BOISMÉ (79) ORLÉANS (45) ♣ AGATHE GINGREAU (vers 1767 - 1831)
AGATHE GINGREAU
Agathe-Geneviève Gingreau était de la paroisse de Boismé, près Bressuire, où se trouve le château de Clisson, berceau de Lescure. Les parents de notre héroïne devaient être au service des châtelains et particulièrement bien notés, car Mme de la Rochejaquelein nous apprend qu'Agathe avait pour ainsi dire été élevée avec M. de Lescure, auquel elle "était très attachée.¤
L'attachement était réciproque : lorsque le futur général de la Vendée militaire se maria avec Mlle de Donnissan, au mois d'août 1791, et qu'il vint installer son nid au château de Clisson, il présenta comme une perle à la jeune marquise celle qui avait été la compagne de ses jeux d'enfant ; la perle fut engagée sur-le-champ en qualité de femme de chambre, devint bientôt la fav¤rite de Mme de Lescure et nous allons vois que son attachement, désormais dédoublé, lui a mérité de figurer, en belle page, au livre d'or des bons serviteurs dont la fidélité fournit tant de traits édifiants à l'histoire populaire de la Grand'Guerre.
Pendant toute la période heureuse de l'insurrection, c'est-à-dire jusqu'au passage de la Loire, Agathe ne quitta pas d'une semelle sa jeune maîtresse et le 18 octobre 1793, sur la grève de Saint-Florent, nous la trouvons entre le Saint du Poitou frappé à mort et la pauvre petite marquise en larmes.
Lorsque le fleuve a été passé - Dieu sait dans quel désordre ! - et qu'il s'agit de transporter Lescure à Varades, on ne peut se procurer qu'un mauvais fauteuil sous lequel on passe deux piques que portent quatre soldats, et c'est Agathe et sa maîtresse qui, pendant la marche, tiennent de chaque côté une serviette pour appuyer les pieds du blessé.
De Varades à Ingrandes, le fauteuil est remplacé par une charrette à côté de laquelle Agathe, à pied, ne cesse de veiller sur son maître. A Ingrandes, les cahots du véhicule occasionnant au blessé des secousses qui lui font souffrir le martyre, on confectionne un brancard ; puis on y place "un fauteuil de paille et des cerceaux soutenant des draps pour garantir l'air", et c'est encore Agathe, toujours à pied, qui continue à surveiller ce nouveau mode de transport.
A une demi-lieue d'Ingrandes, l'un des frères Beauvollier réussit à se procurer une berline ; on y installe le blessé sur un matelas, et alors commence pour notre héroïne un rôle de soeur de charité qu'elle ne cessera de remplir jusqu'à la fin. Elle monte dans la berline avec sa maîtresse, et c'est elle qui se met à côté de Lescure "pour lui soutenir la tête". Les moindres secousses causaient au pauvre général des souffrances atroces : "il avait à tout moment des douleurs, des crises, des serrements de tête, et tout d'un coup la plaie rendait avec tant d'abondance, que les gouttes tombaient pressées sur ses habits et sur ceux d'Agathe".
La marche se poursuit ainsi, jour et nuit, et toujours Agathe est là, soutenant la tête du blessé et épanchant le sang qui ne cesse de découler de la plaie. Aux haltes seulement, tandis que le martyr a un peu de répit et peut s'assoupir dans un lit, la bonne garde-malade a elle-même le loisir de prendre quelques instants de repos ; mais elle ne se déshabille jamais et se contente de se jeter sur un matelas, afin d'être prête au premier appel. Car c'est elle, non moins adroite que dévouée, qui, à l'occasion, remplace le chirurgien, en l'absence duquel elle fait les pansements.
Cependant Lescure s'affaiblit de plus en plus ; à Ernée, son agonie commence ; il reçoit l'extrême-onction. Mais presque tout de suite il faut décamper et reprendre la marche errante vers Fougères ; on réinstalle l'agonisant dans la berline, Agathe reprend sa place à côté de lui et c'est elle qui, entre Ernée et Fougères, reçoit son dernier soupir. Et alors, pour ne pas donner l'éveil à Mme de Lescure, à laquelle on voulait cacher la catastrophe au moins jusqu'à Fougères, la dévouée camériste reste seule en tête à tête avec le cadavre, dans cette voiture hermétiquement close où l'air est corrompu :
"Elle eut le courage d'y rester neuf heures", raconte la veuve reconnaissante ; mais à Fougères, lorsqu'elle descendit de la berline, la pauvre fille était tellement à bout qu'elle "fut plus de deux heures évanouie". Il y avait quinze jours qu'elle n'avait pour ainsi dire pas fermé l'oeil, ni quitté un seul instant son maître ! ...
