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La Maraîchine Normande
6 janvier 2013

UNE OPERATION DE HAUTE POLICE A ANGERS (Janvier-Février 1799) ♣ Un Chouan : le Chevalier de Sotoneau ...

Le plus efficace moyen de toute bonne police, c'est l'espionnage. En cet art, les hommes du Directoire n'avaient rien à apprendre. A cette époque, en effet, l'espionnage, la délation, la trahison étaient élevés à la hauteur d'un principe de gouvernement et les espions, délateurs et traîtres étaient innombrables.

Les chouans, les plus redoutables ennemis de la Révolution, qui se tenaient à peu près tranquilles depuis la pacification de Hoche en 1796, recommencèrent, au mois de janvier 1799, à aller, venir, s'agiter, se concerter. Ils demeuraient introuvables, encore que souvent leur audace se manifestât par des traits imprévus. Ils vivaient dans les bois, dans les cavernes, chez des paysans, toujours sur le qui-vive. Comme ils se dérobaient à toutes les recherches, on tâcha de trouver des individus qui consentiraient à se livrer à l'espionnage, à surprendre leur secret et à rendre compte au Gouvernement.

Des circonstances examinées et observées avec soin, le commissaire du Directoire Exécutif près l'administration centrale de Maine-et-Loire et le commandant du département tirèrent l'idée du stratagème auquel nous allons les voir recourir.

 

ARRESTATION DU "CHEVALIER DE SOTONNEAU"

A la fin du Directoire, il y avait trois journaux à Angers : Le Journal du Département de Maine-et-Loire, publié par l'administration centrale du département, L'Ami de la Liberté, appartenant à l'imprimeur-libraire Jahyer, et les Affiches d'Angers, rédigées par l'imprimeur Mame.

Le 25 janvier 1799, ces trois journaux publiaient une lettre adressée, la veille, par le capitaine Belville, commandant la gendarmerie nationale du département, au citoyen Moreau, commissaire du Directoire près l'administration centrale de Maine-et-Loire (remplacé aujourd'hui par le préfet) :

"Aussitôt la réception de votre lettre du 3 pluviose (22 janvier), j'ai donné l'ordre aux brigades de Segré, Pouancé, Candé et Bouillé-Mesnard de se trouver le 7 pluviose (26 janvier), à sept heures du soir, dans un lieu que je leur indiquais. Je partis moi-même pour reconnaître la maison que vous m'aviez désignée. Tous les préparatifs étaient faits et mes dispositions prises, lorsque j'ai reçu, le 4 pluviose (23 janvier), votre lettre du même jour par une ordonnance. Elle ne me laissait pas le choix des moyens ; la célérité que vous me recommandiez, l'annonce que vous me faisiez que l'individu avait changé de retraite et que j'eusse à l'arrêter sur-le-champ dans le nouveau lieu que vous m'indiquiez, et qu'il devait nécessairement quitter, me força de requérir du cantonnement le plus voisin, d'une dizaine d'hommes. Il était bien temps. Si j'avais retardé de quelques moments, nous ne le tenions pas. Car, à peine la maison était cernée que nous le vîmes sortir. Je m'élançai de suite pour le saisir, mais, sans se déconcerter et du plus grand sang-froid, il déchargea un fusil à deux coups dont il était armé. Ses balles atteignirent deux militaires qui étaient à mes côtés. Son fusil ne lui étant plus utile, il le lança au milieu de nous et se mit en devoir de faire usage de ses pistolets. Nous étant précipités sur lui, nous parvînmes à l'en désarmer. - Je dois des éloges aux braves militaires qui m'accompagnaient. Les deux qui ont été blessés, ne le sont pas dangereusement. J'ai admiré leur modération. Je leur avais recommandé de le prendre vivant. Ils ont préféré supporter son feu sans riposter, plutôt que de violer l'ordre que je leur avais donné. Je n'ai jamais vu une aussi vigoureuse résistance. Ce n'est sûrement pas un coup d'essai. - Il paraît, d'après les papiers que j'ai trouvés sur lui et que vous trouverez ci-joints, que c'est un ex-noble émigré, nouvellement débarqué, nommé Joseph-Charles de Sotonneau. Quoique presque tous les papiers dont il était porteur soient écrits dans un style mystérieux, il est cependant facile de reconnaître, par un brevet délivré au nom de Louis XVIII, qu'il avait été choisi pour organiser de nouvelles bandes dans le département de Maine-et-Loire. Sa bravoure, son incroyable audace le rendaient parfaitement propre à jouer, avec le plus grand succès, le rôle de chef de parti. - Cette arrestation ne contribuera pas peu à prévenir de nouveaux troubles, qui n'auraient pas tardé à se manifester dans l'arrondissement de Segré. - Je regrette de n'avoir pas pu arrêter son compagnon, qui paraît un guide connaissant parfaitement le pays."

