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La Maraîchine Normande
20 février 2013

LYON ♣ 1793 ♣ TEMOIGNAGE D'UN COLONEL

UNE COMMISSION MILITAIRE

Il est bon de prévenir le lecteur qu'il n'y a pas ici la moindre invention, ni même un détail qui ne soit de la plus scrupuleuse exactitude. Cette anecdote m'a été contée par le colonel B..., homme simple et froid, par hasard, sans passion, comme un évènement particulier de sa vie. Je m'efforcerai de conserver son récit, peut-être sans y réussir, ces impressions pénétrantes et cette nudité brutale de la vérité qui me faisaient frémir l'autre soir au coin de mon feu. Quand on lit ces épisodes sanglans de la révolution, on demeure toujours un peu sous l'influence banale de la lettre morte et de la composition littéraire ; on n'en est point frappé, on n'y croit point tout-à-fait, il semble qu'on lise un roman atroce ; mais, quand un homme à cheveux blancs, à l'aide des parenthèses et des ressources d'une conversation, vous peint le lieu, la scène, les personnages, jusqu'à ces moindres circonstances qui saisissent l'imagination, et vous dit tranquillement : J'y étais, je l'ai vu, la raison s'épouvante et se cabre.

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- Vous étiez au siège de Lyon ? disais-je donc à M. B... dans l'intention de le faire parler.
- Oui, monsieur. On nous y appela des montagnes de la Savoie, où nous étions alors en observation. J'étais capitaine.
- Déjà capitaine ?
- Mais j'étais officier déjà sous l'ancien régime, ou à peu près. Je fus nommé sous-lieutenant en 1790, au sortir de l'école militaire de Condom. J'ai encore mon brevet avec les fleurs de lis de Louis XVI. J'étais revenu à C... à la suite des évènemens. Lors de la grande levée, on donna les grades de préférence aux citoyens qui avaient déjà servi. Je fus nommé d'emblée au commandement d'une compagnie. Les élections se faisaient dans la vieille église des Cordeliers, où l'on avait mis depuis, si vous vous en souvenez, les magasins de fourrages ; c'était précisément dans le réfectoire des religieux. Mais vous êtes trop jeune pour avoir vu tout cela. On nous expédie en Savoie où nous demeurons fort long-temps, avec le froid et les neiges de ce pays-là, sans vivres, sans souliers, et sans rien faire. Nous descendîmes ensuite vers Lyon du haut des Alpes, et nous y trouvâmes une armée qui arrivait de Paris, et qu'on appelait l'armée révolutionnaire. Vous n'avez pas idée de ces troupes-là. C'était une horde de pillards et d'égorgeurs ramassés dans les boues sanglantes de la capitale. Ils avaient une cavalerie superbe. Elle devait être composée, j'imagine, en grande partie, de palefreniers et de laquais de bonne maison qui avaient dénoncé leurs maîtres et pillé leurs écuries. Nos hommes les détestaient ; on en relevait tous les matins vingt à trente sabrés en duel par nos grenadiers ; car il faut vous dire une chose qu'on ne sait guère aujourd'hui, et qui est restée ensevelie dans le chaos d'iniquités de tout genre de ce temps-là : on payait nos soldats en papier, en assignats, pour leurs rudes et loyaux services ; mais ces misérables sans courage et sans discipline, étaient payés en belles et bonnes espèces. On leur donnait même, je crois, une haute paie de trente sols ; vous devinez pour quelles besognes. Une fois la ville prise, figurez-vous cette meute déchaînée dans Lyon et dirigée par Collot-d'Herbois : les mitraillades, la guillotine en permanence, et les habitans massacrés régulièrement. Nous en menions fusiller tous les jours une cinquantaine.

- Vous, colonel !

