FRANCOIS SAUVAGEOT ♣ DE MAYENCE A LA GAUBRETIERE ♣ 1ère partie
FRANCOIS SAUVAGEOT
1ère partie
François Sauvageot naquit a Marmagne, dans le département de Saône-et-Loire, le 13 septembre 1773. Son extrait de baptême, que je dois à l'obligeante communication de M. le curé actuel de Marmagne, est ainsi conçu :
"Le 13 septembre 1773 a été baptisé, né de ce jour, François Sauvageot, fils du légitime mariage de François Sauvageot tissier en toille (sic) demeurant au village de Marmagne et de Marie Saclier son épouse. Il a eu pour parrain Jean-Marie Sauvageot son oncle paternel et pour marraine Anne Saclier sa tante maternelle, lesquels ne signent.
Signé : DUCROT, curé."
Après la guerre, le commandant Sauvageot aimait à raconter en plaisantant, aux témoins et compagnons de ses brillants faits d'armes, qu'il avait commencé par être une bien mauvaise tête pendant sa jeunesse, et qu'il avait plus d'une fois fait le désespoir de sa mère, devenue veuve de bonne heure.
- "Avouez tout de même, répétait-il alors à mon grand-père, en lui rappelant l'une de ses premières escapades, avouez que j'étais à ce moment un fier mauvait sujet !"
Il ne faudrait cependant pas prendre trop au sérieux cette épithète de mauvais sujet dont le vieil officier se gratifiait ainsi lui-même au souvenir de ses fredaines de jeunesse. En somme, ces folies de jeune homme n'avaient jamais eu un caractère bien grave et ne tiraient point à conséquence. Mon bisaïeul, l'ancien commissaire aux vivres de l'armée du Centre, le rigide juge de paix Forestier, ne faisait lui-même qu'en rire, et je connais une foule de personnages bien pensants et posés de nos jours, qui seraient fort heureux de n'en point sentir de plus lourdes dans le bagage de leur passé ! La vérité est que le jeune François, à cette première époque de sa vie, était de ceux qu'on range ordinairement, lorsqu'on veut les caractériser d'un mot, dans la catégorie "mauvaise tête et bon coeur", et c'est encore dans cette catégorie, n'en déplaise aux gens trop collet-monté, qu'on rencontre presque toujours les gens d'initiative et les héros.
Par exemple, si le coeur était d'or chez Sauvageot, il avait la tête près du bonnet, ainsi qu'on va pouvoir en juger par l'anecdote suivante, qui le peint d'un trait, et qui se rapporte à son entrée dans la carrière militaire.
C'était en 1792 : notre héros avait dix-huit ans. Un jour qu'il était occupé, en compagnie d'un autre jeune homme de son âge, à sonner les cloches pendant un violent orage, - ce qui était une habitude partout en usage autrefois. - la foudre tomba tout à coup à ses pieds et tua net son camarade à ses côtés. Quand le jeune François rentra chez lui quelques instants après, ce fut pour recevoir une verte semonce de la part de sa mère. Cette semonce, il faut l'avouer était bien naturelle de la part de la pauvre femme, toute tremblante d'émotion à l'idée du danger auquel son fils venait de s'exposer, mais celui-ci, habitué jusque-là à être traité en enfant gâté, prit fort mal la chose.
- "Ah ! c'est comme ça ! ... eh ! bien je m'engage !" - Et il le fit comme il l'avait dit : dès le lendemain matin, son paquet sur l'épaule, il partait pour se faire enrôler à la ville voisine.
La guerre venait alors d'être déclarée à l'Autriche, et le jeune volontaire, à peine enrôlé, fut dirigé vers la frontière d'Allemagne, où il fut tout de suite à même de faire le coup de feu. Il le fit si bien qu'il trouva le moyen, dans une armée où il n'y avait que des braves, de se distinguer entre tous les autres, et c'est comme officier que nous le retrouvons, l'année suivante, dans un régiment qui faisait partie de l'armée de Mayence.