Cette lettre, quelque peu emphatique, avait pour but de donner de l'importance au personnage capturé. Chose étonnante, malgré la multiplicité des détails, elle n'indiquait pas le lieu où cette arrestation si mouvementée avait été opérée ...

Le prisonnier fut interné à la Rossignolerie, et, le 31 janvier, les Affiches d'Angers parlaient encore de lui : "On assure que l'individu connu sous le nom de Sotonneau, arrêté il y a quelques jours à la suite de la mort du juge de paix de Grez-Neuville, est émigré du département de l'Ain. Au moment de son arrestation, il portait un chapeau rond, une carmagnole verte avec collet et parements noirs et boutons ronds. Cette ordonnance est semblable à celle que portaient les ex-chouans du côté de Candé."

Un coup de théâtre ne devait pas tarder à se produire : le chevalier de Sottonneau, sur lequel on avait attiré l'attention publique d'une façon si extraordinaire, s'évada de la Rossignolerie, le 7 février, après quinze jours au plus de détention !

 

ÉVASION DU PRISONNIER

En effet, le matin du 8 février, le citoyen Morainville, commissaire du Directoire Exécutif près l'administration d'Angers, mandait à son chef hiérarchique, le citoyen Moreau, commissaire du Directoire près l'administration centrale de Maine-et-Loire : "Je ne doute pas que vous ne soyez instruit de l'évènement fâcheux qui a eu lieu, hier soir, à la Rossignolerie. Quatre scélérats, dont un Sotonneau, se sont échappés. Une pareille évasion ne peut avoir eu lieu sans complices. Si le concierge n'y est pour rien, ce que je voudrais me persuader, sa femme qui, depuis longtemps, passe pour avoir des intelligences dans des maisons mal famées, peut-elle bien être regardée comme n'y ayant aucune part ? Une garde composée de gens qui ne font leur service que par besoin et dont le civisme est peu connu, peut-elle être regardée comme un poste sur lequel on peut se reposer avec assurance ?" - Nouvelle lettre, le lendemain : "Pendant la nuit dernière, les commissaires de police ont inutilement surveillé l'évasion de Sotonneau et de sa clique. Plusieurs pensent que ces individus, se sauvant par les derrières du Mail, auront traversé la route de Paris entre Eventard et Pellouailles, et auront ainsi gagné le port de Pont (Villevêque), où ayant passé la rivière, ils auraient traversé le pays de Tiercé, auraient passé à Cheffes, d'où ils n'auraient point eu de peine à aborder l'ancien district de Château-Gontier, où ils se seront trouvés comme en sûreté."

De son côté, le citoyen Moreau écrivait, le 8 février, à son collègue près l'administration centrale de la Sarthe : "Aujourd'hui, à une heure après minuit, on est venu me prévenir que les nommés Delaunay et Chapelle, que vous aviez faits transférer de vos prisons dans celle de la Rossignolerie à Angers, se sont évadés hier, entre huit heures et neuf heures du soir, avec un nommé La Gélinière, du département de la Mayenne, et un émigré nommé Sotonneau, que j'étais parvenu à faire prendre les premiers jours de pluviôse. C'est sans doute ce dernier qui a formé ce projet, dont l'exécution sera peut-être fatale à la tranquillité de nos contrées, et qu'il ne pouvait exécuter sans le concours de plusieurs personnes. Car les mesures les plus scrupuleuses étaient prises pour la sûreté des détenus, et, pour se sauver, ils ont été obligés de descendre par la croisée d'un troisième étage fort élevé, de franchir des toits et les murs de séparation de deux cours pour gagner la rue. La force armée et la gendarmerie ont été de suite mises sur pied avec les signalements de ces quatre individus, qui vont être transmis dans toutes les parties du département de Maine-et-Loire. Je m'empresse de vous donner avis de cet évènement malheureux, afin que vous preniez toutes les mesures que vous croirez convenables en pareille circonstance." - Le lendemain, Moreau faisait passer à son collègue du Mans les signalements des quatre prisonniers évadés, et ajoutait : "Je présume qu'ils ont pu gagner le département de la Sarthe en sortant de celui de Maine-et-Loire, par les cantons de Châteauneuf, Morannes et Durtal. Comme ce fatal évènement peut beaucoup influer sur la situation politique de nos contrées, je vous prie de me participer de tous les renseignements que vous pourrez obtenir à cet égard. Comptez, de mon côté, sur une exacte réciprocité."