- Nous comme les autres. Ah ! il fallait être sans pitié, il fallait étouffer son coeur et obéir, sous peine de mort. Vous vous étonnez ? Mais pour la plus légère infraction, même involontaire, à cet horrible service, nous passions, officiers ou soldats, du rang des exécuteurs dans celui des patiens. Voici ce qui m'arriva une fois. On vidait les prisons tous les jours à midi. On menait les condamnés à la place des Terreaux, on les rangeait en cercle autour du perron de l'Hôtel-de-Ville, bien doublés de troupes de toutes parts. Les officiers municipaux s'avançaient sur les degrés, leur donnaient lecture de la sentence, et puis on les conduisait au supplice. Un jour où j'étais de service, la sentence lue, je commande le roulement du départ, mais quelqu'un arrête mon bras : une femme venait de rompre la haie, elle se jette sur l'un des condamnés, son mari sans doute ou son père, qu'elle ne lâche plus. On eut toutes les peines du monde à la dégager de cet embrassement, et on l'emporta presque morte. Certes il n'y avait point là de ma faute : je fus mis aux arrêts forcés pour trois jours. Il arriva pire à mon lieutenant : il menait douze Lyonnais à la mort avec une escorte assez faible ; l'un de ces hommes rompt ses liens, renverse deux gardes, et disparaît dans l'allée d'une maison ; on lui tira cinq ou six coups de feu, il ne fut pas atteint. Il faut être de Lyon pour se reconnaître dans certains quartiers percés de ruelles et de passages obscurs ; le Lyonnais fut sauvé ; le lieutenant fut enfermé dans la prison commune. La prison, comme j'ai dit, se vidait le lendemain à midi pour la fusillade ; nous eûmes toutes les peines du monde à faire sortir le lieutenant à onze heures trois quarts ; vingt minutes plus tard, il était mort. Cet homme en fut si frappé, qu'il passa deux mois après en Piémont. Eh bien, malgré tout, nous sauvâmes encore beaucoup de condamnés par des enrôlements secrets. Tous nos officiers en avaient pris parmi leurs hommes, au péril de leur tête. J'en avais vingt-deux dans ma compagnie. Ils désertèrent comme le lieutenant quand on nous rappela sur la frontière.

... Fatigué de ces horreurs, reprit le colonel après un silence, et de ce métier de soldat, qui n'était alors que celui d'assassin, je demande un congé et je retourne passer quelques jours dans ma famille. On m'avait envoyé quelque temps auparavant dans le Vivarais pour y surveiller un prétendu rassemblement d'émigrés qui n'existait pas, et j'avais eu le bonheur d'empêcher dans ce pays-là le pillage de quelques maisons honnêtes. Cela se sut à C... ; je passais déjà pour un aristocrate ; et puis je n'allais pas au club. Les savetiers beaux parleurs trouvaient fort mauvais qu'on n'allât pas les entendre. Une révolution n'est pas seulement le règne des méchans, c'est le triomphe de la bêtise ; et figurez-vous la bêtise devenue féroce, et des rancunes de pédant servies par la guillotine. Je fus dénoncé. Mon beau-père m'avertit un soir que je n'avais qu'à rejoindre mon corps, où du moins on ne s'occuperait plus de moi. Je retourne à Lyon, comptant que tout y serait fini. J'arrivai à propos, comme vous allez voir.

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Le lendemain de mon arrivée, je suis commandé pour l'exécution militaire ; il y avait deux cents hommes à fusiller ! Voici comment on les conduisait aux Brotteaux. La plaine des Brotteaux ...
- Je connais Lyon, colonel, et je la vois d'ici.
- Ah ! vous connaissez. Les condamnés avaient les mains solidement attachées derrière le dos avec une corde. On les menait l'un derrière l'autre, sur une file, chacun entre deux gendarmes. Les troupes chargées de l'exécution marchaient en haie des deux côtés. Je commandais un détachement de quatre cents hommes. On me livre cent condamnés, et l'on m'adjoint pour les cent autres un officier à la tête de quatre cents recrues, des bourgeois, des paysans levés depuis peu. Il y avait dans la plaine des Brotteaux une rangée de vieux arbres, et le long de ces arbres une grosse corde tendue à ceinture d'homme. Les gendarmes, en arrivant, alignaient de front les condamnés l'un à côté de l'autre, et attachaient à la corde tendue la corde qui leur serrait les mains. En même temps la troupe se rangeait en bataille à quinze pas, sur une ligne parallèle, chaque détachement en face de ses condamnés. Ce jour-là, les préparatifs achevés, le sous-officier de gendarmerie vient m'avertir ; je lève mon épée, les tambours battent, je commande le feu ... Mes hommes étaient exercés, tous les coups portèrent ; il n'y eut pas un cri ; tout était mort. Mais au même instant les recrues tirent. Vous n'avez rien vu, rien entendu, rien imaginé de plus effroyable. Pas un de leurs pauvres diables n'était blessé à mort, et tous frétillaient le long de la corde, et tous criaient avec des râles affreux : "Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! la tête ! la gorge ! achevez-moi ! grâce ! au secours ! ..." Pendant ce temps-là, dix pièces de canon tonnaient autour de nous pour étouffer ces cris, car la foule était à deux cents pas de là, qui criait et s'agitait aussi. Il fallut le temps de faire recharger les armes de mes quatre cents hommes, de filer par le flanc droit, et de masquer le front de ces pauvres recrues, qui tremblaient sur leurs jambes. A mon second commandement de "feu !" les cris cessèrent, tous les cadavres bondirent sur la corde, raides et immobiles.

