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La Maraîchine Normande
23 avril 2013

SAINT-MALO ♣ MARGUERITE BREUILH, L'ENFANT DE LA PUNITION ♣ (1793-1810)

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L'ENFANT DE LA PUNITION

On appelait ainsi à Saint-Malo, en 1810, une jeune fille de dix-sept ans, dont le vrai nom était Marguerite Breuilh. Elle était fille de Jacques Breuilh, le calfat, lequel, ne trouvant plus à s'employer dans les chantiers du port, à cause d'une circonstance que nous dirons plus tard, s'était jeté dans les périlleuses spéculations de la contrebande.

Marguerite était bien belle. Ceux qui la voyaient et ne savaient point son histoire s'arrêtaient devant elle avec admiration. Elle était toujours vêtue d'une façon étrange. Sa robe, de grosse toile, nouée à la ceinture à l'aide d'un débris de cordage, lui seyait mieux que ne sied aux autres jeunes filles la mousseline aux molles draperies ; ses longs cheveux blonds, qui tombaient épars sur ses épaules pudiquement voilées, avaient ce riche reflet que ne peut donner l'art d'une camériste. Elle allait, légère et gracieuse, effleurant à peine, de ses petits pieds nus, le sable mouillé des grèves. Quand on la regardait, ses grands yeux, limpides et doux, ne se baissaient point. Un sourire mélancolique venait à sa lèvre. Puis elle se prenait à chanter d'une voix si suave et si triste à la fois, qu'on l'écoutait en pleurant.

On pleurait. L'air de son chant était bizarre, les paroles tombaient indistinctes. C'était peut-être un de ces touchants refrains, hymnes naïfs, que disent les femmes des matelots en regardant au loin la mer qui blanchit, s'élève et confond à l'horizon sa ligne tremblante avec le brun azur du ciel de Bretagne. C'était peut-être un cantique inconnu, une prière.

Mais, peu à peu, sa voix prenait de l'étendue ; les paroles s'accentuaient et devenaient saisissables. Alors l'émotion se glaçait dans le coeur de ceux qui l'écoutaient ; l'attendrissement faisait place à l'horreur. On se détournait avec dégoût.

Voici ce que chantait Marguerite, qui était folle :
Du sang, du sang, il faut du sang ! ...
Versons à boire à la machine.
Pour abreuver la guillotine,
Il faut du sang, du sang, du sang !

Et, tandis qu'elle chantait ce hideux refrain, que la foule avait coutume de hurler durant la Terreur, autour des échafauds toujours dressés, l'oeil bleu de Marguerite se levait doux et pur vers le ciel. Sur s¤n beau front respirait une douceur angélique. Sa voix mélodieuse et pénétrante trouvait des vibrations pleines de charmes. Ce contraste serrait le coeur et faisait frissonner.
Tant que durait le jour, elle courait ainsi sur la grève. La tempête ne l'effrayait point. On la voyait parf¤is, au plus fort de l'orage, grimper, leste comme un oiseau, le long des flancs escarpés du fort de l'Empereur (le fort Royal). Elle se suspendait à quelque dent du roc ; l'ouragan la berçait ; la crête écumeuse du flot venait caresser son pied blanc ; autour d'elle, les goëlands se balançaient sur leurs longues ailes, et jetaient leurs cris maigres et plaintifs, auxquels elle répondait, la pauvre fille, par son éternel refrain. La mer montait toujours. Alors, elle gagnait le sommet aigu du rocher. Là, elle s'asseyait, sa tête se penchait sur sa main. Le vent ramenait ses longs cheveux sur son visage. Elle apparaissait de loin comme une statue d'albâtre, fantastiquement érigée sur ce piédestal géant.

Le soir, elle ne rentrait point dans l'enceinte de la ville. Où passait-elle la nuit ! Nul ne le savait.

On racontait ainsi la lugubre histoire de sa naissance.