Moreau mandait également, le 9 février, au commissaire du Directoire près l'administration centrale de la Mayenne : "Hier, à une heure après minuit, on vint m'avertire qu'un nommé La Gélinière, de votre département, condamné à deux années de détention et retenu dans la maison d'arrêt d'Angers par mesure de sûreté générale, s'en est évadé le 19 pluviôse (7 février), entre huit et neuf heures du soir, avec les nommés Delaunay et Chapelle, du département de la Sarthe, et un émigré nommé Sotonneau, que j'étais parvenu avec bien de la peine à faire arrêter les premiers jours de pluviôse. Ce dernier devait être jugé aujourd'hui par une Commission militaire extraordinairement assemblée. Je présume que c'est lui qui a formé ce projet d'évasion, dont l'exécution sera peut-être fatale à la tranquillité de nos contrées et qu'il ne pouvait exécuter sans le concours de plusieurs personnes. Car les mesures les plus scrupuleuses étaient prises pour la sûreté des détenus. Pour se sauver, ils ont été obligés de descendre par la croisée d'une chambre située au troisième étage, fort élevé, en trompant la surveillance d'une sentinelle placée à la porte, toujours ouverte, de cette chambre, qui servait de lieu de réunion à tous les détenus de ce corridor : de franchir des toits et les murs de séparation de deux cours, dont l'un est d'un décamètre trois mètres de hauteur et l'autre est de six à sept mètres. Il est encore observé qu'il leur a fallu tromper une autre sentinelle, placée dans une des cours sur laquelle donne la chambre par la fenêtre de laquelle ils se sont évadés. La force armée  et la gendarmerie ont été dès la nuit même mises à la poursuite de ces quatre individus, avec leurs signalements. Je vous les transmets ci-joint, afin que vous puissiez prendre toutes les mesures que vous croirez convenables pour préserver votre département de la présence de ces êtres si dangereux dans les circonstances où nous nous trouvons. Je vous prie de m'accuser réception et de me communiquer les renseignements que vous pourriez obtenir sur la marche de ces individus, à supposer qu'ils passent sur votre territoire". (Archives de la Mayenne, L 57.)

Le citoyen Moreau avait l'air de faire rechercher les évadés dans la Sarthe et la Mayenne, mais dans son propre département il ne donnait aucun ordre au capitaine commandant la gendarmerie de Maine-et-Loire. Bien plus, dans la nuit du 9 au 10 février, le chef de bataillon Béchaud, qui commandait le département de Maine-et-Loire, donnait la démission de son commandement et partait précipitamment pour Paris. ...

On potinait fort en ville. Ce fut bien pis quand, dans l'Ami de la Liberté et dans le Journal du département de Maine-et-Loire du 22 février, parut la lettre suivante, écrite de Paris, trois jours auparavant, par le chef de bataillon Béchaud à l'administration centrale de Maine-et-Loire : "Pour faire cesser les différentes versions qui sont faites sur mon départ dans votre département, pour faire disparaître les soupçons qu'il fait planer sur ma tête, il est important que je vous donne connaissance du motif qui seul l'a provoqué. - Une dénonciation que j'ai appris avoir été faite au citoyen Moreau, portant que j'avais emprunté et employé une échelle, le même soir que l'évasion de Sotonneau a eu lieu, a produit chez moi la crainte d'être obligé de déclarer l'usage que j'en avais fait, la maison dans laquelle je m'en étais servi, et m'a de suite décidé à aller rendre compte du fait à mon général divisionnaire. Ne l'ayant pas trouvé au Mans, je n'ai pas hésité de venir en instruire les autorités supérieures et implorer leur justice. - J'ai cru devoir préférer cette marche hiérarchique, me charger même des désagréments qui en sont la conséquence, plutôt que de compromettre l'honneur d'une famille respectable, que ma déclaration perdrait dans l'opinion publique. Je m'exposerais à l'infamie plutôt que de porter une tache si honteuse à la réputation dont elle jouit. - Si la conduite que j'ai tenue dans le temps que j'ai eu l'honneur de commander votre département, si la manière avec laquelle j'ai fait servir les militaires y stationnés, ont pu m'acquérir votre estime, ont pu me faire considérer par vous pour un bon républicain, je vous prie d'être persuadés que je mériterai toujours ce titre glorieux, et que jamais je ne serai susceptible de favoriser un royaliste, encore moins me prêter à son évasion."

