besogne ne manquait pas et les bourreaux étaient réellement fort occupés. C'étaient de véritables fournées qu'on envoyait à l'échafaud. Ainsi, le 26 décembre, était condamné un ex-noble, Sénéchon de Bournissac, âgé de 64 ans, ancien maréchal de camp "qui a prouvé qu'il ne mettait aucun prix à la vie des hommes, et n'a vu d'autre ressource, dans le progrès de la révolution, que de favoriser le parti reconnu aristocrate ... Il a donné l'infâme exemple d'une obstination coupable et a ri de l'opinion publique qui lui était contraire." En même temps que lui, l'huissier Parvand conduisait à la guillotine Lieutaud "qui a produit un certificat de maladie et un congé, mais cela ne prouve pas son civisme, car il a favorisé et protégé le retour d'un émigré et permis tous les actes arbitraires qui se sont commis à Aubagne" ; Lévêque, sans profession, mais "c'est un homme inutile qui travaille pour s'emparer de la confiance des antipolitiques d'Aix" ; Esprit Emmanuel "qui s'est toujours fait connaître par son esprit d'opposition à la liberté" ; Villecroze "convaincu d'avoir volontairement servi contre l'armée de la République", et deux guichetiers, Gueyrard et Peyre, pour avoir reçu en prison des citoyens arrêtés sur une simple dénonciation.

Comme on le voit les membres du tribunal n'avaient pas perdu leur temps ; pourtant les prisons restaient encombrées et rien ne faisait prévoir que le nombre des détenus diminuerait, car les Représentants, dans leur zèle sanguinaire, trouvaient que la méthode des emprisonnements isolés n'était pas assez expéditive et ils venaient de prendre un arrêté (17 nivôse an II, 6 janvier 1794), en vertu du quel on procéderait dorénavant par catégories. Les négociants auraient été les premiers frappés, car on avait remarqué "que les plus acharnés réactionnaires, les négociants infâmes, échappaient à la mort." Les portes des prisons auraient alors été largement ouvertes, et de nouvelles fournées auraient été envoyées à la guillotine. Mais un singulier phénomène se produisit. On commençait à se lasser de voir tomber tant de têtes. Les femmes se prenaient de pitié pour certains condamnés et parfois, ce qui était un grave symptôme, au lieu d'accompagner les condamnés de leurs huées ou de leurs injures, elles pleuraient en les voyant gravir les marches fatales. Un Représentant du peuple alors en mission à Marseille, Pomme l'Américain, constatait ce revirement dans les esprits. Il trouvait qu'à Marseille on arrêtait à tort et à travers. Voici ce qu'il écrivait au Comité de Salut public. "J'ai provoqué le premier à Marseille l'exécution de la loi sur les arrestations. J'ai voulu le premier purger la République d'une partie de ses ennemis, mais j'ai aussi prévu les abus qui devaient nécessairement les suivre, connaissant les moeurs et les principes de ceux qui devaient diriger les opérations relatives à l'exécution de la loi, et je vous demande le moyen de remédier à ces abus." Entre tous les agents qui compromettaient ainsi la République, il signalait "deux hommes éminemment suspects sous tous les rapports, Courbés et Barattier, qui dominaient en despotes toutes les opérations." Il aurait voulu leur éloignement, et le demanda avec énergie, mais ses collègues avaient leur siège fait. Ils ne l'écoutèrent pas. Bien mieux, "ils m'ont regardé comme une plante, parasite, qui venait s'attacher à la Commission envoyée dans le département des Bouches-du-Rhône, et m'ont donné mille désagréments que j'ai dévorés en silence. Je sais tout sacrifier à la patrie. Je ne vous parlerais pas aujourd'hui, si je ne regardais pas comme utile à la chose publique d'éloigner des affaires des hommes qui, par leur conduite passée, leur esprits d'intrigue, leurs liaisons dans ce pays, peuvent nuire aux intérêts de la République". Barras et Fréron ne tinrent aucun compte de ces observations pourtant si judicieuses, et Pomme ne tarda pas à comprendre qu'il ne serait que prudent pour lui de chercher un autre théâtre à son activité.

barbarouxSi les Représentants traitaient avec cette désinvolture un de leurs collègues, ils usaient de moins de ménagements encore envers les membres du tribunal. Eux aussi, malgré les services rendus, ne trouvèrent pas grâce à leurs yeux. Ils furent accusés de tiédeur. On leur sut mauvais gré d'avoir prononcé trop d'acquittements. On les accusa même de ne pas être restés insensibles soit aux séductions féminines, soit même à des offres d'argent. Des soupçons à l'inculpation directe il n'y avait alors qu'un pas. Barras et Fréron ordonnèrent l'arrestation de Maillet et de Giraud (22 janvier 1794) qui furent dirigés, par ordre du général commandant à Marseille et sous l'escorte de la gendarmerie sur Paris, où ils arrivèrent le 17 pluviôse (5 février 1794). Ils furent aussitôt écroués à la Conciergerie, en vertu d'un mandat d'arrêt de Fouquier-Tinville et leur procès commença. On leur reprochait "d'avoir été les instigateurs des derniers troubles à Marseille, d'avoir soustrait à l'échafaud des contre-révolutionnaires, notamment Larguier, substitut de la commune de Marseille, l'ami intime et le correspondant de Barbaroux, condamné seulement à la détention. "On eût dit que la guillotine n'avait de tranchant que pour les non nobles. Les gros négociants qui, par leurs trésors avaient alimenté la guerre civile, se promenaient tranquillement, sûrs de leur impunité, etc." Maillet et Giraud n'eurent pas de peine à démontrer que, loin d'avoir favorisé les fédéralistes, ils avaient au contraire été par eux jetés en prison. En effet vingt-cinq témoins, dont huit représentants, déposèrent en leur faveur. Aussi, quand ils comparurent devant le tribunal furent-ils acquittés à l'unanimité. Le président Coffinhal ajouta même que le Tribunal non seulement reconnaissait leur innocence, mais encore qu'il leur accordait une couronne civique : récompense au moins singulière, puisque les couronnes civiques étaient jadis données à ceux qui sauvaient un de leurs concitoyens, ce qui n'était pas précisément le cas de Maillet et  de Giraud : mais il y a mieux.  Quelques jours après leur acquittement, le 8 ventôse (26 février), ils se présentèrent à la barre de la Convention, et, séance tenante, un décret fut rendu qui annulait l'arrêté des Représentants comme ayant outrepassé leurs pouvoirs et les renvoyait à leurs fonctions. Ils eurent même l'honneur, quand ils se rendirent au club des Jacobins, puis à celui des Cordeliers, d'être reçus aux acclamations des membres présents et proclamés membres des deux clubs. Ils avaient donc obtenu toute satisfaction, et, puisqu'ils avaient été poursuivis comme coupables de modération, il semblait que l'heure de la clémence allait enfin sonner et que la Convention, renonçant à sa vengeance, s'inclinerait désormais vers les mesures de douceur. Or c'est à ce moment même que Barras et Fréron et leurs collègues redoublèrent de férocité et que la Terreur battit son plein dans les départements Méridionaux, et surtout à Marseille.