Le colonel me regarda fixement.

- Une autre fois, continua-t-il, ils s'avisèrent d'un nouveau mode d'extermination. Ils conduisent les prisonniers dans cette même plaine des Brotteaux, au nombre de deux ou trois cents ; on les serre les uns contre les autres, on les rassemble en tas, et les gendarmes s'écartent. Nous étions en ligne à vingt pas de là : nos rangs s'ouvrent, filent à droite et à gauche, et démasquent une batterie de pièces chargées à mitraille. Les condamnés y voient mettre le feu : ils se jettent la face contre terre, la mitraille ne les atteint point ; ils se relèvent en hurlant, égarés, et se mettent à fuir comme ils peuvent, dans toutes les directions. On lâcha sur eux cette cavalerie révolutionnaire dont je vous parlais. Ils furent sabrés, taillés, hachés çà et là dans la plaine. Oh ! des abominations ! ... Vous frémiriez si je vous racontais ... je mets tout pêle-mêle ... Des choses que vous ne croiriez pas. Tenez, je puis citer un trait entre mille autres.

C'était là que j'en voulais venir. Je me carrai dans mon fauteuil.

- Une nuit, dit le colonel, je venais à peine de me coucher après un service des plus rudes et des patrouilles, des rondes qui n'en finissaient pas dans une ville accablée d'un pareil régime civil et militaire : on me réveille, et je reçois l'ordre d'obéir à un homme qu'on me présente. C'était un membre de la commission révolutionnaire. L'ordre était en règle. Cet homme aussitôt m'enjoint de prendre avec moi trois cents soldats et de le suivre. Je m'équipe à la hâte, je mande mes sous-officiers, le détachement est bientôt sur pied. Nous filons silencieusement dans les rues. On arrive aux portes de Lyon, on les passe ; le petit jour commençait à poindre quand nous fûmes dans la campagne. Je ne savais pas encore où nous allions. On fit à peu près trois lieues. Nous arrivons à un bourg entre Lyon et Belley, à égale distance environ des deux villes. Ce bourg s'appelle Crémieux ; il est assez considérable pour qu'on trouve son nom sur la carte. Tout y semblait tranquille. Nous faisons halte à cent pas des habitations. Le commissaire m'ordonne de faire charger les armes et de cerner le village, avec le commandement exprès de tirer sur tout ce qui tenterait d'en sortir. Ces mesures prises, j'emmène la compagnie d'élite, et nous entrons dans le bourg l'arme au bras, le commissaire en tête, et moi toujours à ses côtés. Le calme et la beauté de la scène me sont restés dans la tête. Ce pays est admirable, si vous l'avez vu ?
- J'en ai dû passer fort près. J'ai été à Genève par Bellegarde et Nantua.

- Vous connaissez alors ces jolies maisons blanches, ces toits longs et plats de tuiles rouges, le petit escalier qui rampe le long du mur, ces volets furtifs et ces treilles touffues qui s'épanchent sur des piliers à l'italienne. Le soleil venait de se lever, le ciel était pur, l'air encore frais, et les cimes vertes des montagnes chaudement éclairées des lueurs matinales fuyaient à l'horizon à demi voilées de vapeurs bleuâtres. On était à peine éveillé. Il y avait sur le chemin quelque fille pieds nus qui menait paître sa vache, et qui s'arrêta pour nous voir passer en écartant de la main ses cheveux épais.

Dès les premières maisons, le commissaire fit tuer un mouton, défoncer une barrique, de quoi rafraîchir nos hommes. Jusque-là, ajouta naïvement le colonel, il n'y avait pas grand mal ; mais vous allez voir ...

