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La Maraîchine Normande
6 avril 2013

LETTRE DE J.V. DE NEVE, CURÉ DÉPORTÉ EN GUYANE

Copie d'une lettre de J.V. DE NEVE
ci-devant Curé de West-Capelle, écrite de Cayenne,
le 3 Brumaire, arrivée le 21 nivôse, an 7.

Très-chers Père, Mère, Soeurs et Frères,
Salut en Dieu.

Dieu merci ! nous sommes arrivés à Cayenne sans tempête. Nous sommes partis le 20 thermidor, en 6, à 5 heures du soir, de la rade de l'isle Dieu, & arrivés le 8 vendémiaire, an 7, à  la rade de Cayenne.
Toute la traversée, j'ai été bien portant. Nous avons beaucoup souffert dans ce trajet, principalement quand nous sommes venus dans la chaleur. Nous avons dû beaucoup souffrir de faim & de soif, & nous n'avons eu à manger que des faveroles (fèves), des pois, des haricots secs, du biscuit, & de la viande salée de boeuf ou de cochon ; le matin un verre de brandevin, à midi & au soir le quart d'une pinte de vin, & tr¤is fois par jour un verre d'eau, excepté quand nous avons vu la terre, alors nous avons eu à boire autant d'eau que nous voulions : mais ce qui nous a tourmentés le plus, c'est la chaleur : obligés de dormir dans une place qui n'étoit qu'une commune place bourgeoise, & cela à 40 ensemble, où il n'entr¤it d'air que d'enhaut par deux ouvertures de six pieds en quarré ; nous avons pour ainsi dire fondu de sueur, & nous sommes presque mangés des poux & des puces.

Arrivé à la rade de Cayenne, j'ai eu le malheur en tombant de me disloquer le poignet, ce qui m'a causé beaucoup de douleur ; avec cela j'ai une forte diarrhée, & quelque mal de tête, ce qui provient de la grande chaleur, de sorte que j'ai été obligé de me rendre à l'hôpital, où je suis encore : ma main est presque guérie ; mais j'ai encore la diarrhée & mal à la tête.

La chaleur ici est à présent aussi forte que chez vous au milieu de l'été. La plupart de ceux venus de l'Europe ici, deviennent malades & beaucoup en meurent. De 200 qui sont arrivés avec la première frégate, 8 sont morts. Des nôtres & de ceux arrivés avec la Bayonnoise, 10 sont morts en chemin, & plusieurs sont ici à l'hôpital, qui auront peine d'en sortir ; les autres, environ à 80, sont transportés à Canna-Mamma, isle à 30 lieues d'ici, du côté du Surinam, & beaucoup y sont malades. On dit qu'il y fait très-malsain, & qu'il n'y a rien à avoir que ce qu'on y envoie d'ici. Ils (les déportés) sont tous entretenus par la nation ; ils demeurent dans des cabanes 24 ensemble, & reçoivent journellement une livre & demie de pain & une demi-livre de viande salée, avec un peu de ris, & une petite mesure de taffia, sorte de liqueur qu'on fait ici. Mais j'espère de ne devoir point y aller, mais d'acheter ailleurs mes dépens chez quelque cultivateur au plat-pays du côté de Sinamary, où il fait beaucoup plus sain. Si les tems changent, j'espère avec la grâce de Dieu de pouvoir encore retourner ; sinon je pense que c'est la volonté de Dieu, & qu'il nous donnera son Paradis en récompense de toutes nos misères & calamités que nous souffrons pour son saint nom. Au reste, je vous prie de ne vous point mettre en peine de mon sort ; pensez que c'est pour l'honneur de Dieu, & que c'est l'apanage de bons chrétiens d'avoir un confesseur & martyr dans votre famille : priez Dieu qu'il nous glorifie tous de sa grâce divine pour persévérer jusqu'à la fin.

Quant à ce pays, il est mal-sain pour les Européens ; il y a beaucoup de nègres qui vont presque nus, comme les Indiens ; ils ne sont pas d'un méchant naturel, ils aiment les blancs, mais ils sont presque tous infidèles, & n'ont d'autre soin que de vivre ; ils ne se soucient ni de biens ni d'argent, & le meilleur service que vous leur pouvez faire, c'est de les régaler avec une bouteille de taffia ; les hommes vont à la chasse ou à la pêche pour leur nourriture journalière.