BarrasBarras et Fréron s'étaient partagé la besogne. Fréron s'était réservé la direction de Marseille ; Barras, plus actif ou plus entreprenant, avait commencé une véritable campagne dans l'ancienne Provence. Le rapport qu'il adressa à ce sujet à la Convention serait amusant s'il n'était navrant. Il se vante d'avoir poursuivi jusque dans les montagnes quelques aristocrates, qui s'y étaient réfugiés. "Cette chasse patriotique a produit non seulement la dispersion des traîtres, mais elle a jeté l'épouvante dans les modérés." Chemin faisant il a ordonné la destruction de la forêt de la Sainte-Baume, dont les arbres peuvent être utilisés pour la marine. Escorté par six dragons, il est monté jusqu'au célèbre couvent de Sainte-Madelaine, "le fer d'une main et la torche de l'autre pour détruire ce repaire. Parvenu jusque dans l'intérieur, nous trouvâmes d'un côté des inscriptions contre-révolutionnaires, tendantes au rétablissement de la Royauté, de l'autre, la ridicule statue du fanatique et soi-disant saint Louis revêtue d'attributs justement en horreur. L'indignation fut à son comble. La torche fit justice du sain et de l'asile aux brigands." Poursuivant le cours de ses faciles exploits, il arrive à Saint-Maximin et envoie à la Monnaie le trésor de la basilique ; puis il court à Saint-Tropez, auquel il attribue le nom d'Héraclée, et se dispose à partir pour Toulon. "Partout, écrit-il, on applaudit à toutes vos mesures révolutionnaires, à la juste punition des traîtres que vous avez chassés de votre sein, et les sans culottes arrêtent de toutes parts toutes les personnes suspectes, les modérés et les égoïstes." Marseille pourtant l'inquiète encore, car "elle est travaillée par les intrigants, qui, sous le masque hypocrite du patriotisme, ont acquis une certaine prépondérance. Nous serons peut-être obligés d'employer des moyens répressifs, qu'on eût pu éviter lorsque l'armée de la République est entrée dans cette commune."

On sait à l'avance que Fréron n'avait pas hésité en l'absence de Barras, à recourir à ces moyens répressifs. Il avait si bien manoeuvré qu'il croyait avoir partie gagnée. Aussi les deux proconsuls se décernèrent-ils un premier témoignage de satisfaction dans leur rapport à la Convention daté du 31 octobre 1793 : "Marseille est devenue comme Paris un vaste arsenal, des ateliers sont élevés partout, et de nombreux ouvriers y travaillent, fabriquent des fusils, et plusieurs fonderies fournissent journellement des canons ... Nous avons fait enlever les tombeaux des anciens comtes et comtesses de Provence. Leurs cendres ont été déposés dans le cimetière commun. Les offrandes se multiplient. Les muscadins se popularisent, ils nous apportent leurs belouses. Le bois seul est rare ... Cette ville où l'esprit public renaît, veut se précipiter tout entière sur Toulon, mais nous attendons les ordres de la Convention." Dans un second rapport, plus explicite encore, Barras et Fréron, tout émus des progrès de l'opinion républicaine, exhalent leur joie en termes qui seraient grotesques s'ils n'étaient sincères. "Un grand homme disait avec raison que la philosophie faisait à pas lents le tour du monde ; déjà nous apercevons ici les premiers rayons de cette sainte Raison, que les Parisiens adorent. Aujourd'hui des fêtes vraiment nationales, vraiment républicaines, ont succédé aux momeries prescrites par la superstition et la fourberie. Hier, fête de la décade, deux ci-devants prêtres sans culottes, abjurant leurs erreurs, ont solennellement pris pour épouses deux citoyennes vertueuses, mais pauvres comme eux. Nous avons servi de témoins à cette union. Nous avons conduit les époux à la Municipalité. Un banquet civique, dont nous avons fait les frais, a réuni les époux et les martyrs de la Révolution. Le soir le peuple a applaudi aux sentiments et aux vertus républicaines de Brutus, qu'on a représenté de par lui et pour lui ... Ca ira, ça va. Salut et fraternité."


PAUL GAFFAREL
Annales de Provence (Aix-en-Provence
1913

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