On le voit, cette lettre avait pour but d'égarer l'opinion et d'empêcher la vérité de se faire jour.

La note embarrassée que publièrent les Affiches d'Angers, le 24 février, avant de reproduire la lettre de Béchaud, n'était guère faite non plus pour éclairer la situation : "Quelqu'attentifs que nous soyons à participer nos lecteurs de tout ce qui peut les intéresser et surtout des évènements qui ont lieu à Angers, il en est cependant sur lesquels il est prudent de garder un silence momentané. - On a paru étonné de ce que, jusqu'ici, nous n'avons pas parlé de l'évasion de l'émigré de Sotonneau, qui, le 19 pluviôse dernier, à huit heures du soir, à l'aide de cordes qui lui sont parvenues on ne sait comment, est descendu de 50 pieds de hauteur, et s'est échappé de la maison de la Rossignolerie, avec trois autres prisonniers. On eût dû deviner le motif de notre silence. Des dénonciations avaient été faites, et le juge de paix était à la recherche des coupables ; ç'eût été rompre les fils des poursuites de cette importante affaire, en la rendant publique. Le départ imprévu du commandant de bataillon Béchaud, sur lequel planaient et planent encore des soupçons les plus opposés aux sentiments républicains qu'il a fortement manifestés, et auxquels on applaudit lors du beau discours qu'il prononça le 2 pluviôse dernier (21 janvier 1799), tout rendait le cas singulièrement délicat ; et, sans la lettre suivante que l'administration centrale du département de Maine-et-Loire nous a fait passer avant-hier, trop tard pour être insérée dans la feuille du même jour, nous eussions encore observé le même silence."

Comme il fallait une victime, l'administration municipale, dans sa séance du 26 février, destitua le citoyen Morineau, concierge de la prison de la Rossignolerie, et le remplaça par un marchand, nommé Renault.

Quelques mois après, le 5 juin, l'administration centrale de Maine-et-Loire ordonna de transférer au château les prisonniers de la Rossignolerie, et le 27 du même mois le citoyen Moreau, commissaire du Directoire près l'administration centrale, était remplacé par le citoyen Guillou.

 

EXPLICATION DE L'ÉNIGME

L'affaire de l'évasion sensationnelle du 7 février 1799 resta toujours quelque peu mystérieuse pour les Angevins, et ils n'en connurent jamais tous les détails.

Un document que M. de la Broise vient d'acheter chez un marchand parisien, va enfin nous livrer le mot de l'énigme et nous apprendre la vérité tout entière. Il s'agit d'une pétition adressée, le 29 septembre 1799, au Directoire. Exécutif par le chef de bataillon Béchaud, ancien commandant du département de Maine-et-Loire et acteur principal dans l'évènement qui nous occupe. Voici cette intéressante pièce :

"Je me trouve dans une situation pénible et bizarre depuis le 21 pluviôse dernier (9 février 1799), à la suite d'une opération faite par moi dans le département de Maine-et-Loire, sous l'approbation de vos prédécesseurs. Je dois vous relater les faits ; j'en écarterai les détails.

Le commandant du département de Maine-et-Loire m'a été déféré le 16 thermidor an VI (3 août 1798), par le général divisionnaire Vimeux. L'union et l'accord que j'ai fait régner entre les autorités civiles et militaires, l'activité infatigable avec laquelle j'ai fait servir le peu de troupes que j'avais disponibles, la surveillance vigilante et le zèle que j'ai déployé m'ont procuré le bonheur de lutter avec succès contre les menées des malveillants, qui pullulaient dans ce département, et d'arrêter les différentes bandes de brigands qui infestaient les départements limitrophes. Longtemps le territoire que je commandais fut sacré pour eux, longtemps ils n'osèrent le violer (les rapports avantageux faits au Directoire et au Ministre de la Guerre par mon général de division attestent ma conduite).