Les femmes apprêtent pour les hommes une sorte de pain qu'elles font d'une racine & d'autres matières. Quand on va dans leurs cabanes, ils vous donnent à boire & à manger, & ils prendroient de mauvaise part que vous n'en profitassiez pas. Quand la femme met un enfant au monde, elle va le laver à la première rivière, & le mari se couche dans le hamac & y reste 8 jours sans se lever ; sa femme doit le servir ; entretems les voisins viennent le féliciter. Quand ils ont demeuré quelque tems dans un endroit, ils vont d'un autre côté avec leur hache couper le bois qui est dans leur chemin, & en font une nouvelle cabane, où ils transportent tout leur ménage qui n'est, pour ainsi dire, d'aucune valeur. Du reste, ils ne s'embarrassent de rien. Quand ils ont seulement de quoi vivre, ils sont contents. Il n'y a point de voleur parmi eux ; quand ils viennent auprès de quelqu'un & qu'ils voient une chose à leur goût, ils vous le demandent ; la donnez-vous ? Ils sont reconnoissans, & vous rendront tous les services que vous leur demandez ; la refusez-vous ? Ils s'en vont sans rien dire, tellement qu'ils possèdent vraiment beaucoups de vertus ; & si les Jésuites eussent pû encore rester ici, je crois qu'une bonne partie (du pays) seroit convertie à la foi ; mais on n'en connoît aujourd'hui que les côtes de la mer ; l'intérieur, qui est cependant plein d'Indiens, est inconnu, étant rempli de bois, infestés de bêtes sauvages & de serpens : de sorte que les Européens ont à peine pénétré à la distance de 20 lieues dans le pays.

Cependant le sol est très-fertile en sucre, coton, cacao, indigo, cloux de girofle & autres productions précieuses, si on le cultivoit, mais c'est ce qui lui manque ; ce ne sont que les nègres qui le labourent, & depuis qu'ils ne travaillent qu'à grand prix, la colonie est en si mauvais état qu'elle s'anéantira peu à peu, s'il n'y survient point de changement.

Quant à la nourriture, nous mangeons du pain blanc de fleur de froment qu'on apporte ici d'Europe & du nord de l'Amérique. La chair de vache y est mauvaise & chère, mais celle de porc est très-commune, & le poisson abondant. Il y a fort peu de beurre si ce n'est celui qu'on y apporte d'autres pays, & il est très-cher. Les fruits y abondent, tels que les oranges, douces & amères, & d'autres espèces qu'on ne trouve point en Europe ; les melons y croissent en quantité, mais les jardinages n'y réussissent pas, sinon les fèves, & une sorte de pois qui s'étendent fort, fleurissent & portent toute l'année. On y trouve des choux rouges & des laitues, mais qui ne pomment pas, & ne donnent point de graine. Aussi toutes les semences de jardin, excepté les fèves & les pois, doivent venir d'Europe. Il ne croît ici ni pommes ni poires. En général, il n'y a aucun pays de tout ce que j'ai vu, qu'on puisse comparer au nôtre, où tout ce qui est nécessaire à la vie, est en abondance. Ah ! si nous avions le bonheur de revoir cette chère patrie & de vous embrasser ! Mais comme par la disposition divine ce bonheur m'est présentement interdit, peut-être en punition de mes péchés, je vous embrasse tous de coeur avec les bras de l'amitié ; & priez pour moi le Seigneur qu'il veuille m'être propice & miséricordieux, & m'accorder ce qui m'est salutaire. Adieu ! Portez-vous bien, & soyez fermes dans la vertu malgré les persécutions.
Très-chers Père, Mère, Soeurs, Frères et toute la famille,
Votre très-humble serviteur
J.V. DE NEVE, ci-devant
Curé de West-Capelle.
Cayenne, le 3 brumaire an 7

Extrait : Recueil de quelques lettres de prêtres déportés
écrites de la Guyanne Française en Amérique
à leur famille dans la ci-devant Belgique
Traduit du flamand

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