Un roulement rétablit l'ordre, et nous enfilons la rue principale du bourg. Il y eut bientôt quelque mouvement, des fenêtres s'ouvrirent, on sortait sur les portes, on rentrait ; la surprise, l'hésitation, retenaient ces pauvres gens, mais cependant un bruit sinistre courait partout. Nous nous arrêtions à chaque maison, le commissaire entrait, et je le suivais avec quatre ou cinq grenadiers. Il s'avançait d'une allure brusque et gauche, et roulait çà et là de gros yeux terribles ; mais ces premières maisons étaient si pauvres, les murs si nus, les grabats si tristes, qu'il ne trouva pas mot à dire. Dans l'une de ces masures pourtant, il aperçut sur un chambranle enfumé je ne sais quelle image de dévotion dans un vieux cadre de bois ; il décrocha le cadre, le brisa, représenta à ces braves gens stupéfaits comme quoi le bon Dieu n'existait plus, et débita une belle allocution patriotique sur ces infâmes superstitions ; puis il déposa un assignat de vingt francs sur un meuble comme pour payer le dommage.
- Et sans doute pour se ménager dans votre esprit un bon préjugé de son désintéressement et de ses façons d'agir avec le peuple ?
- Il en aurait eu grand besoin, je vous jure. Nous arrivâmes vers le centre du bourg, où les maisons, de meilleure apparence, annonçaient les petits propriétaires, les cultivateurs aisés, les bons bourgeois de l'endroit. Il fallait voir la consternation se répandre à notre aspect et la terreur se peindre sur les visages dans ces pauvres familles tout à coup frappées de la foudre. On savait ce qui se passait à Lyon. Les femmes, tremblantes, tombaient les bras pendans sur leur chaise ; les servantes pleuraient ; on emportait des enfans qui jetaient les hauts cris, et les hommes, pâles, s'approchaient avec un sourire qui fendait l'âme ...
- Allons, citoyen, disait le commissaire d'un ton dégagé ; je suis bien fâché de vous déranger, mais il faut nous suivre. J'ai des ordres sévères, le devoir avant tout ; il faut venir avec nous à Lyon ...
On savait, comme je vous ai dit, le train des procédures et des supplices, on savait que tout individu arrêté était emprisonné, et que tout prisonnier était mort ; et vous pouvez imaginer la stupeur que ces boucheries de Lyon avaient jetée dans les campagnes. Les femmes se mettaient à crier, ou se jetaient à genoux, ou s'évanouissaient. Les hommes balbutiaient d'une voix éteinte je ne sais quelles protestations de civisme. Le commissaire laissait à ses premiers mots le temps de produire tout leur effet, alors il ajoutait :
- Cela vous inquiète, je le conçois. Nous ne sommes pas de pierre, que diable ! Mais écoutez, je vois que vous êtes de braves gens, de bons citoyens ; entre nous, il y aurait peut-être moyen de s'entendre.
Une lueur d'espoir, une espèce de rire forcé, paraissaient sur les visages. On faisait un mouvement, on attendait, bouche béante.
- Avez-vous de l'argent, des économies ? Si vous vouliez en faire le sacrifice à la patrie, et me dédommager en quelque chose, je pourrais consentir à fermer les yeux et vous laisser chez vous.

- Quoi ! m'écriai-je, en propres termes ?
- En propres termes, dit le colonel, et je crois même que j'atténue encore la crudité grossière de la proposition.
- Mais c'était une expédition de voleurs de grand'route.
- Eh ! mon Dieu, oui.
- Devant un officier, devant vous ?

- Devant moi ; et je ne soufflais mot, et je m'efforçais de garder un air indifférent ; si j'avais seulement hoché la tête, elle serait tombée. Vous concevez que les malheureux paysans déliaient à l'instant le portefeuille et livraient tout ce qu'ils avaient chez eux de valeurs et d'argent ; ils allaient chercher jusqu'à de vieilles montres ou quelque pauvre et unique bijou venant d'un aïeul, et c'était pitié de les voir se dépouiller de ces reliques de famille si pieusement conservées dans la maison. Le commissaire ne se trouvait jamais assez payé ; il eut le courage de prendre un méchant portrait en médaillon à une vieille femme qui pleurait de le lui voir emporter. La même visite se répéta avec les mêmes détails et à peu près avec le même succès dans les habitations principales jusqu'au bout du village, qui fut pillé lestement et sans bruit, comme vous voyez. Là il y avait l'église pavoisée d'un grand drapeau tricolore, et le presbytère tenant à l'église. Le commissaire me dit qu'il voulait aller chez le curé. Je lui fis observer qu'il était peu probable qu'on le rencontrât à cause des évènements ; le commissaire me répondit en hâtant le pas : "Il ne faut rien avoir à nous reprocher".

