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La Maraîchine Normande
18 janvier 2013

JEANNETTE DE LASTELLE

Quand j'étais enfant, grand'mère nous contait l'histoire suivante :

 

Durant la Révolution, plusieurs familles de notre pays se retirèrent à Saint-Suliac ; ce joli bourg, par son éloignement de la grand'route, ses abords difficiles, et son voisinage de la Rance constituant un asile relativement sûr.

Parmi ces familles, étaient les familles de Lastelle et Morice.

La fille aînée de Mme Morice s'appelait Jeannette.

Or, le physique attrayant, l'esprit cultivé, ainsi que les qualités morales de Jeannette faisaient rêver son joli voisin, Vincent de Lastelle.

C'est pourquoi, Vincent demanda la main de Jeannette. Il l'obtint, mais à la condition expresse qu'il trouverait un prêtre insermenté pour bénir leur union.

Vincent partit donc pour Saint-Malo, où il dénicha le bon abbé Brejeard qui, par une habile et audacieuse tactique, laissait toujours grande ouverte la fenêtre de sa mansarde, située dans les Travaux St-Thomas, au-dessus de la guillotine, et juste en face de l'échoppe d'un savetier, terroriste à tous crins.

Quelques jours avant la noce, Jeannette se vêtit en accorte paysanne : cotillon court et gentille "pignonnée" de dentelle. Et, accompagnée d'une brave villageoise appelée Fanchon Lagrange, elle partit à confesse.

Trois quarts d'heure durant, elle alla par les petits sentiers. On était à la fin de mars. Les merles sifflaient dans les arbres, les sabots de Jeannette claquaient sur la route.

- Nous y v'là ! dit enfin Fanchon Lagrange, en montrant du bout de son parapluie le bouquet de gui qui fleurissait l'auberge de Paulivau, tout proche la Ville-ès-Nonais. C'est ici que se cùte l'abbé Simon, qui doit vous confesser.

La maîtresse du logis accueillit, comme des amies, nos deux voyageuses, et leur offrit poliment à se rafraîchir. Jeannette et Fanchon acceptèrent et s'assirent au bas bout de la table commune, autour de laquelle étaient accoudés quelques bons patriotes, dont l'un décoré d'une large cocarde buvait plus ferme et pérorait plus haut que tous les autres ensemble.

Quand le dernier des patriotes se fut retiré :

- Avouez, dit en riant l'homme à la cocarde, que j'ai bien joué mon rôle. Mademoiselle, c'est moi l'abbé Simon. Voici mon confessionnal.

Alors d'un geste, l'abbé désigna le grenier. Il y grimpa par l'échelle, Jeannette l'y suivit pas mal décontenancée.

Pauvre et gentille Jeannette ! Dévotement, elle avait à peine fait son signe de croix, et commencé humblement son Confiteor, qu'elle fut interrompue par une voix, blanche d'épouvante, qui geignait, en bas de l'échelle.

- V'là ! les gendarmes. Ils viennent fouiller le village !

Preste comme un chat, l'abbé dégringola de son aérien confessionnal, et Jeannette à sa suite.

Lors, l'abbé court vers un grand coffre de chêne qui servait de marche-pied à un lit clos. Il en tire un rouleau de papiers, et le glissant dans la main de sa pénitente :

- Cachez ça dans votre poche. Asseyez-vous sur ce coffre, et surtout n'en bougez pas !

Oh ! l'inconcevable imprudence. Le rouleau que l'abbé, éperdu, venait de planter ainsi dans la petite main de Jeannette, renfermait ses lettres de prêtrise. Quant au coffre, il contenait, outre ses ornements sacerdotaux, tous les lauriers verts qu'il avait bénits, le jour même, à sa sainte messe. On était, en effet, au dimanche des Rameaux.

Cependant, aussitôt après la fuite de l'abbé, quatre gendarmes entrèrent.

- Holà ! dit le brigadier - un beau brun ! - en s'adressant à l'aubergiste, il paraît que vous aimez les bons petits calotins, et que vous en avez même un, par là. C'est ce que nous allons voir.

Jetant alors un premier coup d'oeil circulaire, et apercevant Jeannette figée sur son coffre comme une statue :

- Tudieu ! le beau brin de fille. Pour sûr ! elle est trop accorte, celle-là, pour être une aristo.

