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La Maraîchine Normande
28 mai 2013

LA TERREUR A MARSEILLE - LA DICTATURE DE BARRAS ET FRÉRON

LA TERREUR A MARSEILLE

LA DICTATURE DE BARRAS ET FRÉRON

Marseille

Cette rigueur dans la répression et cet étalage de sentiments ultra-républicains n'étaient pas sans mécontenter nombre de Marseillais. Aussi les dénonçait-on fréquemment la conduite des Représentants. On les accusait partout, et les apparences, faut-il l'avouer, étaient contre eux, de scandales dans la vie privée. ils ne se privaient en effet ni de banquets somptueux, ni d'autres plaisirs moins licites. Il est vrai que, l'austérité spartiate étant encore de mode dans les déclarations officielles, Barras et Fréron protestaient avec énergie contre ces attaques. "On parle de notre luxe insolent, écrivait Fréron à Bayle (12 décembre 1793), de notre table de fermier général. La malveillance s'accroche à tout. Granet qui a dîné quelquefois avec nous peut en rendre compte. Nous ne faisons qu'un repas à quatre heures après midi. Il n'y a ni trop ni trop peu. Brissot parlait de son repas lacédémonien. C'était de l'hypocrisie. Nous n'imitons jamais personne. Nous ne pouvons refuser quelquefois la soupe à quelques sans-culottes qui viennent nous la demander. Nous avons à chaque décade quatre ouvriers, à tour de rôle, qui dînent avec nous. Ce sont ceux qui travaillent aux ateliers d'armes. A l'égard du luxe, il consiste à avoir un frac blanc et un gilet rouge, costume des Représentants, avec les cheveux plats. Je suis souvent plusieurs jours sans sortir, occupé, en robe de chambre, à écrire et à travailler, et, quand je sors, il est toujours sept heures et demie du soir, pour prendre un peu d'air et faire de l'exercice, et je rentre avant dix heures. Voilà ma vie et mon ordinaire. A l'égard des femmes, je n'ai pas le temps d'en voir, quoique je les aime beaucoup, mais j'aime cent fois mieux ma patrie, et elle a tous mes instants ... Tu peux tirer parti de ces détails, car je sais qu'on m'attaque sur tous les points. Ceux qui me connaissent et qui m'ont vu dans les montagnes de l'Esterel manger pour tout repas des ognons crus, rient bien du nom de muscadin, qu'Hébert m'a donné si gratuitement." Barras, de son côté, protestait avec une égale énergie : "Rien ne m'arrêtera dans ma marche révolutionnaire. J'ai fait arrêter mes parents, j'ai écrit au Comité de Surveillance de la Convention de faire arrêter un de mes oncles qui est attaché à la cause des rebelles. Aucune muscadine n'a eu accès chez moi, à Marseille je n'ai rien accepté de personne, je n'ai été chez qui que ce soit. Même si quelquefois des sans-culottes sont venus dîner avec nous, je rentrais dans ma chambre avant la fin du dîner. Voilà ma conduite. Point de spectacle. Au travail du matin au soir ! Après cela qu'on calomnie, peu m'importe ! J'ai fait mes preuves en attaquant ouvertement le tyran, à une époque où l'on n'osait parler."

De toutes les dénonciations qui s'abattirent sur les Représentants, il en est une que son caractère rendait particulièrement grave. On les accusait en effet d'avoir écrit au Comité de Salut public en proposant d'abandonner aux Anglais une partie de la Provence. Barrère lut en pleine séance de la Convention cette prétendue lettre, et l'effet produit fut déplorable. On parlait déjà de les décréter d'accusation, mais Bayle prit leur défense. Il n'eut pas de peine à démontrer que tout était faux dans la dépêche, fausse la date, fausse l'écriture, et surtout que la conduite passée des Représentants établissait le peu de vraisemblance de l'hypothèse. Le coup n'en était pas moins porté, et les Représentants incriminés en conçurent un amer ressentiment. "Comment, écrivait Fréron à Bayle (5 janvier 1794), après une conduite irréprochable depuis dix mois, après les services éminents que nous avons rendus, après notre correspondance habituelle, après le témoignage de tout le Midi témoin de notre infatiguable sans-culottisme, comme le Comité a-t-il pu mettre tout cela en oubli au point de nous soupçonner de trahison ? Nous mettre hors la loi c'eût été donner le signal à ceux même qui avaient fabriqué la lettre d'ensevelir ce décret dans notre sang, c'eût été nous désigner pour victimes, c'eût été mettre le poignard à la main de tous les scélérats de Marseille, c'eût été armer le tribunal révolutionnaire de cette commune, dont quelques membres ont été démasqués par nous, du droit de nous envoyer à la guillotine en deux heures de temps."

MARSEILLEFréron et Barras avaient été jusqu'alors relativement modérés. Ainsi, en matière religieuse, ils avaient manifesté une certaine tolérance : "Toucher à Notre-Dame-de-la-Garde, écrivait Fréron à Bayle, il y aura à coup sûr une révolte dans le port ! Nous nous sommes contentés d'opérer par la fête de la décade et par le spectacle gratis de quelque pièce patriotique une diversion dans l'esprit du peuple. Cela suffit ici et la sagesse nous prescrit de ne pas aller plus loin pour le moment." Les attaques passionnées et les calomnies dont ils étaient victimes paraissent les avoir exaspérés. Armés de pouvoirs discrétionnaires, ils résolurent dès lors de s'en servir et ne tardèrent pas à en abuser.

Les Fédéralistes Marseillais qui n'avaient pas encore, quoique battus, renoncé à toutes leurs espérances, s'associèrent habilement aux membres des sociétés populaires, qui trouvaient naïvement qu'on n'allait pas assez vite en besogne. Unissant leurs griefs, les uns et les autres s'apprêtèrent, sous prétexte d'en finir avec les prisonniers qui encombraient les geôles, à descendre dans la rue, et à profiter du désordre pour se débarrasser des Représentants, "Nous eussions été les premières victimes, écrivait Fréron à Bayle, parce que, nous portant aux prisons entre les assassins et les assassinés pour nous opposer au carnage, on nous aurait égorgés, et on eut ensuite répandu le bruit que s'était nous qui avions ordonné le massacre." Prévenus à temps, Barras et Fréron déclarèrent Marseille en état de siège et ordonnèrent à la municipalité de faire partir immédiatement pour Toulon deux bataillons de volontaires qui s'étaient compromis par leurs déclarations. En même temps la garnison fut consignée, tous les postes stratégiques doublés, et on appela des dragons cantonnés à Cuges et des soldats, ceux qui avaient capitulé à Valanciennes et venaient d'arriver dans la Drôme. Ces mesures énergiques produisirent un grand effet. Il n'y eut aucune démonstration dans les rues. La Municipalité essaya de résister, mais les Représentants n'hésitèrent pas à la casser, et profitèrent de l'occasion pour prononcer la dissolution des sociétés prétendues populaires, qui, pour la plupart, étaient encore entre les mains des Fédéralistes. Le calme fut aussitôt rétabli. "Nous allons prendre, écrivait Barras à Bayle, les mesures convenables pour rendre Marseille à la liberté, et pour détruire à jamais ce système abominable de fédéralisme qui y faisait des progrès alarmants. Tout est rentré dans l'ordre. La masse générale s'est ralliée à notre voix."

Suit l'énumération de quelques unes des mesures prises par les Représentants pour assurer leur triomphe. "Il n'existait aucune police à Marseille : nous en établissons une. On entrait ici sans passeport ; Nous avons déjà découvert quatre maisons de jeu où l'on s'appelle Monsieur et Madame et où les louis coûtent soixante livres de papier. Marseille va être pavée, balayée, car elle était d'une malpropreté horrible. Cela occupera d'ailleurs beaucoup de bras. Toutes les filles publiques qui infectent les volontaires seront dans deux jours mises en état d'arrestation. L'arrêté est pris et le local disposé ... Nous mettrons Marseille au pas. Nous établirons une commission militaire pour juger tous les incarcérés, car, quoique le tribunal aille bien, il ne va pas assez vite. C'est à notre attitude énergique que Marseille doit son salut."

Malgré leur optimisme de commande Barras et Fréron ne se faisaient aucune illusion sur les sentiments des Marseillais. Ils ne croyait pas à leur amour trop récent pour la Convention, et, quand ils dévoilaient le fond de leur pensée, ils ne cachaient pas leur désappointement. "Le Comité de Salut public disait dernièrement qu'on pouvait distinguer les patriotes d'avec les ennemis de la chose publique par la sensation qu'avait produite sur chaque individu la nouvelle de la prise de Toulon. Si c'est là le vrai thermomètre de l'esprit public, que penser de celui qui règne à Marseille ! On douta pendant trois jours et on feignit de douter de la prise de Toulon. La stupeur la plus profonde succéda à ce doute. Toutes les communes de France députèrent vers l'armée : Marseille resta muette. Il fallut un décret pour lui faire faire des réjouissances. Tous ceux qui connaissent ces contrées savaient qu'au moindre évènement on se livrait ici pendant des semaines entières à des fêtes extraordinaires ; mais pourquoi se dissimuler que la classe la moins riche de cette commune regrette l'ancien régime ; que les porte-faix, les marins, les ouvriers du port sont aussi aristocrates, aussi égoïstes que les négociants, les marchands, courtiers, officiers de marine ? Où donc est la classe patriote ?"

