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La Maraîchine Normande
6 février 2013

FLEUR-DES-CHAMPS

Du temps que j'étais écolier, mon plus grand bonheur était d'entendre ma mère nous raconter à la veillée des histoires de la grande guerre.
Nous formions le cercle devant le feu, je ramassais prestement mes cahiers et mes livres, mon père fumait silencieusement sa pipe, mes soeurs ravaudaient le linge, et, tout en filant, ma mère contait.
La plupart de ses histoires sont restées gravées dans ma mémoire, d'où elles remontent aujourd'hui avec le charme poétique que gardent toute la vie les choses de l'enfance.
J'écrirai donc le plus souvent sous la dictée de mes souvenirs.

L'histoire de mon grand-père maternel m'intéressait entre toutes, et c'est par elle que je commencerai.

Jean Vincent habitait le Bocage au moment de l'insurrection de la Vendée et fit la plus grande partie de la campagne avec Bonchamps, d'Elbée et La Rochejaquelein, sous le nom de Fleur-des-Champs.
On l'avait baptisé ainsi parce qu'il portait toujours une fleur d'ajonc à son chapeau.

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Un soir du mois de mars 1793, il entend frapper à sa porte.
- Qui va là ?
- Ouvrez, Vincent, c'est moi.
Un homme entre, chaussé de gros souliers pleins de boue, enveloppé dans une large houppelande, coiffé d'un feutre à larges bords qui lui cachait la moitié de la figure. C'était le curé réfractaire de Beaupréau.
- Eh bien ! Vincent, quand je vous disais que les gars de la Vendée ne feraient jamais des patauds ! tout le Bocage est révolté : 3.000 hommes viennent de refuser la conscription à Saint-Florent et j'apprends qu'en passant au Pin-en-Mauges, ils se sont donné un chef du nom de Cathelineau. Vive le Roy ! ...
- Tant pis, monsieur le curé, ce sont les femmes et les enfants qui paieront les pots cassés.
En disant cela, ma grand'mère qui allaitait son premier-né, une petite fille de six mois, ne put retenir ses larmes.
- Ne pleurez donc pas, la petite mère, lui dit le curé, toutes les femmes seront libres de suivre leurs maris ... et d'ailleurs ce ne sera pas long, nous en finirons d'un seul coup avec ces gueux de révolutionnaires.
- On aura du fil à retordre avec eux, reprit Vincent, mais puisque le vin est tiré, m'est avis qu'on doit le boire. Je suis votre homme, monsieur le curé, que faut-il que je fasse ?
- Suivez-moi !
Mon grand'père monta sur une chaise, décrocha son fusil du râtelier de la cheminée, embrassa sa femme et sortit derrière le curé.

Deux heures après, il rentrait à la maison. C'était ma foi, bien vrai ; les paysans accouraient de tous côtés, du Fuillet, de Saint-Rémi, de Montrevault, hurlant, chantant, menaçant, conduits par leurs prêtres. Lui-même était chargé d'une compagnie. Demain on enlèverait un poste aux Bleus, après-demain un autre ; ils allaient en voir de drôles ; c'était Cathelineau qui avait le commandement suprême - un rude gars - à ce qu'on disait. Quel malheur que le temps fût si mauvais !

Il faisait, en effet, un temps de chien depuis trois jours. La pluie tombait à verse, une pluie froide comme en décembre, qui avait rempli les fossés et changé les chemins en marais ; le vent lui-même s'était mis de la partie, et par moment il y avait des rafales qui courbaient les plus gros arbres et ébranlaient les maisons ... Un temps à vous donner des idées noires !
- Ah ! Vincent, dit ma grand'mère, c'est fini de nous ! ... Nous qui étions si heureux, hier encore ! Regarde la petite ... y songes-tu ? ... si tu m'aimes, ne t'en va pas chasser les Bleus ... les Bleus ne valent-ils pas les Blancs ?
- Dis donc cela à monsieur le curé !
- Monsieur le curé ? s'il avait femme et enfant, comme toi, il serait moins pressé de partir en guerre. Quand on n'a que sa peau à défendre, c'est facile à dire, mais on y regarde de plus près quand on est marié ... Sais-tu seulement pour qui tu vas te battre ?
- Pour le Roy, pardieu !
- A quoi bon, puisqu'il est mort !
- Justement, c'est pour le venger.
- Laisse donc cela au bon Dieu, mon ami, ce n'est point ton affaire ... Veux-tu que je te dise ma façon de penser ? Monsieur le curé pousse à la guerre parce qu'on lui a pris sa cure.
- Que dis-tu là, Madeleine ?
- Je ne dis que la vérité. Nous serons bien avancés quand tu te seras fait tuer pour lui.
Mon grand'père réfléchit une minute et secouant la tête d'un air de dénégation : "Après tout, reprit-il, la nuit porte conseil, nous verrons cela demain !"
Le Lendemain, il était partit. Le fanatisme avait été plus fort que l'amour.

Ma grand'mère était une de ces natures de femme qui, n'ayant reçu aucune culture, suppléent à l'instruction et à l'éducation qui leur manquent, par l'intuition, par la seconde vue qu'elles ont de toutes choses. Toute royaliste qu'elle était, elle ne comprenait rien à cette guerre de paysans dont elle pressentait bien les terribles effets, mais dont la raison d'être lui échappait absolument. Mariée depuis dix-huit mois à peine, elle avait trouvé dans son mari d'abord, puis dans son enfant une félicité aussi parfaite qu'elle pouvait le désirer, et maintenant qu'elle était seule elle doutait de tout, elle se demandait ce que les hommes ont dans la tête pour faire ainsi, de gaîté de coeur, des veuves et des orphelins.

