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La Maraîchine Normande
28 avril 2013

UN SOUVENIR DU JOUR DES MORTS

UN SOUVENIR DU JOUR DES MORTS

par M. O. RIOU

Capture plein écran 28042013 221054

C'était le deux novembre ! ...

C'est ce jour-là que l'Eglise a consacré pour fêter la mémoire de ceux qui ne sont plus ... Un jour pour une année ... c'est beaucoup ! ... une heure peut-être ! ... et encore ! ... Il y en pour qui le souvenir, quelque rapide qu'il soit, est un sacrifice trop fatiguant et trop lourd ! ...

Aussi le jour des morts s'écoule-t-il souvent pour eux comme les autres jours ; et si une voix solennelle partie du sanctuaire, n'éclatait pas sur la ville toute entière pour retomber jusqu'au plus profond des âmes, combien peu se rappelleraient que l'heure qui s'envole est l'heure du recueillement et de la méditation, que le moment qui passe est celui de la prière et des regrets ! ...

Et pourtant, si l'on voulait rentrer un peu en soi-même, et si l'on voulait seulement s'abandonner à l'impression des objets d'alentour, comment pourrait-on résister à l'émotion de la pensée et du s¤uvenir ? ...

Ce jour là est comme le premier de la saison glacée. Il n'y a plus de lumière, plus de fleurs, plus d'espérance ! ...
Adieu les promenades sous les grands chênes ou les hauts peupliers ! ... Adieu les courses joyeuses à travers les champs couverts de moissons et les prairies diaprées de tant de couleurs ! ... Adieu les balancements du léger canot sur la crête de l'onde qui se ride et scintille ! ...
Adieu aussi à ce rocher géant qui domine la rivière et où l'on était si bien pour rêver ! ...

Nous ne lirons plus, couchés mollement à l'ombre du vieux châtaignier, les suaves créati¤ns de Lamartine, les sublimes pensées de Châteaubriand, les oeuvres puissantes de Victor Hugo ! ... Et nous n'entendrons plus, en nous berçant de l'harmonie de ces magnifiques inspirations, la vague battre nos pieds, comme autrefois le poète sur le rivage de Sorrente ; les chants aimés des nautonniers, ni le murmure cadencé des rames, répétés par l'écho dans un lointain mystérieux ! ... Et ce soleil si beau, si doré, nous ne le verrons plus, descendant derrière la colline, animer mille images changeantes et toujours splendides sur l'horizon immense ! ...
Aujourd'hui, un brouillard noir et épais a recouvert le ciel ; la nature est triste, triste comme la face pâle d'une morte.

Oh ! quelle sombre mélancolie et quelle oppression douloureuse !

En vain essaierait-on de secouer cette pesante torpeur qui accable et énerve, qui détend les muscles du visage, qui resserre les plis du coeur.

Une main toute puissante a enveloppé l'homme dans ce voile funèbre, qu'elle seule peut déchirer ! ...

J'avais cédé à l'impression sinistre de la nature en deuil, le jour que l'on a destiné à prier pour les morts.

Le soir était arrivé ... Au dehors, les ténèbres étaient profondes ; à peine si l'on pouvait se reconnaître à quelques pas ; une pluie mêlée de grêle se brisait avec des sons crépitants contre les carreaux des fenêtres ; des éclairs brillaient de temps à autre, et un sourd grondement de tonnerre, répondant au tintement des glas, venait ajouter à l'horreur de la soirée.

La chambre où je me trouvais était seulement éclairée par une lampe surmontée d'un abat-jour qui rejetait en bas toute la lueur et couvrait la partie haute de la pièce d'une obscurité presque complète.

Les personnes groupées autour de cette lampe étaient dans la lumière jusqu'à la moitié du corps, et le reste s'élançait dans l'ombre, comme ces figures fantastiques créées par le génie oriental, qui ont les pieds sur la terre, baignés de rayons brillants, et dont la tête se perd dans la vapeur des nuages.

A côté de moi une vieille femme murmurait à voix basse quelques patenôtres, et des enfants élevaient sur la table des châteaux de dominos qui, s'écroulant à intervalles presque égaux avec un bruissement sec et monotone, interrompaient péniblement le silence de la vaste chambre.
Parfois aussi le choc strident des ciseaux d'une couturière semblait, comme celui des ciseaux d'une Parque, annoncer la fin de quelque vie.

Tout-à-coup un léger frissonnement se fit entendre contre les vitres. Nous levâmes tous la tête ; mais le bruit cessa.
Peut de temps après, le même frémissement recommença, mais plus fort, et il fut suivi d'un petit cri étouffé ...

Tous les coeurs tressaillirent ; la vieille femme se signa comme si quelque âme en peine venait demander des prières, et elle se hâta de recommencer les psaumes de la pénitence ; mais le bruit continuait toujours ! ...

Alors nous vîmes la vieille femme se lever toute droite ; elle fit de nouveau le signe de la croix ; puis, tombant à deux genoux, elle s'écria : "Priez ! priez pour lui ! ... il est mort ! il est mort ! ..."

Nous nous empressâmes autour de la pauvre désolée ; nous fîmes appel à sa raison, à son courage ; nous recourûmes à tous les moyens pour la calmer ; mais elle, les mains jointes, secouant la tête et pleurant, ne cessa de dire : "il est mort ! ..."

Cependant je voulus connaître la cause du trouble apporté à notre douloureux recueillement ; j'ouvris la fenêtre avec de grandes précautions, car le vent et la pluie s'engouffraient avec fureur, et je saisis un pauvre petit oiseau bien mouillé, bien froid, qui était venu chercher un refuge dans l'angle de la croisée ; mais la grêle l'écrasait toujours, et sans doute que son agonie commençait quand ma main amie le recueillit et s'occupa de le réchauffer ...

Trois jours après, une lettre du Hâvre, adressée à la vieille femme, lui annonçait que son petit-fils, novice à bord d'un bâtiment de commerce, s'était noyé à l'entrée du port. Le navire, battu par une violente tempête, avait fait naufrage dans la nuit du 2 novembre ...

La pauvre grand'mère mourut peu de temps après ; j'assistai à ses dernières heures et je lui fermai les yeux.

L'époque où je l'ai connue forme une étape considérable dans ma vie ; j'étais jeune ... J'ai vu, depuis ce temps, bien des existences chères s'éteindre auprès de moi ; mais je cherche souvent à me rappeler mes compagnons disparus pendant le voyage. Les joies de l'affection vivent encore après que la tombe s'est refermée, et je me dis qu'ils sont heureux ceux à qui Dieu accorde, jusqu'au jour suprême, le don d'aimer et de se souvenir.

Nantes, le 6 octobre 1867

Annales de la Société royale académique de Nantes
et du département de la Loire-Inférieure
1867

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Commentaires
L
Un bien joli texte.
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