En 1793, alors que Carpentier décimait légalement la population de Saint-Malo, Jacques Breuilh était un jeune ouvrier du port robuste et honnête. Le travail abondait, à cause du chômage momentané qui avait eu lieu au commencement de la Terreur. Breuilh gagnait facilement sa vie. Il avait une femme belle et bonne qu'il aimait. Il était heureux.

Le vent des doctrines révolutionnaires avait passé sur Saint-Malo, et mis à l'envers, comme partout, une multitude de têtes. Breuilh, sans trop savoir pourquoi, se prit à détester les aristocrates, bien qu'il eût souvent accepté leurs bienfaits, et surtout les prêtres, quoiqu'il dut son bonheur actuel à un respectable ecclésiastique dont la main secourable avait soutenu sa jeunesse. Il ne voulut point se souvenir que l'abbé Saulnier, curé de Saint-Sauveur, lui avait servi de père. C'était un prêtre ; or, les prêtres étaient des scélérats. Ils n'appartenait point à Breuilh d'aller contre cet argument sans réplique.

Sa femme, excellente ménagère d'ailleurs, était encore plus fervente que patriote que lui. Elle savait par coeur tout le psautier républicain, et c'était plaisir de la voir, les jours d'exécution, retenir sa place bien des heures à l'avance au pied de la guillotine, et tricoter sans manquer une maille, tandis qu'une tête tombait au-dessus d'elle.

Elle était enceinte, et le terme de sa délivrance approchait. Breuilh ne la quittait plus un instant. Il avait déserté le travail pour soigner sa femme, et la citoyenne avait maintenant l'appui du bras conjugal pour se rendre à la place des exécutions. Quand la machine avait fonctionné, le couple aimable revenait au logis en bâtissant de beaux rêves sur l'avenir de l'enfant qui allait voir le jour.
- Si c'est un fils, disait Jacques, il s'appelera Brutus, comme ce vertueux citoyen d'Italie qui passa son épée au travers du corps d'un Capet ...
- D'un pape ! ... interrompit la citoyenne. En Italie, vois-tu Jacques, ce sont les papes qui sont les tyrans.
Jacques admirait l'érudition supérieure de sa compagne.
- Si c'est une fille, reprenait celle-ci, nous la nommerons ...
- Brutuse ...
- Fi ! ... nous chercherons ... Elle sera belle, Jacques, bien belle ... et nous tâcherons de la faire nommer déesse de la Liberté !
Les deux époux, à cette brillante idée, dansaient la carmagnole avec transport.

Un certain quintide du mois de messidor de l'année 1793, il devait y avoir, sur la commune de Saint-Malo, une exécution bien intéressante. La victime était M. Saulnier, ancien curé de Saint-Sauveur. Tout le monde connaissait le vieux prêtre. Tout le monde voulut voir quelle mine il ferait sur l'échafaud.
La guillotine se dressait sur le milieu de la place, vis-à-vis du tribunal révolutionnaire, au lieu où on a élevé depuis une statue du vaillant lieutenant-général des armées navales Dugay-Throuin. Il y avait foulé autour de l'échafaud. Notre ménage patriote était à son poste. Au moment où la cohue s'ouvrait pour laisser passer la voiture du patient, la citoyenne Breuilh fut prise des premières douleurs de l'enfantement.

Un héroïque et puissant effort refoula ses cris au-dedans d'elle-même. Elle attendit. M. l'abbé Saulnier monta sur les degrés de l'échafaud.