Tout à coup, vers le commencement de pluviôse (fin janvier 1799), les brigands viennent fondre avec fureur sur le nord et l'ouest du département, ont l'audace de s'enfoncer dans les terres jusqu'à deux myriamètres du chef-lieu, terrifient tous les habitants des campagnes, organisent, commettent le pillage, le meurtre et toutes les horreurs de la guerre civile. Au même moment, des mouvements séditieux éclatent dans la partie du département dite de la Vendée ; les prêtres, qui y fourmillent, soulèvent tous les esprits et préparent les matériaux qui devaient combustionner de nouveau ces malheureuses contrées.

L'activité des troupes est doublée ; elles sont reproduites à chaque instant par des marches et des contre-marches ; tous les moyens de répression connus sont employés, infructueusement. Le nombre des troupes était trop petit, trop disséminé. Ces scélérats étaient trop bien servis par les habitants épouvantés, pour que ces moyens puissent produire un grand succès et accomplir mon intention de les exterminer tous, en commençant par leurs chefs.

Pour y parvenir, ce n'était pas des moyens ordinaires qu'il fallait employer, ni même, j'ose l'affirmer, une force armée nombreuse qu'il fallait déployer : il fallait porter un coup, secret, hardi, extraordinaire, qui pût englober dans dans la même destruction tout à la fois tous les chefs de divisions chouannes déjà organisées dans les départements de l'Ouest. En conséquence, nous nous décidons, le citoyen Moreau, alors commissaire central, et moi, à en former le plan, le combiner, le scruter, le présenter au citoyen Larévellière-Lépeaux, alors président du Directoire Exécutif. L'approbation encourageante de ce directeur, le désir de rendre à la patrie un service de la plus haute importance me donnèrent, ainsi qu'à mes intrépides collaborateurs, le courage de l'exécuter. Voici le fait :

Le brave Cerdon, capitaine des grenadiers de mon bataillon (2e de la 10e de ligne), un des plus valeureux militaires de l'armée, qui avait contre-chouanné avec succès sous les généraux Hoche et Michaux, est supposé avoir été arrêté près de Segré, après un combat, par le citoyen David Belville, capitaine, commandant la gerdarmerie du département. Il est nommé, le chevalier de Sotonneau, émigré à la solde de l'Angleterre, jeté sur les côtes de France avec de l'or et les pouvoirs d'y contre-révolutionner. Moreau et moi, déguisés en gendarmes, servons d'escorte pour le conduire nocturnement à la prison d'Angers, dite la Rossignolerie. Là, il est jeté dans un corridor peuplé d'émigrés, de chefs de chouans, de prêtres insoumis, qui tous le questionnent, l'accueillent, le reconnaissent et le considèrent comme un ange libérateur. Nous rendons publique son arrestation par la voie des journaux et lui donnons la renommée d'un royaliste téméraire réunissant les qualités requises pour un bon chef de parti.

Avant de le laisser échapper pour aller se mettre à la tête des brigands, qu'il doit commander pour les faire détruire, dix jours sont employés par lui à simuler le désir de la vengeance, à former le complot de son évasion, à prouver par des lettres supposées qu'il sera favorisé dans ce projet par des royalistes d'Angers, à se choisir pour camarades (ce qui est indispensable pour le succès), trois prisonniers les plus crédités parmi les brigands actifs (qui furent Delaunay, La Gélinière et Chapelle, lesquels avaient figuré dans la guerre des Chouans), à recevoir enfin des lettres de recommandation de la part des autres, parmi lesquels se trouvait la femme du premier chef de ce temps (le Grand Pierre).

Sept heures du soir, le 19 pluviôse (7 février 1799), est l'instant convenu pour l'évasion. Je monte par le moyen d'une haute échelle de bois sur le toit du premier corps de logis, je jette sur le flanc du bâtiment une échelle de corde, suspendue à une forte corde soutenue du bas par Moreau et Belleville et dirigée par moi au sommet. De Sotonneau et ses trois camarades de fortune descendent le second corps de logis par le moyen de leurs draps de lit, montent l'échelle et sont libres. Nous prodiguons à ceux-ci le baiser de Judas et, après les témoignages de reconnaissance donnés, il se sauvent et se rende directement au milieu des brigands.

Le 20 pluviôse (8 février), nous mêlons nos plaintes et nos démonstrations de surprise à celles des citoyens, et paraissons être extrêmement affectés de cet évènement.