Bien qu'ils affectassent dans leurs propos officiels et dans leurs arrêtés une grande confiance, Barras et Fréron étaient donc profondément découragés, et songeaient déjà à prendre contre la cité rebelle de terribles mesures de répression. "Je crois que Marseille est incurable à jamais, écrivait Fréron à Bayle, à moins d'une déportation de tous les habitants et d'une transfusion des hommes du Nord. En attendant l'application de ces remèdes ultra radicaux, ils eurent la regrettable pensée de recourir à des moyens d'intimidation qui ressemblent à des actes de vengeance. C'est surtout sur Fréron que retombe la responsabilité de ces actes. N'imagina-t-il pas, trouvant insuffisante la punition des Fédéralistes Marseillais, de s'en prendre aux monuments de la cité coupable ! Hanté par les souvenirs antiques, et jugeant qu'il n'y avait pas que les personnes de punissables, mais les édifices, qui avaient abrité leurs crimes, méritaient d'être compris dans la proscription, Fréron ordonna la destruction de toutes les maisons qui avaient "servi de repaires aux sections fédéralistes." On prétend même que, dans son zèle de sectaire, il avait résolu de combler le vieux port en y jetant la colline de Notre-Dame-de-la-Garde, afin de tarir les sources de la prospérité publique et d'enlever à Marseille la sécurité de cette rade qui, depuis tant de siècles, assurait la richesse de ses habitants. Il y a sans doute de l'exagération dans cette accusation, mais l'ordre relatif à la destruction de certains édifices est absolument authentique. En voici les principales dispositions : "... Article II. Les repaires où se tenaient les assemblées des sections et du Comité général seront rasés, et un poteau qui rappelera leur révolte sera dressé sur le terrain qu'ils occupaient. Article III. Est excepté de cette mesure le lieu de la section n° XI, qui seule a donné tant de preuves de son attachement pour l'unité et l'indivisibilité de la République. Article IV, Il sera fait un inventaire exact des meubles et effets garnissant les lieux à démolir. Les meubles et effets seront préalablement enlevés pour être vendus conformément à la loi sur les vente des biens des rebelles. Les matières d'or et d'argent seront portées à la Monnaie. L'administration du district désignera le lieu où seront portés les titres et papiers. L'administration des poudres et salpêtres aura, près de chaque édifice à démolir, un préposé pour y recueillir et faire valoir les terres salpêtrées". Tout avait donc été prévu. On n'avait oublié, dans cette imitation servile de l'antiquité, qu'un seul détail ; semer du sel sur les ruines !

280px-Marseille,églisedesaccoulesL'arrêté pris à Port-la-Montagne, le 17 nivôse II, c'est-à-dire le 6 janvier 1794, est signé Paul Barras, Fréron, Salicetti et Ricord. Le général Lapoype, commandant de Marseille en état de siège, était chargé de veiller à son exécution, et dès le 19 nivôse (8 janvier) l'oeuvre de vandalisme commençait. On mettait les démolitions aux enchères. Lambert, Ricord, Garcin et Richaud, membres du Comité des travaux publics, étaient chargés de recevoir les propositions, et toute une équipe de démolisseurs se mettait à la besogne. L'église Saint-Ferréol tombait la première sous leur marteau. La basilique des Accoules et la Bourse étaient attaquées. Mais les Marseillais n'avaient pas appris sans déplaisir la décision des Représentants du peuple. Ils faisaient remarquer avec raison que, si quelques-uns d'entre eux méritaient une punition, la masse de la population était restée fidèle à la République, et que, par conséquent, il était injuste de punir tout le monde de la faute de quelques-uns. Aussi les démolisseurs étaient vus de mauvais oeil, et peu à peu les chantiers se vidaient. Fréron s'obstina et ordonna à la Municipalité de continuer et de presser les travaux. On a conservé une affiche, en date du 3 février 1794, signé Bertrand, Garcin, membres de la Commission municipale, en vertu de laquelle "les citoyens sont avertis qu'en exécution de l'arrêté des Représentants du peuple près les armées et départements du Midi, en date du I pluviôse, et d'après l'approbation du commandant de la place, la commission municipale procèdera, les 17 pluviôse et jours suivants, à la suite des enchères des repaires sectionnaires invendus." Elle ne fait de réserve que pour les métaux, tels que fer, cuivre ou plomb, que la nation se réserve. Suit l'énumération des "repaires" : Eglises Saint-Laurent (sacristie et chapelle), de la Miséricorde, des Accoules (avec édifices dépendants), des Minimes (sacristie et chapelle), de l'Oratoire, du Bon-Pasteur, des Augustins, et la Bourse ou Loge. C'était cette Bourse qui était spécialement visée. La section dix-huit, formée des riches quartiers de l'Hôtel de ville, habités surtout par les négociants y avait en effet siégé. Or, dès le 7 janvier, sur réquisition de la Commission municipale, des maçons avaient été convoqués pour démolir avant tous les autres l'édifice condamné : mais comme la municipalité tenait en même temps ses séances dans cette Bourse ou Loge, il fallait bien, puisqu'on la détruisait, lui trouver un siège. On désigna en effet pour la recevoir l'hôtel de Roux de Corse, et, dès le 26 nivôse (15 janvier 1794), la Commission s'y réunissait. L'oeuvre de démolition fut pourtant arrêtée. Tout le monde à Marseille, même les Jacobins les plus déterminés, protestait contre ces inutiles destructions. Le maire Micoulin et l'agent national Lejourdan se firent les interprètes de cette revendication nationale, et, profitant de l'absence de Barras et de Fréron, s'adressèrent à Ricord, Salicetti et Robespierre jeune, en les suppliant d'épargner au moins l'Hôtel de ville. Robespierre demeura d'abord inflexible. Il finit cependant par comprendre l'odieux de la mesure projetée et ordonna d'en suspendre l'exécution ; mais ce ne fut que plus tard, grâce à l'intervention d'Omer Granet, que le Comité de Salut public arrêta l'oeuvre de démolition.

Une mesure autrement grave, et tout aussi inique, fut celle qui privait Marseille de son nom. Le 17 nivôse an II (6 janvier 1794), la veille du jour où ils avaient supprimé le tribunal révolutionnaire, le jour où ils ordonnaient la destruction des édifices sectionnaires, et comme pour mieux marquer qu'ils entraient dans une période nouvelle, Barras et Fréron avait rendu un arrêté, dont les considérants méritent d'être retenus. Le voici dans toute son étrangeté : "Les Représentants du peuple près les armées et les départements du Midi, considérant que la commune de Marseille a, la première, sonné le tocsin de la rébellion dans le Midi, qu'une foule de commissaires envoyés par elle dans les départements circonvoisins ont soulevé les paisibles habitants des campagnes, qu'accompagnés de nombreux satellites ils ont entraîné par la terreur ceux qu'ils n'avaient pu séduire par leurs discours séditieux ;
Considérant que cette commune a attenté à la souveraineté nationale en arrêtant des Députés envoyés dans les départements Méridionaux par la Convention ; que ses nombreux bataillons ont marché, enseignes déployées, contre les armées nationales, leur ont livré des batailles, ont assiégé, pris et saccagé des villes qui étaient restées fidèles à la République ;
Considérant que tant de forfaits sont restés impunis, que Marseille, au lieu de les faire oublier par une conduite Républicaine,k s'est encore dernièrement rendue coupable d'une nouvelle révolte ...
Considérant que, par l'examen des papiers trouvés dans les greffes de l'infâme Toulon, on voit que Marseille et Toulon n'avaient qu'un même esprit, une même pensée, une même intention, un même but ; que des commissaires communs ont été envoyés aux flottes ennemies ; que l'arrivée seule des soldats de la République dans les murs de Marseille a empêché les Anglais d'entrer dans ses ports ; que cette intimité, cette coalition est démontrée par la stupeur dans laquelle la réduction de sa fidèle alliée l'a plongée et la retient, au milieu des chants d'allégresse qui retentissent dans toutes les communes des Départements voisins ;
Arrêtent : 1° le nom de Marseille que porte encore cette commune criminelle sera changé ; la Convention nationale sera invitée de lui en donner un autre. Provisoirement elle reste SANS NOM, et portera cette dénomination ...
Fait au port de la Montagne, le 15 nivôse l'an 2 de la République, et ont signé Barras, Fréron, Salicetti, Ricord. Le général de division Lapoype, commandant de la ville Sans Nom en état de siège, est chargé de l'exécution du présent arrêté."