Après la mort de Lescure, Agathe se donna tout entière à l'infortunée veuve de vingt ans qui, grosse de près de quatre mois, faillit elle-même mourir de douleur à l'annonce de la terrible nouvelle.
C'était le même dévouement qui allait se continuer, en s'affirmant sous une forme nouvelle et vers un but nouveau : remonter le moral de la jeune marquise, la consoler en lui persuadant qu'elle se devait désormais au petit être attendu qui lui rappellerait le cher défunt. Que de bonnes paroles et de petits soins, que d'attentions délicates de tous les instants, au cours de cette terrible chevauchée d'outre-Loire qui devait se prolonger encore pendant plus de six semaines ! Dieu seul sait et pourrait dire quelle dette de reconnaissance - d'ailleurs pieusement acquittée, nous le verrons - la future marquise de la Rochejaquelein contracta alors envers sa fidèle compagne !
Entre temps, Agathe, dont le bon coeur était la source d'une charité inépuisable, savait encore trouver à se dévouer pour la foule des malheureux qui souffraient autour d'elle : elle "soignait toute la journée les blessés" et, le cas échéant, employait le crédit qu'elle avait auprès de sa maîtresse pour obtenir, par l'intermédiaire de celle-ci, la grâce de pauvres diables plus ou moins compromis. C'est ainsi qu'un jour, à Dol, son intervention sauva la vie à un transfuge qui allait être fusillé :
"Nous arrivons à Dol, raconte Mme de la Rochejaquelein, d'autant plus fatigués que nous avions manqué de vivres à Pontorson ... J'étais dans une chambre au rez-de-chaussée ... Agathe entre en pleurant, me dit que, dans la cuisine à côté, il y a un jeune homme condamné à être fusillé et ne paraissant pas coupable ; elle me prie de le laisser entrer, je le permets. Ils portait vingt ans, était petit et d'une figure très douce ; il se jeta à mes pieds et me conta ainsi son histoire : il s'appelait Montignac, on l'avait forcé de servir contre nous ; son bataillon était à Dinan, il avait trouvé le moyen de se rendre à Dol, où il espérait pouvoir nous rejoindre ... Au moment où il achevait son récit, Agathe rentra en criant : "Madame, les Allemands viennent chercher le prisonnier" ; c'étaient eux qui fusillaient ; Montignac se jeta encore à mes pieds, je résolus de le sauver ..." La grâce fut obtenue et, depuis, Montignac se fit remarquer parmi les plus braves de l'armée.
Bonne et compatissante, Agathe était, de plus, intrépide sous le feu de l'ennemi, au point d'exposer sa vie pour les autres. Au désastre du Mans, alors que chacun ne songeait qu'à sauver sa propre peau, l'héroïque fille, qui suivait à cheval la déroute, n'hésita pas à s'arrêter pour prendre en croupe le chevalier de Beauvollier, au risque de tomber entre les mains des Bleus qui étaient sur ses talons et de voir sa monture, déjà fatiguée, plier sous une double charge.
Au cours de cette effroyable journée, Agathe avait été séparée de sa maîtresse et ne la rejoignit qu'à Laval d'où la retraite, de plus en plus lamentable, se fit sur Craon, puis sur Ancenis, puis sur Nort. Là, à la suite d'une fausse alerte qui produisit un grand désordre et une déroute partielle, la jeune femme de chambre se trouva de nouveau et définitivement séparée de Mme de Lescure et du gros de l'armée. Nous arrivons au chapitre le plus dramatique de ses aventures.
Jusqu'ici, c'est grâce au témoignage de visu de Mme de la Rochejaquelein que nous avons pu suivre pas à pas notre héroïne ; Agathe va désormais nous raconter elle-même la suite de son histoire, mais toujours par l'intermédiaire de sa maîtresse, à laquelle elle fit plus tard le récit de ce qui lui était arrivé après l'incident de Nort. Cette seconde partie de notre enquête, d'ailleurs, ne sera pas moins rigoureusement historique que la première, car la double sincérité de Mme de la Rochejaquelein et de sa confidente est ici proclamée par des documents révolutionnaires officiels dont le rapprochement atteste, une fois de plus, la sûreté d'information de la noble veuve de Lescure.