Mais tout à coup un murmure de dépit parcouru l'assemblée. L'exécuteur ne se montrait point.
La citoyenne Breuilh laissa échapper une exclamation de regret.
- Quel malheur ! dit-elle.
- Le bourreau a passé l'eau, disait-on dans la foule ; il s'est enfui à Southampton, parce qu'il ne voulait pas porter la main sur le Saulnier qui lui avait fait du bien dans le temps.
- Est-ce qu'on se souvient de ça ! répartit Jacques Breuilh en haussant les épaules.
Personne ne répondit. L'abbé Saulnier avait été autrefois le bienfaiteur de tous les malheureux. A ce moment suprême la pitié revenait dans les coeurs.
- Y a-t-il un citoyen de bonne volonté pour remplacer le bourreau ? demanda un fonctionnaire de la République.
Il se fit un morne silence.
- Jacques, dit tout bas la citoyenne Breuilh ; j'ai une envie ...
Elle n'acheva pas, mais d'un regard expressif caressa l'échafaud.

Pour un coeur bien placé, le désir d'une citoyenne devait être un ordre suprême. Jacques franchit en trois bonds les degrés de l'estrade.
- Me voilà ! dit-il.
Sa femme poussa un cri de joie qui se termina en clameurs déchirantes. Les douleurs l'avaient reprise avec une violence significative. Elle allait être mère. Mais à l'instar de Jeanne d'Albret, elle réprime ses gémissements, et entonne d'une voix ferme une de ses chansons favorites :
Du sang, du sang, il faut du sang ! ...
Versons à boire à la machine.
Pour abreuver la guillotine,
Il faut du sang, du sang, du sang !

A ce refrain connu, la pitié de la foule s'évanouit comme par enchantement. Une joie furieuse se communiqua de proche en proche, et bientôt un choeur immense entonna le couplet patriote.
Pendant ce temps-là, Jacques Brueilh, malgré son inexpérience, remplissait son office à la satisfaction générale. La tête vénérable du prêtre roula sur les planches de l'échafaud, et le fonctionnaire républicain rendit grâce au calfat au nom de la nation.

Jacques reçut ces félicitations officielles avec une fierté modeste. Il avait la conscience d'avoir bien mérité de la patrie. Quand il revint près de sa femme, la citoyenne avait dans ses bras une jolie petite fille, Jacques l'embrassa avec enthousiasme.
- Elle est née un jour de fête, dit la mère ; l'Etre suprême lui doit d'heureuses destinées.
Jacques trouva cela fort bien dit.

Quand les deux époux furent de retour au logis, ils examinèrent amoureusement le cadeau que venait de leur faire l'Etre suprême. La petite fille était charmante. Seulement tout autour de son cou mignon, une ligne rouge et sanglante s'enroulait comme un collier de corail.
- Qu'est-ce cela ? demanda la citoyenne Breuilh.
Jacques pâlit.
- Le couteau ... murmura-t-il ; la guillotine.
- Bah ! dit la citoyenne en éclatant de rire, c'est une envie.

La petite fille grandit. A mesure qu'elle grandissait, le cercle rouge devenait moins sanglant. Ce fut bientôt un imperceptible collier d'un rose pâle. La citoyenne Brueilh se réjouit ; car l'amour maternel avait chassé peu à peu sa lugubre manie.
- Après tout, disait-elle, la guillotine n'a point laissé de trace ... Ma Marguerite sera la perle de Saint-Malo. Dans dix ans qui se souviendra qu'elle est née au pied de l'échafaud ?
- Qui s'en souviendra ? répétait le docile calfat.

On devait s'en souvenir toujours.

La Terreur était passée depuis deux ans. La guillotine avait perdu sa vogue. On commençait à s'éloigner du malheureux Jacques que ses camarades avaient surnommé le bourreau. Une seule consolation lui restait : sa fille, sa jolie Marguerite, qui semblait un petit ange quand elle souriait dans son berceau. Mais Marguerite ne parlait point. Sa mère avait beau passer de longues à lui répéter sans cesse le même mot, la petite fille demeurait muette.