A cette nouvelle les Marseillais furent comme accablés de stupeur. Ils n'osèrent d'abord soulever aucune protestation, car, vraiment, ils avaient peur, et se demandaient avec effroi où s'arrêteraient les fantaisies de leurs maîtres temporaires.

De fait Marseille devint Sans Nom. Dans tous les actes publics, sur les enseignes, sur les affiches, le mot Sans Nom s'étalait en toutes lettres, et l'imprimeur officiel, le sans culotte Rochebrun, comme il s'intitulait, datait de Sans Nom tous les documents administratifs : mais le sentiment populaire, un moment comprimé, fit bientôt explosion, et ce fut comme un déluge de lettres, de factums, de plaintes, de dénonciations et de protestations qui s'abattit sur les Représentants surtout contre Fréron, sur qui retombait, non sans raison d'ailleurs, la responsabilité de cet acte impolitique. Nous ne pouvons analyser toutes ces pièces, qui d'ailleurs se ressemblent, car ce sont les mêmes arguments qui sont toujours reproduits.

Qu'il nous suffise de résumer la lettre écrite le 11 pluviôse an II (30 janvier 1794) par le Représentant Moïse Bayle à son collègue Barrère. Il s'indigne du décret qui a privé Marseille de son nom, et expose les services que cette ville a rendus à la République. En mars 1789, Marseille n'est-elle pas entrée en révolte contre Aix, et le Parlement, et n'a-t-elle pas obtenu l'élargissement de 1500 suspects ? Lorsque le marquis de Caraman, au mois de juin de la même année, entra par surprise à Marseille, et fit pointer contre la ville le canon des forts, ne sont-ce pas les Marseillais qui sans perdre courage, s'emparèrent de la citadelle de Notre-Dame-de-la-Garde et forcèrent le général royaliste à s'enfuir ? Ne furent-ils pas les premiers à étaler leurs sentiments révolutionnaires, surtout après l'affaire de Varenne, à tel point que Mirabeau leur écrivait qu'ils prévenaient toujours la Constituante ? Ce sont les Marseillais qui en février 1792 courent à Aix où ils désarment le régiment suisse d'Ernest ; des Marseillais qui ramènent Arles dans le devoir ; des Marseillais qui jouent le rôle principal dans le siège des Tuileries en août 1792. Lors du mouvement fédéraliste, les sectionnaires de la IIème section en se défendant contre les 31 autres n'ont-ils pas permis au général Carteaux de rentrer en vainqueur dans une ville momentanément égarée ? Les Marseillais en effet n'ont jamais été fédéralistes. La coalition des nobles et des négociants les a sans doute surpris, mais elle ne les a jamais égarés, car ils n'ont jamais cessé d'être républicain. "Ah ! Marseille perdrais-tu ton nom sans que tes faits héroïques fussent connus, sans qu'ils fussent pesés avec tes fautes dans la balance nationale ? Barras, Fréron, Salicetti, Ricord, vous avez été bien vite ... Non, vous ne serez plus les habitants de la commune Sans Nom, et, puisque ceux qui l'ont ainsi appelée n'ont pu lui donner un autre nom, celui de Marseille, revivra encore. Leur invitation à la Convention restera sans effet, et elle portera son nom sans interruption."

Il est vrai que la Convention elle-même, sans se prononcer encore d'une façon définitive, hésitait à donner son approbation à cette mesure ultra-radicale. Le Comité de Salut public par une dépêche du 23 janvier 1794, adressée à Barras et à Fréron, approuvait tous les arrêtés pris par eux contre Marseille, mais avec des réserves pour le changement de nom. "Marseille appelle de votre part un grand exemple. Sans doute, habitués à manier la foudre, c'est à vous qu'il appartient de la diriger encore, mais il est peut-être des considérations que l'étude des moeurs, la science des localités commandent ... Vous avez cru que Marseille devait changer de nom. Ici, citoyens collègues, le Comité de Salut public s'arrête. Le nom de Marseille rappelle à la pensée des hommes libres d'immortels souvenirs ; des scélérats, sous le masque de Républicanisme, l'ont outragé, mais les monstres qui ont cherché à le perdre ont cessé d'être Marseillais. L'histoire, en écrivant nos annales, pourrait-elle laisser échapper un nom qui marche à la postérité de front avec la chute du roi ?" Collot d'Herbois et Billaut-Varennes, les signataires de cette lettre, rappellent ici, comme l'a fait Moïse Bayle, les grands services rendus par Marseille à la République, et ils ajoutent : "Marseille conserve encore des patriotes qui portent avec orgueil un nom de l'histoire a souvent consacré par ses éloges ; plusieurs aimeraient mieux périr que d'y renoncer. Que sa conservation soit le prix des Républicains qui n'ont pas démenti leur antique gloire, et qui, par leur courage civique et leur dévouement, ont même honoré de nouveau le titre qu'ils réclament. C'est de notre part un trait de politique qui leur rappellera sans cesse des crimes à venger, mais en même temps un nom célèbre à maintenir dans tout son éclat."

Il n'y avait donc pas à s'y tromper ; on désapprouvait en haut lieu comme intempestif et impolitique le changement du nom de Marseille imposé par les Représentants, mais on ne voulait pas avoir l'air de les contredire ouvertement, sans doute parce qu'on craignait d'affaiblir leur autorité. On aurait préféré que d'eux-mêmes ils rapportassent leur arrêté. C'était agir avec discernement et sagesse. Barras et Fréron, ce dernier surtout, ne voulurent pas comprendre la situation. Sous prétexte qu'on ne leur avait intimé aucun ordre positif, et que, étant sur les lieux, ils étaient plus capables de juger sainement le véritable état des choses, ils s'entétèrent dans leur fanatisme, et déclarèrent que jusqu'à plus ample informé Marseille s'appellerait Sans Nom. Il n'y avait plus qu'à s'incliner et qu'à attendre des temps meilleurs.

LA COMMISSION BRUTUS

Il est vrai que les Représentants étaient alors fort occupés à réorganiser la justice. Depuis qu'ils avaient expédié à Paris Maillet et Giraud, le Tribunal révolutionnaire ne fonctionnait plus que pour la forme, et, comme les prisons ne cessaient de se remplir, surtout après la prise de Toulon, il était urgent de recourir à une procédure expéditive. Ce fut alors qu'en remplacement du Tribunal révolutionnaire, Barras et Fréron, par arrêté du 29 nivôse an II (18 janvier 1794) créèrent une Commission militaire qui fut installée le surlendemain Ier pluviôse (20 janvier). C'est la Commission restée tristement célèbre dans les souvenirs locaux sous le nom de Commission Brutus, du nom de son président Leroy, dit Brutus, un empirique de village, peut-être convaincu, mais certainement affolé par les circonstances, et qui se manifesta comme l'impitoyable exécuteur d'impitoyables résolutions. A côté de lui quatre comparses, Jean Lefèvre, Jean-François Lépine, Charles Thiberge et François Vaucher : ils n'avaient d'autres fonctions que d'opiner du bonnet, et donner ainsi un semblant de légalité aux décisions de leur président. Le greffier se nommait Elie Martin. Les pouvoirs de la Commission étaient exorbitants. Elle pouvait juger au nombre de trois juges et sans accusateur public, par conséquent sans acte d'accusation. Point de jury. Point de recours au tribunal de cassation et nul besoin de motiver ses actes, puisqu'elle devait "juger définitivement les contre-révolutionnaires qui ont conspiré contre l'unité et l'indivisibilité de la République, et ont tenté, par des manoeuvres aussi perfides que criminelles de détruire la Convention nationale", c'est-à-dire que tous les Marseillais directement ou non, pouvaient être considérés comme suspects, devenir par conséquent les justiciables du terrible tribunal, et être jugés par lui à la guillotine.