Après sa séparation d'avec sa maîtresse et le gros de l'armée, Agathe avait erré plusieurs jours dans les environs d'Ancenis ; puis, sur le faux bruit d'une amnistie, elle se rendit à Nantes se fit connaître, fut aussitôt arrêtée et envoyée à l'Entrepôt, par ordre du Comité révolutionnaire.
A peine était-elle internée dans cette triste geôle, pêle-mêle avec une foule de malheureux destinés aux fusillades et aux noyades, qu'elle y fut l'objet des attention du trop fameux Lamberty, l'un des séides de Carrier.
Lamberty était un ancien ouvrier carrossier, dont le proconsul nantais avait fait un adjudant général. C'était un cruel, doublé d'un débauché. Presque tous les jours il venait à l'Entrepôt, passait en revue les nouvelles prisonnières, choisissait parmi elles les plus attrayantes, en dressait la liste, puis les faisait successivement conduire à un bateau particulier qu'il s'était aménagé sur la Loire, et où les malheureuses avaient à choisir entre le déshonneur et la noyade. Aucune d'ordinaire, n'échappait à cette triste alternative, et souvent même l'ignoble personnage prenait plaisir à faire noyer sous ses yeux les victimes dont il avait d'abord abusé.
"Sans être ce qu'on appelle jolie", Agathe était "une brune piquante, fort agréable" que son air décidé et crâne eût suffi, d'ailleurs, à faire distinguer au milieu de la foule des prisonnières éplorées de l'Entrepôt ; Lamberty la remarqua tout de suite et, étonné de son assurance, l'interpella à brûle-pourpoint :
- Brigande, as-tu peur ?
- Non répondit-elle, puisque je suis venue me rendre avec promesse de la liberté.
- Cela pourra t'arriver tout de même ; alors souviens-toi de Lamberty, répliqua l'adjudant général en lui tournant les talons.
La prisonnière ne connaissait pas le personnage ; elle prit cette parole pour un gage de protection, et elle se promit d'en faire à l'occasion son profit.
"Après être restée dix ou douze jours à l'Entrepôt, Agathe, ne doutant plus d'une mort prochaine, pria une sentinelle d'aller chercher Lamberty ; il vint et l'emmena dans le bâtiment à soupape, dont on lui avait fait un digne présent, en récompense de son patriotisme ; il était seul avec elle et voulut en profiter ; elle se défendit courageusement, lui reprochant sa scélératesse ; elle tenait à la main une image de la Sainte Vierge et lui fit des voeux qu'elle accomplit depuis. Il finit par lui dire : "Ou cède-moi, ou je te jette à l'eau ; il la retint par ses jupons en lui disant : "Tu es une brave fille, ce serait dommage de te tuer ; si tu m'avais cédé, comme tant d'autres, je t'aurais noyée. Je veux te sauver et je te donne ma parole de ne plus rien te demander ; reste cachée dans ce bâtiment, il est à moi, je viendrai t'y voir tous les jours." Il lui donna, pour manger, les débris d'une orgie qu'il avait faite la veille avec ses amis. Elle y demeura huit jours et huit nuits, entendant les cris des noyades qui se faisaient tout près d'elle ; Lamberty venait la voir avec soin et honnêteté."
La crânerie de notre héroïne avait désarmé le satyre dont l'attention, d'ailleurs, avait été détournée par une autre prisonnière plus complaisante.
Au lieu de renvoyer Agathe en prison, Lamberty la confia à l'un des complices de ses débauches, O'Sullivan, qui l'emmena chez lui où elle resta plusieurs semaines. O'Sullivan était un scélérat qui avait trempé dans tous les crimes de la bande à Carrier ; mais il se sentait pris de remords et avait pour femme une personne douce et vertueuse, qui accueillit de son mieux la Vendéenne.