C'était une petite maison à demi cachée sous le lierre et la vigne, je crois la voir encore. On traversait quelques pieds de terrain à peu près inculte, où montaient pêle-mêle, parmi les herbes, des passe-roses, des tournesols et les échalas d'une tonnelle en ruines, le tout entouré de bourrées d'épines en manière de haie, où tenait encore une claie rompue peinte en vert. Il y avait sur le seuil un enfant en haillons qui jouait au soleil avec une chèvre attachée au pied d'un platane. Le commissaire lui demanda, par précaution, s'il y avait quelqu'un au logis. Il leva la tête, la baissa aussitôt avec cette timidité farouche des enfans du Midi, et puis montra du doigt la maison. Nous vîmes paraître, à l'entrée du corridor, une servante qui n'eut pas le courage de faire un mouvement ni de répondre à nos questions. Nous pénétrâmes dans une salle basse. Le curé était assis dans un grand fauteuil près de la fenêtre, un livre dans les mains ; c'était un vieillard de haute taille, maigre, un peu voûté, avec de grands cheveux poudrés à blanc ; il leva la tête et nous regarda à travers de larges lunettes.
- Ah ! pour toi, dit le commissaire en l'apercevant et sans saluer, pour toi, mon cher ami, il faut absolument que je t'emmène. La commission a besoin de t'interroger : tu vas me suivre à Lyon ... et sur-le-champ.

Le curé ôta ses lunettes, les mit dans son livre, posa le livre et essaya de balbutier une question sans pouvoir achever un mot.
- Allons, dit le commissaire, allons, nous n'avons pas de temps à perdre, nous partons à l'instant.
Le bonhomme se leva enfin, et dit : Je pense qu'on n'a rien à me reprocher ?
- Tu t'expliqueras là-bas ; mais il n'y a pas moyen de faire autrement ; il faut que tu viennes avec moi.
Le curé jetait sur nous et autour de lui des regards effarés, et il dit encore : Monsieur, je suis assez aimé dans le pays, et l'on m'avait assuré qu'en me conformant aux lois ...
- Sois tranquille, reprit le commissaire, la loi est juste ... Au reste, ajouta-t-il d'un ton capable, je te prends sous ma protection. Une fois à Lyon, je ne t'abandonnerai pas.
- Eh bien ! monsieur, je suis tranquille. Je vous suivrai.
- Mais tout de suite.
- Soit, monsieur ; comme vous voudrez.
- Tu auras besoin d'argent là-bas ; on n'a pas toutes ses aises en prison. Il faut emporter ce que tu as. Je m'en chargerai.
Le curé haussa les épaules, alla ouvrir une grande armoire, et rapporta dans le creux de sa main un petit papier où il y avait deux écus de six livres.
- Allons, tu plaisantes ; tu as de l'argent dans ton église, dans ta sacristie. Il faut nous montrer ça.

En même temps le commissaire nous fit signe de le suivre vers un corridor qui devait mener dans l'intérieur de l'église. Le curé, qui s'était approché de sa gouvernante comme pour lui donner ses instructions, se hâta de marcher devant nous, en disant qu'il y avait là que des ornemens de l'église.
- Eh bien ! nous verrons, reprit le commissaire.
Au bout du corridor nous nous trouvâmes en effet dans la sacristie.
- Ouvre-nous ta boutique, dit le commissaire en frappant avec le fourreau de son sabre sur des panneaux qui résonnaient creux.
Le curé tira une petite clé de sa poche et ouvrit une armoire à larges ventaux, où étaient précieusement rangés les objets du culte.
- Ah ! ah ! eh bien ! dit le commissaire, voilà de la monnaie qui fort. A quoi bon laisser cela ici ?
Il déroula des étoles, des chasubles, des chapes, déchira le galon, l'arracha tout du long et le coupa d'abord en morceaux d'un pied de longueur environ, qu'il distribua à chaque grenadier qui était là. Il saisit ensuite le calice, le tordit sur son genou et l'aplatit pour l'emporter plus aisément. Il en fait autant des vases sacrés, prit tout ce qu'il y avait là de plus précieux, et repoussa du pied les étoffes dans l'armoire. J'étais tellement attaché aux opérations de cet homme, que je ne songeai point à regarder la physionomie du vieux curé, qui se tenait à mes côtés en roulant son mouchoir dans ses mains croisées. Quand cela fut fini, le commissaire reprit : - Allons, en route ! - Le curé fit mine de repasser un moment chez lui ; mais le commissaire l'arrêta en disant : Ne t'inquiète de rien ; si par hasard ton emprisonnement se prolongeait, je suis là pour te procurer quelques petites douceurs ; et puis d'ailleurs je verrai, j'arrangerai cette affaire pour te laisser plus tôt quitte.