La procédure de la Commission militaire était plus que sommaire. Brutus-Leroy recevait chaque matin le rôle des proscrits qui avait été arrêtés par les Représentants. Comme il n'avait besoin de respecter les formes judiciaires, il se contentait de constater l'identité des accusés, s'informait de leur profession, de leur fortune, puis les faisait descendre sur la place de la Maison de justice. Les juges paraissaient alors au balcon. D'un geste ils commandaient le silence, puis lisaient les noms des condamnés qu'on hissait aussitôt sur les charrettes qui les attendaient. Le sinistre cortège se mettait alors en marche, au bruit du tambour, sous les huées d'une populace qui grisait l'odeur du sang, et ne s'arrêtait qu'à la Cannebière, en face de la place royale, dite alors de la Liberté, où l'échafaud était dressé en permanence. Comme le texte des jugements ne variait pas, nous en donnerons un spécimen. Il s'agit d'une fournée de 14 citoyens qui furent exécutés le même jour, 4 pluviôse an II (23 janvier) : "Au nom de la République Française, la Commission militaire, établie à Sans Nom par arrêté des Représentants du Peuple en mission dans les départements méridionaux en date du 17 nivôse an II, attendu que le glaive de la loi doit promptement frapper les contre-révolutionnaires, attendu qu'il résulte, tant des dénonciations que de la vérification des pièces produites contre les prévenus ci-après dénommés, qu'ils sont coupables d'avoir porté les armes contre la République, d'avoir présidé dans les sections et occupé des postes civils dans les autorités contre-révolutionnaires et fédéralistes, dans lesquelles on complotait l'envoi de troupes contre la Convention nationale ; attendu que ceux-là sont vraiment coupables qui ont osé former des projets liberticides contre l'unité et l'indivisibilité de la République, persuadés que ces scélérats doivent pour le bien général et bien commun disparaître du sol de la République qu'ils ont infecté ; attendu qu'ils ont pris part et signé des délibérations liberticides, et qu'ils ont même osé proposer d'arrêter, de soudoyer des deniers de la nation des soldats qu'on faisait marcher contre la République et ses armées, que d'autres ont fourni de l'argent pour payer les troupes rebelles qui devaient se porter sur divers points de la République pour opérer la désunion et la guerre civile ; interrogatoires subis, réponses des accusées entendues, la Commission militaire, conformément à la loi du 19 mars 1793, art. IV, et au décret rendu par la Convention Nationale, le 27 du même mois, qui déclare ne faire ni paix, ni trève aux aristocrates et à tous les ennemis de la Révolution, et qu'elle les met hors la loi ... (suivent les noms des condamnés), tous prévenus et convaincus d'avoir été les auteurs, fauteurs, instigateurs et complices des mouvements contre-révolutionnaires opérés dans le département des Bouches-du-Rhône et principalement dans la commune ci-devant appelée Marseille ... condamne à la peine de mort les dénommés ci-dessus, et déclare leurs biens acquis et confisqués au profit de la République, conformément à l'article VIII de la loi du 19 mars dernier. En conséquence le commandant de la place est chargé de faire mettre sur le champ le présent jugement à exécution, ainsi qu'il a été prononcé par la Commission militaire."

Nous ne nous arrêtons pas à discuter les termes de cet étrange document. Il est difficile de pousser plus loin l'oubli des formalités tutélaires de la justice et le mépris de la vie humaine. Aussi bien il n'est qu'une excuse valable pour expliquer la conduite de ces singuliers juges : ils n'avaient pas conscience de leurs actes ! Ils croyaient même se comporter en bons citoyens, en défenseurs de la République ! N'avaient-ils pas l'impudeur de se glorifier de leurs faits et gestes ! Voici la lettre qu'ils adressaient à la commune de Paris, quelques jours après leur installation, en lui envoyant dix exemplaires de leurs jugements : "Vous verrez que nous n'avons pas perdu un instant. La vengeance nationale est à l'ordre du jour. La terreur est dans l'âme des lâches, des aristocrates et des modérés. Le glaive de la loi frappe journellement des têtes coupables. Il n'en échappera aucune, nous vous l'affirmons. Plus la guillotine joue, plus la République s'affermit. Le sang des scélérats, des ennemis de la patrie, arrose les sillons du Midi. Leurs corps fertilisent les champs. La terre a soif de ces monstres. Nous travaillons sans relâche à faire disparaître tous ceux qui ne veulent pas la liberté, qui méprisent l'égalité, qui rejettent l'unité et l'indivisibilité de la République, qui n'aiment pas la Convention nationale, qui craignent les Jacobins et tous les sans-culottes nos frères. Ca va bien ! Ca ira mieux dans peu de temps !"

Le pire est que les Représentants du peuple approuvaient et dépassaient même ces excitations furibondes. Rendant compte de leur mission au Comité de Salut public, Barras et Fréron se vantaient d'avoir ordonné des visites domiciliaires : "Elles nous ont procuré la découverte de quelques prêtres réfractaires, et de plusieurs autres contre-révolutionnaires décidés, ainsi que bon nombre de jeunes muscadins, qui s'étaient jusqu'alors soustraits à la réquisition." Ils ont ordonné de nombreuses arrestations et la Commission militaire a fait son devoir. "Tous les repaires sectionnaires tombent en poudre sous les coups redoublés du marteau. Le peuple est calme ... La vigueur de nos mesures a pu l'étonner d'abord, mais notre proclamation l'a éclairé sur les principes qui nous dirigent. La voix publique dit hautement que c'étaient là les seuls moyens de sauver Marseille et d'achever ici la Révolution." Fréron alla plus loin encore. Voici la lettre que quatre jours après l'installation de la Commission Brutus, le 5 pluviôse an II (24 janvier 1794), il avait le triste courage d'adresser à son collègue Moïse Bayle : "La Commission militaire va un train épouvantable contre les conspirateurs. Ils tombent comme grêle sous le glaive de la loi. Demain seize doivent être guillotinés. Presque tous les chef de légions, notaires, sectionnaires, membres du Tribunal populaire ou ayant servi dans l'armée départementale. En huit jours, la Commission militaire fera plus de besogne que le Tribunal criminel n'en a fait dans quatre mois. Demain trois négociants danseront la carmagnole. C'est à eux que nous nous attachons." Les condamnations étaient donc arrêtées à l'avance par ce sanglant tribunal, puisque Fréron connaissait le 5 pluviôse le nom et le nombre des condamnés du 7 ! Il n'était vraiment pas besoin de traduite devant les juges les victimes désignées. Mieux aurait valu leur épargner les angoisses de l'attente et les massacrer tout de suite.

Aussi bien les membres du gouvernement, ou du moins le Comité de Salut public était le premier à donner le mauvais exemple. Par sa circulaire du I ventôse an II (19 février 1794), il recommandait à tous les tribunaux de hâter le châtiment, et Robespierre, Billaud-Varennes, Carnot, Prieur, Lindet, Barrère et Couthon n'avaient pas honte de signer ces étonnantes recommandations : "Les Républiques se fondent sur les vertus et sur la répression des crimes. Hâtons-nous d'extirper la corruption. Dès qu'on est obligé de punir, il faut punir promptement ... alors se préparent plus rapidement les jours de la félicité publique, où la hache se rouillera dans le repos, parce que tous les hommes seront rendus à la vertu. Purgez-votre âme de toute faiblesse. Célérité, précision, voilà les deux points que nous avons dû retracer à votre zèle." Il n'en fallait certes pas tant pour exciter l'ardeur des membres de la commission Brutus ; aussi, encouragés par les adjurations quotidiennes des Représentants en mission et par les déclarations officielles du gouvernement, se mirent-ils à la besogne avec une sinistre activité, et de nouveau la triste Sans Nom fut inondée de sang.

La Commission militaire ne tint que dix audiences et jugea 219 personnes, dont 95 furent acquittées, et 124 condamnées, une seule à la détention, et 123 à mort. Parmi les victimes de ces juges improvisés on signale le négociant Samatan, que son grand âge, sa parfaite honorabilité et les services qu'il avait rendus à sa ville natale en compromettant sa fortune pour la sauver de la famine, auraient dû mettre au-dessus de tout soupçon. Arrêté le 8 décembre 1793, "le sultan des subsistances", ainsi qu'on l'avait surnommé, sans doute par ironie, attendit quarante jours sa mise en accusation ; car on essaya de le soustraire à l'échafaud. On prétend même qu'on acheta à prix d'argent les lenteurs de la justice ; mais Samatan avait des ennemis acharnés. On persuada aux Représentants que sa mort était réclamée par l'opinion publique. Traduit le 23 janvier 1794 devant le redoutable tribunal, et convaincu du crime de "contre-révolution" il fut immédiatement exécuté. Même sort fut réservé à un autre riche armateur Marseillais, Jean Payan de la Tour, condamné comme aristocrate et révolutionnaire, "attendu qu'il est temps que le glaive vengeur de la loi pèse sur la tête des auteurs, fauteurs, investigateurs et adhérents aux forfaits commis contre la chose publique."

Cette double condamnation était inique, Fréron lui-même était convaincu de son iniquité, car il crut devoir se justifier. "Jamais, écrivait-il à Bayle (25 janvier 1794), ni Samatan, ni Payan n'eussent été condamnés par le tribunal révolutionnaire. Leurs richesses leur auraient fait trouver grâce devant lui. Isoard ne les avait-il pas déjà fait sortir de prison ? N'avait-il pas, comme procureur de la commune, requis leur élargissement et fait délibérer à ce sujet le corps municipal, sous prétexte qu'eux seuls avaient de grands moyens pour tirer du blé de la côte d'Afrique et du Levant. Il y a eu certainement une intrigue pour cette sortie de prison, et elle a été largement payée."

Le 17 février étaient frappés, à l'âge de 74 ans, l'architecte Charles d'Ageville, inspecteur des travaux du port "espion des aristocrates", et le 27 Hippolyte Francoul, fils de l'avocat dont nous avons déjà mentionné la triste fin. Le jugement de ce dernier portait qu'il était "contre-révolutionnaire, émigré, aide de camp de l'amiral rebelle". On a conservé la lettre d'adieu qu'il adressait à sa soeur. Son unique préoccupation est de mettre ordre à ses affaires et de mourir en chrétien. Pas un mot de haine contre ses juges, pas même une récrimination. Il quitte la vie sans faiblesse et avec dignité.