Sur ces entrefaites, Lamberty fut dénoncé comme ayant soustrait à la noyade un certain nombre de brigandes coupables ; on l'arrêta et on le mit en prison. Pour le sauver, l'un de ses aides-de-camp, Robin, âme damnée du scélérat, résolut, comme on dit, de faire disparaître le corps du délit en noyant bel et bien les victimes épargnées, et c'est alors qu'Agathe courut le plus grand danger. Voici comment Mme de la Rochejaquelein raconte l'épisode, d'après le récit que lui en fit plus tard sa suivante :
"Un jeune furieux, nommé Robin, âgé de dix-huit ans, entre chez Mme O'Sullivan, dont le mari était sorti, sans doute à dessein, emmène Agathe, la conduit à fond de cale du vaisseau à soupape, lui déclare qu'il va la tuer pour sauver Lamberty et détruire la preuve d'un de ses délits révolutionnaires. Il tire son sabre, mais vaincu par les prières de cette fille, dont il savait déjà l'histoire, il lui dit : "Lamberty m'avait bien averti que je n'aurais jamais le courage de te tuer ; que faire de toi ?"
Désarmé comme l'avait été son chef, Robin remet alors Agathe entre les mains d'une autre aide-de-camp de Lamberty, nommé Lavaux, qui se trouvait alors sur le bateau et qui accepte, comme l'avait fait précédemment O'Sullivan, de lui donner asile chez lui. Mais, hélas ! la pauvre fille n'était pas encore sauvée ! ...
Elle était à peine depuis vingt-quatre heures dans ce nouvel asile, lorsque des sbires vinrent l'y relancer par ordre du Comité révolutionnaire. La femme de Lavaux, jouant la surprise, voulut faire passer la Vendéenne pour sa soeur ; mais la généreuse Agathe, comprenant que son hôtesse allait être compromise par ce pieux mensonge, n'hésita pas à se dénoncer elle-même en disant qu'elle était bien celle qu'on cherchait, et on l'emmena à la prison du Bouffay.
Là, tout le monde s'intéressa bientôt à elle, à commencer par les geôliers. Très adroite en même temps que très crâne, elle réussit à mettre dans son jeu plusieurs gros bonnets révolutionnaires ; si bien que la commission militaire, devant laquelle elle comparut le 17 avril 1794 (28 germinal an II) se contenta de la déclarer "très-suspecte", ajoutant qu'il eût pris part à la révolte, et qu'en conséquence elle serait enfermée jusqu'à la paix. Trois jours auparavant, le 14 avril (25 germinal), la même commission militaire, présidée par Bignon, avait condamné à mort le fameux Lamberty.
Agathe resta longtemps en prison. Elle ne fut rendue à la liberté que lors de l'accalmie qui précéda la pacification de la Jaunaye, c'est-à-dire au commencement de l'année 1795. Mme de Lescure, qui jusque-là s'était cachée en Bretagne, vint à Nantes vers cette époque ; elle y retrouva sa fidèle femme de chambre, et toutes deux ne devaient plus désormais se quitter.
Agathe Gingreau se maria à un brave homme, nommé Cottet, Suisse d'origine, et qui avait fait toutes les campagnes de la Grande-Armée dans la division poitevine. Comme il était aussi intelligent que dévoué, il fut installé au château de Clisson en qualité de régisseur ; plus tard il devint maire de Boismé où sa femme et lui, entourés de l'estime générale, étaient traités bien plus en amis qu'en serviteurs par la noble veuve du Saint du Poitou.
Mme Cottet mourut entre les bras de la Marquise de la Rochejaquelein qui tenait à acquitter, jusqu'au bout, la dette de reconnaissance contractée envers l'héroïque garde-malade de son premier mari.
LA VENDEE HISTORIQUE
Décembre 1907
Pierre-Joseph Cottet, originaire de Suisse, reçut de la Restauration le brevet de bataillon et la croix de la légion d'honneur. Maire de Boismé et régisseur de la terre de Clisson, il mourut le 19 juillet 1826, âgé de soixante et onze ans.
Agathe-Geneviève Gingreau, de Boismé, près Bressuire, épousa Pierre-Joseph Cottet, régisseur du château de Clisson, et mourut à Orléans le 2 octobre 1831 à l'âge de soixante-quatre ans.
(Mémoires - Madame de la Rochejaquelein - édition originale - Les Editions du Bocage Pays & Terroirs - Cholet - 1994 - Editions Bourloton - 1889)
AD79 - Registres d'état-civil de Boismé
AD45 - Registres d'état-civil d'Orléans