Un soir, enfin, sa langue se délia. La citoyenne Breuilh crut l'entendre parler de loin. Elle appela son mari en toute hâte. Ils coururent auprès du berceau. La pauvre mère ne pouvait plus contenir sa joie ; elle délirait.
- Parle, Marguerite, parle, ma gentille, disait-elle.
Puis elle se penchait pour écouter.
L'enfant garda quelque temps le silence. Puis, fixant ses grands yeux bleus sur sa mère qui joignait les mains, et retrouvait une prière chrétienne pour remercier Dieu, elle se prit à chanter tout bas :
Du sang, du sang, il faut du sang ! ...

Malheur ! malheur ! cria la pauvre mère en tombant à la renverse.
Jacques se précipita pour la secourir. En même temps, l'enfant continuait :
Versons à boire à la machine ...
Pour abreuver la guillotine.
- Oh ! tais-toi ... tais-toi ! dit sa mère d'une voix mourante.
L'enfant poursuivit :
Il faut du sang, du sang, du sang !

Jacques, atterré, promenait son regard de sa fille à sa femme évanouie. Celle-ci se releva enfin. Ses yeux étaient ternes et glacés ; des rides plissaient son front livide : elle avait vieilli de dix ans en une minute. Le lendemain, elle voulut tenter une seconde épreuve. L'enfant ébauchant un sourire angélique, fit entendre sa petite voix douce, et commença le refrain maudit. On ne l'entendit jamais prononcer d'autres mots que ceux de la chanson. La citoyenne Breuilh, frappée au coeur, traîna pendant quelque mois une existence languissante, et mourut de chagrin.

Au dernier moment de son agonie, elle entendit la voix de Marguerite qui chantait :
Du sang, du sang, il faut du sang ...

Jacques Breuilh pleura sa femme. Il resta triste et seul avec son enfant, image vivante du remords. Chaque fois qu'il revenait du travail, Marguerite l'accueillait par le refrain fatal. Et pourtant il aimait Marguerite. Tout ce qu'il avait d'affection dans son coeur s'était reporté sur elle.

Mais sa souffrance devait s'accroître encore.

Marguerite, quand elle eut dix ans, ne put pas rester sans cesse confinée au logis. Son instinct vagabond d'ailleurs la poussait à sortir. Dès qu'elle sortit, la ville entière fut mise dans le funeste secret. On s'éloigna d'elle avec horreur. Rapportant sa lugubre folie aux évènements tragiques qui avaient accompagné sa naissance, on l'appelait : la fille de la punition. Vraie ou fausse, cette idée de châtiment céleste fut pour Jacques une sorte d'arrêt de proscription. Ses camarades le repoussèrent ; le maître de chantier où il travaillait le chassa.

Jacques se fit contrebandier pour donner du pain à Marguerite. Il aimait la pauvre fille d'un amour exclusif et passionné. C'était tout ce qui lui restait en ce monde.
Pendant plusieurs années, Jacques, tout en faisant la fraude des dentelles et de la coutellerie d'Angleterre put continuer d'habiter Saint-Malo. Comme il avait peu de besoins, il agissait avec une excessive prudence, et les soupçons qui planaient sur lui ne pouvaient en changer en certitude. Un jour pourtant il fut surpris, débarquant les ballots à nuit close derrière les rochers où s'élève maintenant la tombe de Châteaubriand. Les douaniers firent une décharge du haut du grand Bé, et le manquèrent, mais ils l'avaient reconnu. Désormais, il n'y avait plus de sûreté pour lui à Saint-Malo.

Alors commença pour Marguerite cette vie étrange et mystérieuse dont nous avons parlé au commencement de ce récit. Le jour elle errait sur les grèves, jouant avec l'écume du flot comme un aleyon, cueillant la fleur pâle des fucus, et cherchant, aux crêtes inaccessibles des rochers de la côte, ces capricieuses et délicates arabesques que figurent les tiges plates du goémon rose. Les gens du pays qui la rencontraient d'aventure s'éloignaient d'elle, mais ne l'insultaient point, car son angélique regard eût fait naître la pitié dans le coeur d'un tigre. Quand un étranger, attiré par sa beauté, s'approchait d'elle, un enfantin sourire venait à sa lèvre, et elle chantait doucement son horrible refrain.