Une autre condamnation fut également odieuse, celle d'un vieillard de 84 ans (26 février), Hugues l'aîné, qui aurait pu se croire à l'abri de toute poursuite, car il avait largement souscrit aux emprunts contractés par la commune révolutionnaire, mais on l'accusa d'avoir versé 60.000 livres à la caisse de l'armée rebelle, et, après deux mois de détention, il fut guillotiné. Bonaparte se trouvait alors à Marseille, et cette exécution l'indigna, car il en gardait encore le souvenir à Sainte-Hélène. "L'Empereur, lisons-nous dans le Mémorial de Las Casas, nous disait avoir été témoin de l'horrible condamnation du négociant Hugues, âgé de 84 ans, sourd et presque aveugle. Il fut néanmoins accusé et trouvé coupable de conspiration par ces atroces bourreaux. Son vrai crime était d'être riche de dix-huit millions. Il le laissa lui-même entrevoir au tribunal, et offrit de les donner pourvu qu'on lui laissât 500.000 francs, dont il ne jouirait pas, dit-il, longtemps. Ce fut inutile, sa tête fut abattue. Alors, vraiment, à un tel spectacle, disait l'Empereur, je me crus à la fin du monde."

Il nous serait facile de poursuivre cette sinistre énumération, car on a conservé le nom des victimes. Qu'il nous suffise d'indiquer celles qui tombèrent en un seul jour, le 21 pluvîose an II (9 février). Ce jour-là sont donc condamnés à mort par le président Brutus et les juges Lefevre, Lépine et Vaucher, quatorze citoyens, Dominique Carcassonne, âgé de 59 ans, bourgeois, "sectionnaire fédéraliste, motionnaire envoyé contre la Convention Nationale, provoquant son avilissement, et portant au prix de dix sous la tête de chaque député" ; Mouraille, 59 ans, entrepreneur calfat "dénonciateur, espion des contre-révolutionnaires, auteur de plusieurs motions incendiaires" ; le négociant Giraud, 51 ans, "capitaine d'une force armée de cent hommes commandée pour l'incarcération des patriotes au mois de juillet dernier" ; Roch Ponsard, 40 ans, droguiste, "recrutant pour l'armée rebelle, employant toutes sortes de moyens pour forcer les citoyens à se réunir aux contre-révolutionnaires" ; Philippe Paul, 52 ans, "motionnaire fédéraliste, prêchant le massacre de tous les patriotes" ; Claude Tantier, 41 ans, peintre en bâtiments, "corrupteur de l'esprit public, royaliste et fédéraliste" ; Pierre Bonamour, 41 ans, ci-devant agioteur, "ayant marché dans l'armée rebelle, dénonciateur et enragé sectionnaire" ; André Chabrier, 50 ans, "administrateur provisoire et illégal de Tarascon" ; Antoine Silvi, 33 ans, notaire, "secrétaire de sa section, souvent président en absence, membre du prétendu comité de sûreté générale des sections" ; Casimir Pellissier, 58 ans, ex-conseiller au Parlement d'Aix, "ayant donné 200 livres pour l'armée rebelle, dénonçant les martyrs de la liberté au tribunal sanguinaire de Sans Nom" ; Barthélémy Vallière, 65 ans, propriétaire, président du comité ; François Etienne, 34 ans, chirurgien, royaliste, "ayant prêté serment de ne plus reconnaître les décrets de la Convention nationale depuis le 31 mai" ; J.-B. Pignatel, 56 ans, propriétaire, "grand meneur à Allauch", et Maurice Castellet, 66 ans, ex-augustin, ex-aumônier de l'hôpital, "fanatique dénonçant la Convention nationale comme un composé de scélérats, auteur de propos injurieux." Certes la plupart de ces condamnés n'étaient pas suspects de tendresse pour le gouvernement républicain, mais c'étaient des exaltés plutôt que des coupables. Méritaient-ils la mort pour s'être permis des propos déplacés, ou pour avoir regretté leur ancienne situation ! Quatorze victimes en un seul jour, vingt-trois le 20 février, vingt le 21 février, c'étaient là de véritables hécatombes, et il n'était que temps de mettre un terme à ces horreurs juridiques. Pourtant de longs mois allaient encore s'écouler avant que cessât la tyrannie sous laquelle gémissaient les Marseillais. Ils allaient, il est vrai, changer de maîtres mais ces nouveaux maîtres ne feront certes pas regretter les anciens, et se montreront tout aussi impitoyables. Le règne de la Terreur n'est pas encore fini !

Par un singulier contraste jamais à Marseille les fêtes n'avaient été plus nombreuses. Chaque jour on célébrait soit une des Vertus inscrites au calendrier Républicain, soit quelque victoire. Ainsi, à propos de la prise de Toulon, les membres de la Commission Municipale écrivirent au président et aux membres de la Société Populaire, et, de concert avec eux, dressèrent le programme d'une cérémonie patriotique. "Nous vous prions de choisir parmi les membres de la Société cent ouvriers, de toutes professions avec leurs attributs, pour assister à cette fête, qui se rendront à neuf heures du matin, décadi prochain, à la palissade du juge du palais. Nous vous prions également d'inviter les citoyennes qui fréquentent la Société de se trouver au moins au nombre de cent à la même heure et au même lieu, vêtues de blanc, avec des ceintures tricolores. Enfin nous vous prions d'inviter les vieillards de se rendre également à la même heure et au même endroit que les femmes. Nous vous observerons que ces députations ne pourraient être trop nombreuses, puisque elles représentent le peuple souverain." En effet nombreux étaient les assistants à ces fêtes patriotiques. On criait beaucoup, on s'agitait plus encore, mais cette joie était de commande, et, si les visages étaient gais et les conversations bruyantes, plus d'un au fond du coeur songeait à ceux qui chaque jour tombaient à la Cannebière sous le couperet de la guillotine, et aux prisonniers, parents ou amis, qui peut-être les suivraient bientôt. Leurs pressentiments n'allaient que trop se réaliser. La Terreur durait toujours, et des flots de sang allaient encore couler.

RAPPEL DES REPRÉSENTANTS

Il est de l'essence de tout gouvernement démocratique d'être défiant. La Convention nationale, ou plutôt le Comité de Salut public, dont les membres prenaient de jour en jour plus d'importance, se défiait donc de ses agents, surtout de ceux qui rendaient d'incontestables services, et dont le rôle grandissait en proportion de ces services, et dont le rôle grandissait en proportion de ces services. Barras et Fréron avaient réussi à comprimer le mouvement fédéraliste dans le Midi. Le premier venait de rendre Toulon à la République et le second maintenait dans l'obéissance la remuante Marseille. L'un et l'autre avaient donc fait oeuvre de bons Républicains, et il semblait qu'on dût en haut lieu leur en savoir gré ; mais Robespierre était alors le maître de la situation, et tous ceux de ses collègues qui se distinguaient, de quelque façon que ce fût, lui portaient ombrage. Sans doute il ne les attaquait pas en face ; il leur adressait même, par la voie officielle, des compliments et des encouragements, mais il les desservait sourdement, et n'attendait qu'une occasion favorable pour se débarrasser d'eux. Barras et Fréron allaient être les victimes de cette politique tortueuse.

