Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La Maraîchine Normande
7 janvier 2013

LA SERVANTE D'UN SOLDAT DE BONCHAMPS

Lorsque le voyageur le plus indifférent à nos révolutions parcourt les rives de la Loire limitrophes de l'Anjou et de la Bretagne, tout l'invite à s'arrêter dans la petite ville de Saint-Florent-le-Vieil : la beauté du paysage, la grandeur des souvenirs historiques, la majesté pathétique d'un monument, chef-d'oeuvre du sculpteur David. Ce monument, dû à un ciseau républicain, est destiné cependant à honorer la tombe, à perpétuer la mémoire d'un des généraux de la Vendée. C'est que Bonchamps était un de ces caractères que respectent et qu'admirent tous les hommes animés eux-mêmes de convictions sincères, c'est que mourant il a poussé un de ces cris qui retentissent dans la postérité - que n'a-t-il retenti naguère au-delà de l'Atlantique ! - "Grâce aux prisonniers, Bonchamps l"ordonne !" et cette dernière parole du héros est la seule inscription de sa tombe.

Tout près de l'église de Saint-Florent, qui renferme cet illustre tombeau, vivait et mourut un soldat qui avait suivi Bonchamps dans vingt-deux combats, qui l'avait soutenu dans ses bras mortellement blessé, et qui, s'élançant après avoir reçu son dernier soupir, avait porté au dehors l'ordre sublime de son général, et l'avait fait entendre partout avec ce même sentiment d'ardeur généreuse qui l'avait inspiré.

En 1815, la Restauration avait donné à Lebrun une charge d'huissier peu lucrative dans cette contrée, et une pension de 300 francs sur le ministère de la guerre. Quelque modique que fut cette petite rente, M. Lebrun ne l'avait pas sollicitée, il fut même étonné de recevoir une pension un peu supérieure à celle de plusieurs autres capitaines de paroisse. Un de ces camarades avait été oublié ; Lebrun écrivit aussitôt au ministre de la guerre, le priant avec instance de lui retrancher 100 francs et de les reporter sur la tête de son ancien compagnon beaucoup plus âgé que lui. Le ministre s'y refusa. M. Lebrun ne murmura point, mais prit aussitôt le parti de les donner lui-même, et les versait chaque année avec une joyeuse exactitude.

En 1830, la gêne de la famille Lebrun fut cruellement aggravée : M. Lebrun n'avait pas prêté serment au nouveau pouvoir. Il s'était privé ainsi du même coup de sa charge d'huissier, de sa pension, et, ce qui lui fut peut-être le plus pénible, du bonheur d'assister son vieux compagnon d'armes. Il se trouvait dès lors presque dénué de toutes ressources, chargé de l'éducation de onze enfants. Il avait pour unique servante Anastasie Gaudin. Elle ne voulut point se séparer de cette noble détresse, et lorsque, au bout de quelques années, M. Lebrun eut encore la douleur de perdre sa pieuse et courageuse femme, Anastasie Gaudin se consacra plus entièrement que jamais à toute la famille. Chacun des nombreux enfants a reçu de cette brave fille tous les soins de la tendresse maternelle, et chacun commença dès lors à l'honorer et à l'aimer comme sa propre mère.