C'était vraiment une armée de braves que cette garnison de Mayence, et le siège de quatre mois qu'elle venait de soutenir est demeuré un des plus beaux faits d'armes des guerres de la Révolution. Sauvageot - peu suspect, lui qui détestait la république ! - aimait à répéter que ses anciens compagnons, devenus ses adversaires, s'étaient alors conduits en véritables héros, admirables de résignation et de patriotisme. La famine, durant ce siège mémorable de Mayence, était devenue telle, que les malheureux assiégés en étaient réduits à considérer un crapaud comme un mets de luxe et une friandise ! "J'ai entendu souvent raconter à mon grand'père Sauvageot que c'était dans cette ville qu'il avait été très heureux d'assouvir sa faim avec des rats et même des crapauds qu'il réussissait à capturer." (Lettre de M. le docteur Moreau, maire des Herbiers).
Lorsque la ville, vaincue par la famine, fut enfin réduite à capituler, les assiégeants, remplis d'admiration pour une défense aussi héroïque, accordèrent à la garnison de sortir avec tous les honneurs de la guerre. Il était seulement stipulé que ces braves ne pourraient plus combattre contre les alliés durant toute la campagne. La Convention, qui avait précisément besoin de faire appel à de nouvelles troupes contre l'insurrection de l'Ouest alors dans son plein, s'empressa de désigner ces soldats éprouvés et aguerris, désormais condamnés à l'inaction en face des armées étrangères, et c'est ainsi que les "Mayençais", comme on les appela depuis, furent dirigés sur la Vendée, où ils allaient avoir à se mesurer avec des adversaires dignes d'eux.
Le 7 septembre, l'armée de Mayence faisait son entrée solennelle à Nantes ; le 13, Kléber, à la tête de l'avant-garde, débutait par un vif engagement avec les troupes de Charette, près de Legé, et, le 19, Mayençais et Vendéens se livraient cette sanglante bataille de Torfou où le courage fut admirable des deux côtés, et où les héros de Mayence, glorieusement vaincus, comprirent qu'il fallait compter avec les héros de la Vendée !
Je n'ai point à insister sur les phases de cette lutte entre Vendéens et Mayençais, - lutte mémorable, commencée à Torfou le 19 septembre, et qui devait se continuer au-delà de la Loire pour aboutir à l'écrasement de la Grande Armée catholique à Savenay. Sauvageot, en effet, n'y prit aucune part. Il ne faisait point partie de ce premier corps de Mayençais expédiés par la Convention au lendemain du siège, et c'est seulement au printemps de l'année suivante qu'il fut envoyé en Vendée avec un second détachement. Ce qu'il était devenu dans l'intervalle, je ne saurais le dire, mes souvenirs de famille étant muets sur ce point. Peut-être avait-il été envoyé en congé, à la suite de blessures ou de fatigues éprouvées pendant le siège ? Peut-être avait-il été employé à l'armée des côtes de Brest ou dans l'intérieur de la France ? Tout ce que je puis affirmer, c'est qu'il arriva à Angers vers la fin d'avril ou au commencement de mai 1794, avec d'autres Mayençais qui n'avaient pas fait partie de la première expédition.
Impétueux et plein d'ardeur, le jeune lieutenant brûlait de se mesurer avec les Vendéens, qu'on lui avait représentés comme des "Brigands" féroces et sanguinaires. Comme son courage était apprécié de ses chefs, on lui avait promis qu'il serait à l'avant-garde et qu'il ne tiendrait qu'à lui de gagner rapidement le grade de capitaine, pour lequel il était déjà proposé.
A Angers, où le détachement dont il faisait partie devait séjourner deux ou trois jours, on l'avait logé chez un des plus chauds patriotes de la ville. Celui-ci, auquel il avait fait part, le soir même de son arrivée, de son impatience de se trouver en présence des Vendéens, lui apprit qu'il arrivait juste à point pour faire connaissance avec les "infâmes brigands", et qu'on devait précisément en exécuter toute une fournée le lendemain matin. "Sois tranquille, citoyen," ajouta le sans-culotte, "tu seras au premières places pour jouir du spectacle, car la procession doit passer sous mes fenêtres, et je t'éveillerai au besoin pour que tu ne manques pas le coup d'oeil !"