La nuit, elle regagnait l'abri de son père, qui était toujours contrebandier, et se cachait on ne savait où.
Or, sous l'empire, la répression de la contrebande était bien autrement sévère que de nos jours, puisqu'elle faisait partie du système de guerre.
La douane était en force sur toutes les côtes de la Manche. Nuit et jour on veillait sur les dunes, et les malheureux smoglers n'étaient point des hommes de loisir. Mais ce déploiement de surveillance n'empêchait point le commerce nocturne d'aller son train. De temps en temps, on trouvait sur la grève le cadavre d'un Anglais ; le lendemain c'était celui d'un gabelou. Il y avait compensation, et les choses suivaient leurs cours.

Jacques n'allait point souvent en mer. Son métier était le plus dangereux de tous ; il était débardeur. Quand un flambard smogler se montrait en vue, Jacques montait sur son bateau, et se rendait à bord pour remplir l'office de pilote. Ensuite il aidait à débarquer les ballots et recevait une modique part des bénéfices.
Jusqu'alors il avait réussi à se dérober à toutes les poursuites. Sa retraite, ou ses retraites, car il devait en avoir plusieurs, étaient si habilement choisies, que les douaniers perdaient leurs peines. Mais Marguerite courait tous les jours sur les grèves. Une fois, un garde-côte, plus avisé que ses collègues, la suivit de loin à la nuit tombante.
Ce garde-côtes eut une rude besogne. La jeune fille, après avoir suivi la plage dorée qui s'étend le fort Royal jusqu'à Roteneuf, s'engagea dans ce dédale de rocs anguleux et brisés, qui défend, en manière d'immense estacade, la haute falaise de la Varde. Une fois dans les rochers, la marche de Marguerite ne se ralentit point. Elle sautait de pointe en pointe, gracieuse et svelte comme un chamois des Alpes. Nul obstacle ne l'arrêtait. Ses petits pieds effleuraient à peine les touffes grasses et salées des varechs. Le douanier, au contraire, suait sang et eau, le malheureux. Les clous de ses souliers ferrés s'accrochaient aux déchirures des rochers ; il glissait sur les goémons ; il trébuchait dans les mares ; parfois, il dégringolait pesamment au fond de quelque anfractuosité peuplée de sèches et de margattes noirâtres, dont l'odeur infecte l'énervait. Néanmoins, il ne se décourageait point, car il y avait une forte prime au bout de ses efforts.

Marguerite allait toujours. Il n'y avait point de lune au ciel, mais, à la lueur des étoiles, on voyait sa forme blanche se détacher sur le fond noir des rochers. Le vent d'ailleurs apportait par bouffées à l'oreille attentive du douanier quelques notes du chant de la jeune fille.

Tout à coup elle disparut et sa voix cessa de se faire entendre. Le douanier s'arrêta indécis. Il était alos sur le plus élevé des groupes de rochers qui protègent la pointe de la Varde. A 200 pieds au-dessous de lui, la mer se brisait contre la base du roc; Il avança encore. La route, jusqu'à l'endroit où avait disparu Marguerite, était plate et unie ; elle se terminait par une large fissure qui s'ouvrait sur la mer et qu'il n'était point possible de franchir.
Naturellement le regard du douanier se plongea au fond du trou. Il découvrit une faible lueur, répercutée par les parois mouillées de la fente.
- Voilà le nid ! murmura-t-il en se frottant les mains. Et, rebroussant chemin aussitôt, il se hâta de gagner le poste de Roteneuf où il requit main-forte. Une heure après, cinq hommes s'arrêtaient au bord de la fissure. Ils descendirent en silence. Au fond du trou était une très-petite cabane, si bien cachée qu'il fallait connaître à priori son existence pour la découvrir. La lumière était éteinte à l'intérieur. Les douaniers battirent le briquet.