Puis, quand les années s'appesantirent sur la tête de M. Lebrun, elle redoubla de dévouement, de vigilance, et souvent se refusait à toucher ses modestes gages, toujours fixés à soixante francs, comme ils l'avaient été au premier jour de son entrée dans la maison. A mesure que les enfants de M. Lebrun avaient grandi, ils avaient pourvu à leur propre existence, tous d'une façon très-honorable, mais modeste. Plusieurs offrirent à leur père de le recevoir dans leur ménage à Angers ou à Nantes, mais il fallait s'éloigner du tombeau de Bonchamps, près duquel il allait s'agenouiller soir et matin ; il fallait perdre de vue cette maison de pêcheurs sur les bords de la Loire, où il avait recueilli le dernier voeu de son général. M. Lebrun préféra demeurer à Saint-Florent en redoublant de privations toujours partagées et toujours adoucies par la sollicitude d'Anastasie Gaudin. A son insu même, elle faisait entrer dans l'humble ménage le fruit de ses travaux personnels. Un jour, M. Lebrun avait exprimé le très vif regret de ne pouvoir garder quelques mois près de lui un de ses petits-enfants qui était son filleul. Anastasie Gaudin lui persuada que la dépense quotidienne n'en serait point augmentée, et qu'il pouvait en toute sûreté s'accorder cette jouissance paternelle. C'est qu'à cette époque elle était propriétaire d'une centaine de francs amassés en filant assidûment, durant de longs hivers, avec cette adresse particulière aux femmes de l'Ouest, et qui figure déjà dans l'histoire de la Bretagne pour la rançon de du Guesclin.

Anastasie Gaudin réservait cette petite somme pour le cas de quelque maladie imprévue de son maître ; la santé florissante de M. Lebrun la rassurant, elle consacra à la joie ce que la souffrance n'avait pas réclamé. Les économies de la pauvre servante donnèrent quatre ou cinq mois de bonheur au vieil aïeul, qui répétait sans cesse à ses amis : "Anastasie est une ménagère si habile que j'ai pu garder mon petit-fils tout ce temps, sans que ma pauvre bourse s'en soit aperçue ; son industrie fait vraiment des tours de force." Le bon vieillard ne se trompait que d'un mot ; ce n'était pas l'industrie qui avait fait le miracle, c'était l'affection.

Ainsi vécut M. Lebrun durant de longues années, également inébranlable dans sa foi politique et dans une modération bienveillante. Il savait honorer tout ce qui conservait un caractère honorable ; il fut honoré lui-même durant toute sa carrière par les hommes les plus distingués de tous les partis. Personne non plus ne sépara de cette estime la pauvre servante que vous couronnez aujourd'hui. A ses moments de repos et pour toute distraction, elle filait au coin d'une cheminée, la plupart du temps sans feu, tandis que son maître, assis sur une chaise de paille dans l'embrasure d'une fenêtre au niveau de la rue, lisait quelque livre de piété, ou, en évitant de se nommer lui-même, causait avec ses amis des anciennes campagnes de la Vendée, et personne ne pouvait contempler sans émotion ce tableau du dévouement veillant en silence sur la fidélité.

M. Lebrun avait atteint sa quatre-vingt-neuvième année, et Anastasie Gaudin se flattait de le conserver encore de longs jours, car Dieu permet, grâce lui en soit rendue, qu'au milieu des plus poignantes inquiétudes, de douces illusions se mêlent toujours à la triste prévoyance, et le coeur de l'homme espère plus longtemps que sa raison. Cependant, le 12 février 1866, au moment où, avant le jour, il se levait pour aller, comme à l'ordinaire, commencer sa journée dans l'église de Saint-Florent, il fut saisi d'un soudain évanouissement et s'éteignit sans agonie en quelques heures. Il mourut entouré de la vénération de tous ceux qui avaient été témoins de son courage toujours calme, de sa résignation toujours douce, de sa sérénité toujours égale, quelle que fût la carrière ou l'opinion sur laquelle il eût à s'exprimer. Une telle mémoire ne pouvait manquer de protéger aussi l'humble servante près de l'Académie, qui donne elle-même un utile exemple, l'exemple de cette haute impartialité, également éloignée de la passion politique exaltant outre mesure ce qui la flatte et des préjugés mesquins dénigrant ce qui ne flatte pas la victoire ou la fortune du moment.

Comte A. DE FALLOUX

de l'Académie Française

Revue de Bretagne et de Vendée (Vannes)

1867

Publicité
Commentaires
La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Archives
Derniers commentaires
Publicité