Et Pandore s'assit à côté de Jeannette. Et l'esprit de Jeannette, vif comme la poudre, sentit aussitôt le parti qu'elle pouvait tirer de l'effet produit par son joli minois, sur le coeur ardent du représentant de la Loi.

C'est pourquoi, elle lui répondit d'un sourire aussi frais que le rayon de soleil qui filtrait par la fenêtre.

Encouragé, Pandore s'approcha un peu plus près. Pudiquement, Jeannette baissa ses grands yeux naïfs, en minaudant un peu du coin de sa bouche fraîche comme une cerise.

Le coeur de Pandore se mit alors à flamber comme une rayée de fagots.

L'histoire ne dit pas si Jeannette ne laissa même pas le représentant de la Loi lui surprendre un furtif baiser, sur ses joues de satin. Mais elle raconte qu'elle lui laissa entendre la possibilité d'accordailles prochaines, et surtout que s'il s'attardait plus longtemps à baguenauder, il allait manquer le but de sa visite domiciliaire.

L'histoire dit aussi qu'on ne se quitta pas sans force promesse de se revoir, et sans la réciproque assurance d'une mutuelle sympathie.

Alors l'abbé reparut.

- Ah ! Mademoiselle, dit-il, si on avait trouvé mes papiers dans votre pochette, votre procès n'eut pas été long. Ce sont mes lettres de prêtrise.

- Et le coffre, dit Jeannette dont le coeur cessa de battre.

- Ouvrez-le.

Jeannette en souleva le couvercle, et elle vit les ornements sacerdotaux couchés sur une jonchée de rameaux verts. Silencieusement, elle en détacha une brindille qu'elle glissa dans son corsage.

- Et notre confession ? ajouta l'abbé.

- Ah ! je ne me sens plus dans les dispositions nécessaires.

Lors, accompagnée de Fanchon, elle reprit en hâte le chemin de Saint-Suliac. Toutes les deux étaient sous le coup d'une telle épouvante, qu'elles firent presque toute la route, sans oser se retourner et dire un seul mot.

Le mariage de Jeannette et Vincent avait été définitivement fixé au 17 avril 1794.

Au jour dit, les deux fiancés, ainsi que quelques-uns de leurs proches, arrivèrent, les uns après les autres, chez l'abbé Brejeard.

En frôlant l'horrible guillotine, Jeannette eut un long frisson d'épouvante, et elle était plus morte que vive, en pénétrant chez l'abbé Brejeard.

Comme tous les jours, sa fenêtre était grande ouverte, et de la rue montait le chant de la carmagnole que beuglait le savetier terroriste, en tapant sur une semelle.

La cérémonie se passa dans le coin le plus sombre de la chambre. Elle ne dura que quelques minutes qui à tous parurent un siècle.

Enfin les mauvais jours sont finis. Les églises ont ouvert leurs portes, et les cloches ont recommencé à chanter les grand'messes et les angelus. C'est comme un grand souffle d'apaisement et de joie qui a passé sur la France.

La vie traditionnelle a repris son cours.

A Châteauneuf, c'est jour d'assemblée. Le vieux manoir seigneurial, qui domine le bourg, a repris son aspect d'autrefois. Sur sa terrasse, se tient une élégante société qui regarde les boutiques foraines et les villageois affairés.

Dans cette société, se trouve une toute jeune femme, vêtue avec une délicieuse recherche. Près d'elle, se tient un élégant cavalier dont les yeux brillent de bonheur.

C'est Vincent et Jeannette.

Tout à coup, de la foule qui rit et se bouscule, émerge la silhouette d'un gendarme.

Ce gendarme - un beau brun ! - lève bientôt les yeux vers la terrasse du château, et demeure aussitôt, bouche béante, comme pétrifié.

Il a reconnu Jeannette. Revenu de sa stupeur, il rougit, salue profondément, et se perd dans la cohue.

Et Jeannette ? Comme au jour où elle était assise sur le grand coffre dont l'enveloppe de chêne renfermait tous les rameaux bénits de la paroisse, elle a répondu, d'un malin sourire, au bon gendarme qu'elle avait si joliment mystifié.

EUGENE HERPIN

Annales de la Société historique et archéologique

de l'arrondissement de Saint-Malo

1907

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