Et il l'entraîna tout droit par une porte en lui frappant de la main sur l'épaule. Mais, quand nous traversâmes le jardin, sa gouvernante accourut lui porter son chapeau et sa tabatière. Je ne sais pas bien si ce jardin n'était pas le cimetière, il y touchait du moins. J'ai comme un souvenir confus de débris de croix noires dans les herbes, le long d'un petit mur. Nous étions à peine dehors qu'un enfant se mit à courir après nous en criant dans le patois du pays : - Monsieur le curé ! monsieur le curé !
C'était l'enfant que nous avions vu jouer sur la porte. Il vint se jeter dans les plis de la soutane.
- Monsieur le curé ! où allez-vous, monsieur le curé ?
- Je vais à Lyon.
- Ah ! vous allez à Lyon ; ah ! et vous m'apporterez quelque chose ?
- Oui, je t'apporterai quelque chose.
- Ah ! et que m'apporterez-vous ? apportez-moi ... Non, apportez-moi un chapelet.
Le curé l'embrassa.
- Renvoyez cet enfant, dit le commissaire.
- C'est le fils d'un homme du pays, dit le curé, qui vient de mourir à l'armée.
Il avait sans doute recueilli cet enfant, qui semblait demeurer au presbytère.
- Un bien brave homme ... cet homme-là ..., reprit-il d'un ton contraint et naïf, et comme pour se mettre à l'aise. Mais le commissaire se rapprocha de moi. Un peu plus loin, il commanda le rappel ; on forma les rangs. Le curé marchait au centre du premier peloton. Nous traversâmes le village dans toute sa longueur au son des tambours qui battaient la marche. Il faisait grand soleil, mais le bourg semblait frappé de mort ; tout était désert, et silencieux comme au milieu de la nuit. Je vis seulement derrière les vitres les têtes de quelques bonnes gens qui suivaient des yeux leur pauvre curé entre les soldats. On releva les factionnaires au bout de la rue, je rassemblai le reste du détachement, et nous reprîmes le chemin par où nous étions venus, le commissaire et moi toujours en tête, le curé parmi les hommes du premier rang. J'ai peine à concevoir maintenant comme un homme de son âge put faire ces trois grandes lieues au pas de la troupe. Il ne se plaignit pas ... Nous arrivâmes à Lyon sur les trois heures de l'après-midi, et l'on suivit le Rhône jusqu'à la hauteur des Terreaux, qu'il fallait traverser. On se détourna à la rue qui est là ...