Ils entrèrent. Sur un tas de goémon séché, Marguerite était étendue toute habillée. Elle dormait. Sa physionomie calme et douce eut pu servir de modèle pour représenter la candeur.
Elle était seule dans la cabane.
- Où peut-il être ? se demandèrent les douaniers.
Ils secouèrent brusquement Marguerite, qui s'éveilla en souriant. A la vue de ces hommes armés, son grand oeil bleu ne se baissa point. Elle ouvrit la bouche, et murmura bien doucement :
Du sang, du sang, il faut du sang ! ...

Les douaniers tressaillirent.
- Oui ! dit l'un d'eux en se remettant, il en faut, et quand le brigadier reviendra, nous en aurons !
Un nuage passa sur le front de la jeune fille. Peut-être l'instinct de l'amour filial dissipait-il pour un instant les ténèbres de son intelligence. Ce fut un éclair.
Après quelques secondes de silence, elle reprit :
Versons à boire à la machine.
Pour abreuver la guillotine ...
- Ecoutez ! s'écria l'un des douaniers.
Chacun fit silence, Marguerite elle-même interrompit son chant.
On entendit sur la mer, au bas du rocher, un bruit sourd et régulier. C'était un bateau qui s'avançait à rames.
- Le voilà ! dirent les douaniers en apprêtant leurs armes ; nous le tenons !

Marguerite porta lentement la main à son front. Elle passa d'un bond entre les douaniers et se pencha sur le bord de la rampe.
- Tais-toi ! dit tout bas un des gardes, ou tu es morte !
La pauvre enfant ne pouvait pas désobéir. Elle ne savait point parler. Mais au moment où les douaniers la rejoignaient, elle saisit la corde qui servait d'échelle à son père et se laissa glisser le long du rocher.

Les douaniers se consultèrent une seconde ; puis l'un d'eux donna un coup de sabre sur la corde tendue, qui se rompit aussitôt. Une voix faible monta des profondeurs du précipice. Elle disait :
Il faut du sang ! du sang ! du sang !
- Pauvre fille ! murmurèrent les douaniers.

La barque cependant continuait à s'avancer ; Marguerite, précipitée d'une hauteur énorme sur la grève, ne put avertir son père. Jacques fut pris par les douaniers après un combat acharné. On ne retrouva point le lendemain le corps de Marguerite sur les grèves.

Jacques fut condamné à mort.

Le jour de son exécution, l'échafaud se dressa sur la commune, à cette même place où Jacques avait, 17 ans auparavant, rempli l'office de bourreau. On se souvenait de cette circonstance et il n'y avait point de pitié pour lui parmi les spectateurs.
Jacques monta, tête baissée, les degrés de l'échafaud.
A ce moment, une femme pâle, les vêtements déchirés, le corps couvert de blessures, perça la foule et vint tomber mourante au pied de la guillotine.
- Ma fille ! cria Jacques en étendant les bras.
Marguerite se leva à-demi. Elle regarda le fatal appareil, puis elle se mit à sourire en murmurant :
Il faut du sang, du sang, du sang !
Pour abreuver la guillotine.
Puis encore elle tomba pour ne plus se relever.

Jacques poussa un cri d'angoisse, et donna sa tête à l'exécuteur.
La foule s'écoula silencieuse et recueillie. Si la faute avait été grande, le châtiment était terrible, et plus d'un trouva dans son coeur de la pitié pour cette triste famille sur laquelle s'était appesanti le doigt de Dieu.

Il y a bien longtemps que tout cela est passé, mais les catastrophes de ce genre ne s'oublient point, et vous trouveriez encore à Saint-Malo et à Saint-Servan de nombreux témoins qui vous raconteraient, comme nous venons de le faire, la lamentable histoire de l'Enfant de la punition.

P.F. (Quotidienne)
Extrait :
Lectures pour tous.
La Terreur, par l'abbé Pioger
1861

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