Dès les derniers mois de l'année 1793, alors que le Midi se débattait encore contre les rudes mains qui l'étreignaient, et que Toulon retenait sous ses murs toutes les forces militaires disponibles, le Comité de Salut public, sous l'instigation de Robespierre, avait envoyé des agents secrets dans les départements rebelles, sous prétexte de réchauffer l'enthousiasme républicain, mais en réalité pour surveiller les représentants en mission. Au 30 août partaient pour Marseille Joseph Ferru, Guichard et Romuald Bertin. Ils étaient chargés "1° de porter dans ces départements tous les décrets de la Convention depuis le 31 mai dernier, attendu qu'ils n'y sont pas connus ; 2° de relever les Sociétés populaires, surtout celles de Marseille ; 3° d'indiquer aux Représentants du Peuple dans le Midi les autorités contre-révolutionnaires qui sont dans le cas d'être punies ou destituées ; 4° de faire reconnaître les véritables patriotes, afin qu'ils ne soient pas confondus avec les coupables qui ont mérité la vengeance nationale." On les investissait en outre du droit de requérir les autorités constituées, et ils recevaient une indemnité de 3.000 livres. Le lendemain 31 août, mission analogue était confiée à Charles Ehrmann et Antoine Requier, tous deux de Marseille, et à Libre Morel, administrateur du département. Le 2 septembre prenaient la même direction Fouyard, Olivier et Dutranoit et le 22 octobre, Joseph Second, Mandarini et Pierre Guérin. Il se pourrait que ce soit contre leurs sourdes menées que Barras et Fréron auraient protesté dans une lettre au Comité de Salut public, datée du 20 décembre 1793. On les avait accusés de vouloir fuir. "Le trait est parti de Marseille, disaient-ils". Ils l'attribuaient aux "émissaires de Pitt" mais les vrais coupables étaient ces agents secrets. Sans doute ce n'étaient que des agents secondaires, mais ils pouvaient devenir d'incommodes surveillants. On n'a pas de détails sur leurs allées et venues. Il est probable que, sous prétexte de combattre la contre-révolution, ils furent surtout les hommes de Robespierre, et génèrent, plutôt qu'ils ne les aidèrent, les Représentants chargés de mission officielle. Barras et Fréron ne conservaient à cet égard aucune illusion. Ils n'ignoraient pas que ces prétextes auxiliaires étaient des ennemis cachés, et à maintes reprises ne dissimulèrent pas leur mécontentement. ils allèrent même jusqu'à offrir leur démission et à demander leur rappel. Ils le firent une première fois sous prétexte d'épuisement. "Nos fatigues et nos travaux, écrivaient-ils, au Comité de Salut public le 26 décembre 1793, ont été continuels depuis notre absence de la Convention, et notre muscadinerie, qui consiste à être jour et nuit à cheval, et à manger des oignons dans les montagnes de l'Esterel, sous un ciel brûlant, sollicite quelque relâche. Nous vous prions en conséquence de vouloir bien pourvoir à notre remplacement. Qu'il nous soit permis seulement d'aller prendre quelque repos à la campagne pendant une quinzaine de jours, et là nous attendrons les ordres de la Convention, que vous voudrez bien nous adresser à Marseille."

Ce qui surtout excitait le mécontentement de Barras et de Fréron, c'est que, sans parler des agents secrets, ils avaient encore à lutter contre certains de leurs collègues de la Convention, chargés comme eux de missions dans les départements du Midi. Ces collègues étaient nombreux. Leurs pouvoirs avaient été mal définis ; aussi prenaient-ils souvent des décisions contradictoires. Il en résultait une véritable anarchie, qui souvent rendait impossible l'exécution des mesures les plus urgentes. Plusieurs de ces représentants ne firent, il est vrai, que traverser Marseille, mais ils entravèrent l'expédition des affaires, et, à maintes reprises, gênèrent dans leur action Barras et Fréron.

Nous avons déjà cité le nom de Pomme, dit l'Américain, bien que natif d'Arles. Partisan d'une politique de modération, opposé aux tripotages d'argent auxquels Barras et Fréron eurent le tort de ne pas rester étrangers, il avait adressé à ce sujet divers rapports à la Convention, mais ne recevant pas de réponse, il comprit qu'il se heurtait à des décisions fermes et demanda son rappel. Un autre membre de la Convention, Espinassy de Fontenelles, fut moins heureux. Il avait été envoyé en mission à l'armée des Alpes, mais n'avait pas caché ses sympathies pour Marseille, sa ville natale, et pour le mouvement fédéraliste. Lors de l'arrestation de ses collègues Bô et Antiboul, on l'avait laissé en liberté, et de nombreux témoins attestaient qu'il se promenait tranquillement dans les rues de la cité rebelle, disant bien haut qu'on ne le mettrait jamais en prison. Barras et Fréron l'accusèrent d'avoir trahi son mandat, et presque de s'être déclaré en faveur des Fédéralistes. Il eut de la peine à se défendre. "Je suis gravement accusé par les Représentants du Peuple Barras et Fréron, écrivait-il à la Convention : Si leur accusation est fondée, frappez, je n'implore point de grâce. Si je suis innocent, vous me rendrez l'honneur qu'il n'appartient pas à deux hommes de vouloir me ravir ... Mon tort principal est d'avoir voulu sauver le Midi des horreurs qui l'affligeaient, d'avoir voulu, au péril de mes jours, engager les Marseillais à se jeter dans vos bras, à accepter l'acte constitutionnel, à rendre à mes infortunés collègues la liberté qu'ils leur avaient si injustement ravie ... enfin ce que je regardais comme le fondement le plus solide de ma gloire est devenu, manié par des mains habiles, le prétexte scandaleux de ma honte et un instrument de persécution." Espinassy ajoutait qu'on avait voulu le retenir prisonnier à Marseille, mais qu'il se rendait à Paris, à pied, et par des chemins détournés, afin de se justifier. Il réussit en effet à sauver sa vie, mais tomba en disgrâce, et ne put rentrer dans le service actif qu'après le 9 thermidor.

Le cas du Représentant Charbonnier fut plus grave encore. Il avait été envoyé par la Convention à Marseille chargé d'une mission secrète. Or non seulement il avait gardé le secret le plus absolu auprès de ses collègues, mais encore avait affecté de n'avoir avec eux aucune espèce de communication. Il ne se privait pas pour autant de critiquer leurs actes. "Ici des intrigants veulent dominer et conduire la chose, écrivait-il à Paris. Puissent-ils au moins ne pas la gâter à un point désespéré. Il est malheureux de ne voir que des ambitieux, que des hommes cupides dans la plupart des plus chauds patriotes. Ici une dilapidation continuelle effraye l'honnête et clairvoyant républicain. On dévore la République. On la mange par morceaux. Oh ! que de soi-disant patriotes anthropophages !" Une première fois déjà, le 15 octobre 1793, Gasparin et Escudier s'étaient plaints au Comité des sourdes menées de leur collègue. Barras et Fréron allèrent plus loin et demandèrent son arrestation. Elle fut ordonnée le 2 novembre 1793, mais Charbonnier ne se tint pas pour battu. Il demanda à être entendu. "Si pour être vraiment Républicain, écrivait-il dès son arrivée à Paris, le 21 novembre, il faut avoir le caractère féroce, dur, inhumain et sanguinaire, j'avoue alors que je ne le suis pas et que je ne pourrai jamais l'être, mais si l'homme républicain a l'âme bienfaisante et le coeur indulgent ... alors je puis me vanter de l'être, et tous ceux qui me connaissent depuis la naissance de la République disent que je ne suis pas autrement." Charbonnier ne se contentait pas de se défendre : il attaquait. "Je n'ai rien de grave à me reprocher dans mon séjour à Marseille, écrivait-il encore. J'ai au contraire donné le mouvement à toutes les autorités constituées, qui étaient affaissées et comme mortes. D'ailleurs Marseille est plein d'intrigants qui veulent dominer à quelque prix que ce soit et à qui les Représentants du Peuple font ombrage. Il existe partout un système perfide de décrier les meilleurs patriotes, d'avilir la Convention, et ces hommes qui crient tant contre les hommes purs infectent les sociétés populaires."

robespierreCertes Robespierre aurait pu d'un mot calmer ces dissentiments et imposer sa volonté, mais il ne dédaignait pas ces querelles de collègue à collègue, il croyait que l'unique moyen d'être bien informé était d'accepter tous les renseignements, et au besoin toutes les calomnies. Il avait trop pratiqué les auteurs anciens pour ignorer que le grand art en politique est de diviser pour régner. Il épargna donc Espinassy et Charbonnier, dont il ne redoutait pas l'ambition. Il aurait beaucoup plus volontiers écouté les ennemis de Barras et de Fréron, et il aurait pris au mot ces deux Représentants, quand ils demandèrent leur rappel, mais les services qu'ils avaient rendus étaient de trop fraîche date et trop éclatants pour justifier une disgrâce. Barras et Fréron furent donc priés de rester au poste de confiance où ils avaient été appelés, et un décret de la Convention approuva tous leurs actes, toutes leurs proclamations, et leur donna tout pouvoir d'agir à leur convenance ; mais la surveillance occulte dont ils étaient entourés ne fut pas diminuée pour autant, et les plaintes portées contre leurs actes reçurent à Paris un accueil plus empressé que jamais. Les Représentants ne l'ignoraient pas, et ne se privaient pas de manifester leur dépit. Cette fois Barras et Fréron n'étaient pas seuls à protester. Salicetti et Ricord se joignaient à eux, et, le 5 janvier 1794, ils envoyaient au Comité de Salut public une nouvelle protestation. "Nous préférons mille fois de nouvelles redoutes à attaquer plutôt que d'être condamnés à purger ce sol impur et gangrené. Nous ne sommes entourés que de ruines, de supplices, de vengeances, de pleurs et de larmes que la rage du désespoir et non du repentir fait répandre ... Marseille est plongée dans une stupeur léthargique, de laquelle nous espérons pourtant la tirer par les mesures vigoureuses et vraiment révolutionnaires que nous avons prises à son égard." Ils se plaignaient surtout de ce qu'ils considéraient comme un déni de justice. Barrère, dans le rapport qu'il avait lu à la Convention sur la reprise de Toulon n'avait même pas mentionné Barras et Fréron, et avait accablé d'éloges dithyrambiques Robespierre jeune et Salicetti. Pourtant, faisaient remarquer les Représentants ainsi laissés de côté, "nous avons fait autant et plus qu'eux. Nous n'avons point le sot orgueil de nous donner pour des Achilles, mais comme lui nous versons des pleurs pour un affront." Ce ne devait pas être la dernière de leurs déceptions, car Robespierre ne leur pardonnait pas de lui avoir tenu tête, et il n'attendait que l'occasion de les briser.