Le lieutenant, qui ne demandait que plaies et bosses sur le champ de bataille, mais avait peu de sympathie pour la guillotine, aurait certainement préféré une autre façon de faire connaissance avec les Vendéens, mais il n'était pas fâché en somme, en attendant mieux, de voir comment ces Brigands fanatiques marchaient au supplice, et, le lendemain matin, il était à sa fenêtre au lever du jour, en compagnie de son hôte, qui s'était empressé de venir se mettre à sa disposition pour lui donner toutes les explications nécessaires.
Bientôt le funèbre cortège parut, mais quel ne fut pas l'étonnement du jeune officier quand, au lieu des Brigands auxquels il s'attendait, il vie s'avancer, entre deux haies de soldats, une troupe de prêtres et de femmes, étroitement ligottés ! En tête, marchait un vieil ecclésiastique à cheveux blancs, tout courbé par l'âge et presque mourant, et, à ses côtés, une jeune fille qui n'avait certainement pas vingt ans.
A cette vue, Sauvageot, tout bouillant de colère, se tourne vers son hôte : "Ah ! ça, voyons ! lui dit-il, est-ce que par hasard tu aurais voulu te f... de moi ? ... Tu m'annonces le spectacle d'une fournée de Brigands qui devaient monter à l'échafaud, et je ne vois là que des curés, des femmes et des enfants ! ... Que signifie cette mauvaise plaisanterie ? ... - Mais, citoyen, répond le patriote, je t'assure que je n'ai nullement eu l'intention de faire une plaisanterie ! Ce sont bien là réellement des Brigands et des Brigandes, et de la pire espèce encore ! ... Ce vieux calotin, qui marche en tête, a refusé de prêter le serment à la Constitution et s'était caché pour continuer ses mômeries. Cette femme à cheveux gris, que tu vois par derrière, lui avait donné asile au mépris de la loi, de complicité avec la jeune aristocrage qui se trouve à ses côtés ! Heureusement que la justice de la Nation veillait, et la tête de ces misérables va rouler dans un instant sur l'échafaud !"
Le lieutenant n'en put entendre davantage ... D'un geste violent, accompagné d'un formidable juron, il ferma la fenêtre et sortit brusquement, laissant le patriote tout ahuri !
Sauvageot, sur la foi des proclamations révolutionnaires, avait pris en haine les Vendéens avant de les connaître. Il n'aimait pas davantage leurs prêtres qu'on lui avait représentés comme des hypocrites et des fanatiques, non moins féroces que les Brigands qu'ils avaient déchaînés. Mais il était naturellement généreux ; comme tout soldat digne de ce nom, il avait le respect de la vieillesse, de la femme et de l'enfance, et cela le révoltait, l'exaspérait, cette prétendue justice de la Nation qui se vengeait sur les faibles et traînait à l'échafaud des vieillards, - fûssent-ils prêtres ! - des femmes et des jeunes filles sans défense, - fûssent-elles Brigandes et aristocrates de naissance ! Le spectacle qui venait de se dérouler sous ses yeux l'avait indigné au plus haut point, et sa foi révolutionnaire en avait été ébranlée du premier coup !
Ce fut bien pis lorsque, étant allé aux informations le jour même, il apprit que cette exécution du matin n'était point un fait isolé, mais qu'elle en avait suivi et devait en précéder une foule d'autres du même genre ; que partout sur toute l'étendue du territoire insurgé, des exécutions semblables se renouvelaient presque tous les jours ; que l'échafaud lui-même était peut-être encore le procédé le moins atroce employé par les autorités révolutionnaires pour soumettre la Vendée ; qu'on avait froidement et savamment organisé de tous côtés, dans les bourgs, dans les villages, un vaste système de massacres en masse et d'incendies avec ordre de n'avoir égard ni à l'âge, ni au sexe des personnes, et que les soldats enfin, les soldats eux-mêmes, étaient chargés d'accomplir ces horreurs et de faire l'office de bourreaux !
Sauvageot n'en pouvait croire ses oreilles ! - Quoi ! c'était donc pour incendier, pour massacrer des vieillards et des femmes, pour être le pourvoyeur de la guillotine qu'on l'avait envoyé en Vendée, lui le brave soldat de Mayence ! ... C'était donc là les Brigands dont on lui avait tant parlé : ce vieillard à barbe blanche qui pouvait à peine se soutenir en marchant à l'échafaud, ces femmes et ces jeunes filles de vingt ans ! ... - Tout ce qu'il y avait de généreux dans le coeur du lieutenant se soulevait à cette idée ! Arrivé farouche révolutionnaire à Angers, il maudissait déjà une Révolution qui tolérait, que dis-je !, qui ordonnait de pareilles monstruosités, et, dès le soir, il prenait la résolution bien arrêtée de donner sa démission à la première occasion qui se présenterait.