Déjà nous jouissions de l'augure d'un brillant succès, lorsque mon hôte (malgré les précautions prises) s'étant aperçu que j'avais sorti la funeste échelle de sa maison, publia hautement que j'avais favorisé l'évasion des prisonniers, en indiquant le moyen employé. Un citoyen déclara avoir rencontré les porteurs de l'échelle (Belville et moi déguisés), se dirigeant vers la prison. L'un et l'autre en firent la déclarations aux autorités civiles, laquelle donna la confirmation authentique de ce malheureux soupçon, qui dans la journée du 21 pluviôse (9 février) s'est tellement accrédité et a tellement pris le caractère de la certitude dans l'opinion du public, qu'il fallut ou l'instruire de mon innocence, ou me charger du vraisemblable de la culpabilité ou du noir de la calomnie.

Dans le premier cas de cette terrible et singulière hypothèse, il fallait dévoiler le secret de cette importante opération, faire connaître de Sotonneau, le livrer au couteau des scélérats parmi lesquels, il était déjà lancé et qui en eussent été instruits incontinent. Pour exécuter le second cas, il fallait abandonner un poste important, quitter les braves militaires que je commande depuis 1793, et m'exposer à toutes les horreurs d'une infamie momentanée.

Dans le premier cas, l'opération était avortée. Les moments étaient pressants. On ne pouvait attendre la décision du Directeur. Le jour ne devait pas paraître sans que l'énigme soit résolue. Après avoir discuté et réfléchi sur le parti à prendre, le sentiment de l'humanité et l'amour de la patrie l'emportèrent sur toutes les considérations particulières. Le brave capitaine Cerdon ne sera pas sacrifié par la faiblesse de son chef et de son ami, qui l'a engagé à faire le périlleux métier d'émigré supposé ; il sera prévenu de sa fuite par Moreau ; il annoncera aux brigands que j'ai été gagné par les royalistes d'Angers pour favoriser l'évasion, ce qui lui donnera une autorité absolue sur leur esprit, le couvrira parmi eux d'une sécurité parfaite et lui facilitera le moyen de les conduire tous à un point convenu pour les faire exterminer. Si mon sacrifice n'a pas le succès attendu, si mon service rendu est oublié ou méconnu, j'aurai payé le tribut d'attachement que tout républicain doit à son pays, j'aurai toujours la satisfaction du coeur. Tel était mon raisonnement, mon intention et mon espérance.

Enhardi par cette double et consolante réflexion, je me rends avec célérité au Directoire. Je rends compte à son président de tout ce qui s'est passé. Le citoyen Larévellière-Lepeaux, surpris et satisfait, applaudit à cet acte de dévouement neuf et généreux, en instruit sur-le-champ ses collègues, qui arrêtèrent que je serais employé dans mon grade le plus avantageusement possible dans une armée éloignée (celle d'Italie), en attendant que la circonstance permette qu'ils puissent reconnaître mes service d'une autre manière.

Il existe dans vos archives secrètes une pièce déposée vers le commencement de ventôse dernier (fin février 1799) par le citoyen Laréveillère, laquelle constate la vérité des faits précités. Il est possible que le citoyen Barras, qui dans le temps en a été instruit, s'en souvienne encore. Dans tous les cas, le citoyen Laréveillère vous en donnerait le témoignage, si vous le désiriez.

Depuis ma rentrée en France, j'ai eu la douleur d'apprendre que l'intrépide Cerdon, après avoir dirigé et commandé les brigands, a été assassiné par eux.

Depuis l'époque de mon départ d'Angers, les horreurs les plus atroces sont débitées de toutes parts sur mon compte. Tous mes concitoyens, tous les militaires dont je possédais l'estime et l'affection, cédant à l'impulsion de la vraisemblance, me regardent comme le plus scélérat de tous les hommes. Je suis rentré en France le 22 prairial (10 juin 1799). Après avoir obtenu de nouveau la confiance du Ministre de la Guerre, qui m'a nommé (21 juillet 1799) chef de bataillon organisateur des bataillons auxiliaires du Haut-Rhin, tout à coup la clameur de quelques hommes exaltés s'est élevée contre moi ; Ils m'ont accusé comme ayant favorisé l'évasion d'un émigré, comme ayant déserté à l'intérieur. Des journalistes ont même osé écrire contre moi dans le même sens, des lettres et des dénonciations ont été envoyées au Ministre de la Guerre Bernadotte, qui a cru devoir, par un mandat d'arrêt, m'enlever aux fonctions que je remplissais avec zèle.