Fleur-des-Champs devait rentrer au bout de quelques jours et il ne revenait pas. Bien plus, c'étaient les Bleus qui revenaient à sa place. Un matin qu'elle était occupée à démailloter sa fille, elle entend un bruit d'armes dans le courtil. Aussitôt son coeur tressaille : si c'était lui ! Elle prend l'enfant dans ses bras et court à la porte. Horreur ! c'étaient les Bleus. Elle n'aurait pas changé pour mourir.
- Citoyenne, lui dit un brigadier, où est ton mari ?
- Il est aux champs.
- Tu mens, il est ici.
- Je vous répète qu'il n'y est pas.
- C'est bien. Camarades, fouillez-moi cette maison.
Immédiatement une dizaine de soldats se mirent en devoir de visiter la métairie, depuis l'étable jusqu'au grenier, donnant des coups de crosse et de baïonnette dans les meules de foin, dans la paillasse du lit, dans les armoires, dans les buffets, dans tous les coins et recoins. Il leur fallait un homme. Comme ils ne le trouvaient point, ils mirent la maison sens dessus dessous, après quoi ils se retirèrent en disant : Nous reviendrons.

Ils revinrent en effet deux jours après ... pour mettre le feu aux villages. Battus, la veille, ils se vengeaient : c'est la loi de la guerre. Tout brûla, sauf une poignée de linge et une table en cerisier massif que ma mère gardait comme une relique et dont le tiroir porte encore la marque des coups de crosse de fusil.
Sunt lacrymae rerum, dit Virgile ; les choses n'ont pas seulement leurs larmes, elles ont aussi leur enseignement. Cette table arrachée au brasier de la métairie servit d'autel à ma grand'mère. Quand elle vit tout son pauvre bien abîmé dans les flammes, cette femme si douce devint une lionne terrible ; elle déposa son enfant sur la table et jura une haine à mort à la Révolution.
De leur côté, les Chouans qui rentraient de leur première excursion, lassés, fatigués, découragés, reprirent du coeur à la vue de leurs maison en ruines. Ils attelèrent leurs boeufs, leurs chevaux, jetèrent sur les charrettes leurs hardes, leurs provisions, tout ce qui leur restait, et en route, à la grâce de Dieu !

Quelques jours après on était sur les murs de Cholet. Quelle bataille acharnée ! Quel désastre ! D'Elbée blessé à mort ! Bonchamps frappé en pleine poitrine ! Deux mille hommes tués ou blessés, la moitié des bagages perdus ! Une vraie déroute. On se retira sur la Loire. Adieu la Vendée ! L'armée catholique et royale allait tenter la fortune dans la Mayenne.

Ma grand'mère fut héroïque au passage de la Loire à Saint-Florent et mérita les félicitations de La Rochejaquelein.
A Laval, elle fit le coup de feu à côté de Fleur-des-Champs.
Au Mans, elle se jeta avec une vingtaine de femmes dans la charge désespérée qui termina la bataille et reçut une balle dans le bras gauche. Une lionne, vous dis-je ! - Ah ! les femmes de France, les femmes du peuple ! ne touchez jamais, dans la guerre civile, au foyer domestique, aux berceaux de leurs enfants, si vous ne voulez pas trouver, dans la mêlée atroce, des mamelles nues, des bêtes fauves sans honte ni pitié !

Après le sanglant naufrage de l'armée vendéenne devant Ancenis, Fleur-des-Champs se retira à la Rouxière, où il mourut. Ma grand'mère ne voulut jamais revoir le Bocage. Elle demanda au travail et à son foyer l'oubli de ces journées pleines d'épouvante.

Je la vois encore dans ses beaux cheveux blancs, à travers le prisme enchanteur du premier âge, tourner tranquillement son rouet au coin du feu. Dieu ! qu'elle avait grand air sous sa dormeuse blanche et son fichu de laine à carreaux croisé sur sa poitrine ! On n'eût jamais dit une paysanne.

Il ne fallait pas alors lui parler de la grande guerre ; ce souvenir funèbre pesait comme un remords sur sa calme vieillesse ; le sang qu'elle pouvait avoir versé dans la fureur du combat l'étouffait, et elle n'ouvrait la bouche que pour dire : "Quelle chose atroce que la guerre ! Mon pauvre défunt se battait pour le Roy. J'avais beau lui répéter que, puisqu'il était mort, c'était au bon Dieu à le venger. Vincent n'entendait que monsieur le curé. Un bon homme, le curé de Beaupréau, mais qui prêchait trop pour son saint ! Où nous avons perdu tout notre pauvre fait, lui a retrouvé sa cure ; en sorte que si nous ne nous sommes pas ruinés pour le roi de Prusse, ç'a bien été la même chose. Ah ! monsieur le curé, si c'était à recommencer !"

Dors en paix, grand'maman, la Vendée ne recommencera pas !

LÉON SÉCHÉ
La Revue illustrée de Bretagne et d'Anjou
1885

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