Cette occasion ne devait pas se faire attendre bien longtemps, mais, comme on va le voir, c'était point une simple démission qu'il allait être amené à protester contre ces horreurs.
Après un court séjour à Angers, le régiment dont faisait partie Sauvageot fut dirigé sur la Vendée, traversa Cholet et se rendit à Mortagne. - C'est là que se place le dramatique incident qui devait amener le passage de notre héros à l'armée vendéenne.
Le régiment était à peine arrivé à Mortagne que le colonel, sur les indications des patriotes de la ville, voulut se donner tout de suite le spectacle de l'une de ces expéditions, agrémentées de massacre et d'incendies, qui rendirent si tristement célèbres les Colonnes infernales. Il fit venir le lieutenant Sauvageot et lui ordonna, de partir sur le champ, à la tête d'un détachement de cinquante hommes pour brûler deux ou trois villages voisins qu'il lui désigna, avec la recommandation expresse de n'épargner ni hommes, ni femmes, ni enfants. - L'ordre était formel et catégorique ; la réponse ne le fut pas moins.
- Mon colonel, répondit respectueusement Sauvageot, je suis un soldat, non un assassin ! Si vous m'aviez donné l'ordre de marcher contre des hommes armés, je me serais empressé d'obéir avec joie. Vous m'ordonnez d'aller massacrer des êtres faibles et sans défense ..., je refuse ! Et comme je vois que c'est uniquement pour massacrer et pour incendier qu'on nous a envoyés ici, je vous prie d'accepter ma démission ...
- Ta démission, lâche ! hurle le colonel furieux ... tiens voilà ma réponse ! ...
Et, tirant son sabre, il veut en frapper son lieutenant.
Mais Sauvageot, bondissant au mot de lâche, avait déjà lui-même mis l'épée à la main, et le colonel avait à peine terminé sa menace qu'il tombait, frappé au coeur, avant d'avoir pu parer le coup.
Aussitôt, prompt comme l'éclair, et comprenant qu'il n'y avait pas un instant à perdre, le lieutenant saute par-dessus les remparts, auprès desquels se passait cette scène, tombe de l'autre côté sans se faire de mal et se met à dégringoler le côteau escarpé qui sépare Mortagne de la Sèvre ...
Il n'y avait pas un instant à perdre en effet, car les soldats républicains, accourus au cri qu'avait poussé le colonel en tombant, s'étaient mis à tirer sur le fugitif.
Celui-ci dégringolait donc sous cette fusillade, le plus vite qu'il lui était possible, lorsque tout-à-coup les Vendéens, dont une petite troupe se trouvait en observation de l'autre côté de la Sèvre, se mirent à tirer sur lui à leur tour. Ainsi qu'il l'a raconté bien souvent depuis, soit à mon père, soit à M. le docteur Moreau, son petit-fils, Sauvageot entendait très distinctement le sifflement des balles qui se croisaient au-dessus de sa tête et tout autour de lui, et qu'il avouait qu'il avait éprouvé alors, pendant les quelques instants que dura cette course entre deux feux, la plus forte émotion qu'il eût jamais ressentie de sa vie, lui qui avait affronté la mort et devait l'affronter encore sur tant de champs de bataille !
Par miracle, aucune balle ne l'atteignit, et, sans avoir reçu la plus petite égratignure, il traversa la Sèvre sur une chaussée qui se trouvait là, et tomba comme la foudre au beau milieu des Vendéens, qui, voyant cet homme seul et sans armes, avaient fini par cesser le feu.
