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La Maraîchine Normande
9 février 2013

LETTRE D'UN VOLONTAIRE NANTAIS EN 1789

"Mon Colonel,

Je prends la liberté de vous adresser quelques réflexions sur le patriotisme prétendu, qui porte à remettre, au Comité, les boucles d'argent et autres bijoux.

Depuis le mois de janvier j'ai dépensé, pour la cause commune, au moins 400 fr. Si chaque citoyen payait, au Trésor public, une somme équivalente, relativement à sa fortune, j'ose vous assurer que l'État ne devrait pas un sou et que nous serions exempts d'impôts pour quelque tems.

S'il était possible que le goût des boucles d'argent ne revînt plus, je ferais, avec le plus grand plaisir, le sacrifice des miennes, malgré les dépenses multipliées, auxquelles mon service volontaire m'oblige ; mais il n'est pas apparent que l'on veuille réduire à la mendicité, au moins dix mille ouvriers orfèvres, qui, dans la Capitale, ne travaillent que la boucle. Il arrivera donc que sous quelques mois on reprendra des boucles, et, en donnant les miennes, il m'en coûterait environ 10 pistoles, pour faire au Comité un présent de 30 livres au plus. Je ne suis pas le seul que cet acte apparent de générosité gesne, et il en est beaucoup qui seront forcés, pour éviter une perte, vraiment considérable pour eux, de serrer leurs boucles, jusqu'à ce que la phrénésie soit passée.

Il en coûte à un honnête homme de se voir réduit à jouer un rolle d'hipocrite. Et cependant il faudra en venir là, ou se voir insulter impunément et peut-être maltraiter. J'ai déjà entendu, hier, des menaces contre ceux qui gardaient leurs boucles, et des dames ont été insultées pour cause de celles qu'elles avaient aux oreilles. Voilà pourtant où nous mènera le beau zèle de certains patriotes qui ne le sont qu'à l'extérieur.

Il y a mon Colonel, un nombre infini de patriotes pharisiens. Et tels sont ceux qui crient bien fort dans les places, afin qu'on remarque qu'ils sont dans la bonne cause : ils n'auraient pas besoin d'en assurer tout le monde si leurs vües étaient droites.

Tels sont aussi ceux qui font, avec beaucoup de bruit, le sacrifice d'une paire de boucles, sur laquelle ils avaient payé, il y a vingt ans, une façon de 10 à 12 livres, et dont la valeur intrinsèque ira bien jusqu'à 15 fr.

Ces hommes-là se donneraient bien garde de faire un sacrifice qui serait moins remarqué ; cette méthode simple ne les rendrait pas tranquilles sur l'opinion que l'on peut avoir d'eux ; mais, en se montrant avec de larges boucles jaunes, il est clair que l'on est bon patriote, ou du moins qu'on fait tout ce qu'on peut pour le paraître. Il y a parmi ces gens-là des hommes très-riches qui n'en seront pas moins servis en belle argenterie, et qui n'en boiront pas un verre de vin étranger de moins.

Il y aurait bien des choses à dire sur les sommes qui vont passer à l'étranger pour les boucles d'acier et de cuivre ; mais ce n'est point ici l'instant d'en parler.

Je me résume, mon Colonel, et je vous prie de me pardonner mes observations et d'écouter la prière que je vous fais, pour que vous preniez le mal qui peut résulter d'un zèle mal entendu.

Il faut que les sacrifices soient volontaires, et si vous n'y mettez ordre, ils deviendront forcés.

Je suis avec respect, mon Colonel, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

UN VOLONTAIRE NANTAIS
Nantes, le 12 octobre 1789".

Bulletin de la Société archéologique de Nantes
et du département de la Loire-Inférieure 1870-1871

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