"Je n'ai pas cru devoir mettre au jour le mémoire de ma disculpation, dans la crainte que le secret de l'opération éventée devienne nuisible aux intérêts de la république dans les départements de l'Ouest. Je n'ai pas hésité, au contraire, d'en référer à votre sagesse. Vous seuls pouvez me réhabiliter dans l'opinion publique. Je remets entre vos mains et ma vie et mon honneur."

La supplique de Béchaud fut renvoyée, le 30 septembre 1799, par les Directeurs au Ministre de la Guerre. Il est probable que le Gouvernement du Directoire ne put rien faire pour Béchaud, car six semaines après (18 brumaire, 9 novembre 1799), il fut remplacé par le Consulat.

S'il nous a été impossible de connaître ce que devint le chef de bataillon Béchaud, on sait que Moreau, ancien commissaire du Directoire près l'administration centrale de Maine-et-Loire, fut nommé, le 11 août 1807, commissaire spécial de police à Morlaix, fonctions qu'il conserva jusqu'à la fin de l'Empire. C'est en cette ville qu'un ancien chef de division à l'armée catholique et royale de Normandie, nommé Billard de Vaux, fut envoyé en surveillance à la fin de 1812. Pendant les dix-huit mois que la haute police le retint à Morlaix, Billard de Vaux eut de fréquents rapports avec Moreau, et jamais il n'eut à se plaindre de lui.

La conversation roula plusieurs fois sur l'évasion opérée à Angers le 7 février 1799. A la fin, Moreau donna à Billard de Vaux un "rapport" sur cet évènement. Billard de Vaux publia cette pièce, en 1838, dans son Bréviaire du Vendéen (tomme III, page 353). Nous la reproduisons parce qu'elle complète les renseignements donnés par Béchaud au Directoire, dans sa lettre du 29 septembre 1799 :

"Le Directoire Exécutif voulant à quelque prix que ce fût anéantir le parti royaliste de l'Ouest, ne trouva d'autre expédient que de simuler une insurrection, après m'avoir adressé ses instructions à cet égard, de faire main basse sur les plus mutins, tant hommes que femmes. Mes mesures prises dans le département près duquel j'étais son commissaire (Maine-et-Loire), il m'expédia un capitaine de grenadiers, superbe homme, auquel on avait fait le thème propre à lui faire jouer le rôle d'un émigré. Rien n'y avait été oublié : il avait servi la révolution dans tel régiment, pendant l'émigration dans tel autre, à l'armée de Condé, etc., s'était trouvé à telle affaire ; avait passé en Angleterre, où il avait vu Son Altesse Royale Monsieur, qui lui avait donné ses ordres et ses pouvoirs ; après quoi, il s'était embarqué à tel port et avait débarqué sur telle côte, etc. On n'avait oublié que de lui donner un nom ; je le baptisai le chevalier de Sotonneau. Je logeai mon homme chez des gens à moi jusqu'à ce que mes mesures fussent définitivement prises, c'est-à-dire jusqu'à ce que j'eusse fait arrêter quelques chouans des plus déterminés qui étaient utiles à mon projet. A quelques jours de là, j'écrivis officiellement que j'étais informé qu'un émigré de marque et d'une grande considération venait d'arriver dans le pays pour y organiser de nouveaux rassemblements de brigands, que, dans ce cas, la surveillance la plus rigoureuse et les mesures de sûreté les plus actives étaient à l'ordre du jour pour prévenir de nouveaux crimes et de nouveaux malheurs, l'engageant, en outre, à faire de fréquentes battues dans les campagnes. - Je ne négligeai pas de rendre ma lettre publique par le moyen des journaux, ainsi que la réponse (concertée) de ce commandant et de toutes celles qui eurent rapport à cette affaire, à laquelle le Gouvernement paraissait attacher le plus grand prix. - Quelques jours s'étant écoulés, j'écrivis de nouveau au commandant que, mieux informé que la première fois, je ne pouvais douter qu'il n'y eût dans le pays un émigré d'une grande distinction, caché, venant d'Angleterre, avec des sommes considérables pour activer la chouannerie en faveur des Bourbons, etc., l'exhortant à concentrer ses forces sur un tel point et d'y faire une battue avec la circonspection et la prudence convenables à l'homme intrépide et rusé à qui il avait affaire.