Sauvageot n'était pourtant point sauvé pour cela ! A peine était-il arrivé au milieu des Vendéens que ceux-ci, après s'être saisis de sa personne, ne parlaient de rien moins que de le passer immédiatement par les armes. Défiants par nature, et rendus plus défiants encore par les incidents de cette triste guerre, ils prenaient la fusillade des Bleus pour un stratagème, le nouveau venu pour un espion, et, sans vouloir écouter les protestations du lieutenant, qui leur jurait ses grands dieux qu'il avait déserté pour combattre désormais dans leurs rangs, ils allaient probablement se décider à le fusiller sans autres formes de procès, lorsque l'un d'eux, que la figure ouverte et les franches explications du prétendu espion avaient frappé, obtint de ses compagnons au moins un sursis. - "C'est peut-être bien un espion qui veut nous tromper, leur dit-il, mais il est possible aussi qu'il dise vrai, et, dans ce cas, nous aurions à nous repentir d'avoir fusillé à la légère un officier qui pourrait nous rendre plus tard bien des services. Comme nous n'avons pas de chef parmi nous, emmenons-le à la Gaubretière, où nous devons rentrer ce soir, et nous le conduirons chez M. Forestier, que nous ferons juge de l'affaire."
L'avis de ce brave homme finit par prévaloir, et, le soir même, la petite troupe arrivait à la Gaubretière en compagnie de son prisonnier, qu'elle conduisit tout de suite à M. Forestier.
M. Jacques Forestier, mon bisaïeul, s'était acquis une grande influence dans l'armée vendéenne par son bon sens et les utiles conseils qu'il avait bien souvent donnés. Notaire royal à la Gaubretière au moment de la Révolution, commissaire aux vivres dans l'armée du Centre, il était adoré des gens du pays, et l'on s'était habitué à s'en rapporter toujours à lui lorsqu'il se présentait un cas difficile. Naturellement enclin à la douceur, il était en outre très physionomiste, et, à lui aussi, la figure du prisonnier plut du premier coup. Les explications du lieutenant, qui raconta tout ce qui lui était arrivé depuis son entrée à Angers, étaient d'ailleurs parfaitement vraisemblables ; M. Forestier n'hésita pas, et, grâce à lui, Sauvageot fut sauvé. De ce jour, date l'étroite et longue amitié qui lia ces deux hommes de bien, amitié qui ne se démentit jamais, et sur laquelle j'aurai à revenir par la suite.
Tout en faisant prononcer la grâce du prisonnier, mon bisaïeul, homme prudent, avait été le premier à reconnaître que celui-ci devait être mis tout d'abord à l'épreuve. On constitua donc à Sauvageot une sorte de garde, composée des plus solides gâs de la Gaubretière, et chargée de le surveiller étroitement pendant quelque temps.
"Menez-moi aux avant-postes !" avait dit le Mayençais, "et vous verrez si je suis un espion et si je sais me battre !" - On l'y mena sans plus tarder, et, du premier coup, l'épreuve fut faite.
Dès le lendemain, en effet, les Vendéens, avertis qu'un détachement républicain devait être dirigé sur les Herbiers, étaient allés se mettre en embuscade sur la route qui relie cette ville à celle de Mortagne, à un endroit appelé le Chiron de la Roche, à un kilomètre du bourg de la Verrie. Ils avaient emmené avec eux Sauvageot, et celui-ci fit des prodiges de valeur pour ses débuts ; il tua sept républicains pour sa part, en blessa au moins autant, et sa bravoure et son intrépidité furent telles que ses compagnons d'armes, émerveillés, le ramenèrent le soir en triomphe à la Gaubretière.
Deux jours après, nouvel engagement, nouvelles prouesses ! - L'épreuve était faite, et au-delà : l'ex-lieutenant des Mayençais fut dès lors reconnu pour chef par ceux-là mêmes qui avaient voulu tout d'abord le fusiller, et, le 10 août suivant, d'après un certificat qui lui fut délivré plus tard, en 1815, il était nommé officiellement capitaine de la compagnie des chasseurs à pied de Beaurepaire, formée d'après ses indications et par ses soins. - C'est ainsi qu'il gagna, mais dans le camp vendéen, ces épaulettes que les séides de Turreau avaient voulu lui faire acheter au prix de son honneur de soldat.