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- Je vois très bien, dis-je au colonel, la rue qui fait face au pont Morand.
- Justement. Parvenus au milieu de cette rue, qui n'est pas longue comme vous savez, mes tambours s'arrêtent. Le bout de la rue qui donnait dans la place était embarrassé de monde et de troupes. Je m'avançai pour connaître l'obstacle, des gendarmes à cheval me crièrent je ne sais quoi que je n'entendis pas bien, et je répliquai par un mouvement d'impatience auquel ils n'osèrent point résister. Les tambours fendent la presse, et la tête de ma colonne débouche dans la place, que nous devions traverser en diagonale ; mais je vis alors qu'il serait impossible de passer. C'était l'heure des exécutions, qui duraient d'ailleurs toute l'après-midi. La place était encombrée de peuple et de militaires, et les troupes formaient le carré autour de l'échafaud. Le couteau de la machine tombait et se relevait dans un morne silence, avec la régularité du marteau sur l'enclume ; l'écho en frémissait le long des maisons voisines, et l'on entendait, mêlé à ce bruit horrible, qu'un sourd cliquetis d'armes et de pieds de chevaux. Je me retournai vers le commissaire pour le consulter, il me cria : en avant ! et il s'approcha. On s'écartait sur son passage, à la vue de son écharpe. Nous touchions aux gendarmes qui faisaient la haie. Notre arrivée avait produit quelque mouvement dans la foule, et les regards se tournaient vers nous. Le commissaire s'avança entre les gendarmes, fit signe à l'un des hommes qui étaient sur l'échafaud, et tandis que cet homme venait à lui, il vint prendre le curé à mes côtés, le tira par le bras vers cet homme, et, se tournant vers moi avec un ricanement d'intelligence, il me cria en me faisant signe de longer les maisons : Vous pouvez retourner au quartier. Les rang des gendarmes se refermèrent. Je fis défiler sur deux rangs, et nous suivîmes en effet les côtés de la place pour en gagner l'autre extrémité. J'osais à peine pénétrer les motifs de cette dernière action du commissaire ; j'allais devant mes hommes, la tête baissée, feignant de choisir les pavés. Nous côtoyions les rangs de la troupe près de l'échafaud, et j'avais dans l'oreille un bruit de ferraille et d'apprêts qui me laissait imaginer et suivre lentement ce qui s'y passait, avec plus d'horreur peut-être que si j'eusse regardé. Au bout de la place et sur le point de quitter une telle scène, je ne sais quelle abominable curiosité m'arracha un mouvement : je levai les yeux sur l'échafaud ; une longue figure noire à cheveux blancs venait d'y monter. Je baissai les yeux et les relevai malgré moi. La tête du vieux curé tombait ...

Je me détournai vers mes hommes. Ils avaient tous vu, tous compris ; ils marchaient en silence, les yeux fixés à terre. En ce moment on entendit de loin une musique criarde qui entonnait la Marseillaise. - Les gredins ! maugréa dans sa cravate mon sergent qui sortait de l'ancien régiment d'Auvergne. Je n'ai jamais su s'il parlait des victimes ou des bourreaux, mais il avait une si vieille et si honnête moustache ...

- Comment s'appelait cet homme ? demandai-je au colonel.
- Quel homme ?
- Ce commissaire.
- Ah ! je ne m'en souviens pas, ou même je ne l'entendis pas nommer.
- Mon Dieu, repris-je, comment se fait-il que de pareils noms soient rentrés dans l'ombre ! Ne s'est-il pas versé assez de sang pour les inscrire en rouge sur tous les monumens de la France ?
- Je vous parle d'un prêtre, dit le colonel ; un jour on guillotina sur la place douze religieuses et leur aumônier pour avoir ...
Le colonel me regarda.
- ... Pour avoir chanté des cantiques. Ce fut là le motif du jugement ... Un autre jour, pendant les supplices, un homme du peuple haussa les épaules d'horreur ou de pitié ; on le prend, on l'entraîne, on le pousse sur l'échafaud, et sa tête suivit celles qu'il venait de voir tomber.
- Méfions-nous, dis-je comme me parlant à moi-même, de ceux qui demandent l'abolition de la peine de mort.
- A propos de quoi dites-vous cela ? reprit le colonel.
- C'est qu'il me souvient que ces mêmes hommes, dans le même temps, la demandaient à grands cris dans la convention, et que le 1er prairial Legendre et Bourdon l'invoquaient encore devant la tête sanglante de Féraud que leurs sicaires venaient de scier à coups de sabre ... ...

... Ceci était écrit depuis quelques mois, et je repassais à Lyon il y a trois semaines. Ces récits me revinrent en mémoire en marchant à pas lents sur la place des Terreaux, et j'épiais sur les murs de ses façades muettes les derniers échos de la hache de 93. Les passans affairés se pressaient le long des boutiques, des colporteurs criaient leurs marchandises, des jeunes gens lisaient des gazettes sur la porte des cafés, un orgue jouait près de là une chanson des rues de Paris, et je me rappelai confusément cette phrase des immortelles "Considérations sur la France", qui commence ainsi : "Mais nos neveux, qui s'embarrasseront très peu de nos souffrances et qui danseront sur nos tombeaux ...

EDOUARD OURLIAC
Revue de Paris - 1841 - Tome 35

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