"Le jour convenu, je fus avec le commandant prendre le prétendu émigré dans la maison où je l'avais placé, et n'omis pas de faire un grand étalage sur les journaux de la capture de ce conspirateur (cet article était inédit sur ceux du département de Maine-et-Loire), et, après l'avoir fait préconiser convenablement, surtout près de ceux dont il devait être le camarade de prison avant d'être le chef, on le jeta en prison, sans pain, sans aucun moyen d'existence (le concierge était dans la confidence), bien convaincu que les chouans qui l'y avaient devancé par mon ordre ne l'y laisseraient pas mourir de faim et que c'était le plus sûr moyen de lui faire faire connaissance promptement avec eux, chose indispensable au succès de l'entreprise. J'avais encore eu la précaution de ne pas me faire connaître aux chouans, qui devaient servir mon projet sans s'en douter. Quand le chevalier avait quelque communication à me faire, je lui avais fait connaître un autre moi-même (La Gélinière, sans doute), et, de cette manière, les choses allaient au mieux. J'avais été obligé de faire faire un uniforme à M. le chevalier et, nonobstant toutes mes précautions, le pantalon se trouva trop étroit à l'entrejambes, de sorte qu'il fallut l'élargir quand il s'agit d'escalader le mur de la prison, évasion à laquelle nous présidâmes, le commandement de la gendarmerie et moi, sous le masque du dévouement le plus complet à la cause des Bourbons et dont mes chouans furent parfaitement dupes.

"J'avais eu soin de donner à ce chef de parti les instructions du Gouvernement, en arriève de ses nouveaux camarades. Elles étaient ainsi conçues : Tombez sur nos détachements de gardes nationaux à bras raccourcis, point de quartier ; c'est le seul moyen de gagner la confiance et la considération qui vous sont si nécessaires dans la circonstance. Je vous ferai passer des ordres analogues par des gens sûrs (un mot de reconnaissance avait été arrêté entre nous) et toujours verbalement. A mesure que son parti se serait grossi, je devais lui faire passer des recrues sûres, faciles à reconnaître par des signes convenus, tant pour lui communiquer des ordres que pour lui maintenir la supériorité et se défaire des hommes qu'on lui signalerait. En nous séparant, je lui donnai la poignée de main d'adieu et lui dis devant ces chouans, ses guides : Adieu, M. le chevalier, succès et courage ; ramenez-nous bientôt notre roi et nos bons princes.

"Je n'ai pas eu besoin de faire observer que si la capture du héros de l'entreprise fut publiée avec l'emphase nécessaire en pareil cas pour lui aplanir la carrière qu'il devait parcourir, son évasion et celle de ses compagnons ne furent pas tenues secrètes ; elle ne devait pas l'être.

"Malheureusement, mon collaborateur fut se travestir chez une femme avec laquelle il vivait ; elle bavarda ; la femme Gaullier, que j'avais fait arrêter, eut vent de cette affaire, elle en fit prévenir ses soeurs ou son mari qui était en fuite. C'en fut assez, l'intrigue fut découverte et M. le chevalier de Sotonneau fut fusillé". (1)

Le capitaine Cerdon, dit le chevalier de Sottonneau, remplissait donc, à la Rossignolerie, le rôle de mouton près de ses co-détenus. Cet officier, se disant émigré, obtenait de ses compagnons de captivité, qui croyaient pouvoir se fier à lui, des renseignements qu'il s'empressait de communiquer à Moreau.

Il en était de même de Chapelle et de La Garancière, dit le marquis de la Gélinière. En effet, le 3 mai 1799, un citoyen du Mans écrivait au commissaire du Directoire près l'administration centrale de Maine-et-Loire : "D'après l'avis du président de l'administration centrale de la Sarthe, j'ai été chargé de la part des nommés Chapelle et La Gélinière (2), évadés de la Rossignolerie, de réclamer leurs effets qui sont dans ladite maison d'arrêt ..." (L 831)

On voit qu'après le 18 fructidor le Directoire, dans les départements de l'Ouest, encombra les prisons de victimes et d'agents provocateurs, mais il ne fut pas toujours heureux dans ses opérations de haute police, notamment dans celle qui eut lieu à Angers aux mois de janvier et février 1799. Par suite d'une circonstance imprévue, le stratagème avait échoué et les agents du Gouvernement s'étaient pris à leurs propres pièges.

Chanoine UZUREAU

Directeur de l'Anjou Historique

Mémoires de la Société d'agriculture, sciences et arts d'Angers. - 1924

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