Un de leurs collègues, Ricord, fut le premier sacrifié. On lui reprocha aigrement d'avoir montré trop de modération, de s'être trop occupé d'affaires financières, et d'avoir poussé l'oubli de ses devoirs jusqu'à prendre domicile dans la maison d'un émigré, Saint-Mesme. "Nous aurions voulu, lui écrivit-on du Comité de Salut public, nous épargner le devoir pénible de relever de pareilles erreurs pour ne nous livrer qu'au souvenir du bien que tu as fait. Nous aimons à penser que ce n'est de ta part qu'un égarement momentané. Réveille-toi. Reprends cette énergie qui convient au Républicanisme." Ricord essaya de se défendre. Il fit remarquer au Comité qu'il avait pris part à toutes les mesures de défense républicaine, mais qu'il s'était opposé aux arrestations déterminées par des vengeances particulières, et qu'il avait essayé de ranimer le zèle des autorités ; que, sans doute, il s'était occupé d'affaires d'argent, mais uniquement pour assurer les subsistances nécessaires au siège de Toulon : "Les flagorneurs vinrent me prodiguer leur encens, ajoutait-il non sans fierté, car c'est l'usage à Marseille. Je les reçus en Républicain. Les patriotes ont été témoins de l'accueil que je leur ai fait. Ils l'ont été aussi de celui que j'ai fait aux femmes pétitionnaires qui sont venues chez moi, et je pourrai les interpeller de dire si jamais j'ai montré de la faiblesse, de la partialité, et si je n'ai pas constamment dit que tous les Marseillais étaient suspects à la République ; que tous, à l'exception de vingt ou trente, méritaient d'être exemplairement punis." Quant au fait d'avoir logé chez un émigré, Ricord ne pouvait pas le nier, mais c'était pour y être à peu près incognito et travailler en paix.

Ce plaidoyer était au moins inutile. Ricord, dans l'esprit de Robespierre, était condamné, tout aussi bien que Barras. En effet, prétextant que les derniers actes des Réprésentants à Marseille avaient soulevé d'unanimes protestations, que d'ailleurs il n'était que juste de leur accorder un repos mérité, le Comité de Salut public, sans prononcer leur rappel effectif, annonça brusquement qu'il leur adjoignait d'autres collègues, et parmi eux l'auvergnat Maignet, qui, malgré d'incontestables qualités, allait réussir à faire oublier ses terribles prédécesseurs.

Barras et Fréron ne se doutaient pas du coup qui les frappait. Ils venaient de rédiger une proclamation (23 janvier 1794), qu'ils avaient adressée à toutes les communes du midi, par laquelle ils rappelaient que la Convention leur avait en quelque sorte donné un blanc seing en approuvant toutes les mesures prises par eux, et annonçaient que Marseille subirait bientôt de nouveaux châtiments. "Marseille, écrivaient-ils, courbera sa tête orgueilleuse sous le niveau de la loi, ou elle disparaîtra du sol de la République et s'engloutira dans l'abîme prêt à dévorer Toulon. Non qu'il faille ajouter foi à tous les contes ridicules imaginés par la terreur ou la malveillance ; non qu'il soit question des mesures extravagantes qu'on nous a prêtées pour anéantir le commerce de cette ville qui alimente ses nombreux habitants, mais son commerce, qui a tout fait jusqu'ici pour le luxe et les vices, doit désormais ne rouvrir ses canaux que pour les approvisionnements de la République et la prospérité nationale." Les Représentants n'eurent pas le temps d'exécuter leurs menaces, car Maignet venait d'arriver, porteur d'instructions contraires, et ni Barras, ni Fréron ne se sentaient de taille à lutter contre l'envoyé de la Convention.

Maignet était alors dans la force de l'âge. Né en 1758, il avait trente-six ans. Fils d'un notaire d'Ambert, fort estimé dans son pays, il était avocat à Paris lorsque la Révolution l'entraîna dans la politique. Nommé en 1790 membre de l'administration centrale du Puy-de-Dôme, puis, un peu plus tard, député à l'Assemblée législative, il resta inaperçu dans cette assemblée parmi les démocrates de gauche. Réélu à la Convention, il y vota la mort du Roi sans appel ni sursis. Envoyé en mission d'abord à l'armée de la Moselle, puis en Auvergne et à Lyon, il fut accusé de modérantisme par un fougueux montagnard, Javocgues, mais conserva la confiance du gouvernement révolutionnaire malgré son dénonciateur, et fut de nouveau envoyé en mission dans les départements des Bouches-du-Rhône et de Vaucluse. Le Comité de Salut public lui avait donné comme instructions de modérer l'ardeur de Barras et de Fréron, et surtout de bien étudier la question très contreversée des démolitions de Marseille et du changement de nom. "Le Comité t'invite à ne rien négliger et à te renfermer dans les termes de la lettre ci-jointe. Elle satisfait tout à la fois et la justice et la politique ... Il est important de prévenir le mal qui peut résulter d'une précipitation peut-être dangereuse, et d'y remédier par tous les moyens de prudence et de sagesse qui sont en ton pouvoir. Le Comité confie cet objet à ton zèle. Tu sauras allier la justice avec la dignité qui partout accompagne la Représentation nationale, soit qu'elle punisse, soit qu'elle récompense."

Maignet n'était pas homme à ne pas se servir des pouvoirs qui lui étaient ainsi conférés. Singulier mélange de qualités bonnes et mauvaises, de fermeté et de raideur, d'énergie farouche et de sensiblerie larmoyante, animé des meilleures dispositions, mais résolu à tout ployer devant l'exécution de ses ordres, doué de plus d'une puissance de travail extraordinaire, le nouveau proconsul devait être et a été fort contesté. Nous avons eu entre les mains sa correspondance inédite et le recueil de ses arrêtés, et nous ne savons s'il faut déplorer sa rigueur ou admirer son inflexibilité. S'il avait vécu au temps de Cromwell, nous nous le serions volontiers représenté sous les traits d'un de ses compagnons d'armes, d'un de ses redoutables Côtes de Fer, qui furent les instruments de sa fortune. Maignet était un convaincu plutôt qu'un fanatique. Il a été l'exécuteur sans pitié d'une consigne sans rémission : ce qui l'excuse peut-être c'est qu'il croyait en toute conscience remplir son devoir. Aussi bien ses contemporains ne s'y trompèrent pas. Bien qu'on trouve sa signature au bas de beaucoup de sanglants arrêtés, il traversa, sans être inquiété, toutes les périodes de réaction. Même au temps de la Terreur Blanche, il rencontra des défenseurs, et des pétitions furent rédigées en sa faveur par des Royalistes. Avant de le condamner, voyons-le donc à l'oeuvre ce terrible niveleur ; et exposons ses actes sans passion, mais avec précision.

Le premier soin de Maignet en arrivant à Marseille fut de prendre contact avec les autorités du département. Aussi bien il se défiait des fonctionnaires. Il les trouvait ou trop complaisants ou trop ignorants, et croyait que "si le gouvernement révolutionnaire s'établit lentement dans ces contrées" c'était uniquement leur faute. Voici la circulaire qu'il leur adressa le 5 février 1794. "Envoyé par la Convention Nationale pour remplir une mission aussi importante que délicate, j'ai besoin de connaître parfaitement, avant d'agir, l'esprit qui anime Marseille et le caractère de ses habitants. L'art de gouverner les hommes est difficile ; il demande tant de connaissances que l'on ne saurait apporter trop de soins à interroger ceux qui ont été à portée de les étudier. De grands évènements se sont passés, surtout dans cette commune. La République entière attend avec impatience quels sont les remèdes que l'on emploiera pour cicatriser les plaies qui ont été faites ici à la patrie. C'est à vous, citoyens administrateurs, que s'adresse le Représentant du peuple, chargé de peser dans la balance de la justice et le bien et le mal qui s'est fait dans cette commune, pour connaître les causes qui ont perverti l'opinion publique dans une ville qui, jadis, avait rendu de si grands services à la patrie, quelle est sa situation actuelle et quel est l'esprit qui y règne. Vous sentirez sans doute ce que demande de vous une pareille marque de confiance. Vous oublierez que vous êtes des citoyens du département des Bouches-du-Rhône pour vous rappeler que vous faites partie de la grande famille, et qu'il s'agit ici de l'intérêt de tous et non pas de ceux d'une simple section." Maignet concluait en leur demandant pour le lendemain un rapport écrit, et il laissait déjà pressentir qu'il était décidé à se faire obéir. "Tout retard serait un véritable délit, parce qu'il suspendrait des mesures dont le succès dépend de la célérité que l'on apportera à la prendre."