Donnons de suite ce certificat de 1815, dont l'original se trouve entre les mains de M. le docteur Moreau, et qui nous fixera sur la date des évènements que nous venons de raconter :
"Armée Royale de la Vendée
2ème Corps d'Armée
Nous soussignés Généraux et officiers supérieurs du deuxième corps de l'armée Royale de la Vendée anciennement armée du Centre,
Certifions à qui il appartiendra que M. Jean-Marie-François SAUVAGEOT, chef de division de la Gaubretière a passé des armées républicaines où il servait en qualité de Lieutenant, dans l'armée royale du centre le 18 mai 1794, que le dix Aoust de la même année il a été promu au grade de capitaine de la compagnie de chasseurs à pied de Beaurepaire, que depuis sa nomination de capitaine il a assisté en cette qualité à toutes les batailles où l'armée du Centre s'est trouvée engagée, dans lesquelles il a montré la plus grande bravoure,
Certifions en outre que le 24 mai 1815, nous avons promu le sieur Sauvageot au grade de chef de division de la Gaubretière, lequel a commandé en cette qualité pendant la campagne de 1815, et que tous les emplois qui lui ont été confiés par les chefs royalistes, il a montré tout le zèle, le courage et le dévouement qu'on peut attendre d'un des plus fidèles sujets du roi.
En foi de quoi nous lui avons délivré le présent comme témoignage de notre estime pour lui valoir et lui servir ce que de raison.
Aux Herbiers, le 10 septembre 1815.
De Sapinaud, Gl en Chef - Le Chevalier de Saint-Hubert, gal commmandant le 2me corps de l'armée royale. - Forestier, ancien commissaire général de l'armée du Centre. - Jaunet, prêtre desservant de la Gaubretière et ancien secrétaire-général de l'armée du centre. - Duchesne, commissaire ordonnateur. - Le Chevalier du Landreau, chevalier de la Légion d'honneur, commandant en chef de la cavalerie de l'armée du centre. - Auguste de Chabot, chef de division, sous-chef d'état-major de l'armée du centre, 2me corps. - Caillaud, chef de division - De Puytesson, adjudant général du 2me corps. - Gautté, commendent (sic) de cavalerie. - Le Chevalier de Chantreau, ancien chef de division. - d'Hillerin de Boistissandeau, chef de division, ch. de St-Louis.
A cette date du 18 mai 1794, qui précise celle du dramatique incident de Mortagne et du passage de Sauvageot à l'armée vendéenne, la Grande-Guerre proprement dite était terminée. Après le désastre de la Grande Armée à Savenay, on avait même pu croire un instant que la pacification complète n'était plus que l'affaire de quelques jours, et il est probable, il est certain même que si la Convention, à ce moment, avait usé de ménagements envers la Vendée épuisée, celle-ci n'eût jamais recommencé la lutte. Tel est l'avis formel d'un témoin non suspect, le général Bertrand de Beauvais, le seul des généraux vendéens qui nous ait laissé ses Mémoires : "Il n'y avait plus de guerre à faire alors dans la Vendée, il n'y avait à prendre que des mesures de sagesse et de précaution, même contre le pays de Charette, qui n'étant plus soutenu, tombait de lui-même." (Mémoires, p. 228).
Mais la Convention, de plus en plus ivre de sang, avait juré de "détruire" la Vendée. Les Colonnes infernales avaient paru, incendiant et massacrant tout sur leur passage, et la Vendée, n'ayant plus le choix qu'entre la lutte ou la mort, avait repris les armes. C'était une guerre nouvelle qui commençait. Sans parler de Charette, les principaux chefs échappés au désastre de la Grande Armée, Stofflet, La Rochejaquelein, Sapinaud, Marigny, avaient réussi à former d'abord de petits rassemblements, puis à concentrer de véritables corps de troupes, à la tête desquels chacun d'eux s'était bientôt mis en campagne.
On ne devait plus revoir, sans doute, les brillants succès de la Grande Armée, et la désunion de ces chefs, - l'orgueil et la jalousie de Charette surtout, dont l'égoïsme, sévèrement jugé par le général de Beauvais, avait déjà été si funeste aux Vendéens avant le passage de la Loire, - semblait avoir condamné à l'impuissance, du premier coup, ce nouveau soulèvement de la Vendée militaire. Mais il devait encore se produire de beaux faits d'armes, et ces différents corps d'armée, tantôt séparés, tantôt réunis, avaient déjà infligé plus d'une sanglante défaite aux troupes républicaines au moment de l'arrivée de Sauvageot.
... à suivre ...