Le difficile n'était pas d'obtenir des rapports de la part de fonctionnaires apeurés, et déjà habitués à toutes les concessions : il était bien plus délicat d'avoir l'assentiment de ses prédécesseurs immédiats, et de revenir, mais sans les froisser, sur quelques unes de leurs mesures. Maignet voulut en avoir le coeur net, et s'adressa tout de suite à Fréron, dont il redoutait l'activité et l'esprit combatif. Voici la lettre qu'il lui adressait dès le 6 février 1794. "Je me suis empressé, mon cher collègue, de te communiquer, dans le moment même que je l'ai reçue, la lettre que le Comité de Salut public m'a écrite pour vous inviter à réformer votre arrêté du 17 nivôse dans la partie qu'il vous indique ... La députation se plaint surtout de la démolition de la maison commune. Votre arrêté n'en parlait pas et j'ai toujours ignoré qu'elle eût lieu. Si l'intention du Comité est de la conserver, tu regretterais sans doute d'avoir fait renverser ce qu'il faudrait ensuite réédifier. Il serait prudent, si tu ne veux pas rapporter ton arrêté dans toutes les parties qu'indique le Comité de Salut public, de le faire tacitement dans celle relative à la maison commune, en portant dans d'autres emplacements les ouvriers qui sont dans celui-ci. Prends toutes les précautions que tu croiras nécessaires pour concilier ce que tu dois à la Convention Nationale avec ce qu'exigent les vues qui animent le Comité de Salut public. D'autres pourraient regarder comme un moyen de fixer sur eux les regards de la bienveillance en ordonnant cette réforme. Pour moi je demande seulement que le bien se fasse, et je regretterais d'enlever à des collègues que j'estime la moindre partie de la gloire qu'ils ont acquise. Je m'en rapporte à ta sagesse et à ta prudence."

Cette lettre est tout à l'honneur de Maignet : elle est de plus fort habile, car, en ménageant toutes les susceptibilités, elle permettait aux Représentants de se tirer avec honneur d'une situation délicate. Fréron aurait dû comprendre à demi mot et ne pas s'obstiner davantage. Ecouta-t-il de pernicieux conseils ou céda-t-il à un mouvement irréfléchi de mauvaise humeur, on ne saurait le dire, toujours est-il qu'il demanda à Maignet de lui donner le temps d'écrire au Comité. Il lui disait en même temps et non sans aigreur : "Montre-moi donc une ligne du Comité de Salut public qui indique sa volonté de conserver la maison commune. Tu étais convenu d'attendre une réponse du Comité aux observations qu'il a reçues et que tu trouvais irréfragables : montre-moi une ligne du Comité qui t'annonce qu'il persiste dans sa première résolution. Comment dire que la démolition de la maison commune n'était pas comprise dans notre arrêté du 17 ? On te trompe, mon cher collègue, on t'abuse. La section n° 18, une des plus gangrénées, tenait ses séances dans cette maison. La municipalité, le tribunal de police qui avaient prêté le sacrilège serment, tenaient leurs séances dans cette infernale maison. Ainsi ce n'est pas comme hôtel de ville ou maison commune, mais comme repaire sectionnaire que la mesure s'effectue." Maignet aurait pu trancher le différend et intimer des ordres. Il eut la sagesse de répondre à son fougueux collègue,  et le même jour, 8 février, qu'il attendait une réponse définitive du Comité.

Une question bien autrement grave se posait, celle du changement de nom de Marseille. Au sein de la Convention Nationale on n'avait que médiocrement goûté cet acte à tout le moins intempestif. Les députés du département s'étaient faits les interprètes du mécontentement général. Le Comité de Salut public était décidé à revenir sur cette mesure impolitique, mais, comme il ne connaissait pas exactement la situation, il chargea Maignet de l'étudier et lui donna pleins pouvoirs pour solutionner la question. A peine arrivé à Marseille, Maignet fut comme assailli de plaintes et de demandes. Il ne tarda pas à comprendre que l'opinion publique était à peu près unanime, mais, résolu à user de ménagements envers ses collègues, il voulut tout d'abord recourir à la persuasion, et s'efforça de leur démontrer qu'il serait habile de rapporter leur arrêté. Fréron fit semblant de ne pas comprendre l'insinuation. "Depuis quinze jours, écrivait-il à Maigner, le 8 février 1794, j'entends dire, comme toi, que l'Assemblée Nationale, que le Comité de Salut Public conservent à Marseille son nom ; vingt lettres ont annoncé cette fausse nouvelle. Tous les malveillants, tous les imbéciles s'en sont emparés et l'ont colportée partout. Quant à moi, accoutumé à ce jeu de manoeuvres, j'attends tranquillement que la loi parle, et non une lettre particulière, souvent dictée par la partialité ... Je ne rapporterai donc pas un arrêté pris par trois de mes collègues en grande connaissance de cause, et cette commune restera pour moi Sans Nom, jusqu'à ce que l'Assemblée Nationale ou le Comité de Salut Public en aient autrement décidé."

Maignet trouvait comme ses collègues que Marseille méritait une punition. "La main de la Nation doit s'appesantif sur les Marseillais, écrivait-il au Comité de Salut Public. Tout le monde en convient. L'on ne diffère que sur la nature du châtiment. Mes collègues l'ont fait porter sur la ville même, et, par là, ont puni indistinctement tous les habitants. Ils les ont regardés comme tous coupables et les ont signalés comme autant de traîtres. Or ceux qui ont toujours combattu pour la liberté regardent le nom de Marseille comme un héritage qu'ils ont illustré, qui honore la France, ils veulent qu'il passe ainsi à la postérité. Sa suppression leur paraîtrait un arrêt de proscription prononcé contre tous les citoyens ... Il me semble que Barras et Fréron sont allés trop loin. Ils ont jugé la masse. Ils ont frappé sur tous. Que dois-je faire ? Eclairez-moi. Dans un pays où tout est sulfureux, il faut de la prudence ... Plus vous ferez pour Marseille, plus j'aurai le droit de demander."

Maignet était donc d'avis de rendre à Marseille son ancien nom. Quand il eut reçu la lettre aigre-douce de Fréron, il n'hésita plus, et demanda au Comité de Salut Public la permission d'agir. Avant que son rapport fut arrivé à Paris, la Convention avait déjà prononcé son arrêt définitif. Par décret en date du 12 février elle déclarait "que la commune de Marseille conserverait son nom et que seraient annulés les décrets des Représentants du peuple envoyés dans le département des Bouches-du-Rhône qui pourraient être contraires au présent décret." Le Comité ajoutait même ces considérations : "Si la justice éternelle demandait vengeance pour la souveraineté nationale méconnue, pour le patriotisme chargé des fers du crime, elle réclamait aussi pour d'éclatants services rendus à la cause de la liberté, pour des patriotes restés fidèles à la cause de la République, qui, n'ayant point partagé le crime, n'en devaient point partager le châtiment et l'infamie." Marseille obtenait donc gain de cause, et Sans Nom disparaissait dans les oubliettes de l'histoire.

La joie fut grande à Marseille quand on apprit la bonne nouvelle. Ce fut une succession de démonstrations exubérantes et de remerciements emphatiques. Barras et Fréron au contraire étaient directement atteints par cette mesure. Leur situation devenait difficile. Ils le comprirent et demandèrent leur rappel. La Convention était déjà allée au devant de leurs désirs, car, dès le 23 janvier, elle leur avait écrit "de rentrer dans le sein de la Représentation Nationale". Ils obéirent donc, mais avec regret, car, jusqu'au dernier moment, ils s'étaient crus indispensables, et s'étaient imaginé que leurs services passés les mettaient au-dessus de toute suspicion. "Eloignés de Paris depuis plus de onze mois, écrivaient-ils le 16 février 1794 au Comité de Salut public, nous avons malheureusement reconnu par nous-mêmes ce que vous avez si souvent avancé, que la calomnie s'acharnait à poursuivre les Représentants du peuple dans les départements à raison de l'énergie qu'ils déployaient. Cette triste vérité nous est aujourd'hui démontrée ... Nous sommes en route pour nous rendre près de vous. Nous arriverons peu de jours après la réception de cette lettre. Suspendez donc votre jugement. Nous espérons confondre tous nos calomniateurs, s'ils osaient se montrer."

A vrai dire Barras et Fréron s'attendaient à être mis en jugement en arrivant à Paris, et ils l'auraient été si Robespierre s'était maintenu au pouvoir, mais une réaction se préparait contre sa tyrannie. Elle devait éclater bientôt, au 9 thermidor. On sait le grand rôle que jouèrent les anciens proconsuls de Marseille dans cette mémorable journée. Ils furent au nombre de ses plus déterminés adversaires, et les principaux auteurs de sa chute. Ils se vengèrent ainsi du désaveu de leurs actes et de l'humiliation de leur rappel.

PAUL GAFFAREL
Annales de Provence (Aix-en-Provence)
1913

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